28/05/2019

Des listes d'ouvrages prioritaires de continuité dans 6 mois... Qui classe? De quelle autorité? Sur quelle méthode validée? Avec quelle concertation?

La continuité écologique "apaisée" poursuit son chemin dans l'esprit de ses initiateurs et on apprend par voie de blog que dans 6 mois, les comités de bassin des agences de l'eau sont censés avoir dressé la liste des ouvrages à traitement prioritaire. Se donner six mois pour concerter avec le terrain, produire une méthode à base scientifique, valider cette méthode avec les parties prenantes, vérifier la cohérence des classements, trouver une solution à la zone de non-droit formée par les ouvrages non-prioritaires, cela ne paraît pas sérieux. Déjà, sur quels répertoires publics ces travaux de priorisation sont-ils consultables et critiquables par tous? Car la continué en petits comités choisis, on connaît: mais s'il s'agit de reproduire cette confiscation de la parole dans le semestre à venir, ce sera évidemment un désastre... Sortir de l'opacité, discuter les méthodes et publiciser les débats est le B-A-BA si l'on veut que la priorité soit construite et acceptée par tous, et non encore une fois imposée par quelques-uns. 


Le barrage de Pont-et-Massène - 20 m de haut et sans projet de continuité - n'a pas empêché en 2011-2012 de classer l'Armançon au titre de la continuité (liste 2). Une rivière qui n' a jamais eu de saumon par ailleurs, et dont les cyprinidés rhéophiles n'ont aucune pression connue vers l'extinction (les populations semblent stables à échelle séculaire, voir les travaux de Beslagic et al). Ce genre d'aberration serait évité si les classements étaient débattus publiquement et justifiés scientifiquement avant d'être adoptés... mais ce ne fut pas le cas hier, et cela ne semble toujours pas être le cas aujourd'hui.


Le blog du cabinet Landot publie un entretien avec Claude Miqueu, président de la commission règlementation du Comité national de l’eau, membre du Comité de bassin Adour Garonne, ancien député. Claude Miqueu est aussi l'un des co-président du groupe de travail sur la "continuité apaisée".

Si les quelques échanges électroniques que nous avons pu avoir avec M. Miqueu nous ont fait l'impression d'une personne ouverte et attentive, tout comme son mur collaboratif de veille sur les politiques publiques de l'eau, nous ne partageons pas pour autant son optimisme sur la suite.

Par exemple, au détour de cet entretien, nous découvrons que
"Les comités de bassins devront délibérer dans le respect des spécificités locales. Sous 6 mois, une liste d’ouvrages prioritaires parmi ceux restant à traiter, sera soumise au vote."
En l'espace de 6 mois seulement, les comité de bassins des agences de l'eau sont donc censés produire des listes d'ouvrages prioritaires au titre de la continuité écologique. Mais :

  • Il n'y a eu pour le moment aucun échange sur la méthodologie scientifique de ces classements de priorité. Les riverains et usagers contestent déjà les classements de 2011-2012 - opaques, sans procédure contradictoire, sans publication scientifique d'appui, faisant la part belle au lobbying de pêcheurs de salmonidés sans réflexion socio-écologique globale -, pourquoi ces nouveaux classements de 2019 seraient-ils plus acceptés s'ils ne commencent pas par une discussion ouverte et transparente de leurs attendus, de leurs critères, de leurs objectifs, de leurs garanties, de leur cohérence, de leur faisabilité?
  • On ne cesse de parler "concertation", "consultation" et "co-construction"... sans entendre les premiers concernés. Comment peut-on classer des ouvrages / tronçons / rivières comme prioritaires sans organiser des débats avec les propriétaires, premiers concernés, et avec les riverains des biefs / retenues / plans d'eau, seconds concernés, au lieu de décider tout très vite d'en haut, dans un comité que très peu de citoyens connaissent et dont les membres sont nommés par le préfet, pas élus? On va reproduire le même schéma "top-down". Rappelons à ce sujet que les fédérations de moulins et riverains (absentes des comités de bassin) ne peuvent de toute façon représenter chaque particulier ou commune possédant un ouvrage, a fortiori chaque citoyen ayant un intérêt à cet ouvrage. En terme de mise en oeuvre et de concertation pour définir des axes précis de continuité, c'est le terrain et l'échange avec le terrain qui comptent.
  • L'arrière-plan juridique de cette priorisation n'est toujours pas clarifié et l'on prépare une zone de non-droit. L'Etat affirme qu'il va concentrer ses moyens (humains, financiers) sur certains ouvrages mais que d'autres ouvrages resteront pour autant contraints eux aussi de respecter la loi et la règlementation... sans bénéficier de cet engagement de l'Etat. Mais cela s'appelle l'organisation d'une inégalité devant la loi ! Donc les ouvrages non-prioritaires seront fondés à demander l'annulation de tout classement de priorité tant qu'ils n'auront pas reçu de garantie sous forme d'une exemption de continuité opposable aux tiers. 

Si les agences de l'eau produisent dans 6 mois seulement une liste d'ouvrages prioritaires sans avoir consulté les propriétaires, les riverains, les associations locales, sans avoir soumis la méthode retenue de priorisation à la libre critique de tous, sans avoir publié intégralement les échanges ayant conduit à l'adoption des priorités par tel ou tel comité, sans avoir répondu à d'éventuelles objections sur l'intérêt, la cohérence, l'efficacité des priorités, sans avoir proposé de statut juridique aux "non prioritaires", on ne voit guère comment s'installeraient les conditions initiales d'un apaisement. Car la gouvernance fermée et autoritaire a été la première erreur de la continuité, avec une politique publique construite sans entendre les premiers concernés, voire en les désignant dans des documents administratifs d'orientation comme de véritables adversaires!

Nous prenons donc date au nom de nos adhérents, sympathisants, et avec toutes nos associations correspondantes : la transparence et la concertation sont requises, que l'on nous indique dès à présent les lieux numériques publics d'information et d'échanges ouverts sur la priorisation.

Nota : nous avons été par ailleurs informés que la FFAM, qui est la plus importante des fédérations de moulins en nombre de membres, a été exclue mi-mai de certaines réunions du Comité national de l'eau. S'il y a exclusion de représentants légitimes au sommet et absence de concertation à la base le tout sur fond d'opacité dans le processus de priorisation, cela ne peut rien produire de valable. Outre le fait qu'Hydrauxois n'a pas été conviée aux débats malgré plus de 600 articles publiés sur ces sujets en quelques années, soit la plus importante activité éditoriale associative en France... l'Etat et les établissements publics récoltent ce qu'ils sèment.

27/05/2019

Augmentation de la richesse fonctionnelle et spécifique des poissons d'eau douce depuis 2 siècles (Toussaint et al 2018)

Etudiant l'évolution depuis deux siècles des poissons d'eau douce dans plus de 1500 bassins répartis en 6 domaines biogéographiques mondiaux, des chercheurs montrent que la richesse spécifique (diversité d'espèces) a augmenté de 15% et la diversité fonctionnelle (traits des assemblages de poissons) de plus de 150%. La tendance s'observe aussi en Europe, dans le domaine dit "paléarctique". Ce résultat signifie que, pour le moment, les introductions de nouvelles espèces  dans les bassins ont fait plus que compenser les disparitions d'espèces endémiques. Cela pose question sur la biodiversité de l'Anthropocène, et sur la manière dont ce sujet est aujourd'hui discuté dans le débat public sur les rivières. S'intéresse-t-on à la diversité locale du vivant et aux services rendus par les écosystèmes? Ou alors veut-on conserver voire restaurer un état ancien de la nature, qui est déjà modifié structurellement et qui continuera de l'être, ne serait-ce que par le changement climatique et la dispersion des espèces? 

Aurèle Toussaint et sept collègues travaillant en France (CNRS, IRD, Ifremer, université de Toulouse et Montpellier,  Estonie (Université de Tartu) et Belgique (Flanders Marine Institute VLIZ ; Université d'Anvers) ont analysé les occurrences historiques et actuelles d'espèces de poissons d'eau douce grâce aux deux plus grandes bases de données spatiales (Brosse et al 2013; Tedesco et al 2017) couvrant plus de 3000 bassins hydrographiques dans le monde. Chaque bassin fluvial a été affecté à l'un des six domaines biogéographiques : afrotropical, australien (y compris océanien), néarctique, néotropical, oriental et paléarctique (Eurasie).

La composition historique de ces bassins fait référence à la faune passée avec uniquement des espèces endémiques de la période préindustrielle (avant le 18e siècle) : l'industrialisation et la globalisation économique sont reconnues comme le principal moteur de l'introduction de poissons (ainsi que d'autres animaux) pour l'aquaculture, la pêche et l'ornement. La composition actuelle des bassins fait référence à la faune présente avec les espèces non natives et sans les espèces endémiques éteintes. Les espèces éteintes ont été extraites de travaux antérieurs (Brosse et al 2013, Dias et al 2017), mis à jour avec les listes rouges de l'UICN (IUCN 2018). Les occurrences d'espèces non natives ont été séparées en espèces "exotiques" (espèces introduites dans un domaine dont elles étaient totalement étrangères), et "transférées" (espèces introduites depuis un domaine où elles étaient présentes par ailleurs comme endémiques, mais pas dans le bassin concerné ; par exemple un poisson présent dans le bassin rhodanien ou rhénan qui aurait été introduit dans le basin de la Seine ou de la Loire).

Outre ces données d'occurrence d'espèces, les chercheurs ont également étudié des données dites fonctionnelles :

"Nous avons utilisé la base de données fonctionnelle la plus complète existante à ce jour pour décrire la morphologie des poissons d'eau douce (Toussaint et al 2016). Cette base de données comprend 9534 espèces de poissons d'eau douce sur environ 13 000 espèces de poissons d'eau douce strictement décrites (Nelson et al 2016) couvrent ainsi 73% de la faune de poissons d'eau douce documentée dans le monde. Chaque espèce est décrite avec dix traits fonctionnels (...), parmi lesquels la taille corporelle est un trait clé lié à toutes les fonctions associée au métabolisme (Blanchet et al 2010) et a été estimée à la longueur corporelle maximale enregistrée sur Fishbase (www.fishbase.org, Froese & Pauly 2012). Les neuf autres caractères décrivent la forme et la position des caractéristiques anatomiques externes des poissons (c.-à-d. têtes, yeux, bouche, nageoires pectorale et caudale) qui affectent leur alimentation et leur locomotion. (...) Bien que ces dix traits morphologiques ne puissent expliquer tous les rôles réels joués par les poissons dans les écosystèmes (par exemple, le recyclage des nutriments ou le contrôle trophique d’autres taxons), ils restent informatifs pour décrire au moins deux fonctions clés remplies par les poissons, à savoir l’acquisition et la localisation des aliments."

La combinaison des bases de données fonctionnelles et des bases d'occurrences a permis de décrire les changements temporels dans la diversité fonctionnelle de 1569 assemblages de poissons d'eau douce à travers le monde, pour lesquels plus de 80% des espèces étaient décrites fonctionnellement.

"Pour chaque assemblage, expliquent les chercheurs, nous avons calculé la richesse taxonomique (TRic) en tant que nombre d'espèces dans chaque bassin hydrographique. La structure fonctionnelle des assemblages de poissons dans chaque bassin hydrographique a été évaluée à l'aide de trois indices de diversité fonctionnelle complémentaires: la richesse fonctionnelle (FRic), la divergence fonctionnelle (FDiv) et l'identité fonctionnelle (FIde)".

La principale conclusion des chercheurs est une hausse de la richesse taxonomique et une hausse, dix fois plus marquée, de la diversité fonctionnelle:

"alors qu'en deux siècles, le nombre d’espèces de poissons par rivière a augmenté en moyenne de 15% dans 1569 bassins dans le monde, la diversité de leurs attributs fonctionnels (richesse de leurs fonctions) a augmenté en moyenne de 150%. L'inflation de la richesse fonctionnelle s'est accompagnée de modifications de la structure fonctionnelle des assemblages, avec des décalages de la position des espèces vers la limite de l'espace fonctionnel des assemblages (c'est-à-dire une divergence fonctionnelle accrue). En outre, les espèces non indigènes ont modifié l'identité fonctionnelle en faveur d'espèces de plus grande taille corporelle et moins allongées pour la plupart des assemblages dans le monde. Bien que variables entre les rivières et les domaines biogéographiques, de tels changements dans les différentes facettes de la diversité fonctionnelle pourraient encore augmenter à l'avenir en raison d'une invasion croissante d'espèces et pourraient modifier davantage le fonctionnement de l'écosystème."

Ce tableau montre le ratio de diversité fonctionnelle et le ratio de richesse spécifique entre la situation actuelle et la situation ancienne (un ratio supérieur à 1 signifie donc des gains), ainsi que le nombre de rivières pour lesquelles on dispose de données par grands domaines biogéographiques :


Extrait de Toussaint et al 2018, art cit.

Ce graphique montre la régression entre changement de richesse taxonomique (abscisses) et changement de richesse fonctionnelle (ordonnées) dans les six grands ensembles biogéographique (l'Europe est dans le domaine paléarctique) :



Figure extraite de Toussaint et al 2018 (art cit). La pente de la droite de régression indique la tendance positive des richesses taxonomique et fonctionnelle, la (plus ou moins) faible dispersion des points autour des droites de régression indique l'association entre les deux phénomènes.

Les chercheurs soulignent que cette tendance observable rencontre celle (contraire) de l'extinction de certaines espèces endémiques de poissons, notamment consécutive aux introduction d'espèces exotiques :

"En outre, l’inflation de la diversité fonctionnelle des poissons que nous rapportons pourrait, dans un proche avenir, rencontrer l’augmentation prévue des taux d’extinction (Tedesco et al 2013) et éventuellement conduire à une perte de diversité fonctionnelle, les espèces les plus vulnérables supportant généralement des attributs fonctionnels unqiues (Mouillot et al. 2013a; Leitão et al 2016). Prédire si des espèces non natives pourront compenser des pertes futures en diversité fonctionnelle reste une question clé pour déterminer les éventuels changements dans le fonctionnement des écosystèmes."

Discussion
Ces résultats d'Aurèle Toussaint et ses collègues pourront surprendre le lecteur : encore récemment, l'IPBES (le "Giec de la biodiversité") ne mettait-il pas en garde contre un déclin sans précédent de la biodiversité dans le monde (voir IPBES 2019)? Que signifie alors ce constat contraire d'une augmentation de la richesse en espèces de poissons des rivières, et plus encore d'une hausse de la diversité fonctionnelle des assemblages de poissons? En fait, on ne parle pas de la même chose.

Les écologues de la conservation regardent l'évolution des abondances de populations et ils comptabilisent avant tout les espèces endémiques (natives, propres à un lieu). Par exemple si un fleuve perd 2 espèces endémiques mais gagne 5 espèces exotiques de poissons, c'est la disparition des endémiques qui sera relevée dans une logique de conservation. Or, cette manière de voir soulève des débats entre experts, car elle tend à véhiculer une image "fixiste" de la nature qui ne rend pas compte des évolutions rapides en cours (voir par exemple nos recensions d'Alexandre et al 2017; de Vellend et al 2017; Schlaepfer et al 2018). Et cela justifie aussi des débats entre citoyens. La question est de savoir si l'on valorise certains états de la nature du Holocène (la nature telle qu'elle était voici 300 ans par exemple, avant les effets massifs de la révolution industrielle moderne) et si l'on accorde une valeur en soi à chaque espèce endémique. Ou bien si l'on accepte l'Anthropocène comme réalité et si l'on s'intéresse d'abord à la diversité des espèces présentes sur des sites actuels et futurs, sans égard particulier pour leur origine (endémique et exotique), en veillant à ce que les services rendus par les écosystèmes soient préservés et que les habitats aquatiques présentent assez de diversité pour accueillir des espèces de provenance diverse.

Il s'agit là d'une des sources de désaccord entre notre association (dont le point de vue est partagé par de nombreuses autres au bord des rivières ou plans d'eau) et l'AFB : nous ne pensons pas qu'une écologie de la conservation dont les orientations et métriques sont axées sur les seules espèces endémiques correspond à la perception sociale de la nature, ni à une bonne politique publique des rivières en général.

La réalité que nous observons autour de nous, et qu'observent aussi bien des chercheurs, ce sont d'abord des bassins versants déjà modifiés par des millénaires d'agriculture et d'usages de l'eau (par exemple Lespez et al 2015, Verstraeten et al 2017), des nouveaux écosystèmes aquatiques créés par l'homme (lacs, canaux, étangs) parfois en lieu et place d'autres disparus (zones humides, rivières divagantes en tresses ou anastomoses), des espèces de poissons introduites en grand nombre (souvent pour la pêche, par exemple Haidvogl et al 2015, Belliard et al 2016, Prunier et al 2018), des effets du changement climatique qui sont déjà perceptibles et qui devraient s'accentuer considérablement au cours des prochaines décennies (par exemple Laizé et al 2017,  Maire et al 2019). S'il est tout à fait compréhensible de créer des zones de conservation "témoins" dans des parcs naturels ou des grands espaces Natura 2000, comme de développer des programmes sur des espèces-clés d'écosystème en danger critique de disparition, s'il est opportun (en hypothèse d'accord des riverains) de créer des habitats différents en lit mineur ou lit majeur pour analyser de manière expérimentale leur colonisation, il nous paraît en revanche vain voire contre-productif de promouvoir partout une politique de "naturalité" et de "renaturation" fondée sur le présupposé qu'un état antérieur des rivières formerait une norme, qu'une perte d'espèce endémique signifierait forcément une perte de fonctionnalité des assemblages présents ou une baisse de services rendus à la société par l'écosystème, que nous pourrions revenir à des "références" du vivant existant dans le passé, mais non dans le présent (et probablement pas dans l'avenir non plus).

Il ne suffit pas de constater que nous sommes entrés dans l'Anthropocène : il faut aussi en tirer les conséquences sur ce que cela implique dans notre rapport à la nature.

Référence : Toussaint A et al (2018), Non-native species led to marked shifts in functional diversity of the world freshwater fish faunas, Ecology Letters, 21, 11, 1649-1659

24/05/2019

Petites puissances d'intérêt énergétique, règlement d'eau comme droit réel: les avancées du droit pour les moulins

Nous revenons sur les deux points de droit importants de l'arrêt récent du conseil d'Etat sur le moulin du Boeuf en Côte d'Or, ayant vu la victoire des propriétaires contre le ministère de l'écologie. L'examen des conclusions du rapporteur public souligne d'une part que la puissance d'un moulin ne peut être alléguée sur l'intérêt qu'il y a ou non, du point de vue des lois énergie-climat, à sa relance (soit le contraire de ce que prétend encore le ministère de l'écologie dans sa circulaire "continuité apaisée" diffusée trois semaines après l'arrêt...) ; d'autre part, et c'est le point majeur au plan normatif, que le règlement d'eau d'un moulin entre 1790 et 1919 est assimilable à un droit réel qu'un préfet ne peut abroger au titre du pouvoir de police, encore moins sans indemnité. Le règlement d'eau devient en droit parfaitement assimilable à un fondé en titre, ce qui est une bonne nouvelle pour la protection des moulins.


Dans l'arrêt n°414211 du moulin du Boeuf qui a annulé des dispositions d'abrogation du règlement d'eau par la DDT de Côte d'Or, Stéphane Hoynck, rapporteur public, a livré des conclusions tout à fait intéressantes. Ces conclusions ont été suivies par les conseillers et renseignent donc sur la doctrine juridique des moulins. Nous ne pouvons les diffuser dans leur intégralité car elles ne sont pas libres de droits, mais simplement en citer et commenter deux extraits importants.

Observation du rapporteur public sur l'énergie
"Il est certain que la mise en service d’un petit moulin comme celui en cause, dont la puissance disponible est inférieure à 50 kW, ne résoudra pas à elle seule les défis de la transition énergétique. On peut par comparaison noter que l’EPR de Flamanville est prévu pour une puissance nominale de l’ordre de 1600 MW, soit 32000 fois la puissance du moulin du Bœuf. Mais le raisonnement suivi par la cour revient en réalité à considérer que la contribution de la «petite hydroélectricité» au développement des énergies renouvelables serait par nature insignifiante et que l’objectif de valorisation économique de l’eau ne serait pertinente que pour de gros projets, ce qui n’est pas l’objectif défini par le législateur, qui au demeurant n’implique pas de raisonner à l’échelle du bassin du cours d’eau concerné. Vous pourrez donc accueillir l’erreur de droit soulevée."
Ce point est d'actualité puisqu'à peine trois semaines après le prononcé de l'arrêt du conseil d'Etat, dans la circulaire d'application du plan de continuité écologique apaisée, le ministère de l'écologie persiste à arguer de la faible puissance de moulins pour justifier que ses services donnent des instructions défavorables à leur équipement, notamment en rivière de liste 1.

Ainsi la circulaire NOR:TREL1904749N du 30 avril 2019 énonce :
"De même, il est essentiel de pondérer l’intérêt de la production hydroélectrique d’un projet au regard de la part qu’elle représente dans l’atteinte des objectifs de la politique énergétique et des impacts qu’elle engendre. Plus la puissance et la capacité de production de l’installation sont faibles, plus les enjeux d’intérêt général liés à la restauration des milieux (reconquête de biodiversité aquatique, du bon état, services rendus, préventions des inondations par restauration de la rivière, etc.) doivent primer et moins le maintien des impacts liés au seuil et à la dérivation éventuelle du débit se justifient. Il doit être tenu compte également du fait que les très petites puissances ne répondent pas à l’enjeu essentiel de sécurisation du réseau électrique."
Le rapprochement des deux textes est saisissant : le ministère de l'écologie allègue des éléments qui sont absents de la loi, car jamais le législateur n'a indexé l'intérêt d'un projet énergétique bas carbone sur sa puissance nominale. On est donc dans la procédure usuellement observable dans le domaine de l'eau et de la biodiversité : l'arbitraire de l'exécutif et des hauts fonctionnaires de son administration, qui inventent à leur gré une interprétation des normes non visée par le parlement et non sanctionnée par les cours.

Nous espérons que ces dispositions de la circulaire du 30 avril 2019 ferons l'objet d'une requête en annulation et, en tout état de cause, nous attaquerons en justice tout avis défavorable d'une administration à une relance de moulin au motif de la puissance du site.

(Nota : le point plus retors, sur lequel nous sollicitons en ce moment nos conseils juridiques, est la méthode de l'administration consistant non à empêcher ouvertement une relance - bien que ce soit manifestement son but -, mais à exiger pour cette relance des dispositions qui sont en claire disproportion des impacts comme des moyens du pétitionnaire, avec des procédures durant plusieurs années et des accumulations d'exigences sans rapport aucun à un trouble au milieu lorsque le moulin ou l'usine hydraulique existe déjà. Il est nécessaire de construire une défense juridique et d'aller en justice quand des procédés dilatoires et abus de pouvoir s'observent).

Observation du rapporteur public sur le règlement d'eau comme droit réel
"En réalité, l’autorisation administrative délivrée au 19eme siècle a une double nature :- elle est une autorisation de police, en fixant toute une série de paramètres que doit respecter un ouvrage pour assurer la garantie des intérêts posés par la loi. C’est en tant que ces ouvrages sont soumis à la police de l’eau que les prescriptions fixées par leur autorisation peuvent être modifiées ou même abrogées pour défaut d’entretien. C’est ainsi que se lit l’article L 214-4 lorsqu’il permet une telle abrogation « sans indemnité de la part de l'Etat exerçant ses pouvoirs de police ».- mais cette autorisation a comme on l’a vu, une seconde nature, qui découle de la volonté du législateur de 1919 : elle consacre l’existence d’un droit réel qui ne se perd que par la ruine ou le changement d’affectation. Dans cet aspect, si le préfet peut constater la caducité selon des critères fermement posés et confirmés, y compris à l’occasion de l’exercice de ses pouvoirs de police de l’eau, il n’a pas pour autant un pouvoir d’abroger des droits réels, encore moins sans indemnisation."

Ce point renforce considérablement le régime des moulins réglementés ou fondés sur titre (ayant bénéficié d'une autorisation administrative sur une puissance de moins de 150 kW entre 1790 et 1919), puisqu'ils sont désormais alignés sur le régime des droits fondés en titre. Le rapporteur public souligne que c'est une mise en cohérence des décisions antérieures du conseil d'Etat comme de la cour de cassation. Il mentionne au passage qu'une lecture contraire - soumettre un droit d'usage acquis à l'appréciation de la police de l'eau - poserait un problème constitutionnel.

Voici le commentaire de Me Jean-François Remy à ce sujet :
"c’est doute l’apport majeur de cette décision, le Conseil d’Etat rappelle que les autorisations administratives délivrées avant 1919 et pour 150 kW au plus, qui ont conservé leur validité au-delà du 18 octobre 1994, présentent un caractère réel immobilier (comme les droits fondés en titre).
Le conseil d’Etat considère dès lors que le Préfet ne peut procéder à leur abrogation, si les ouvrages ne sont pas à l’état de ruine (auquel cas, comme pour un droit fondé en titre, le droit d’usage disparaît), sans indemnité, une telle hypothèse posant selon le Rapporteur public un véritable problème de constitutionnalité.
Considérant dès lors que l’article L 214-4 du Code de l’environnement ne peut s’appliquer qu’aux seules autorisations délivrées en matière de police de l’eau, et non aux autorisations délivrées avant 1919 et pour 150 kW au plus, en matière de police de l’énergie, le conseil d’Etat indique que, même si le Préfet peut abroger l’arrêté préfectoral ancien et donc la règlementation adoptée au titre de la police de l’eau, en cas d’absence d’entretien ou d’abandon des ouvrages, pour autant il ne peut abroger sur ce fondement du Code de l’environnement le droit d’utiliser l’énergie hydraulique conféré par cet arrêté ancien, le droit d’usage de l’eau demeurant au regard de la police de l’énergie (le régime de ces autorisations est ainsi aligné sur celui des droits fondés en titre)."
Nous rappelons à tout les titulaires d'un droit d'eau (fondé en titre ou réglementé) que son abandon sans indemnité revient à une mort juridique du moulin ou de l'étang, et à une soumission (éventuellement à vos frais) à tout ce que l'administration peut exiger en matière de remise en état du site. Nous observons malheureusement des pressions régulières de certaines parties prenantes pour pousser des particuliers ou des communes à l'abandon du droit d'eau. Nous allons informer les préfets de ces mauvaises pratiques tant du fait de l'usurpation de fonctions régaliennes par certains employés de syndicats de rivière (ou autres) que de la mauvaise information voire tromperie volontaire sur la réalité du droit.

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Nous invitons les propriétaires et les cadres associatifs à venir nombreux à nos rencontres du 27-28 juillet 2019, afin de coordonner la protection, la valorisation et l'affirmation des ouvrages hydrauliques.

23/05/2019

La mémoire des fleuves et des rivières contée par Christian Lévêque

L'hydrobiologiste Christian Lévêque, dont les membres de l'association Hydrauxois avaient pu apprécier les brillantes réflexions sur la biodiversité, publie un nouveau livre sur la mémoire des rivières et des fleuves. Cet essai passionnant est d'abord un remarquable travail d'érudition et de synthèse sur toutes les facettes de l'histoire naturelle et humaine des cours d'eau. Mais c'est aussi une réflexion magistrale et humaniste sur la place de la nature dans nos représentations collectives, sur la diversité de nos aspirations et sur nos capacités à vivre ensemble autour de l'eau. Quelques bonnes feuilles pour introduire ce travail à découvrir d'urgence. 

Introduction du livre

Les cours d’eau font partie de notre environnement familier. On aime se promener le long des berges. Les poètes ont célébré la beauté sauvage de l’eau qui coule, symbole de pureté et de liberté. Les peintres ont été sensibles à l’esthétisme des paysages fluviaux. Quant à l’image du pêcheur paisiblement installé au bord de l’eau, c’est toujours un monument de la culture populaire.

Si l’on procède par analogies, les cours d’eau sont les artères qui irriguent nos territoires. C’est autour des rivières, où l’eau était disponible en permanence, que les hommes se sont installés. Ils y ont pratiqué la pêche et la chasse, ils ont développé l’agriculture et l’élevage. La navigation a joué autrefois un rôle stratégique pour les échanges de biens et la circulation des personnes. Et la force du courant a été pendant longtemps l’une des principales sources d’énergie mécanique. Au fil du temps, les hommes ont appris à utiliser tous les services offerts par les cours d’eau, mais aussi à se protéger de leurs humeurs et de leurs excès, que ce soit les fortes crues ou les sécheresses. L’objet naturel cours d’eau a donc été aménagé pour le stockage de l’eau, la navigation, la production d’énergie et la protection contre les crues. Ce sont des systèmes anthropisés : endigués, chenalisés, fragmentés par des barrages, ils n’ont plus grand-chose à voir avec des écosystèmes dits naturels. Mais ce sont néanmoins des systèmes écologiques fonctionnels, même s’ils fonctionnent différemment. Ces systèmes aménagés pour remplir certains usages, on les appelle alors socio-écosystèmes ou anthroposystèmes. 


Nos paysages fluviaux actuels gardent la mémoire de ces divers usages, parfois conflictuels, dont ils ont fait l’objet. Il s’agit tout à la fois d’un patrimoine bâti (barrages, digues, aménagements portuaires, moulins, etc.) et d’un patrimoine biologique sous forme de systèmes écologiques créés, aménagés et gérés pour répondre à certains usages, à l’exemple des nombreux étangs, réservoirs, canaux ou lacs qui occupent les lits fluviaux. Ces aménagements, qui se sont échelonnés au cours du temps, ont profondément transformé nos cours d’eau. Et si nous parlons maintenant de continuité écologique, il ne faut pas oublier, comme le disait le sociologue André Micoud, qu’il y a aussi une continuité dans le temps des usages... Depuis quelques décennies, certains usages sont en voie de disparition, à l’exemple de la navigation commerciale, alors que les cours d’eau retrouvent d’autres usages liés aux activités ludiques telles que la baignade, le kayak, la randonnée sur les chemins de halage, le tourisme fluvial, etc.

Ce patrimoine fluvial est le témoin de l’histoire des sociétés, et le support emblématique de leur identité. Il traduit concrètement, sur le terrain, les relations diversifiées qui lient les individus au milieu naturel. Et il participe à la construction symbolique de leur cadre de vie. Cette notion de patrimoine associe des entités naturelles (milieux physiques, espèces animales et végétales, etc.) à des entités culturelles et matérielles (moulins, châteaux, ports, ponts, lavoirs, moyens de navigation, etc.). Il a également une dimension immatérielle (savoirs, pratiques, symboles, etc.) qui fait sens pour les populations locales. Mais, dans le même temps, la démarche patrimoniale tout comme la démarche conservationniste de protection de la nature peuvent conduire à fossiliser les systèmes écologiques concernés, par le désir de les maintenir et de les protéger dans leur état actuel, alors qu’ils sont appelés inéluctablement à se modifier...

À divers points de vue, les cours d’eau sont donc porteurs d’une mémoire. La morphologie de leur vallée est le résultat de longs processus au cours desquels la géologie a été confrontée aux changements climatiques. Les espèces qu’ils hébergent sont issues tout à la fois de l’histoire de l’évolution et, plus récemment, des transferts d’espèces favorisés par l’homme. Les archéologues explorent les archives sédimentaires des vallées alluviales qui nous ont permis de reconstituer l’histoire du contexte climatique, biologique et social, tout en nous apportant des témoignages concrets, grâce aux nombreux vestiges historiques ou fossilisés qui ont été retrouvés. Cette mémoire, on peut aussi la retrouver dans les nombreux documents de toute nature (écrits, gravures, tableaux, etc.) accumulés dans les bibliothèques et les musées.

Alors que de nombreux ouvrages sur l’histoire des cours d’eau sont l’œuvre de géographes et d’historiens, celui-ci est écrit par un écologue qui essaie de retracer les trajectoires temporelles, sous contrainte climatique et anthropique, des systèmes fluviaux. Il s’agit de comprendre pourquoi et comment activités humaines et processus spontanés ont interféré et co-évolué au cours du temps pour produire ces anthroposystèmes qui nous sont familiers. Car les cours d’eau et les hommes ont une histoire commune, faite de processus itératifs d’adaptation, des hommes au milieu et des milieux aux hommes. Cette co-adaptabilité des sociétés et des milieux implique une forme d’opportunisme qui a pu se manifester de manière indépendante, et parfois différente, dans divers contextes socioculturels et environnementaux.

Il est aussi nécessaire à ce titre de rafraîchir notre mémoire... et de rappeler que nos ancêtres ne vivaient pas dans un paradis terrestre en « harmonie avec la nature », tel que certains discours le laissent penser. Les aléas climatiques, à l’instar des inondations et des sécheresses, ont profondément affecté les conditions de vie de la France rurale, c’est-à-dire de la majorité des citoyens. Et c’est en luttant contre cette nature hostile que nos sociétés ont pu acquérir un certain bien-être. Par exemple, c’est en stockant de l’eau pour irriguer que certaines régions méditerranéennes sont devenues fertiles. Si l’homme n’a pas toujours agi avec pertinence, il n’a pas non plus pris plaisir à « détruire » la nature. Il l’a aménagée pour y vivre, en essayant d’en tirer profit mais aussi en se protégeant de ses méfaits. Si on ne comprend pas cette relation duelle de l’homme à la nature, on ne pourra jamais envisager sérieusement le futur.

Dans une société où les discours anxiogènes de certaines cassandres n’ont de cesse de dénoncer l’impact des activités humaines sur la nature, l’histoire nous apporte un autre éclairage et nous amène à porter un regard plus nuancé sur les relations sociétés/nature. Si l’histoire n’excuse pas tout, elle permet néanmoins d’expliquer en grande partie les motivations de nos ancêtres qui ont conduit à la situation que nous connaissons. Elle nous aide surtout à comprendre pourquoi et comment les sociétés ont été amenées à exploiter les ressources naturelles à leur disposition et à modifier leur environnement. À chacun ensuite de porter un jugement de valeur selon sa sensibilité...

Référence : Lévêque C (2019), La mémoire des fleuves et des rivières. L'histoire des relations entre les hommes et les cours d'eau à travers les siècles, Ulmer, 192 p.

A lire aussi
Jean-Michel Derex, la mémoire des étangs et marais, éloge des eaux dormantes 

17/05/2019

Gérer l'eau dans la perspective de l'adaptation au changement climatique

Les  sénateurs Ronan Dantec et Jean-Yves Roux ont présenté les conclusions de leur rapport d’information sur l'adaptation de la France aux changements climatiques à l'horizon 2050, fait au nom de la délégation à la prospective, présidée par Roger Karoutchi. Après auditions d'experts, les parlementaires pointent que la question de l'eau deviendra plus tendue à l'horizon 2050 pour la France, avec notamment des risques accrus de sécheresses et vagues de chaleur sur l'Hexagone. Ils appellent à des solutions fondées sur la nature aussi bien que la technologie pour maîtriser et stocker l'eau, en tirant pleinement partie des excès hivernaux et printaniers pour traverser ensuite les étiages et pour profiter de la ressource. Nous appelons pour notre part chaque lecteur à demander sur son territoire un moratoire immédiat sur toute destruction de lac, retenue, canal : ces choix engagent une perte de surface aquatique, une incision des lits, une baisse de recharge de la nappe, une moindre disponibilité de l'eau au fil de l'an, un stress sur la faune et la flore présente dans les cours d'eau et plans d'eau, y compris les écosystèmes anthropisés. Chaque propriétaire, chaque commune et chaque territoire doit désormais gérer son eau dans la perspective d'une rareté et surtout d'une incertitude croissantes, y compris en conservant les ouvrages anciens (moulins, étangs, canaux, biefs et béals) qui permettent déjà de la stocker sans avoir à créer de nouvelles constructions et de nouveaux impacts.



Extraits de la synthèse et du rapport des sénateurs Dantec et Roux

Des projections inquiétantes concernant les ressources en eau
Le rapport « Explore 70 » du BRGM livre des chiffres choc concernant le niveau des cours d’eau et le taux de charge des nappes phréatiques attendus à l'horizon 2046-2065. On doit s’attendre à une baisse significative de la recharge des nappes, une baisse du débit moyen annuel des cours d’eau et à des débits d’étiages plus sévères, plus longs et plus précoces, avec des débits estivaux réduits de 30 à 60 %. Cette raréfaction des ressources hydriques se traduira par la détérioration des milieux aquatiques, des contraintes accrues sur l’approvisionnement en eau potable ou encore des perturbations sévères pour des secteurs comme l’agriculture, le tourisme ou l’énergie. Dans les territoires en situation de stress hydrique, les conflits d’usages pourraient se multiplier.

La France pays d'abondance hydrique... à maîtriser
En premier lieu, il faut rappeler une évidence parfois oubliée : la France par son climat tempéré, ses nombreux fleuves et ses montagnes qui constituent une sorte de château d’eau naturel, est un pays d’abondance hydrique. C’est ainsi que le rapport Climsec de Météo-France, tout en annonçant des sècheresses extrêmes pour l’avenir, qualifie malgré tout notre pays.

Le CNRS, dans son dossier en ligne sur l’eau, va dans le même sens : « Aucun risque de pénurie globale en eau n'est à redouter dans notre pays. La France dispose, en effet, d'une capacité de stockage en eau élevée, du fait de sa pluviométrie, de ses grandes montagnes, de son réseau hydrographique étendu et de ses importantes nappes souterraines ».  Le territoire métropolitain bénéficie ainsi en moyenne de 480 km3 de pluies par an, auxquels s'ajoutent 11 km3 provenant des fleuves transfrontaliers. Ces 491 km3 de ressources se répartissent ensuite en 170 km3 d’eau bleue (eau issue des précipitations atmosphériques qui s'écoule dans les cours d'eau jusqu'à la mer, ou qui est recueillie dans les lacs, les aquifères ou les réservoirs) et 321 km3 d’eau verte2. Par ailleurs, le stock des eaux souterraines est estimé à environ 2 000 milliards de mètres cubes, et celui des eaux de surface stagnantes (lacs naturels, grands barrages et étangs) à environ 108 milliards de mètres cubes. Dans le même temps, la consommation en eau, tous usages confondus, représente à peine 3 % de la ressource renouvelable.

Le paradoxe est donc que pourraient à l’avenir se développer de fortes tensions sur les ressources d’eau, alors que le niveau global des précipitations est et restera considérable en France. Cela s’explique évidemment par la non coïncidence spatiale, et surtout temporelle, entre les besoins en eau et les ressources hydriques. Il ne pleut pas forcément où et quand on a le plus besoin d’eau. En particulier, les besoins sont sensiblement plus forts en été alors que la ressource est relativement plus abondante en hiver. (...)

La non coïncidence entre les besoins en eau et le volume des ressources hydriques n’est pas une fatalité. Il est possible de la réduire par l’utilisation combinée de plusieurs leviers :
- en encourageant des usages plus parcimonieux de l’eau;
- en partageant la ressource entre les territoires d’abondance hydrique et ceux en situation de stress hydrique, grâce à des aménagements comme des canaux;
- en amélioration la recharge des nappes par des solutions fondées sur la nature ou la technologie;
- en développant le stockage hivernal en surface.
Les agences de l’eau des bassins hydrologiques français ont défini récemment des plans d’adaptation au changement climatique qui entendent jouer simultanément sur tous ces leviers.

Les réponses technologiques à la raréfaction de l’eau : le stockage
L’adaptation au changement climatique, en complément d’une action pour rendre les usages plus économes et pour développer les solutions fondées sur la nature, peut aussi consister à accroître artificiellement le volume d’eau prélevable à la saison sèche grâce à une politique de stockage souterrain ou de surface.

Le stockage de surface est un procédé ancien et techniquement maîtrisé, qui consiste à construire des retenues d’eau, plus ou moins grandes en fonction de la topographie du terrain, du volume et de la nature des besoins à satisfaire (soutien d’étiage, irrigation, production d’énergie, etc.).
Le stockage souterrain consiste à recharger artificiellement les nappes en favorisant l’acheminement de l’eau jusqu’à l’aquifère. Un aquifère peut ainsi être réalimenté à partir de deux types d’eau : les eaux de surface issues des cours d’eau et les eaux usées traitées. Les dispositifs de recharge actuellement utilisés en France emploient uniquement des eaux de surface, qui sont à la fois disponibles et de qualité. Elles peuvent être employées par injection indirecte (bassin d’infiltration) ou injection directe (via un forage). On compte une vingtaine de sites en activité. Appliquée dans plusieurs pays (autour du Bassin méditerranéen, en Australie et aux États-Unis), la réutilisation des eaux traitées n’est actuellement pas autorisée en France pour la recharge artificielle des aquifères. Le BRGM a mené deux projets de recherche jusqu’en 2011 (REGAL et RECHARGE), puis dans le cadre du projet européen FRAME. De possibles effets sanitaires sont encore à évaluer concernant les polluants dits « émergents », ce qui plaide pour un soutien à l’effort de recherche dans ce domaine.(...)

Dans certains territoires, les mesures d’adaptation fondées sur les économies d’eau ou le développement de solutions fondées sur la nature ne sont déjà plus suffisantes ou ne montent pas en puissance suffisamment vite pour réduire les déficits entre ressources et besoins en eau. Dans ces conditions, des arrêtés de limitation des prélèvements ou de la consommation conduisent de plus en plus fréquemment à ajuster assez brutalement les besoins à la ressource, avec des conséquences économiques fortes. Ce mode court-termiste de régulation du déficit hydrique est évidemment peu satisfaisant et constitue un exemple typique de mal- adaptation au changement climatique.
Pour éviter cette régulation purement administrative du déficit et la généralisation des conflits d’usages à l’avenir sous l’effet du changement climatique, chaque territoire doit maintenant s’engager dans une réflexion prospective pragmatique sur la question de l’eau pour déterminer quelle sera la ressource disponible et quels seront les besoins à satisfaire à horizon 2050. Cela suppose non seulement de bâtir des scénarios climatiques, mais aussi socio-économiques, notamment en ce qui concerne la capacité des acteurs à faire évoluer leurs usages de l’eau. (...)

Dans ce domaine, il est essentiel de faire preuve d’intelligence collective et de pragmatisme. La voie tracée par le PNACC 2 est à cet égard la bonne : « adapter les besoins en eau aux ressources utilisables dans le présent et le futur et réaliser, là où c’est utile et durable, des projets de stockage hivernal de l’eau sur la base des meilleures connaissances possibles ». Autrement dit : ne pas exclure a priori la construction de retenues mais soumettre les projets à une condition forte : faire la preuve objective et chiffrée que ces retenues sont nécessaires et que leur construction ne se fait pas au détriment de solutions d’adaptation alternatives, notamment sur le plan de l’impact paysager et environnemental.

Pour parvenir à apporter des réponses pertinentes, il faudra être capable de faire émerger, au niveau des bassins hydrologiques, des visions communes sur l’avenir de l’eau et des projets de territoire partagés par tous les acteurs

Source : Sénat (2019), Adaptation de la France aux changements climatiques à l’horizon 2050

14/05/2019

Loire-Allier: retour du saumon d'élevage et échec des politiques de renaturation

Le Comité de gestion des poissons migrateurs du bassin de Loire a pris la décision fin avril d'autoriser le déversement d'alevins de saumons d'élevage dans les zones refuges jadis protégées en amont du barrage de Poutès-Monistrol. Ce retour aux techniques usuelles d'alevinage en soutien des effectifs signe l'échec des politiques de "renaturation" des axes Loire-Allier entreprises voici plus de 40 ans. Cela pose évidemment question sur la volonté du gouvernement de poursuivre de telles stratégies sur d'autres axes fluviaux qui sont encore moins favorables que la Loire et l'Allier pour le saumon sauvage. Va-t-on continuer à détruire des ouvrages partout ou à construire des passes à poissons coûteuses pour finalement reconnaître le caractère vain et inopportun de ce choix, alors que d'autres services rendus par les ouvrages détruits sont sacrifiés? 


Le comité scientifique du Comité de gestion des poissons migrateurs (Cogepomi) a rendu au début du mois d'avril 2019 un avis favorable au retour des opérations d'alevinage en amont du barrage de Poutès. Le Cogepomi (comité de gestion des poissons migrateurs), réuni le 29 avril 2019, a validé cette position. Au moment où nous écrivons, ces dispositions sont rapportées dans la presse et sur les réseaux sociaux, mais les documents de décision ne sont pas disponible pour le public - mauvaise habitude de négligence ou d'opacité de certains cénacles à financement public dont les délibérations ont pourtant des effets concrets sur l'environnement, devant à ce titre recevoir toute publicité et accessibilité nécessaire pour les citoyens.

Le Conservatoire national du saumon sauvage (CNSS) basé à Chanteuges (Haute-Loire) pourra donc déverser des milliers d'alevins dans ce qui était depuis 12 ans considéré comme une réserve pour le saumon sauvage, soit les zones de frayères amont du barrage de Poutès. La directrice adjointe du CNSS, Céline Bérard, a confié à la presse le souhait de déverser 170.000 alevins d'élevage dès le mois de juin (voir La Montagne, 5 mai 2019).

Cette décision vient sanctionner l'échec de certaines options de restauration du saumon sauvage de l'axe Loire-Allier commencée dans les années 1970. Tout un symbole, puisque c'est l'un des plus anciens combats pour ce migrateur : le tout premier "Plan saumon" concernait la période 1976-1980.

Dans la dernière estimation consultable (voir cette page, mise à jour 24 mars 2019), 389 saumons de l'année sont comptés en 2018 à la station de Vichy par le Cogepomi. Qui commente: "Le nombre d’adultes actuellement observés à Vichy (rivière Allier) est faible et bien en-deçà de la capacité d’accueil du bassin de l’Allier. Le modèle de dynamique de population du saumon fournit des estimations du nombre de saumons à Vichy présents à la fin des années 70. Les effectifs observés actuellement ont été divisés par près de 5 par rapport au maximum estimé dans les années 70-80."

Le même texte annonce : "L’objectif du plan de gestion actuel 2014-2019 est l’atteinte à terme d’une population de saumons sauvages qui se renouvelle naturellement." Mais vu les introgressions génétiques fréquentes entre saumon sauvage et saumon d'élevage, la décision d'aleviner partout y compris dans la zone refuge soulève des doutes sur la réussite de cet objectif. C'est plus probablement une population de saumons d'élevage ou de saumons hybridés qui pourrait s'installer à terme dans l'Allier.

On peut qualifier cette décision de défaite de la position "naturaliste". L'idée était qu'en renaturant la rivière (notamment par la continuité écologique), on pourrait préserver et renforcer des populations sauvages de saumon sans avoir recours à la pisciculture de repopulation, qui est le choix par défaut depuis le XIXe siècle. Mais la stratégie de la renaturation ne fonctionne pas, tout du moins elle ne fonctionne pas à un niveau d'acceptabilité sociale et économique par les populations et les usagers concernés.

Ré-ensauvager la rivière pour le saumon revient à la débarrasser de ses usages humains, entre autre à faire disparaître les barrages. Une position délicate à tenir, parce que la rivière a d'autres dimensions que le saumon (ou la "naturalité" en général) pour la société. De plus, les pêcheurs forment en réalité les bénéficiaires finaux de cette politique, puisqu'ils seraient ré-autorisés à pêcher une fois la population de saumon rétablie. Cet usage correspond à une demande sociale légitime en soi, mais si les politiques publiques servent certains usagers, les autres ne seront pas forcément satisfaits des équilibres trouvés. Notamment l'électricien EDF, qui gère le barrage de Poutès-Monistrol, et les populations qui bénéficient des revenus locaux de la production hydro-électrique. L'Etat français est déjà empêtré dans son projet de destruction très vivement contesté des barrages de la Sélune (au nom du saumon encore). Et son retard sur les engagements carbone ne l'autorise pas vraiment à sacrifier ces barrages, bien au contraire : l'hydro-électricité sur les sites déjà existants (sans génie civil ni ennoiement supplémentaire) a le meilleur bilan carbone des énergies renouvelables, outre pas mal d'atouts que n'ont ni l'éolien ni le solaire.

Si ce choix de l'alevinage du saumon sur l'Allier est bien retenu, il posera donc de nombreuses questions:

  • Combien d'argent public a été dépensé sur cet axe Loire-Allier depuis 40 ans au regard du résultat obtenu sur le saumon sauvage?
  • Pour quelles causes clairement identifiées ces dépenses n'ont-elles pas suffi à restaurer efficacement une population de saumon sauvage?
  • En dehors de la politique du "toujours plus" (de dépenses, de renaturation, de destruction de barrages etc.) sans prédiction fiable sur un seuil de réussite, a-t-on des options?
  • En terme de services rendus et de diversité fonctionnelle, le retour du saumon d'élevage est-il pénalisant par rapport à celui du saumon sauvage?
  • Pourquoi ce qui ne fonctionne pas sur l'axe Loire-Allier devrait fonctionner sur l'axe Seine ou sur d'autres, dans des zones lourdement défavorables aux saumons (pollutions, colmatages, fragmentations, réchauffement, prédateurs etc.)? 
  • Quand les politiques publiques migrateurs vont-elles mettre en balance ces enjeux devant les citoyens, et avec les citoyens, en faisant notamment une présentation transparente et complète des coûts, des résultats, des conséquences sur les autres usages de la rivière?

A lire autour de ces sujets
Le saumon de l'Allier va-t-il devenir le symbole des échecs et inconséquences de la politique de l'eau? 
Des saumons, des barrages et des symboles, leçons de la Snake River (Kareiva et Carranza 2017)
Quand les saumons franchissent un seuil de moulin... en évitant les passes à poissons! (Newton et al 2017)
Hybridation génétique des saumons de la Sélune (Le Cam et al 2015)

Illustration : saumons en ferme d'élevage, CSIRO, CC VY 3.0.

12/05/2019

Mortalité quasi-nulle de jeunes saumons dans des turbines hydro-électriques (Tomanova et al 2018)

Une étude montre que la mortalité des jeunes saumons par turbine hydro-électrique n'est pas une fatalité : elle est réduite à des taux nuls à très faibles (ente 0 et 1,8%) dans les sites protégés par des grilles fines, l'essentiel des poissons passant par les exutoires de libre dévalaison. Cette estimation est conservatrice dans la méthodologie utilisée, donc la mortalité accidentelle peut être considérée comme quasi-réduite à néant. C'est une bonne nouvelle pour les objectifs carbone de notre pays, une recherche récente ayant montré qu'au moins 25 000 sites de moulins et forges sont rapidement équipables, outre des étangs en lit mineur et de nombreux barrages d'usage non énergétique (navigation, irrigation, eau potable). 


La configuration de l'un des sites étudiés. Image extraite de Tomanova et al 2018.

Diminuer la mortalité liée au passage des poissons dans les turbines hydro-électriques est un souci déjà ancien. Les barrières physiques, comme les grilles bloquant le poisson avant la chambre d'eau ou la conduite forcée, et les barrières comportementales, comme des émetteurs de bruit ou d'ondes électriques, ont été testées, les premières donnant en général plus de résultats.

Sylvie Tomanova et ses collègues (AFB-IMFT-Université de Toulouse-CNRS, EDF R&D Hydro, Ecogea) ont étudié quatre sites de production hydro-électrique dotés de grilles fines : Auterrive (Gave d'Oloron, 9,5 m3/s), Trois-Villes (Saison, 4,1 m3/s), Gotein (Saison, 6,7 m3/s) et Halsou (Nive, 30 m3/s).

Voici la synthèse de leurs résultats :

"La restauration de la connectivité longitudinale des rivières est en train de devenir une priorité de la conservation dans les pays où le développement des centrales hydroélectriques est élevé. De nouvelles solutions de dévalaison pour le poisson sont en cours d'installation dans les centrales hydro-électriques (CHE) de petite et moyenne dimensions en France, et une évaluation précise de leur fonctionnalité est nécessaire. 

Nous avons abordé ici l’efficacité des systèmes de protection de la migration vers l'aval des jeunes saumons Atlantique dans quatre CHE (trois racks inclinés horizontalement à 26° et un à 15° par rapport à l'axe de flux dans l’alignement des rives, tous avec des barres espacées de 20 mm). Entre 239 et 300 saumoneaux d'élevage ont été marqués par transpondeur et relâchés en 5 à 6 groupes à 100 m en amont de chaque CHE étudiée. Leurs passages à travers les centrales ont été détectés avec une antenne d'identification par radiofréquence (RFID) dans les dérivations pour la migration en aval et en amont. 

En moyenne, entre 82,8% et 92,3% des smolts relâchés ont réussi à passer la CHE par l’un des deux itinéraires autres que les turbines. L'efficacité moyenne du passage en dérivation ainsi obtenue variait de 80,9 à 87,5% et tous les groupes de poissons atteignaient une efficacité de passage supérieure à 70%. À l'exception d'un site, 50% des saumoneaux ont traversé la voie de dérivation en moins de 23 minutes après leur libération et 75% d'entre eux en moins de 2 h 15 min. En combinant nos résultats avec les taux d'entraînement des poissons précédemment estimés dans le canal d'amenée et les taux de mortalité liés aux turbines, nous avons évalué la survie globale des poissons aux barrages / CHE étudiés, qui se situe entre 98,24% et près de 100%. Nos résultats confirment les critères de conception recommandés pour les racks inclinés et orientés et l'intérêt des dispositifs testés pour la protection des smolts en dévalaison."

Il faut noter que la survie des poissons sans système de protection serait déjà assez élevée selon le modèle des auteurs : 99,9% à Auterrive, 93,1% à Trois-Villes, 92,7% à Gotein et 86,4% à Halsou, comme le montre ce tableau de synthèse (cliquer pour agrandir).

Extrait de Tomanova et al 2018, art cit. 

Mais dans la perspective d'un équipement énergétique plus systématique des rivières, la mortalité cumulée peut devenir importante même si elle est modeste à chaque site. Parvenir à des mortalités quasi-nulles est donc un objectif souhaitable, et cela permettrait d'éliminer certaines objections couramment avancées sur les risques liés à l'équipement des ouvrages hydro-électriques.

Discussion
La méthode ici utilisée définit l’efficacité minimale des exutoires, en dehors de période de montée des eaux avec surverses sur le barrage (c'est souvent dans ces conditions de "coup d'eau" que le poisson dévale). L’efficacité nous paraît aussi minimale car l’hypothèse de travail est que les poissons non détectés sont passés par la turbine (en soi, il est possible qu'ils ne dévalent pas et restent dans le canal, qu'ils remontent dans le cours d’eau, qu'ils soient l’objet de prédation, etc.). Il est nécessaire de tester les efficacités d’autres configurations de grille et d’autres types d’exutoires, afin de recherche le meilleur coût économique tout en préservant la mortalité minimale. Le fait que sur certains sites, la présence ou l'absence de protection ne changent quasiment pas la mortalité (99,9% versus 99,98% de survie à Auterrive par exemple) doit inciter à poursuivre ces travaux d'analyse. Il serait en particulier nécessaire d'analyser des sites de petites puissances (5-50 kW) formant 95% du potentiel hydro-électrique français non encore utilisé, soit plus de 25 000 sites à équiper en première intention en France (Punys et al 2019).

Les turbines sont en général les dispositifs les plus efficaces pour produire de l'électricité dès qu'on dépasse 1,5 m de chute, même si les moulins, forges et petits sites choisissent parfois des systèmes moins impactants pour les poissons comme les roues, les vis d'Archimède ou les hydroliennes.  Etant à la fois favorables à l'équipement hydroélectrique du maximum de sites en rivières et à la protection des milieux aquatiques, nous ne pouvons que souhaiter le progrès dans ces prises d'eau ichtyocompatibles. Il y a bien sûr une limite à ces barrières physiques : plus les grilles sont fines, plus il y a de turbulence et de perte de charge, moins la centrale hydro-électrique produit. Le colmatage des grilles devient aussi trop difficile à gérer quand l'écartement se réduit à l'excès. Néanmoins, on doit pouvoir parvenir à des compromis sur chaque typologie de site. Il faut continuer ces travaux d'analyse, tester les comportements et les mortalités des poissons en situations réelles, définir des bonnes pratiques conciliant les rationalités économiques et écologiques.

Référence : Tomanova S et al (2018), Protecting efficiently sea-migrating salmon smolts from entering hydropower plant turbines with inclined or oriented low bar spacing racks, Ecological Engineering, 122, 143–152.

09/05/2019

La continuité des rivières ne sera pas apaisée: tolérance zéro pour les casseurs et harceleurs d'ouvrages hydrauliques

Le ministère de la Transition écologique et solidaire vient de publier la circulaire d'application du plan d’action pour une politique apaisée de restauration de la continuité écologique. Le texte ne répond à aucune de nos requêtes élémentaires, et il comporte des reculs pour les rivières classées liste 1 ou grands migrateurs. Mais peu nous importe ces ratiocinations de hauts fonctionnaires refusant d'admettre la faillite de leur réforme, peu nous importe leurs manipulations incessantes, il faut désormais aller à l'essentiel : la loi n'a jamais prévu ni couvert les dérives visant à casser des moulins, à empêcher leur équipement énergétique ou à soi-disant "renaturer" des rivières à la pelleteuse. L'association Hydrauxois appelle donc à développer la seule réponse efficace : tolérance zéro pour les casseurs et les harceleurs d'ouvrages hydrauliques, plainte systématique contre tout acte administratif qui s'écarte de la loi. Protégeons, équipons, transmettons les ouvrages des rivières ; mobilisons-nous ensemble sur chacun de ces ouvrages contre ceux qui voudraient nous en empêcher. 




Rappelons en préambule les convictions ayant présidé à la naissance de notre association : le harcèlement en vue de la destruction systématique des moulins, des étangs, des canaux, des biefs et du patrimoine hydraulique des rivières françaises est une dérive grave de l'administration de l'Etat français. Nous y voyons un scandale politique, une erreur écologique, une faute morale. Nous n'y accordons en conséquence aucune espèce de légitimité quand cette politique est le fait d'une administration centrale non élue et s'arrogeant des pouvoirs exorbitants. 

Alors que les députés et sénateurs, seuls représentants élus de la volonté générale, ont demandé d'aménager certains ouvrages impactant les poissons migrateurs et les sédiments tout en respectant le patrimoine, une fraction des fonctionnaires de l'administration centrale du ministère de l'écologie, de certaines administrations territoriales et de certains établissement publics administratifs a estimé au cours des années 2000 qu'elle avait l'opportunité d'imposer par la pression réglementaire son idéologie de la "renaturation" des rivières impliquant la destruction de divers héritages et paysages, dont les moulins, forges, étangs. Or non seulement cette vision de l'écologie aquatique est contestable et contestée, mais ce coup de force interne de l'administration n'a pas de réelle base légale : il ne tient qu'à l'interprétation abusive et excessive des lois dans la réglementation d'une part, à l'intimidation des personnes et des élus locaux par les services des préfectures d'autre part. 

Les deux dérives les plus couramment observées sont les suivantes :
  • des pressions et financements en vue de casser les ouvrages au lieu de les gérer, équiper, entretenir,
  • des pressions et harcèlements en vue d'empêcher la relance hydro-électrique des ouvrages par des demandes disproportionnées.
Face aux innombrables critiques de cette continuité écologique agressive et punitive depuis le classement des rivières de 2011-2012, Ségolène Royal avait demandé aux préfets en 2015 de cesser toute destruction de site. Le ministère de l'écologie a été obligé de réagir suite au 2e rapport du CGEDD en 2017, qui pointait (comme le premier en 2012) de graves dysfonctionnements de la réforme. Nicolas Hulot puis François de Rugy ont tenté de calmer ces critiques par une session spéciale de discussion au sein du programme du Comité national de l'eau.

L'association Hydrauxois, non invitée au Comité national de l'eau, avait posé dans un courrier trois conditions simples pour une continuité apaisée :
  • l'administration de l'eau est tenue de reconnaître la pleine légitimité des ouvrages autorisés,
  • l'administration de l'eau est tenue de chercher des solutions de gestion, équipement, entretien prévues dans la loi,
  • les financements publics doivent être dirigés vers l'exécution de la loi, et non vers des solutions que la loi ne prévoit pas, comme les destructions et les "renaturations".
C'est le respect de l'esprit et de la lettre des lois, sans même avoir à débattre de nos nombreux désaccords de fond sur l'état et sur l'avenir des rivières françaises.

Ces conditions, simples et claires, ne sont pas remplies dans le plan d’action pour une politique apaisée de restauration de la continuité écologique ni surtout dans la circulaire d'application (NOR : TREL1904749N) du 30 avril 2019 venant de paraître.

La lecture de la circulaire permet en effet de constater que :
  • l'administration de l'eau a ajouté de la complexité et non de la clarté,
  • l'administration de l'eau a nié tout problème de fond, se contentant de se plaindre de quelques retards d'exécution,
  • l'administration de l'eau persiste dans l'idéologie dogmatique de la "renaturation" des rivières reposant sur des présupposés non partagés par les citoyens et sur une rationalité écologique plus que douteuse,
  • l'administration de l'eau veut toujours écarter et contraindre les propriétaires d'ouvrage hydraulique au lieu de fonder la politique de continuité sur la base de leur consentement et de leur consultation dans toutes les instances où l'on parle des ouvrages,
  • l'administration  de l'eau veut toujours ignorer les riverains, car elle sait combien sa politique coûteuse d'élimination des canaux, des retenues, des plans d'eau et du petit patrimoine manque de soutien chez les citoyens,  
  • l'administration  de l'eau refuse la révision du classement opaque et non scientifique des rivières fait en 2011-2012 (alors que la loi prévoit cette révision),
  • l'administration de l'eau est incapable de définir une base scientifique, objective, partagée de priorisation des ouvrages hydrauliques qui poseraient des problèmes de continuité, renvoyant cela aux mêmes acteurs qui ont déjà failli dans le classement de 2011-2012,
  • l'administration de l'eau persiste à accorder un poids démesuré à des lobbies en marge de l'appareil administratif central et territorial, en particulier le lobby de la pêche qui poursuit à travers la continuité les intérêts d'une partie de ses pratiquants,
  • l'administration de l'eau entend sinon interdire (ce qui est illégal) du moins compliquer au maximum toute relance énergétique d'ouvrages existants en rivière liste 1 et en rivière à grands migrateurs en général,
  • l'administration de l'eau refuse de donner priorité à la lutte contre les pollutions de l'eau et des bassins versants comme à la baisse des émissions carbone en prévention du changement climatique.
En conséquence, l'association Hydrauxois ne reconnaît aucune valeur, aucune légitimité, aucune autorité à cette circulaire d'exécution  du plan d’action pour une politique apaisée de restauration de la continuité écologique. 

Les fonctionnaires de l'eau feront ce qu'ils veulent de ce texte : cela ne nous concerne plus vraiment. Nous engagerons en revanche des contentieux systématiques contre ces fonctionnaires dans les conditions précisées ci-dessous. Et nous demandons à chaque propriétaire, à chaque association, de bien comprendre que ce recours en justice doit désormais devenir la norme, et plus l'exception.


Il existait une opportunité pour réviser la réforme complètement ratée de continuité écologique et restaurer la confiance. Cette opportunité a été manquée car l'administration de l'eau et de la biodiversité persiste dans ses dogmes sans écouter ce que disent les citoyens depuis 10 ans. Les fédérations de moulins et riverains ayant participé aux échanges ont pu constater comment ils se déroulaient: aucune écoute des objections, aucune reprise des propositions essentielles, ajout incessant de nouvelles dispositions quand le but officiel était de simplifier, modérer et apaiser les dispositions existantes.

Nous ne sommes pas surpris : l'action publique en France est en pleine crise d'un centralisme autoritaire de plus en plus rejeté dans les territoires ; l'action publique en écologie est tout particulièrement confuse, coûteuse et souvent inefficace.

Cela étant dit, derrière ses montagnes de bavardages dilatoires n'intéressant plus qu'elle, la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie essaie toujours de nier trois évidences:
  • aucune loi n'a exigé la destruction d'un ouvrage hydraulique, 
  • aucune loi n'a interdit l'équipement hydro-électrique d'un ouvrage,
  • aucune loi n'a demandé que les rivières redeviennent "sauvages" ou conformes à un état antérieur et disparu de la nature.
Tout au contraire, les lois françaises, les directives européennes, les jurisprudences supérieures des cours de justice font de l'énergie hydro-électrique un enjeu d'intérêt général, elles posent le respect de la propriété comme droit fondamental, elles considèrent les ouvrages autorisés comme des aménagements à l'existence légitime, elles intègrent ces ouvrages dans la gestion équilibrée et durable de l'eau. L'administration du ministère de l'écologie a été régulièrement condamnée pour ses abus de pouvoir face aux moulins et autres ouvrages hydrauliques, encore deux fois récemment par le conseil d'Etat, en l'espace d'un mois (voir moulin du Boeuf, voir commune de Berdoues). Quand la plus haute juridiction du droit administratif condamne les agissements du gouvernement, c'est qu'il y a un problème manifeste dans la conduite des politiques publiques.

Partant de ce que disent réellement les lois françaises et les directives européennes, il convient de cesser désormais de tourner autour du pot et d'aller à l'essentiel :
  • tout fonctionnaire qui vous propose de détruire un ouvrage autorisé commet un abus de pouvoir, cela doit être dénoncé à la justice, nous vous y aiderons ;
  • tout fonctionnaire qui entrave l'équipement hydro-électrique de votre ouvrage autorisé par des procédures disproportionnées (débit minimum biologique irréaliste, infranchissabilité supposée du seuil, demandes techniques insolvables, etc.) commet un abus de pouvoir, cela doit être dénoncé à la justice, nous vous y aiderons ;
  • tout fonctionnaire qui promulgue un texte opposable visant à encourager sans discernement la destruction d'ouvrage ou à décourager son équipement hydro-électrique commet un abus de pouvoir, cela doit être dénoncé à la justice, nous vous y aiderons.
Il en va de même pour des représentants du lobby pêche quand ils s'expriment par la voie d'associations ou fédérations d'agrément public, à ce titre tenues à certaines obligations, comme pour des représentants de syndicats de rivière.

Pour l'avenir, nous appelons les fédérations nationales moulins-riverains-étangs à acter cet échec de la "continuité apaisée", de manière unitaire et forte, afin que le gouvernement ne puisse indûment prétendre que les problèmes ont été résolus, et endormir ainsi la vigilance parlementaire ou judiciaire dans le contrôle de l'action publique.

Nous appelons par ailleurs l'ensemble des propriétaires et riverains, de leurs associations et de leurs collectifs à accomplir leurs devoirs et à protéger leurs droits :
  • en attaquant en justice l'administration partout où c'est nécessaire pour rétablir la loi ou pour obtenir des jurisprudences favorables,
  • en saisissant très régulièrement les parlementaires pour leur faire constater les troubles, pour leur demander d'interpeller le ministre de l'écologie, pour faire évoluer les lois afin de couper court à leur travestissement permanent par l'administration de l'eau et de la biodiversité,
  • en continuant à entretenir leurs biens, à veiller aux équilibres locaux du vivant, à équiper leurs ouvrages en énergie propre et bas carbone.
Nous présenterons à l'occasion de nos prochaines rencontres annuelles (27-28 juillet, château Sully, Saône-et-Loire) ce programme de tolérance zéro pour les casseurs et les harceleurs.

Nous invitons bien sûr tous les cadres associatifs à venir échanger à cette occasion. Nous décomposerons chaque cas de figure d'oppression administrative et chaque moyen d'y répondre. Il est clair à nos yeux que le défaut d'information, d'efficacité et de "systématicité" dans la réponse à l'administration (ou aux lobbies que cette administration soutient) explique le retard de l'abandon définitif des dérives actuelles de restauration de continuité écologique. Il faut donc y pallier ensemble afin que chaque abus de pouvoir donne désormais lieu à une réponse rapide, efficace et homogène sur tous les bassins.

En bientôt dix ans d'expérience associative, nous avons appris une chose : la peur, le renoncement, l'isolement sont nos vrais adversaires ; l'unité, l'engagement et la solidarité sont les seules réponses.

Quelque menace qu'adressent des administrations à la dérive, quelque hargne que propagent des lobbies sectaires et intolérants, quelque manipulation que diffusent des "sachants" payés à savoir comme l'ordonnent ceux qui les paient, et quoiqu'il nous en coûte, nous ne reculerons pas. Nous défendrons, valoriserons et transmettrons aux générations futures les ouvrages de nos rivières. Le reste est accessoire.

07/05/2019

Ruine supposée d'ouvrage et droit d'eau: le conseil d'Etat condamne à nouveau les interprétations abusives du ministère de l'écologie

Pendant 4 ans, par appel puis cassation de décisions qui l'avaient débouté, le ministère de l'écologie s'était acharné à nier le droit d'eau de la commune de Berdoues sur un ouvrage hydraulique, au motif que le seuil du moulin présentait une brèche. Le conseil d'Etat vient de condamner ce qui n'était qu'une lecture infondée et abusive du droit par les fonctionnaires de l'eau et de la biodiversité. Après la victoire du moulin du Boeuf, ce nouvel arrêt de la plus haute juridiction de droit public vient en peu de temps sanctionner les dérapages de l'administration. Nous appelons plus que jamais tous les propriétaires et riverains à ne pas se laisser intimider par les interprétations souvent abusives des fonctionnaires de l'écologie, et à se battre en justice contre tous les excès de pouvoir. Pour les associations, n'hésitez pas à mentionner à vos parlementaires ces deux arrêts rapprochés du conseil d'Etat de 2019, qui démontrent le problème manifeste de l'acharnement infondé de l'Etat contre les moulins et autres ouvrages anciens. La croisade insensée d'une administration à la dérive pour détruire les seuils et barrages en rivière comme pour empêcher leur équipement hydro-électrique doit cesser.  



La commune de Berdoues (Gers) a demandé au tribunal administratif de Pau d’annuler l’arrêté du 17 avril 2015 par lequel le préfet du Gers avait constaté la perte du droit d’eau fondé en titre du moulin de Berdoues, appartenant à la commune, et installé sur la rivière Baïse.

Par un jugement du 20 juin 2017, le tribunal administratif de Pau avait annulé l’arrêté du 17 avril 2015. Par un arrêt du 20 mars 2018, la cour administrative d’appel de Bordeaux a rejeté le recours formé par le ministre de la transition écologique et solidaire contre ce jugement.

Le ministère de l'écologie s'est acharné et s'est pourvu en cassation : il vient de perdre au conseil d'Etat.

Les conseillers rappellent les conditions d'existence du droit deau, notamment la caractérisation exacte de l'état de ruine :
"La force motrice produite par l’écoulement d’eaux courantes ne peut faire l’objet que d’un droit d’usage et en aucun cas d’un droit de propriété. Il en résulte qu’un droit fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d’eau. Ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit. L’état de ruine, qui conduit en revanche à la perte du droit, est établi lorsque les éléments essentiels de l’ouvrage permettant l’utilisation de la force motrice du cours d’eau ont disparu ou qu’il n’en reste que de simples vestiges, de sorte qu’elle ne peut plus être utilisée sans leur reconstruction complète."
Qu'en est-il de la qualification des faits jugés ici ?
"Par une appréciation souveraine des faits non entachée de dénaturation, la cour a tout d’abord relevé, que le barrage du moulin de Berdoues, qui s’étend sur une longueur de 25 mètres en travers du cours d’eau, comporte en son centre une brèche de 8 mètres de longueur pour une surface de près de 30 mètres carrés, puis relevé que si les travaux requis par l’état du barrage ne constitueraient pas une simple réparation, leur ampleur n’était pas telle “ qu’ils devraient faire considérer l’ouvrage comme se trouvant en état de ruine “. Ayant ainsi nécessairement estimé que l’ouvrage ne nécessitait pas, pour permettre l’utilisation de la force motrice, une reconstruction complète, elle n’a pas inexactement qualifié les faits en jugeant que le droit fondé en titre attaché au moulin n’était pas perdu dès lors que l’ouvrage ne se trouvait pas en l’état de ruine."
Le ministère de l'écologie est donc débouté de sa demande et le droit d'eau est reconnu.

A retenir pour tous les propriétaires :
  • un ouvrage hydraulique de répartition (seuil, barrage) présentant une brèche même large n'est pas en ruine au sens du droit;
  • lorsque les travaux relèvent d'une réparation d'un élément du système hydraulique, il n'y a ni ruine ni perte du droit d'eau.

Référence : Conseil d'Etat 2019, arrêt n°420764, commune de Berdoues contre ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire.

Sur le même thème
Victoire du moulin du Boeuf contre le ministère de l'écologie au conseil d'Etat! L'hydro-électricité des moulins reconnue comme d'intérêt général 

06/05/2019

Note sur la "restauration de la nature" et ses contradictions

Des chercheurs nous disent que "restaurer la nature" est une idée naïve, mais parlent de restaurer des habitats ou des fonctions ou des populations... ce qui revient en réalité au même. Quelques réflexions à ce sujet, afin de contribuer à une pensée de la nature à l'Anthropocène.


Les choix faits sur les ouvrages hydrauliques sont un cas particulier de l'écologie de la restauration, qui vise à intervenir sur les milieux pour les modifier (et non seulement à protéger des zones d'impacts nouveaux, comme les réserves naturelles en écologie de la conservation).

Autour de cette question, l'agence française pour la biodiversité a mis en ligne les vidéos d'un séminaire scientifique sur la continuité écologique des cours d’eau qui s'est tenu le 11 avril 2018 à Paris. Il était organisé par le Comité national de l'eau (CNE), avec l'appui scientifique de la direction de l'eau et de la biodiversité (MTES) et de l'AFB. On peut y entendre les contributions de Bernard Chevassus-au-Louis (inspecteur général de l’agriculture, docteur agrégé en sciences- biologie, écologie, enjeux de biodiversité, services écologiques, qualité de l’eau), Emmanuèle Gautier (professeure de géographie - Université Paris 1-Sorbonne - géographie physique et environnementale, géomorphologie fluviale, relations homme/milieux), Yanni Gunnell (professeur de géographie - Université Lyon 2 - écologie, géographie environnementale, relations homme/milieux), Christian Lévêque (directeur de recherche émérite – Institut de recherche pour le  développement - hydrobiologie) et Jean-Michel Olivier (chercheur - CNRS Lyon - biologie : invertébrés, poissons, écologie fonctionnelle).

Restaurer la nature serait naïf...
Il semble désormais convenu pour les biologistes, écologues, géographes et autres scientifiques que "restaurer la nature" ne signifie pas grand chose. En particulier si l'on vise un retour à un référentiel ancien, un état antérieur de la nature, la nature telle qu'elle était hier, ou avant-hier.

D'abord, c'est impossible de faire tourner le film de l'évolution à l'envers, pas plus que le film de l'histoire : tout change, et tout change de manière irréversible. Ensuite, le mot "nature" est lourdement chargé de sens, et des sens très différents chez les humains. Non seulement au sein des sciences elles-mêmes, qui ne "lisent" pas la même chose dans le réel selon leur spécialité. Mais aussi dans toutes les représentations non scientifiques du monde, aussi légitimes que la science après tout (comme le rappellent sociologues, ethnologues, anthropologues, philosophes, historiens et bien d'autres).

Donc restaurer la nature, cela ne veut rien dire, ou pas grand chose, on en convient volontiers entre gens fort éduqués.

Une fois ce point acquis, on assiste pourtant... à l'étonnante résurrection de l'idée dignement enterrée!

...mais on vise pourtant à le faire
Ainsi, certains parlent de "restaurer des habitats". Or changer le mot ne change pas ici la chose : la nature est formée d'habitats, si l'on veut revenir à un habitat ancien (par exemple une rivière lotique) en changeant un habitat que l'homme a créé (par exemple une retenue), on veut tout bonnement restaurer la nature d'avant. On choisit un autre mot, mais cela signifie la même chose.

D'autres parlent de "restaurer des fonctions". Le contournement est un peu plus subtil, mais tout aussi énigmatique. Une fonction, c'est une description de la manière dont un système fonctionne. Or le fait qu'un système anthropisé fonctionne différemment d'un système pré-anthropique ne dit rien de particulier sur la qualité des fonctions concernées. Restaurer une fonction ancienne (par exemple évacuer rapidement des sédiments) au détriment une fonction nouvelle (par exemple retenir plus longtemps les sédiments), c'est encore en fait restaurer la manière dont la nature fonctionnait avant.

On voudrait aussi "restaurer des populations". Mais on comprend vite que le problème est le même s'il s'agit de revenir aux populations telles qu'elles étaient jadis, éventuellement au détriment de populations telles qu'elles sont maintenant. Sans oublier que pas grand monde ne fait la comptabilité réelle de toutes les populations vivantes qui sont présentes en un lieu donné.

L'instauration de la nature et le débat de l'Anthropocène
C'est manifestement le mot "restaurer" qui ne convient pas. Ou ses équivalents, rétablir, renaturer etc.

L'action humaine instaure des états de la nature, la société humaine apprécie ces états.

Par exemple, une construction de barrage instaure un état de la nature, une destruction de barrage instaure un autre état.

Sur ces questions, il conviendrait ainsi d'avoir à l'esprit quelques idées claires pour organiser le débat démocratique sur la nature:
  • la nature est l'ensemble de ce qui est et devient, humain comme non-humain;
  • des descriptions savantes de mécanisme de la nature par l'écologie (biosphère, écosystème etc.) enrichissent le débat des rapports humains à la nature mais sans en changer réellement les termes fondamentaux au plan philosophique, moral ou politique;
  • ce que nous appelons "nature" est le co-produit de l'activité humaine, l'humain et les actions de l'humain font partie intégrante de la nature;
  • l'Anthropocène est la période où l'action humaine commence à dominer sur Terre les dynamiques et variations de la nature par rapport à d'autres causes;
  • nous avons des préférences sur ce que la nature pourrait ou devrait être, mais ce sont toujours des préférences humaines (même celui qui valorise une part "non-humaine" de la nature exprime ainsi une préférence humaine);
  • il existe une pluralité (convergences, divergences) des préférences humaines relativement à la nature, il n'existe pas de consensus a priori sur ce que nous aimons, espérons, attendons, valorisons, déplorons dans la nature, de tels avis changent selon les individus, les communautés, les lieux, les époques;
  • la science peut éclairer des faits et des causes à l'oeuvre dans la réalité par des méthodes objectives (vérifiables, réfutables, répliquables), mais la science n'a pas d'autorité particulière sur ce qu'est une "bonne" ou une "mauvaise" nature (ni habitat, ni fonction, ni toute autre périphrase);
  • l'information que donnent les sciences est un commencement, et non la fin, du débat démocratique, à partir d'elle s'expriment des avis mieux informés des citoyens, sans que ces avis des citoyens ne s'irriguent pour autant à la seule science;
  • des états et produits de la nature (biodiversités, fonctionnalités, services, etc.) changent selon les choix humains, une description de ces états et de leurs évolutions permet de mieux réfléchir à nos préférences;
  • il est impossible (ou dénué de sens) d'instaurer la nature elle-même comme norme, celui qui prétend le faire tente en général d'imposer une croyance soustraite au débat contradictoire et de masquer le fait que sa norme est toujours non la nature elle-même mais un certain discours de la nature, portant certaines préférences.