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18/11/2025

La restauration écologique des rivières mobilise beaucoup d'argent mais apporte peu de résultats (Haase et al 2025)

Sept décennies d’actions pour restaurer les rivières n’ont pas entraîné l’amélioration attendue de leur biodiversité. Une revue scientifique couvrant plus de 7 000 projets révèle que la plupart des interventions affichent un score d’efficacité de seulement 0,15 sur 1. En cause : des pressions multiples jamais traitées ensemble, des restaurations trop locales pour des systèmes qui fonctionnent à l’échelle du bassin et un manque chronique de suivi biologique. Alors que le gestionnaire public de l'eau se précipite en France dans ce type d'action sans recul critique et à grands frais, peut-être serait-il temps de prendre des leçons de l'expérience ? 


L’article de Peter Haase et de ses collègues propose l’une des synthèses les plus ambitieuses jamais réalisées sur l’efficacité des actions de conservation mises en œuvre pour enrayer le déclin planétaire de la biodiversité des rivières. Malgré des décennies d’efforts – restaurations physiques, stations d’épuration, réintroduction d’espèces, législations, lutte contre les invasives ou adaptation au changement climatique –, il restait jusqu’ici difficile de répondre à une question simple : ces actions améliorent-elles réellement l’état écologique des rivières ?

L’étude rassemble et analyse plusieurs centaines de publications couvrant plusieurs milliers de projets de conservation issus de 26 régions du monde, afin d’apporter une réponse claire et fondée sur des données empiriques plutôt que sur des suppositions.

L’ambition première est d’évaluer de manière exhaustive l’efficacité réelle des actions de conservation des rivières, et surtout de comprendre pourquoi, dans de très nombreux cas, ces actions n’entraînent pas l’amélioration espérée de la biodiversité. L’étude ne se contente pas de comparer les projets entre eux : elle cherche à relier les résultats observés aux types d’actions engagées (neuf catégories), aux régions du monde concernées, aux groupes biologiques suivis et aux pressions environnementales en présence. L’enjeu scientifique est d’identifier les « mécanismes de succès » et les « mécanismes d’échec » afin d’orienter les politiques futures, notamment vers des stratégies à l’échelle des bassins versants.

Le corpus mobilisé est important : 436 études représentant 7 195 projets de conservation, majoritairement situés dans des pays à hauts revenus (Europe et Amérique du Nord notamment). Ces projets sont classés dans neuf catégories d’action : restauration des habitats et de la connectivité, gestion des débits écologiques, traitement des pollutions ponctuelles, réduction des pollutions diffuses, gestion de l’exploitation des espèces, lutte contre les invasives, actions d’atténuation climatique, protection des habitats et protection des espèces. Les taxons suivis sont massivement dominés par les poissons et les macro-invertébrés, ce qui reflète les pratiques de suivi actuelles et laisse de côté d’autres groupes (macrophytes, diatomées, reptiles, amphibiens, mammifères).



Synthèse des résultats par régions du monde. Extrait de Haase et al 2025, art cit. 

Pour comparer les projets, les auteurs ont mis en place une échelle simple mais très informative. Chaque action est évaluée selon trois états possibles :
– 0 : aucune amélioration du biote, voire dégradation ;
– 0,5 : amélioration légère, partielle, limitée à certains taxons ;
– 1 : amélioration nette, substantielle, ou retour vers un état proche des conditions de référence.

Ces scores ne sont pas attribués aux études mais pondérés par le nombre de projets qu’elles rapportent, ce qui permet de traduire un résultat global représentatif des pratiques de conservation dans le monde.

Un score global moyen de 0,15 sur 1
Le résultat le plus marquant de l’étude est sans conteste le score mondial moyen de 0,15. Ce chiffre est la moyenne pondérée de l’ensemble des projets sur l’échelle 0-0,5-1. Concrètement, cela signifie que la très grande majorité des actions n’entraînent ni amélioration significative, ni même amélioration légère de la biodiversité. L’échelle étant linéaire, un score de 0,15 équivaut à dire que 85 % du potentiel d’amélioration observé dans les études est tout simplement absent.

Ce faible résultat global résume à lui seul les limites structurelles des politiques actuelles : la conservation des rivières, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, ne parvient pas à inverser le déclin de la biodiversité.

Certaines actions obtiennent des résultats légèrement meilleurs – par exemple les débits écologiques, qui montrent souvent une amélioration des populations de poissons et d’invertébrés – mais elles restent minoritaires et limitées dans leur portée géographique. Les actions de lutte contre les invasives réussissent relativement bien lorsqu’il s’agit d’éradiquer des vertébrés indésirables, mais échouent fréquemment pour les plantes ou invertébrés, plus rapides à recoloniser. Les stations d’épuration modernes semblent efficaces, mais les preuves scientifiques directes manquent, car les études s’intéressent davantage à la qualité chimique qu’aux réponses biologiques. À l’inverse, la restauration physique des rivières (méandres, granulats, diversification des habitats) montre des résultats très variables, souvent sans bénéfice mesurable.

Le constat est aggravé par une forte inégalité géographique : les pays à revenus élevés mettent en œuvre des actions variées et ciblées, tandis que les pays à revenus faibles ou intermédiaires se limitent, faute de moyens, à la création d’aires protégées ou à la protection nominale des espèces.

Causes présumées des échecs
La section consacrée aux causes d’échec constitue l’un des apports importants de l’article. Les auteurs identifient trois mécanismes majeurs qui reviennent de manière récurrente dans la littérature.

La première cause est la présence de multiples stress qui agissent simultanément. Une action isolée – par exemple la restauration de la morphologie d’un tronçon – ne suffit pas si les pressions dominantes persistent : pollution chronique, altérations hydrologiques, obstacles à la migration, invasions biologiques ou réchauffement thermique. La biodiversité d’une rivière ne peut pas se rétablir si le stress principal n’est pas éliminé, quel que soit l’effort consenti sur les autres aspects.

La seconde cause est un problème d’échelle spatiale. La plupart des actions se limitent à quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres, alors que les espèces utilisent l’ensemble du réseau hydrographique. Les pressions, elles, ne respectent aucune limite locale : les polluants viennent de l’amont, les crues artificielles résultent de barrages situés parfois à des dizaines de kilomètres, et le rétablissement d’une population dépend de la présence de sources de recolonisation proches. Lorsque l’action n’est pas alignée sur l’échelle du problème, l’amélioration reste imperceptible.

Enfin, la troisième cause d’échec est l’insuffisance du suivi scientifique. Beaucoup de projets n’ont ni état initial, ni sites témoins, ni suivi biologique de long terme. Les durées de suivi sont trop courtes (souvent 1 à 2 ans), les taxons suivis trop limités (essentiellement les poissons), et les pressions environnementales mal documentées. Cette absence de monitoring rend difficile l’évaluation des résultats et conduit parfois à des erreurs d’interprétation : un projet peut être jugé inefficace alors qu’il aurait pu fonctionner à plus long terme, ou inversement être considéré comme une réussite alors que la biodiversité n’a pas réellement progressé de manière durable.

Discussion
Au-delà des résultats écologiques eux-mêmes, cette revue internationale montre l’ampleur du vide informationnel qui entoure nos politiques de restauration des rivières. Les auteurs constatent un manque criant de données : données biologiques trop limitées (quelques espèces, souvent les mêmes), données spatiales restreintes (quelques tronçons), données temporelles insuffisantes (un ou deux ans de suivi quand il en faudrait dix ou davantage). Ce déficit de connaissance rend l’évaluation quasi impossible et contribue directement à l’inefficacité des actions : comment espérer restaurer ce que l’on ne mesure ni correctement ni durablement ? 

Ce point interpelle d’autant plus que les politiques publiques investissent depuis des décennies des sommes considérables dans la restauration fluviale, souvent sous des formes standardisées et rarement questionnées. Nous le constatons en France où la restauration écologique de rivières est quasiment devenue un dogme pour les agences de l'eau, les syndicats de bassin, l'office de la biodiversité et autres acteurs publics qui tendent à copier-coller les mêmes éléments de langage dans les plans de gestion des cours d'eau. Pourquoi continuer à déployer de manière systématique des approches coûteuses sans avoir, en amont, établi des protocoles pilotes permettant de comprendre ce qui fonctionne, dans quelles conditions, et à quelles échelles ? L’absence de véritables sites expérimentaux, suivis de façon rigoureuse et transparente, constitue probablement l’un des angles morts majeurs de l’action publique en ce domaine. 

Un autre élément mérite enfin d’être interrogé : l’idée, profondément ancrée dans de nombreuses politiques publiques (et parfois des communautés de chercheurs), selon laquelle la “restauration” consisterait à ramener la rivière vers un état antérieur, supposé plus naturel ou plus fonctionnel. Cette conception, héritée des années 1950-1980, repose sur une vision muséographique de la nature, comme s’il existait un état de référence stable et souhaitable vers lequel il suffirait de revenir. Or l'avancée des connaissances en écologie fluviale montrent plutôt l’inverse : les rivières sont des systèmes intrinsèquement dynamiques, façonnés en permanence par des variations hydrologiques, des migrations d’espèces, des perturbations, des usages humains (depuis des millénaires) et désormais par le changement climatique. Elles n’ont jamais été figées et ne le sont plus du tout aujourd’hui. Chercher à reconstituer un état passé — souvent idéalisé, parfois mal documenté, presque toujours inatteignable — génère donc une contradiction fondamentale. Non seulement cet état d’origine n’existe plus dans un climat et un bassin versant transformés, mais surtout il ne constitue pas nécessairement un objectif écologique pertinent pour l’avenir. Cette confusion conceptuelle explique éventuellement en partie l’échec de nombreuses restaurations : elles tentent de recréer "par petites touches" des formes, des habitats ou des débits hérités d’un autre temps, sans intégrer les conditions présentes ni anticiper celles à venir. À l’heure où les rivières connaissent une combinaison inédite de pressions évolutives — réchauffement, artificialisation, espèces invasives, polluants émergents — la question n’est peut-être plus de restaurer, mais d’imaginer, de concevoir et de tester des trajectoires nouvelles. L’ingénierie écologique contemporaine parle de plus en plus d’“adaptation”, de “résilience” et de “gestion dynamique”, plutôt que de simple retour en arrière. Autrement dit, la restauration telle qu’elle a été pensée et pratiquée depuis 70 ans n’est peut-être pas seulement inefficace, mais surtout conceptuellement inadaptée au monde où nous vivons.

Référence : Haase P et al (2025), Successes and failures of conservation actions to halt global river biodiversity loss, Nature Reviews Biodiversity, 1, 104–118. 

19/11/2022

Les habitats aquatiques humains et la conservation des moules d’eau douce (Sousa et al 2021)

Des chercheurs ont passé en revue la littérature scientifique et documenté que les habitats anthropiques (retenues, canaux, plans d’eau) pouvaient servir à plus de 200 espèces de moules d’eau douce, dont 34 espèces menacées sur les listes rouges de l’UICN. Mais ces habitats ont un intérêt dépendant de leur gestion : parfois ils peuvent devenir des pièges écologiques si leurs manoeuvres hydrauliques ou leurs abandons produisent des détériorations de milieux ou des mortalités. Les chercheurs soulignent qu’il est devenu urgent de documenter systématiquement les peuplements des habitats aquatiques d’origine humaine, ainsi que de travailler à des règles d’aménagement et gestion favorables au vivant. C’est la position de notre association. Et ce qui est dit ici des mollusques concerne aussi bien les invertébrés, les poissons, les amphibiens, les oiseaux, les mammifères… Sortons au plus vite de l’opposition stérile entre naturel et artificiel qui conduit à négliger une part importante des milieux aquatiques et humides, voire à assécher ces milieux en dehors de toute précaution et réflexion. 

Exemple d’habitats anthropiques colonisés par les moules d’eau douces : biefs de moulins à eau, canaux d’usine ou d’irrigation, étangs et plans d’eau…. Extrait de Sousa et al 2021

Trente-six spécialistes de la conservation des moules d’eau douce viennent de publier une synthèse sur les connaissances concernant le rôle des habitats anthropiques.

Voici le résumé de leur étude : 
«Les habitats anthropiques d’eau douce peuvent offrir des perspectives sous-évaluées de conservation à long terme dans le cadre de la planification de la conservation des espèces. Cette question fondamentale, mais négligée, nécessite une attention particulière compte tenu de la vitesse à laquelle les humains ont modifié les écosystèmes d’eau douce naturels et des niveaux accélérés de déclin de la biodiversité au cours des dernières décennies. Nous avons compilé 709 enregistrements de moules d’eau douce (Bivalvia, Unionida) habitant une grande variété de types d’habitats anthropiques (des petits étangs aux grands réservoirs et canaux) et examiné leur importance en tant que refuges pour ce groupe faunique. La plupart des enregistrements provenaient d’Europe et d’Amérique du Nord, avec une nette dominance des canaux et des réservoirs. L’ensemble de données couvrait 228 espèces, dont 34 espèces menacées figurant sur la Liste rouge de l’UICN. Nous discutons de l’importance de la conservation et fournissons des conseils sur la façon dont ces habitats anthropiques pourraient être gérés pour assurer une conservation optimale des moules d’eau douce. Cet examen montre également que certains de ces habitats peuvent fonctionner comme des pièges écologiques en raison de pratiques de gestion contraires à la conservation ou parce qu’ils agissent comme un puits pour certaines populations. Par conséquent, les habitats anthropiques ne devraient pas être considérés comme une panacée pour résoudre les problèmes de conservation. Il est nécessaire de disposer de plus d’information pour mieux comprendre les compromis entre l’utilisation humaine et la conservation des moules d’eau douce (et d’autres biotes) dans les habitats anthropiques, compte tenu du faible nombre d’études quantitatives et du fort biais des connaissances biogéographiques qui persiste.»
Les travaux recensés dans ce passage en revue montre que l’on trouve des moules d’eau douce et notamment des espèces protégées dans des milieux anthropiques très divers : «Nos données indiquent que les moules d’eau douce peuvent coloniser les canaux (y compris les  canaux d’irrigation, de transport et de refroidissement, des moulins à eau et les fossés), les rivières canalisées, les réservoirs (y compris les  réservoirs d’exploitation minière), les  étangs artificiels, les lacs artificiels (y compris les lacs  urbains et  les gravières), les  rizières, les bassins de navigation et les ports».

Mais l’étude des chercheurs montre l’importance du cas par cas. Il n’y a pas de règles prédéfinies : des aménagements de rivières peuvent agir comme refuges et d’autres comme pièges ou comme dégradations. 

Par exemple, un ouvrage mal géré peut entraîner des mortalités de moules, comme cet exemple de vidange intempestive de réservoir :


Ou bien encore, un habitat anthropique peut se dégrader faute d’entretien ou à cause de pollution, et en ce cas sa fonction de refuge de biodiversité est perdue, comme l’illustre cet autre exemple :


Ces spécialistes de la biodiversité insistent néanmoins sur le fait qu’il est impossible désormais de négliger l’importance des habitats anthropiques dans la conservation de biodiversité, ce qui est l’objet principal de leur article :
« Dans un monde presque totalement dominé par l’homme et ses infrastructures, il ne fait aucun doute que les habitats anthropiques augmenteront en nombre et en étendue spatiale à l’avenir. Par exemple, 3700 barrages hydroélectriques de plus de 1 MW sont actuellement proposés ou en construction, et de nombreux autres barrages de plus petite taille devraient être construits pour répondre à la demande mondiale croissante d’énergie, de contrôle des inondations et d’irrigation (Thieme et al., 2020; Zarfl et coll., 2015). Une situation similaire est vraie pour les canaux, car, par exemple, des dizaines de mégaprojets de transfert d’eau (c’est-à-dire des interventions d’ingénierie à grande échelle pour détourner l’eau à l’intérieur des bassins fluviaux et entre ceux-ci; Shumilova et al., 2018) sont prévus dans un avenir proche (Daga et al., 2020; Shumilova et coll., 2018; Zhan et coll., 2015; Zhuang, 2016). Par conséquent, l’importance écologique, conséquente et socio-économique des habitats anthropiques ne doit pas être ignorée et devrait augmenter.

Les fonctions sociales et les services des habitats anthropiques peuvent changer au fil du temps, et influencer les objectifs de gestion. Par exemple, le passage d’une focalisation sur la navigation commerciale à des activités récréatives et à la préservation du patrimoine, ou le remplacement des anciens canaux d’irrigation par des technologies d’irrigation modernes, peut entraîner la désactivation ou même la destruction de certains habitats anthropiques (Hijdra et coll., 2014; Lin et coll., 2020; Walker et coll., 2010). Ces situations doivent être soigneusement évaluées, car certains de ces habitats anthropiques peuvent être colonisés par des moules d’eau douce et d’autres espèces présentant un intérêt pour la conservation. 

Les différences environnementales et biologiques entre les habitats anthropiques et naturels sont dans certains cas mineures et peuvent souvent être surmontées par l’ingénierie écologique, afin de rendre l’environnement plus approprié pour les moules d’eau douce et d’autres espèces endémiques, et/ou d’assister la dispersion pour permettre aux organismes endémiques appropriés d’atteindre ces écosystèmes artificiels (Lundholm et Richardson, 2010). Parfois, des activités mineures d’ingénierie écologique peuvent créer des habitats propices à la conservation de la biodiversité (par exemple, l’ajout de substrats appropriés et le contrôle des hydropériodes) qui imitent les conditions naturelles. La mise en œuvre de mesures susceptibles d’accroître l’hétérogénéité de l’habitat (ajout de bois ou de gros rochers, augmentation des refoulements) et l’utilisation de matériaux plus respectueux de l’environnement dans les cours d’eau canalisés (par exemple, dépôt de substrat avec des granulométries appropriées, utilisation de matériaux perméables autres que le béton) peuvent mieux convenir aux moules d’eau douce (et d’autres espèces) et même améliorer les services écosystémiques tels que la lutte contre les inondations et l’attrait des loisirs (Geist, 2011). Il y a beaucoup à apprendre sur ce sujet des habitats anthropiques situés dans des écosystèmes marins (voir par exemple Strain et al., 2018). De même, une gestion prudente des niveaux d’eau dans ces habitats anthropiques en utilisant, par exemple, des techniques de télédétection pour évaluer les changements spatiaux et temporels de l’hydropériode (voir Kissel et al., 2020; encadré 3), en particulier dans des conditions de sécheresse, peut être essentiel pour réduire la mortalité. En fait, de nombreux barrages disposent déjà de programmes en place de surveillance des données à petite échelle pour s’assurer que les niveaux d’eau n’atteignent pas des niveaux critiques et ces programmes peuvent être utilisés pour mieux gérer les niveaux des rivières et réduire la mortalité des moules. »

En piste pour la recherche, voici les propositions des auteurs :
« Notre compréhension de la façon dont les habitats anthropiques affectent les moules d’eau douce en est à ses balbutiements, avec plus de questions que de réponses (c.-à-d. certains exemples montrant leur importance pour la conservation et d’autres montrant leur rôle en tant que pièges écologiques). Par conséquent, des comparaisons écologiques minutieuses devraient être effectuées en tenant compte des échelles spatiales et temporelles appropriées. La connectivité et le temps écoulé depuis la construction peuvent être des aspects clés auxquels il faut prêter attention, car nous prévoyons qu’une connectivité accrue et des structures plus anciennes permettront la succession à une communauté plus stable, avec une augmentation de la diversité et de l’abondance des espèces de moules d’eau douce. Un autre aspect clé à prendre en compte est le type de matériau utilisé dans la construction de ces structures. Par exemple, on s’attendrait à ce que la valeur de conservation d’un canal entièrement en béton soit très différente de celle d’un canal contenant des sédiments naturels. Pour une espèce benthique, telle qu’une moule d’eau douce, cette situation devrait être soigneusement évaluée et guider la mise en œuvre future de solutions fondées sur la nature (voir Palmer et coll., 2015). Compte tenu de la prédominance des structures en béton dans les écosystèmes aquatiques et de leurs effets négatifs sur de nombreux aspects écologiques (pour une revue, voir Cooke et al., 2020), les études futures devraient viser à développer des matériaux plus respectueux de l’environnement et plus durables. Ces nouveaux matériaux, y compris le béton plus perméable et les matériaux fibreux tels que les cordes floues (Cooke et al., 2020), peuvent bénéficier non seulement au biote, mais aussi aux humains (par exemple grâce à un cycle biogéochimique amélioré), avec des coûts environnementaux, sociaux et économiques plus faibles (Palmer et al., 2015).

Les recherches futures devraient comprendre l’élaboration de programmes de surveillance axés sur la comparaison des habitats anthropiques avec les écosystèmes naturels adjacents. Des outils nouveaux et émergents tels que les technologies de télédétection et l’ADN environnemental peuvent être d’une grande aide non seulement pour détecter les espèces rares et envahissantes, mais aussi pour caractériser les écosystèmes terrestres adjacents (Prié et al., 2020; Togaki et coll., 2020). Les données générées par de nouvelles techniques de télédétection, telles que l’imagerie aérienne pour estimer la surface et l’hydropériode (voir Kissel et al., 2020), peuvent être essentielles pour améliorer la comprendre la dynamique hydrologique des habitats anthropiques. Dans le même ordre d’idées, étant donné que les habitats anthropiques sont affectés par des facteurs de stress mondiaux, tels que la perte d’habitat, la pollution, les espèces envahissantes et le changement climatique, leurs effets devraient être évalués simultanément. 

La valeur sociale des habitats anthropiques est également particulièrement importante à évaluer à l’avenir, en utilisant, par exemple, les connaissances écologiques locales et l’i-écologie ainsi que des outils culturomiques (voir Jarić et al., 2020; Sousa et al., 2020) pour déterminer comment le grand public perçoit ces habitats en termes de conservation de la biodiversité. De plus, les études évaluant les réponses fonctionnelles, telles que les taux de filtration, le cycle des nutriments et la bioturbation dans les écosystèmes anthropiques par rapport aux écosystèmes naturels, sont totalement inexistantes et ces lacunes limitent notre compréhension des réponses fonctionnelles des moules d’eau douce à ces infrastructures. Enfin, et bien que complètement spéculatives compte tenu de l’inexistence d’études, ces structures anthropiques aquatiques pourraient avoir des implications évolutives (voir Johnson & Munshi-South, 2017; Schilthuizen, 2019 pour les zones urbaines). Les moules d’eau douce pourraient s’adapter à ces habitats anthropiques, et cette situation pourrait être extrêmement intéressante à étudier à l’avenir. » 
Discussion
Le travail de Sousa et de ses collègues rejoint une littérature croissante qui appelle à prendre en considération les milieux aquatiques et humides d’origine artificielle, dit aussi anthropiques (voir recensions de Lin 2020, Koschorrek et al 2020, Zamora-Martin et al 2021). Car le travail fait ici sur les moules peut être étendu à d’autres mollusques, aux invertébrés, aux poissons, aux amphibiens, aux oiseaux, aux mammifères, aux végétaux. 

La France accuse un retard évident en ce domaine, comme on a pu le voir dans les campagnes de restauration de continuité longitudinale fondées sur une indifférence totale et un assèchement massif de milieux anthropisés – une politique faisant perdre, et non gagner, de la surface aquatique et humide. 

L’idée qu’un habitat d’origine artificielle serait sans intérêt biologique est pourtant contredite par les faits, de plus en plus massivement à mesure que la recherche progresse. Il en résulte d’abord que détruire ou perturber de tels habitats sans précaution n’est pas souhaitable pour ce qui concerne la gestion des milieux aquatiques et humides. Il en résulte ensuite qu’avant de vouloir systématiquement «renaturer» des milieux anthropisés au risque de les assécher, comme la restauration tend parfois à le faire de manière précipitée, systématique et avec peu de connaissances, le plus urgent serait déjà de les étudier et de proposer lorsque c’est possible quelques règles écologiques de bonne gestion. 

Ces travaux en écologie de conservation devraient être phasés avec ceux d’économistes pour aller plus loin. En effet, la gestion attentive à la biodiversité représente presque toujours des contraintes nouvelles de temps et d’argent, parfois des budgets conséquents. Le particulier ou le professionnel qui dispose d’un habitat d’intérêt ne pourra pas aller loin s’il supporte de tels coûts sans aide ni compensation. Les paiements pour services écosystémiques, tels que l’on commence à les proposer dans le cadre agricole, peuvent être des voies à creuser. 

Enfin, notre association recevant souvent des plaintes de riverains d’habitats anthropiques menacés d’assèchement et de destruction (canaux, étangs, plans d’eau), nous rappelons que le code de l’environnement ne distingue pas les milieux aquatiques ou les zones humides selon leur origine (naturelle, artificielle). Tout projet qui menace un tel habitat doit commencer par un diagnostic de biodiversité et une étude d’impact des options proposées : en cas d'indifférence, le rappel doit en être fait au maître d'ouvrage avec copie au préfet et au procureur. Si cet habitat est dégradé de manière intentionnelle, durable et sans précaution, une plainte peut être déposée. N'hésitez pas à nous signaler par courrier des menaces, particulièrement sur les hydrosystèmes de types plans d'eau et canaux.

Référence : Sousa R et al (2021), The role of anthropogenic habitats in freshwater mussel conservation, Global Change Biology, 27, 11, 2298-2314

08/11/2022

La gestion humaine passée des lacs d’Ecosse a pu créer de la biodiversité (Stratigos 2022)

Analysant la politique de protection des zones humides d’Ecosse et l’histoire de leurs aménagements, l’archéologue Michael J. Stratigos montre que des sites de haut intérêt actuel sont issus de gestions humaines passées, notamment de drainage de lacs ayant produit des tourbières. Cette gestion a donc la capacité de créer de la biodiversité, pas seulement de la dégrader comme on se le représente souvent. Le chercheur appelle à rediscuter des critères de «naturalité» qui sont retenus dans les politiques de protection de zones humides – de conservation écologique en général – et à éviter la négligence de principe pour des milieux créés et gérés par les humains, au profit de seuls sites perçus comme naturels. Un pas de plus vers la reconnaissance des écosystèmes anthropiques, aujourd’hui souvent ignorés dans la gestion et le droit de l’eau.


Restenneth Moss, site écossais de tourbière protégé pour sa biodiversité, qui résulte en fait du drainage d’un lac naturel au 19e siècle. Richard Webb, Creative Commons

Les environnements des zones humides de toutes sortes jouent un rôle important dans une grande variété de services écosystémiques. Ils couvrent environ 2% de la surface de la Terre, mais représentant jusqu’à 40% du total des services écosystémiques mondiaux, selon certains calculs. L’omniprésence historique du drainage pour l’agriculture a été identifiée comme un problème clé dans la conservation des milieux humides d’eau douce. Cette dégradation par drainage est reconnue comme le principal déterminant de la distribution, la quantité et la qualité des environnements des zones humides dans le monde – avec des estimations de perte de milieux humides au cours des derniers siècles allant d’environ 33% à 87%.

L’importance de ces milieux humides est reconnue dans les politiques de conservation biologique depuis au moins 50 ans. Une stratégie clé dans la conservation des zones humides a été de les désigner comme zones protégées, avec des limites sur les types d’activités humaines qui peuvent s’y dérouler (de pratiquement aucune restriction à une restriction minimale). Ces choix se sont positionnées conceptuellement et juridiquement le long d’un axe de «naturalité» – avec des environnements de zones humides désignés comme de grande valeur selon qu’ils montrent des degrés plus faibles d’influence anthropique. 

Cependant, come le rappelle Michael J Statigos dans ce travail sur les lacs d'Ecosse, «la définition du «naturel» et de l’étendue de l’influence humaine peut être très difficile. Des preuves archéologiques et paléo-écologiques ont parfois été utilisées pour définir ces états naturels de référence, mais la compréhension unique dont l’archéologie des zones humides dispose pour comprendre le drainage elle-même ne l’a pas été.»

En Ecosse, les sites d’intérêt scientifique spécial ( SSSI) ont été désignés pour la première fois par les National Parks and Access to the Countryside Acts (1949), et ils sont parmi les zones protégées les plus strictes du Royaume-Uni. Leurs caractéristiques sont fixées selon un ensemble de critères qui, depuis les années 1970, comprennent des orientations sur l’établissement du caractère naturel de l’entité désignée. Ce n’est pas spécifique aux zones humides, mais concerne n’importe quel habitat ou espèce (ainsi que des caractéristiques géologiques / géomorphologiques). Outre que les SSSI sont un moyen clé de protéger les zones humides en Écoss (plans de gestion détaillés, centres de restauration partagés entre services gouvernementaux et ONG.

La naturalité des lacs d'Ecosse et de leurs abords humides peut être analysée grâce au Roy Military Survey of Scotland (1747-1755), une carte unique du milieu du 18e siècle qui montre la situation avant la majorité du drainage de loch dans la phase de modernisation 1750-1850.

Michael J. Stratigos comment le résultat de cette comparaison : «Deux cent vingt-quatre lochs ont été identifiés dans l’ensemble de données du Roy Military Survey of Scotland en tant que SSSI désignés pour leur habitat lacustre ou apparenté. Près des deux tiers (n = 144) des lochs de l’ensemble de données ne présentaient aucun signe de drainage. (…) Plus surprenant, il existe également de nombreux SSSI qui désignent des bassins lacustres fortement modifiés. Trente-neuf des 224 lacs désignés comme SSSI sont partiellement drainés. Ces sites représentent un large éventail d'environnements lacustres modifiés, et parmi ceux-ci, il est probable que certains habitats SSSI désignés ont augmenté dans leur prévalence ou leur qualité en raison du drainage. Ceci est encore plus frappant dans les cas où les lochs ont été complètement ou presque complètement vidangés mais sont toujours désignés comme SSSI.» 


Exemple d'évolution de la surface d'u lac avant et après drainage, extrait de Stratigos 2022, art cit. Les abords humides du lac actuel, nés du drainage, peuvent être devenus des zones de haut intérêt en conservation écologique.

En fait, le drainage a pu créer de nouveaux habitats : «Il y a 32 des 224 SSSI identifiés comme complètement ou presque complètement drainés depuis leur enquête par le RMS au milieu du 18e siècle. Dans ces cas, l'habitat résultant maintenant protégé est complètement transformé par rapport à ce qui était avant c. 1750, passant d'un loch à un autre type de zone humide. Le plus souvent, la transition se fait d'un loch à un fen de bassin ou une tourbière haute (par exemple, Restenneth Moss, Angus, qui était un loch, mais maintenant une tourbière de bassin). En d'autres termes, la biodiversité valorisée de ces sites doit son existence au drainage lui-même, le type de milieu présent a été transformé par le drainage.» Le chercheur examine le cas particulier du Dowalton Loch, objet de nombreux aménagements dans le passé et aujourd’hui zone humide protégée. «Les résultats montrent également comment, dans certaines circonstances, ces types de zones humides modifiées et drainées par l’homme ont augmenté la biodiversité».

Le chercheur conclut : «La conservation de la biodiversité devrait envisager de s’éloigner de l’évaluation des environnements principalement pour la «naturalité» perçu (McNellie et al. 2020; Thomas 2020) et reconnaître que les changements anthropiques peuvent accroître la biodiversité valorisée à certaines échelles (par exemple, Danneyrolles et al. 2021), appuyant largement le cadre des nouveaux écosystèmes (Hobbs, Higgs et Hall,  2013; Morse et coll.  2014; Mac- Donald et King 2018). Bien qu’il ne s’agisse pas d’une approbation du drainage des zones humides en tant que stratégie de conservation écologique, il faut reconsidérer le caractère naturel et le fait que la restauration dans les milieux humides devrait chercher dans tous les cas à éliminer l’anthropogenèse.»

Discussion
Les actions des humains modifient le vivant et les habitats, souvent dans un sens négatif pour la biodiversité et la géodiversité, mais pas toujours. Et le vivant est dynamique, donc le bilan ne se fait pas forcément à l'instant t. La littérature scientifique en écologie porte aussi une attention à ce qu’elle nomme les «nouveaux écosystèmes» ou les «écosystèmes culturels», c’est-à-dire les héritages de la nature modifiée par la société dans l’histoire. De même, cette littérature scientifique insiste sur le fait que la biodiversité ordinaire des créations humaines d’habitats aquatiques ou humides (fossés, mares, gravières, plans d’eau, étangs, canaux etc.) doit être intégrée dans la trame de conservation et gestion du vivant. 

Ce point est aujourd’hui très négligé en France comme en Europe, car la politique publique de l’eau et des rivières préfère un paradigme de «naturalité» où l’on considère a priori que des aménagements anciens sont des zones dégradés, banalisés, sans intérêt. Nous devons faire urgemment évoluer cette représentation. Elle n'est pas seulement erronée par rapport à l'évolution de nos connaissances en archéologie et histoire environnementales : elle inspire aussi de mauvaises politiques publiques et conduit parfois à dépenser pour assécher des milieux anthropiques au lieu d'engager leur bonne gestion écologique. 

Référence : Stratigos MJ (2022), What wetland are we protecting and restoring? Quantifying the human creation of protected areas in Scotland, Journal of Wetland Archaeology, doi: 10.1080/14732971.2022.2101190

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24/04/2021

Comment des lobbies ont inventé la légende de l'épuisement du potentiel hydro-électrique français

Au début des années 1990, l'équipement hydroélectrique de la France marque un coup d'arrêt. Depuis 30 ans, son évolution est quasi-gelée. Certains affirment que le potentiel de production hydro-électrique du pays est épuisé. Or c'est faux. De manière constante, les rapports publiés des années 1950 aux années 2010 montrent que le potentiel exploitable est de l'ordre de 100 TWh, bien au-dessus des 70 TWh actuels. En réalité, l'affirmation de l'épuisement du potentiel hydraulique français vient de lobbies pêcheurs et écologistes qui, dans les années 1980, ont organisé l'entrave des projets énergétiques. Avant de convaincre l'administration et les élus d'aller plus loin pour engager la destruction des ouvrages et revenir à la rivière sauvage. Mais le rejet de cette politique par les riverains, les doutes sur la valeur sociale et scientifique de l'idée de nature sauvage, la reconnaissance mondiale de l'urgence climatique sont en train de changer la donne dans les années 2020. La France doit renouer avec sa vocation hydro-électrique stoppée depuis 30 ans: elle dispose de plusieurs dizaines de milliers de sites équipables.


L'évolution de l'hydro-électricité en France montre une courbe étrange (image ci-dessus, source CRE 2020): croissance régulière des années 1950 aux années 1980, et... plus rien, un arrêt net au début des années 1990. Depuis environ 30 ans, la puissance installée se situe vers 25 GW, la production annuelle vers 70 TWh, la croissance est à peine perceptible tant elle est modeste. 

Pour justifier cela, certains affirment que le potentiel hydroélectrique français a été presque totalement exploité et qu'il ne reste plus grand chose à faire. France Nature Environnement écrit par exemple dans sa brochure 2016 sur l'énergie hydraulique : "Le parc hydroélectrique français est pourtant déjà développé à plus de 90 %". Cet élément de langage est fréquemment entendu. 

Mais c'est inexact. En réalité, cet argument est le fait des lobbies qui ont lutté contre cette énergie hydro-électrique, qui ont largement contribué à son arrêt dans les années 1990 et qui ont accentué leurs exigences dans les années 2000 et 2010, avec la politique de destruction pure et simple des ouvrages hydrauliques. 

Commençons par explorer la question du potentiel hydro-électrique français.

Les rapports d'étude montrent que le potentiel énergétique de l'eau n'est nullement épuisé
En 1975, suite au premier choc pétrolier, une commission présidée par le sénateur Pintat à la demande du ministère de l’industrie et de la recherche met en évidence comme potentiel hydraulique de la France:
  • un potentiel théorique de 266 TWh/an dont la moitié est peu utilisable, car cela conduirait à submerger d’importantes parties du territoire;
  • un potentiel techniquement rentable de 100 TWh/an (inventorié par EDF dès 1953, confirmé depuis par les différentes études);
  • un potentiel économiquement équipable variable selon la comparaison économique avec les moyens de production alternatifs;
  • un gisement de stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) de 20 000 MW.
Ces chiffres excluent toutefois le potentiel de la petite hydraulique en dessous de 2 MW, notamment car les petites chutes ne correspondent pas au schéma technique et financier de l'électricien national EDF (voir les précisions chez Rabaud et Catalan 1986). Par tradition, l'entreprise publique privilégie les projets de grandes centrales (charbon, nucléaire, hydraulique) mais ne s'y retrouve pas dans les schémas de petite hydraulique, qui sont pourtant, de très loin, les plus nombreux et les plus facilement actionnables sur les rivières françaises. La haute fonction publique aura tendance à s'aligner sur ces vues d'EDF, ce dont on trouve la trace aujourd'hui encore.

En 2006, le Rapport sur les perspectives de développement de la production hydro-électrique en France, dit "rapport Dambrine" du nom de son premier auteur, rappelle ces données et les considère comme toujours valides, modulo l'interprétation des règles françaises et européennes de protection environnementale.

Ce rapport précise cependant le désintérêt de l'Etat et de son administration pour l'hydro-électricité, ainsi que la réalité de conflits : 
"Le potentiel hydroélectrique dépend de la géographie et de la pluviométrie, mais également de l’évolution des techniques de production et surtout de la place que la société entend donner à l’utilisation de l’eau à des fins énergétiques parmi tous les autres usages : eau laissée «sauvage» pour la préservation de l’environnement et des sites, eau pour la pêche, eau pour l’agriculture, eau pour le tourisme, etc. (...) Pour autant, peut-être en raison de son ancienneté (elle existe depuis la fin du XIXe siècle), mais surtout de ses impacts sur les paysages et de la concurrence avec les autres usages de l’eau, l’hydroélectricité a, au fil du temps, perdu de son prestige dans notre pays. Au niveau local, les autorités publiques, et notamment les préfets et les élus locaux, ne pensent plus spontanément à développer l’hydroélectricité. Certains peuvent même la considérer comme «démodée» par rapport à l’éolien ou au photovoltaïque ou bien qu’elle ne vaut plus la peine d’ouvrir des conflits avec les défenseurs des autres usages de l’eau."
Sept ans après le rapport Dambrine, le rapport UFE/Ministère de l'écologie de 2013 estime que le potentiel est le suivant :
  • 2,9 GW et 10 TWh/an en création de nouveaux sites.
  • 0.5 GW et 1,7 Twh/an en équipement de sites existants.
Toutefois, ce rapport reste incomplet et inégal selon les territoires. Il exclut les sites de moins de 100 kW de puissance, qui sont des dizaines de milliers en France. Il correspond également à la doctrine du ministère de l'écologie de l'époque, qui considérait les rivières en liste 1 de continuité écologique comme exclues du potentiel : or, le conseil d'Etat a censuré le ministère sur ce sujet (voir Conseil d'Etat 2015, Conseil d'Etat 2021). 

Selon le travail de Punys et al 2019 (mission européenne RESTOR HYDRO), les seuls petits sites anciens de moulins et forges représentent en France un potentiel de 3,3 TWh au sein des 4,3 TWh mobilisables en très petite hydro-électricité. On est donc au-dessus des chiffres de la mission UFE/Ministère de l'écologie de 2013. Les chiffres de Punys et al 2019 sont en revanche cohérents avec les rapports antérieurs.

Donc la réalité n'est pas du tout celle d'un épuisement du potentiel hydro-électrique français:
  • les rapports EDF des années 1950 et jusqu'au rapport Dambrine 2006 estiment que l'on peut produire 100 TWh (une hausse de 50% de la production actuelle),
  • les données UEF 2013 (non complètes) et Punys 2029 suggèrent que l'on peut produire 85 TWh (une hausse de 20% de la production actuelle),
  • outre de nouveaux projets, la plupart des 110 000 sites recensés dans le référentiel des obstacles à l'écoulement ne produisent pas d'énergie, mais beaucoup pourraient le faire, pourvu qu'il existe une politique nationale et locale d'équipement. 
Mais alors, d'où vient l'idée que l'on ne peut plus produire grand chose en hydroélectricité? La mention des "conflits" dans le rapport Dambrine donne la bonne piste.

Car en réalité, cette idée a été promue par les lobbies qui ont lutté contre cette hydro-électricité, à savoir des pêcheurs de loisir visant des salmonidés, des groupes conservationnistes comme le WWF et des associations écologistes comme France Nature Environnement. Ces lobbies ont non seulement mis un frein au développement hydro-électrique de la France dans les années 1980, mais ils ont su s'attirer les faveurs et les arbitrages de diverses administrations de l'eau (direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie, agences de l'eau, office français de la biodiversité, héritier du conseil supérieur de la pêche). 

Nous allons retracer sommairement quelques grande étapes de ce processus.


Dynamitage du barrage de Saint-Etiennne-du-Vigan, photo Roberto Epple, ERN, droits réservés.

Comment les lobbies ont gelé l'hydro-électricité et promu la rivière sauvage auprès des administrations
Profitant de faveur du gouvernement de l'époque en quête de soutiens dans une passe difficile, le milieu agréé des pêcheurs obtient le vote de la loi pêche en 1984, qui contient notamment un renforcement des dispositions sur le franchissement piscicole, qui ne s'appelle pas encore la continuité écologique, et une protection accrue de certaines rivières contre des projets hydro-électriques (voir cet article). Les pêcheurs avaient déjà bénéficié des premiers plans migrateurs lancés dans les années 1970 sur le bassin Loire-Allier.

Toujours dans les années 1980, en opposition à un projet de création de barrages sur le bassin de la Loire, le groupe Loire vivante (WWF, Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature qui allait devenir France Nature Environnement, acteurs de la société civile) lance une occupation de site et une lutte judiciaire. Avec le Larzac, c'est l'ancêtre des ZAD. Cette mobilisation réussit au-delà des espérances, les projets sont annulés et le gouvernement lance le plan Loire grandeur nature. Le mythe de la Loire "dernier fleuve sauvage d'Europe" est lancé (mythe car la Loire a une longue histoire humaine et n'a rien de sauvage, voir par exemple Di Pietro et al 2017). Mais surtout les associations profitent de la reconnaissance par l'Etat pour prendre un plus grand rôle dans les agences de bassin et auprès des hauts fonctionnaires du ministère de l'environnement. France Nature Environnement, assez lourdement subventionnée, deviendra une courroie de transmission privilégiée du ministère, selon une gouvernance clientéliste assez classique de la bureaucratie française (voir à ce sujet des informations dans l'ouvrage de Marc Laimé sur le lobby de l'eau, et sur le site de cet analyste).

De cette époque date le coup d'arrêt aux projets hydro-électriques d'envergure en France. Comme nous sommes dans une période de contre-choc pétrolier avec une énergie fossile bon marché et comme les questions climatiques ne sont pas encore à l'ordre du jour (les rapports du GIEC restent assez confidentiels jusqu'au troisième d'entre eux, en 2001), l'administration se désintéresse de la question. Les porteurs de projets se voient de plus en plus souvent opposer des contestations et des procédures judiciaires, en particulier après le vote de la loi pêche de 1984, puis de la loi sur l'eau de 1992.  

Les agences de l'eau changent de paradigme dans les années 1990, passant de la gestion hydraulique à la gestion hydro-écologique des bassins (Morandi et al 2016). Certaines d'entre elles (en particulier l'agence Loire-Bretagne héritant d'un terrain favorable) veulent aller plus loin et lancent des projets de destructions d'ouvrage (destructions du barrage de Maisns-Rouges, destruction du barrage de Saint-Etienne-du-Vigan, faisant partie du programme Loire grandeur nature). L'idée est non seulement d'arrêter la construction de barrages, mais aussi de les effacer pour faire revenir une rivière sauvage. Cette vue est favorisée par le fait que les comités de bassin de ces agences, nommés par préfet et non pas élus, comme leurs commissions techniques sur les milieux donnent désormais un poids important aux acteurs de la pêche et de l'environnementalisme, alors que de nombreux usagers en sont exclus (dont la petite hydraulique). Les schémas directeurs (SDAGE) créés par la loi sur l'eau de 1992 vont refléter ce rapport de force, qui reste opaque pour le grand public mais détermine pourtant l'évolution des choix sur l'eau, et sur l'énergie.

La loi sur l'eau de 2006 voit la création de la continuité écologique sous l'incitation des administrations et lobbies ayant commencé ces programmes locaux, avec l'ambition de "geler" 30% du linéaire de rivière en listes 1 (127623 km classés en 2012-2013) et d'y ajouter des listes 2 où le but est de détruire le maximum de sites (46615 km classés). Les hauts fonctionnaire du ministère de l'écologie ne cachent plus leurs intentions dans les séminaires de FNE, comme nous l'avions montré. Mais le bouchon a cette fois été poussé un peu trop loin, puisque cette réforme de continuité écologique voit se lever une vigoureuse opposition riveraine (voir Germaine et Barraud 2017, Lévêque et Bravard 2020). On commence à s'aviser que la vision d'une rivière rendue sauvage de la source à la mer intéresse des groupes militants (naturalistes ou pêcheurs) mais ne répond pas à des attentes sociales larges et qu'elle nuit par ailleurs à beaucoup d'autres usages de la rivière, pas seulement énergétiques. Si des écologues et biologistes de la conservation ont soutenu le mouvement des rivières sauvages dès les années 1980 et 1990, lui donnant une dimension scientifique qui a séduit le décideur, la recherche universitaire se fait aussi plus critique avec le temps et souligne que la naturalité relève d'une vue idéologique ou de choix épistémologiques (voir par exemple Dufour et al 2017, Perrin 2019, Linton et Krueger 2020).

Au long des années 2000 et 2010, la question climatique prend un caractère d'urgence mondiale de plus en plus appuyée, ce qui se traduira par les accords de Paris en 2015. Les Etats sont sommés d'agir, y compris désormais devant la justice, comme l'Etat français ayant perdu récemment un contentieux pour action climatique insuffisante. Du même coup, la politique d'entrave à l'hydro-électricité devient à contre-emploi : les agences de l'eau dépensent l'argent du contribuable à détruire des grands barrages producteurs (comme ceux de la Sélune) et à liquider le patrimoine séculaire formant un potentiel de petite hydro-électricité. 

En conclusion : revenir à des rivières sauvages ou équiper des ouvrages pour la transition, il faut choisir
  • le potentiel hydro-électrique français en métropole n'est nullement épuisé, on peut ajouter une à trois dizaines de TWh de production d'électricité bas-carbone (équivalent de une à quatre tranches nucléaires), sans compter les hydrauliennes fluviales et systèmes marémoteurs, 
  • les revendications de retour à la nature sauvage et l'organisation d'une opposition aux barrages sont à l'origine du gel du potentiel hydro-électrique dans les années 1990, avec l'appui de la corporation des pêcheurs de salmonidés engagée de la longue date sur le sujet,
  • l'évolution du droit de l'environnement depuis 30 ans s'est inspirée de notions diverses et peu réfléchies dans leur globalité, tantôt une écologie de conservation et restauration qui vise la préservation de la nature sauvage ou le retour à une nature sauvage, tantôt une écologie de gestion raisonnée qui vise à baisser des impacts, en particulier les impacts carbone ces 10 dernières années (ce schéma est classique des questions écologiques, voir l'opposition déjà structurée depuis longtemps aux Etats-Unis, voir les débats sur la nouvelle conservation de la biodiversité),
  • nous arrivons à un point de contradiction de ces écologies, car toutes les énergies renouvelables (pas que l'hydraulique) sont fondées sur l'exploitation de sources naturelles et sur l'occupation de l'espace, de même au demeurant que l'idéal de relocalisation des activités économiques (ce qui implique aussi de reprendre sur le territoire national des extractions et transformations qui avaient été délocalisées). Les politiques publiques ne peuvent plus simplement dire qu'elles font de l'écologie, elles doivent préciser de quelle écologie il est question, comment elle se finance et en quoi elle est cohérente (voir par exemple les alarmes de la CRE 2020, faisant suite à d'autres, comme la Cour des comptes 2013),
  • concernant le climat et l'énergie, 70% de l'énergie finale consommée en France est d'origine fossile, le bilan carbone des Français dépasse les 11 tonnes d'émission CO2 par habitat quand on inclut les importations. Ces chiffres sont censés être réduits à zéro en 30 ans seulement, une génération. Cela demande une action massive, systématique, année après année. A-t-on les moyens de tenir les engagements climatiques sans assurer l'expansion de toutes les ressources renouvelables, incluant les quelques dizaines de TWh que peut apporter l'énergie hydraulique? Plus encore, face à l'ampleur des investissements d'urgence, a-t-on les moyens et l'intérêt de détruire les ouvrages hydrauliques du pays, politique dont le bilan carbone et hydrique comme les effets sur l'adaptation locale au changement climatique n'ont jamais été mesurés sérieusement? Poser ces questions, c'est sans doute y répondre.

19/01/2021

Controverse sur le déclin des insectes aquatiques

Une publication dans la revue Science analysant 166 travaux dans le monde trouve que les insectes aquatiques, loin de décliner, sont plutôt en augmentation. Mais cette méta-analyse est contestée dans sa méthode par d'autres chercheurs. En France, des travaux avaient aussi montré une hausse de la diversité des invertébrés des rivières depuis 25 ans. Ces querelles de chiffres montrent que les experts ne sont pas encore d'accord entre eux, donc que l'écologie comme science doit stabiliser certaines de ses méthodes et certains de ses résultats. Au-delà, il s'agit aussi de savoir ce que l'on mesure. Si l'on pose qu'il y a des bons et des mauvais milieux selon qu'ils sont naturels ou artificiels, qu'il y a de bonnes et mauvaises espèces selon qu'elles sont endémiques ou exotiques, alors on tend à mélanger un peu la science de la nature et l'opinion sur la nature, les jugements de fait et les jugements de valeur. Et on oublie que les citoyens sont attachés à des expériences personnelles et sociales de la nature qui ne sont pas forcément une "naturalité" idéale ou originelle telle qu'elle est vue par certains scientifiques.  

Ephémère Rhithrogena germanica, photographie par Richard Bartz, Creative Commons.

Le journal Le Monde (édition en ligne du 18/01/2021) signale une controverse entre chercheurs sur le taux de déclin des insectes. 

Dans une méta-analyse publiée dans la revue de référence Science, Roel van Klink et Jonathan Chase (Centre allemand pour la recherche intégrative sur la biodiversité, à Leipzig) ont repris 166 études sur l'évolution des invertébrés dans le monde, à travers 1676 sites (Van Klink et al 2020). Ils concluent qu'il existe un déclin d'environ 9% par décennie des insectes terrestres, mais une augmentation des insectes aquatiques d'environ 11% par décennie.

Ces chiffres sont très en deçà des baisses d'insectes terrestres de 80% rapportées dans les médias à l'occasion de certaines études locales. Mais surtout, ils surprennent pour les insectes aquatiques, montrant une hausse.

Dans l'article du Monde, d'autres chercheurs expriment leur scepticisme. Marion Desquilbet (Inrae) fait observer : "Un problème fondamental est qu’un tiers des 166 études vise en réalité à évaluer l’effet d’une perturbation spécifique sur un milieu donné. Par exemple, lorsque vous créez des mares artificielles et que vous observez leur colonisation par des libellules, vous obtenez mécaniquement une tendance à la hausse de leur abondance. C’est la même chose lorsque vous commencez à compter les insectes après un feu de forêt, vous allez observer leur retour, du fait de la fin d’une perturbation ponctuelle. Ou encore, si vous commencez à dénombrer des moustiques après la fin de l’utilisation d’insecticide… Tout cela ne dit rien de l’évolution de l’abondance générale des insectes dans l’environnement !".

Ce point nous paraît discutable, du moins tel qu'il est formulé dans la restitution du journaliste. Si les humains créent des milieux artificiels comme des mares, des réservoirs, des lacs, des canaux, et si les chercheurs observent que ces milieux font l'objet d'une colonisation par des invertébrés aquatiques, il n'y a aucune raison de considérer que ces réalités ne font pas partie de "l'abondance générale des insectes dans l'environnement". Sauf à redéfinir l'écologie comme science des écosystèmes non impactés par l'humain, et non pas science des écosystèmes tout court (allant de milieux très peu impactés par l'Homme à des milieux créés par l'Homme). 

En revanche, l'écologie étant par nature contingente (toujours liée à des milieux différents dans leurs propriétés et leurs histoires), on peut légitimement douter de la valeur très informative d'une synthèse par méta-analyse de lieux très différents. Cela signifie aussi qu'il ne faut pas faire de généralités, mais d'abord constituer de nombreuses bases de données sur les espèces et les milieux, ensuite observer au sein de ces bases ce qui baisse et ce qui augmente, en essayant de comprendre pourquoi, en agissant s'il y a une demande sociale pour agir. 

En France, les invertébrés aquatiques ont aussi fait l'objet d'une analyse à long terme menée par l'équipe de Yves Souchon, que nous avions recensée (Van Looy et al 2016). Les données d'entrée étaient de bonne qualité, avec des méthodologies constantes sur des points de mesure constants. Les scientifiques y montraient que la richesse taxonomique des macro-invertébrés (comme les insectes) a augmenté de 42% entre 1987 et 2012, sur 91 sites étudiés par des séries longues et homogènes. Une première tendance est liée à la hausse progressive des espèces polluosensibles, ce qui est encourageant. Mais un tournant a eu lieu dans la période 1997-2003, et cette seconde tendance superposée paraît d'origine climatique, avec une hausse de la productivité primaire des rivières et une intensification de la chaîne trophique. 

Pour conclure, ces controverses dans les milieux scientifiques indiquent le besoin de clarifier les attendus, les méthodes et les objectifs quand on analyse la biodiversité. C'est d'autant plus nécessaire que les décideurs entendent accélérer les politiques dédiées à cette biodiversité (cf One Planet Summit de janvier 2021), mais ils ne peuvent le faire que sur des connaissances assez robustes et des orientations dont l'issue est approuvée par les populations. Le cas des milieux aquatiques l'a montré depuis plus de 10 ans : si l'écologie consiste à promouvoir une rivière sauvage sans humain pour retrouver des espèces de jadis tout en niant la présence des espèces installées autour des ouvrages humains, elle rencontre vite l'hostilité des riverains et des usagers, qui ne partagent pas les présupposés sur ce que serait un "bon" milieu aquatique ni sur la hiérarchie des espèces qu'il s'agirait de valoriser ou de dévaloriser. 

14/12/2020

Les silures dévorent les grandes aloses de la Garonne (Boulêtreau et al 2020)

Jadis, les saumons, aloses et autres migrateurs formaient les poissons de plus grande taille (avec le brochet) dans leur milieu d'eau douce. Mais ce n'est plus le cas avec l'introduction du silure, une espèce venue du Danube qui s'est étendue en Europe occidentale et méridionale. Une étude de chercheurs français menée sur la Garonne montre que ces poissons-chats géants consomment des grandes aloses, et qu'ils sont capables de repérer le comportement particulier de frai de ce migrateur pour profiter d'opportunités alimentaires. On peut certes essayer de réguler le silure dans nos eaux. Mais cela doit nourrir aussi une réflexion sur les objectifs de conservation des poissons migrateurs, qui ne rencontrent plus du tout à l'Anthropocène les conditions de leur expansion maximale voici quelques millénaires, en raison de causes multiples dont la plupart ne vont pas disparaître à court terme. 


Le silure européen Silurus glanis fait partie des 20 plus gros poissons d'eau douce au monde, et c'est le plus gros poisson d'Europe (jusqu'à 2,7 m de longueur totale, deux fois plus que des prédateurs indigènes en France comme le brochet). Sa taille extrême en a fait une espèce populaire pour les pêcheurs sportifs, ce qui a entraîné leur introduction intentionnelle dans certains pays d'Europe de l'Ouest et du Sud.

Mais comme toute espèce introduite, le silure a des effets sur les assemblages d'espèces qui pré-existent à son arrivée dans les rivières. 

De nombreuses espèces de poissons dites "anadromes" migrent entre l'eau de mer et l'eau douce pour frayer. Elle sont généralement protégées de la prédation par d'autres poissons lors de leur migration vers l'amont par leur grande taille à l'âge adulte. Mais les introductions et invasions de nouvelles espèces ont perturbé cette règle ayant émergé de l'évolution, car certaines espèces de poissons prédateurs sont plus grandes que les migrateurs. Dans les eaux douces d'Europe occidentale et méridionale, l'établissement du silure Silurus glanis expose les poissons anadromes adultes à la prédation en augmentant le seuil de taille corporelle auquel les proies deviennent invulnérables. 

Stéphanie Boulêtreau et ses collègues ont analysé le comportement de prédation du silure sur les grandes aloses (Alose alosa), un poisson migrateur jadis commun en Europe, mais aujourd'hui menacé.

Voici le résumé de leur travail : 

"Le silure Silurus glanis est un grand prédateur opportuniste non indigène capable de développer une stratégie de chasse en réponse aux proies nouvellement disponibles là où il a été introduit. La migration de proies anadromes reproductrices comme la grande alose Alosa alosa pourrait représenter cette ressource alimentaire disponible et riche en énergie. Ici, nous rapportons un comportement impressionnant de chasse au silure lors de la reproduction de l'alose dans l'une des principales frayères d'Europe (Garonne, sud-ouest de la France). 

La reproduction de l'alose se compose d'au moins un mâle et une femelle nageant côte à côte, battant la surface de l'eau avec leur queue, ce qui produit un bruit d'éclaboussement audible depuis la rive du fleuve. Le comportement de chasse du silure lors de la reproduction de l'alose a été étudié, la nuit, pendant les mois de printemps, en utilisant à la fois une enquête auditive et vidéo. Simultanément, des individus de poisson-chat ont été pêchés pour analyser le contenu de leur estomac. 

Le silure a perturbé 12% des 1024 actes de frai nocturnes que nous avons entendus, et cette proportion est passée à 37% parmi les 129 actes de frai lorsqu'elle est estimée avec un enregistrement par caméra en basse lumière. Les analyses du contenu stomacal de 251 gros silure (longueur du corps > 128 cm) capturés dans le même tronçon de rivière) ont révélé que l'alose représentait 88,5% des proies identifiées dans le régime alimentaire du silure. 

Ces travaux démontrent que la prédation du silure doit être considérée comme un facteur important de mortalité des aloses. Dans un contexte d'extension de l'aire de répartition européenne du silure dans les eaux douces d'Europe occidentale et méridionale, ce nouvel impact trophique, avec d'autres précédemment décrits pour le saumon ou la lamproie, doit être pris en compte dans les plans européens de conservation des espèces anadromes."

Discussion
Ces travaux confirment d'autres recherches faites dans les eaux françaises sur la prédation des saumons remontants par les silures. Ils soulignent les causes multifactorielles de déclin des migrateurs : outre des barrières physiques, ceux-ci sont confrontés à la pollution, la surpêche et le braconnage, la prédation par de nouvelles espèces, le changement climatique et ses effets océaniques comme fluviaux. 

La stratégie évolutive de la migration permet des gains alimentaires (croissance dans un milieu favorable) mais elle est coûteuse, puisque les animaux y ayant recours parcourent de longue distance, ce qui représente une dépense en énergie et une exposition à divers risques. Le changement progressif des conditions des rivières et des océans à l'Anthropocène est particulièrement défavorable à ces espèces. Cela suggère que si les stratégies de conservation de ces migrateurs visent à juste titre à éviter l'extinction des espèces, elles auront sans doute le plus grand mal à revenir aux quantités d'individus observées avant l'ère moderne. Une discussion des objectifs des politiques publiques en ce domaine serait bienvenue.

Référence : Boulêtreau S et al (2020), ‘The giants’ feast’’: predation of the large introduced European catfish on spawning migrating allis shads, Aquatic Ecology, doi.org/10.1007/s10452-020-09811-8

A lire en complément

02/11/2020

Le ré-ensauvagement doit-il être la nouvelle idéologie publique de gestion de la nature?

Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet défendent l'idée d'une politique de ré-ensauvagement de la France et de l'Europe. Nous livrons ici diverses critiques de cette perspective, en rappelant qu'elle est une vision idéologique plus que scientifique de la nature, dont certaines contradictions surgissent vite si l'on passe de quelques réserves de protection naturelle à une expansion plus ambitieuse du retour de cette nature réputée sauvage. Cette vision anime en France sous d'autres noms les tenants de la continuité écologique des rivières, une réforme dont la conflictualité sociale rappelle que l'idéal de "nature sans humain" promu par certains se réalise au détriment des humains premiers concernés.  D'où la nécessité d'un débat démocratique élargi sur ces sujets, actuellement gérés par des spécialistes en lien à des technocraties, mais non réellement appropriés, réfléchis et débattus par les citoyens et leurs représentants élus. 


L'agence française de développement publie sur son blog un entretien avec Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet. Ces spécialistes du ré-ensauvagement sont naturalistes, experts au Conseil scientifique du patrimoine naturel (et auprès du Conseil de l’Europe pour Gilbert Cochet), attachés au Muséum national d’histoire naturelle. Ils viennent de publier L’Europe réensauvagée, vers un autre monde (Actes Sud)

Cette définition est donnée du ré-ensauvagement (Béatrice Kremer-Cochet) : "Le réensauvagement est la traduction littérale du terme rewilding, un concept développé par les Nord-Américains. Pour nous, il signifie : protéger un endroit pour lui permettre de retrouver son fonctionnement naturel. Cette protection peut inclure des actions pour favoriser le retour spontané d’espèces disparues ou, s’il n’est pas possible, les réintroduire. À terme, le ré-ensauvagement aboutit à la libre évolution : l’homme ne gère plus rien et la nature évolue sans contrainte anthropique. L’être humain s’interdit d’intervenir dans les équilibres naturels… mais pas de les contempler, ni de les observer, pour s’en inspirer."

On observe que cette doctrine est en réalité la même que celle proposée par une fraction de l'administration française sur les rivières. On parlera de "renaturation" ou de "restauration écologique" pour ne pas employer un terme un peu effrayant et faisant référence au "sauvage", mais l'objectif ultime est bien le même : supprimer peu à peu toute contrainte humaine à la nature (par exemple, les obstacles à la continuité), limiter peu à peu tous les usages humains de l'eau (irrigation, énergie, etc.) afin que la nature tende vers une naturalité idéale définie comme absence de toute perturbation venant des humains.

On doit d'abord noter que cette vue relève de l'idéologie (ou si l'on veut de la morale) et non de la science.  

L'approche scientifique n'énonce pas par elle-même s'il existe une "bonne" ou une "mauvaise" nature (voir Lévêque 2013), elle se contente de décrire des faits (dans le cas de l'écologie: comment les milieux et les espèces évoluent), des causes (quels facteurs font évoluer milieux et espèces) et des conséquences (quelles observations peut-on tenter de prédire quand on change des facteurs, à supposer que le système décrit soit prédictible).  Savoir si des faits ou des conséquences sont bons ou mauvais, beaux ou laids, utiles ou nuisibles, désirables ou indésirables, c'est le problème de la société humaine et de ses normes, pas le problème de la science en soi : une "bonne nature" est toujours en dernier ressort celle que des humains choisissent de désigner comme telle, avec une part d'arbitraire tenant à des goûts, des valeurs, des désirs, des pratiques, pas selon des démonstrations de ce qui serait vrai ou faux sans contestation possible. 

Cet objectif de ré-envaugement pose par ailleurs de nombreuses questions sur ce qui semble des contradictions ou des incertitudes:

  • pourquoi l'humain n'y est-il pas considéré comme partie intégrante de l'évolution du vivant, alors qu'il modifie cette évolution depuis qu'il est humain (les premières extinctions de méga-faune étant documentées depuis le paléolithique)?
  • somme-nous encore dans le cadre d'une possible naturalité sans humain quand des modifications globales (réchauffement climatique, circulation d'espèces exotiques) concernent désormais tous les milieux, sans perspective de changement rapide de cet état de fait?
  • est-il réellement démontré que des grands espaces contigus ré-ensauvagés ont un effet différent sur la biodiversité que la même quantité d'espace mais répartis en patch discontinus, ce qu'une partie de la recherche ne parvient pas à trouver dans les données (voir Watling et al 2020)?
  • ce ré-ensauvagement ou renaturation est-il le souhait réel des riverains de ces milieux ou le souhait d'experts qui ont l'oreille de pouvoirs technocratiques non élus?
  • comment concilie-t-on le discours de relocalisation de l'économie, du circuit-court et de la transition bas-carbone, impliquant notamment l'exploitation locale des ressources naturelles (organiques, minérales, énergétiques), avec l'idée d'une nature-écrin que les humains se contentent de contempler sans jamais la transformer?

Les auteurs répondent à certaines objections (économiques et sociales) en citant le tourisme comme nouvelle source de valorisation du sauvage respecté dans son état sauvage: "le retour d’une faune exceptionnelle possède un fort potentiel pour l’écotourisme. Nous savons aujourd’hui très bien gérer l’afflux de visiteurs afin que les retombées de l’écotourisme soient durables."

Mais cette option ne paraît pas généralisable, notamment dans la cas des rivières et milieux aquatiques continentaux qui nous intéresse. 

D'abord, comme indiqué, ce sont les faunes exceptionnelles et les sites remarquables (la nature scénique) qui attirent du monde, en raison de leur rareté. Or ce discours ne dit rien de la biodiversité ordinaire en nature ordinaire, formant l'essentiel des milieux. Quand on a renaturé ou ré-ensaauvagé une rivière dans une campagne peu sujette à l'afflux touristique, avec à l'arrivée quelques variations locales de poissons ou d'insectes pas spécialement "populaires", va-t-on attirer des flux de ressources par des masses de touristes? C'est fort peu probable.

Ensuite, les afflux touristiques ne sont pas toujours si bien gérés. Si l'on pratique une restauration de rivière ou de plan d'eau en vue d'y favoriser la venue du public, cela pose souvent problème du point de vue de l'idéal de naturalité. Par exemple, les fortes densités de baigneurs en été créent diverses perturbations, l'aménagement des berges pour des pêcheurs et promeneurs implique de ne pas laisser réellement faire leur renaturation (proliférations de végétations, d'embâcles, etc.).

Enfin, le principe du "laisser-faire" de la nature n'aboutit pas toujours à des choses réellement appréciées par les humains. Il suppose par exemple que les populations riveraines doivent accepter en divers endroits des lits quasiment sans eau ou à sec en été, des expansions de crues et reformation de marécages en hiver, toutes choses qui ne sont pas assimilables à de belles promenades dans un parc naturel vaste et balisé. 

Que certaines zones témoins (pour la science) et refuges (pour le vivant) fassent l'objet de préservation dans un état assez sauvage, pourquoi pas. Dans le cas des rivières françaises, une étude a estimé à 8% le linéaire des cours d'eau en situation de naturalité forte. Mais sur les zones qui sont anthropisées de très longue date, la réflexion ne peut pas être de simplement se référer à une nature sauvage passée ou idéalisée comme objectif de l'action publique. Il faut plutôt y accepter la cohabitation de plusieurs natures, parfois celle modifiée par un usage auquel les humains expriment de l'attachement ou du besoin, parfois celle plus spontanée des forces biophysiques laissées à elles-mêmes là où il y a peu d'usages et peu d'humains. Les critères de décision n'y sont pas un seul état de naturalité  posé comme la seule norme possible, mais plutôt l'équilibre (changeant) entre attentes sociales et réalités naturelles, avec nécessairement des priorités à définir du coté de l'écologie — par exemple, préserver assez d'eau pour le vivant aquatique, viser la protection d'espèces rares et endémiques si elles sont encore présentes. 

Poser que la nature sauvage sans humain est le seul idéal de nature et que l'écart à cette situation est forcément à lire comme un échec a peu de chance de réunir un consensus très large chez des citoyens correctement informés et de mener à des réactions pacifiques chez les humains appelés à être exclus de la belle vitrine sauvage voulue par ses concepteurs. L'histoire de la conservation de biodiversté par création de zones d'exclusion sauvages a d'ailleurs été parsemée de conflits et de négation des droits humains (voir Blanc 2020). Nous devrions discuter démocratiquement de ces sujets, au lieu de juxtaposer des vues contradictoires et des arguments d'autorité, sans aller au fond des réflexions, des désaccords et des contradictions. L'écologie étant désormais une politique publique, elle doit nourrir des débats publics sur les différentes manières de l'envisager.

A lire en complément

Le mouvement de la nouvelle conservation veut changer les politiques de biodiversité

Observations sur un nouvel indicateur de naturalité des cours d'eau 

L'opposition nature-société comme erreur fondatrice de la directive européenne sur l'eau et de la continuité écologique (Linton et Krueger 2020)

18/10/2020

Comment la conservation de la biodiversité et l'éloge de la nature sauvage justifient des persécutions de populations: le réquisitoire de Guillaume Blanc

Dans son livre sur le "colonialisme vert", le chercheur Guillaume Blanc montre comment l'invention coloniale d'une nature sauvage africaine a justifié la création de parcs nationaux de chasse, puis de conservation écologique, avec à la clé l'expulsion des paysans qui vivaient sur ces terres, parfois des persécutions plus brutales. Le cas n'est pas isolé à l'Afrique, les "réfugiés de la conservation" se comptent par millions partout où l'on a décrété que l'humain devait disparaître d'espaces quasi-entièrement dédiés à une nature restituée à la vie sauvage... et au tourisme international surtout venu des pays (et citoyens) très pollueurs! Ce problème appartient à l'histoire sombre du colonialisme et post-colonialisme, mais il se pose partout là où des pouvoirs publics décident de réprimer ou exclure des personnes au nom d'une certaine vision de la nature sauvage sans l'homme. Sous une forme certes bien plus pacifique, du moins pour le moment, nous avons par exemple constaté en France que l'écologie de la rivière sauvage sans humain commence à exercer des pressions pour faire disparaître des biens et des usages. A l'heure où certains intellectuels et certaines ONG appellent à renforcer cette tendance pour reconnaître des droits à la nature qui permettraient de supprimer des droits humains, nous demandons donc à nos élus d'engager un débat démocratique de fond. Si l'horizon était de faire des campagnes des zoos pour éco-touristes urbains, la situation ne serait pas plus apaisée en France qu'en Afrique...


Guillaume Blanc est maître de conférences à l'université Rennes 2, chercheur associé au Centre Alexandre Koyré et à LAM (Les Afriques dans le Monde, Sciences po Bordeaux), Université Bordeaux Montaigne. Dans son livre venant de paraître, L'invention du colonialisme vert, le chercheur met en avant une dimension très sombre de l'histoire, mais aussi de l'actualité de la conservation de la biodiversité dans certaines régions du monde.

Le livre noir du colonialisme vert

Le livre de Guillaume Blanc explore particulièrement l'histoire de la conservation en Ethiopie et en Afrique. Il montre divers aspects de cette problématique, dont voici quelques éléments essentiels :

- les administrateurs coloniaux ont créé de toutes pièces dans la première partie du 20e siècle le mythe d'une vaste nature sauvage en Afrique (alors que les paysages rencontrés par ces colons étaient déjà le fait de transformations humaines), puis ils ont rapidement mis en avant le spectre malthusien d'une Afrique qui menace cette nature sauvage en la surexploitant (alors que les paysans africains ne diffèrent guère des paysans de toutes les régions du monde, y compris ce que firent les paysans européens depuis le néolithique);

-  toute une culture occidentale a véhiculé le mythe d'un continent presqu'exclusivement naturel (romans comme Les racines du ciel de Romain Gary jusqu’à Out of Africa ; magazines et guides tels que le National Geographic ou le Lonely Planet ; films comme le Roi Lion, etc.).

- la création de réserves sauvages sur le modèle des parcs nationaux des Etats-Unis (ayant pour certains entraîné des confiscations de terre et expulsions d'Indiens ne collant pas dans le décor "sauvage") a été choisie, avec un double processus d'exclusion des populations locales en agriculture vivrière et de valorisation internationale, y compris par la chasse pour de riches touristes;

- les instances de conservation écologique et gestion durable (WWF, UICN, FAO, Unesco) sont nées dans la phase coloniale comme une réflexion occidentale sur la manière de conserver la nature en Afrique (et ailleurs), elles ont validé et parfois même repris la critique de la dégradation africaine des milieux, parfois sur des bases factuelles médiocres, incomplètes voire trompeuses;

- même dans des pays non colonisés (cas de l'Ethiopie étudiée par l'auteur), les régimes nationaux mis en place après-guerre ont cherché à valoriser leurs territoires en lien avec les ONG et instances internationales de la conservation, tout en mettant au pas (souvent par des gouvernances brutales et autoritaires) les populations récalcitrantes. La nationalisation de la protection de la nature comme patrimoine est l'occasion de mettre la pression sur les minorités. Les montagnes éthiopiennes du Simien, très étudiées par l'auteur, ont été le théâtre d'expulsion à répétition;

- le cas éthiopien n’est pas une exception. "L’Afrique compte environ 350 parcs nationaux et au 20e siècle, on estime que plus d’un million de personnes en ont été expulsées pour faire place à l’animal, à la forêt ou à la savane" (les "réfugiés de la conservation");

- le ton a changé à compter des années 1980 et l'on parle d'une "gestion communautaire" de la nature sauvage, mais dans la réalité la présence humaine devient très vite contradictoire avec l'objectif de naturalité maximale. En 2016 encore, l’Éthiopie a accepté d’expulser 2 500 cultivateurs et bergers qui vivaient au cœur du parc national du Simien. Parfois dans d'autres parcs africains, les éco-gardes organisés en milices privées et financées par des ONG occidentales abattent les habitants coupables de pénétrer dans un parc pour chasser du petit gibier en temps de disette;

- tout au long du processus dans le Simien, les experts couvrent le discours néo-colonial. L'argument-massue en Ethiopie est la disparition imminente du Walia ibex, bouquetin grâce auquel le Simien est connu. En 1963, Leslie Brown compte 150 walia dans le parc. Depuis ce premier recensement, la population d’ibex augmente de façon constante, sauf lors des famines meurtrières (1973 et 1985), où cet animal au goût médiocre et difficile à attraper est chassé pour survivre. Pourtant, à chaque rapport et malgré la hausse démographique, les experts en conservation affirment que la situation est grave et demandent une intensification des efforts. "En Afrique comme en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, le discours expert est uniforme : la protection de tous (l’humanité) nécessite parfois le sacrifice de certains (les habitants)" souligne l'auteur.

Guillaume Blanc fait observer le paradoxe : le même Occident dont la société de consommation et de croissance est à l'origine de dégradations innombrables des milieux fait la leçon aux autochtones d'Afrique et d'ailleurs qui vivent d'une économie extensive plutôt sobre. La "nature sauvage" a aussi été un alibi de ce double discours : préserver des vitrines d'espaces naturels tout en intensifiant des extractions de matières premières.  

L'éloge de la vie sauvage et des droits de la nature est aussi créateur de conflits sociaux et de rapports de coercition, y compris en France

Le livre de Guillaume Blanc est rédigé comme un réquisitoire, à charge. Son lecteur ne doit pas penser que toute la conservation de la biodiversité se résume à des épisodes sanglants: il existe fort heureusement des réussites plus pacifiques. Pour autant, ce livre pose des questions dans lesquelles nous nous reconnaissons. On voit aujourd'hui fleurir en France un discours qui chante les éloges du retour de la vie sauvage, qui demande de consacrer des fonds publics importants à la "renaturation", qui appelle à reconnaître des droits de la nature, voire une personnalité juridique à des éléments de la nature. Tout cela est accepté de manière souvent a-critique comme témoignage de la nouvelle sensibilité écologiste. 

Or, ne soyons pas naïfs ni ignorants: l'écologie comme toute autre idéologie peut nourrir des extrémismes et des intégrismes; les croyances politiques finissent toujours par des rapports de pouvoir et de coercition quand elles veulent passer des idées aux actes et des lois aux réalités.

En France aussi, l'écologie du ré-ensauvagement commence à créer des conflits

Nous recensons ce livre car nous avons été confrontés, avec heureusement moins de brutalité, à la même problématique : des groupes sociaux dont des ONG, bénéficiant éventuellement du pouvoir de contrainte de l'Etat et de la conviction d'une partie des fonctionnaires en charge de l'écologie, véhiculent une vision particulière de l'écologie où la "bonne" nature (rivière dans notre cas) serait la nature sans l'homme, livrée à sa seule naturalité, ne devant plus être impactée, modifiée, transformée par l'action humaine. 

Il se trouve qu'une cible choisie au cours de la dernière décennie par cette vision radicale de l'écologie a été l'ouvrage hydraulique (moulins, étangs etc.) : le détruire revenait à libérer la rivière et à la restituer dans l'état qu'elle aurait dû toujours avoir et qu'elle devrait pour toujours avoir. Si cette vision est cohérente avec elle-même, tous les ouvrages et activités en lit mineur doivent disparaître, mais aussi peu à peu tous les ouvrages et activités en lit majeur, puisque l'espace de liberté de la rivière laissée à elle-même concerne l'ensemble de sa mobilité potentielle, notamment son expansion latérale lors des crues.

Tout cela n'est pas que théorique, des milliers d'ouvrages ont été détruits. Quand 20.000 riverains des lacs de la Sélune ont dit leur attachement à leurs barrages, ils ont été ignorés, les ouvrages ont été démolis par ordre de l'Etat, avec l'approbation et le soutien du WWF et d'autres groupes de conservation. Cela ressemble fortement aux pratiques autoritaires et ignorantes des protestations locales que Guillaume Blanc décrit sur d'autres terrains...

De manière similaire à ce que narre également Guillaume Blanc, les partisans de l'écologie du sauvage et de la naturalité montrent peu d'intérêt pour les riverains (on ignore leur objection quand ils défendent un cadre de vie, une ressource, une autre biodiversité, on leur propose de déplacer ce qu'ils font et ce qu'ils ont), mais aussi peu d'intérêt pour d'autres problèmes comme les pollutions et le réchauffement climatique. Ou s'ils disent montrer de l'intérêt, ces écologistes-là ne font pas le lien entre les modes de vie de l'ensemble du système socio-économique (qui entraînent ces pollutions) et leur vision de la rivière (qui serait bizarrement un écrin possible de naturalité quand toutes les conditions bio-géo-chimiques changent, ainsi que les peuplements biologiques par transport incessant de nouvelles espèces exotiques). On le voit sur les cours d'eau : un élu local, les techniciens de son syndicat de rivière et les fonctionnaires de l'eau peuvent fièrement montrer à la presse un ouvrage détruit, puis monter dans leurs voitures qui vont émettre du carbone dans l'atmosphère et des polluants HAP dans la rivière. L'ordre des priorités de cette écologie-là semble surtout de sauvegarder l'apparence de la naturalité...

Peut-on sortir de la conflictualité? Y a-t-il un terrain d'entente entre les citoyens partisans du ré-ensauvagement et les citoyens attachés à une nature façonnée par les humains? Sans doute, mais il faut de toute urgence sortir de la langue de bois et de la paresse intellectuelle qui entourent l'écologie en France. Nous devons débattre des fins — quelle(s) nature(s) voulons-nous? — et nous devons débattre des moyens — comment la protection de la biodiversité se rend compatible avec les normes juridiques et politique qui fondent la démocratie, notamment son pluralisme, son respect des droits humains et des minorités. Aussi une certaine paix civile, dont l'histoire nous apprend qu'elle n'est pas garantie. 

Référence : Blanc G (2020), L'invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l'Eden africain, Paris, Flammarion, 352 p.

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