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26/05/2025

Castor et humain, quels effets pour leurs petits barrages ? (Wohl et Inamdar 2025)

Alors que les castors sont réintroduits dans les cours d'eau de l'hémisphère nord et que la restauration des rivières s'oriente vers des analogues de barrages de castors construits par l'homme, il est pertinent de comparer les effets de ces structures naturelles avec ceux des petits barrages humains. Une étude récente publiée par Ellen Wohl et Shreeram Inamdar se penche sur cette question, comparant systématiquement les barrages de castors à quatre types de petits barrages humains afin d'évaluer leurs impacts respectifs sur les services écosystémiques.



Illustrations extraites de Wohl et Inamdar 2025, art cit.

La popularité croissante de la réintroduction des castors et de la construction d'analogues de leurs barrages (Beaver Dam Analogues - BDA) comme outils de gestion et de restauration des petites rivières soulève une question fondamentale : les petits barrages construits par l'homme, souvent dispersés dans le paysage (comme les barrages de moulins, les seuils de correction torrentielle ou les retenues agricoles), produisent-ils des effets écosystémiques similaires à ceux des barrages de castors ?. L'objectif principal de cette étude est de comparer systématiquement ces effets sur des processus clés tels que l'hydrologie, la dynamique des sédiments et des nutriments, l'habitat et la biodiversité, afin d'informer les gestionnaires et le public.

L'étude compare cinq types de petits barrages (<5m de haut en général):
  • Barrages de castors : Construits par Castor canadensis (Amérique du Nord) et Castor fiber (Eurasie). Ils sont souvent multiples, perméables, dynamiques, d'orientation variable et peuvent créer de vastes "prairies de castors" hétérogènes.
  • Analogues de barrages de castors (BDA) : Structures humaines conçues pour imiter les barrages de castors, souvent perméables. Leur usage est récent et vise la restauration.
  • Barrages de moulins : Historiquement construits pour l'énergie hydraulique, ils sont généralement imperméables. Beaucoup sont aujourd'hui en ruine ou ont été retirés.
  • Seuils de correction torrentielle (Check dams) : Utilisés pour contrôler l'érosion et stocker les sédiments, surtout en montagne et zones sèches. Ils peuvent être durables (béton, roche) ou temporaires (bois, fagots) et sont souvent construits en série.
  • Retenues collinaires / Étangs pour bétail (Stock ponds) : Remblais de terre construits en travers de petits cours d'eau (souvent éphémères) pour stocker l'eau, principalement en zones arides ou semi-arides. Ils sont généralement imperméables.
La comparaison s'effectue selon les effets de ces barrages sur:
  • Le bilan hydrique et la connectivité hydrologique tridimensionnelle (longitudinale, latérale, verticale).
  • Les sédiments.
  • La matière organique particulaire et le carbone.
  • Les nutriments (azote et phosphore).
  • L'habitat (diversité, abondance, connectivité).
  • Le biote (diversité et abondance des espèces).
L'analyse révèle des différences significatives entre les barrages de castors et les structures humaines, même si ce sont des moyennes masquant la nécessité d'analyse au cas par cas.

Hydrologie : Les barrages de castors et les BDA, grâce à leur perméabilité et leur structure, tendent à améliorer la connectivité hydrologique latérale (avec la plaine inondable) et verticale (échanges hyporhéiques, recharge de nappe) plus que les barrages humains imperméables..

Sédiments : Tous les barrages piègent les sédiments. Cependant, les barrages de castors et les BDA sont moins susceptibles de provoquer une érosion en aval, tandis que les barrages de moulins et les seuils peuvent entraîner une incision du lit. Les barrages de castors favorisent une aggradation de la plaine inondable.

Carbone et nutriments : Les barrages de castors créent des "points chauds" biogéochimiques. Ils favorisent généralement la séquestration du carbone  et la rétention/élimination de l'azote (N) et du phosphore (P), notamment via la dénitrification. Les barrages de moulins ont des effets complexes ; leurs sédiments peuvent stocker ou libérer N et P selon les conditions, et leur retrait peut entraîner des flux importants. Les données sont limitées pour les seuils et quasi inexistantes pour les stock ponds, bien que tous puissent potentiellement stocker C, N et P.

Habitat et biote : Les barrages de castors augmentent considérablement l'hétérogénéité des habitats (aquatiques, riverains) et, par conséquent, la biomasse et la biodiversité à l'échelle du paysage. Ils posent peu d'obstacles aux mouvements des organismes. Les BDA tentent de reproduire ces effets, mais avec un succès potentiellement moindre à ce jour. Les barrages humains, souvent imperméables et persistants, créent des habitats lentiques mais fragmentent fortement la connectivité longitudinale, limitant le passage des poissons. Ils peuvent parfois favoriser des espèces non natives.

L'étude conclut que les "prairies de castors" (complexes de multiples barrages) offrent les plus grands bénéfices écosystémiques. Les avantages des castors découlent de leur capacité à créer une mosaïque dynamique et hétérogène de barrages d'âges variés, perméables, qui maximisent la connectivité latérale et verticale, augmentant ainsi le stockage d'eau, de sédiments, de nutriments et de carbone, tout en favorisant la biodiversité. Les barrages humains, conçus pour être statiques et imperméables, n'offrent généralement pas la même complexité et les mêmes avantages écosystémiques, bien qu'ils puissent avoir une valeur locale (par exemple, habitat lentique rare, barrière aux espèces invasives).



Voici leur synthèse :

"Les barrages de castors, les analogues de barrages de castors, ainsi que les barrages de moulins et les seuils de correction torrentielle permettent à l'eau de s'écouler par-dessus le barrage, au moins pendant les hauts niveaux de la rivière. Les barrages de castors et les analogues de barrages de castors sont également susceptibles d'être au moins légèrement poreux et perméables et permettent ainsi un écoulement à travers le barrage. Les étangs de remblai sont typiquement des structures en terre et sont conçus pour être imperméables et résister au débordement. Les barrages humains sont couramment destinés à persister pendant des années, voire des décennies. Les barrages de castors individuels peuvent persister pendant des décennies mais sont plus susceptibles d'être utilisés seulement quelques années avant que les castors ne se déplacent vers un autre site dans le corridor fluvial. Une implication de cette fugacité est la présence de multiples barrages et étangs de castors abandonnés avec différents stades de remplissage et de qualité de l'eau qui augmentent l'habitat et la biodiversité. Les analogues de barrages de castors construits par l'homme, les barrages de moulins, les seuils de correction torrentielle et les remblais de terre sont destinés à créer un seul barrage avec une retenue d'eau, bien qu'il puisse y avoir plusieurs barrages en séquence le long d'un cours d'eau. Comme noté précédemment, les castors construisent des barrages avec diverses orientations par rapport à la direction générale aval, et beaucoup de ces barrages peuvent ne pas être sur le chenal principal. Les analogues de barrages de castors peuvent suivre ces motifs mais sont plus susceptibles d'être similaires aux autres barrages construits par l'homme en ce qui concerne leur présence en séquence sur le chenal principal. Comme noté concernant le passage des poissons, les barrages de castors sont plus susceptibles que les barrages construits par l'homme (à l'exception des analogues de barrages de castors) d'avoir des chenaux secondaires qui contournent le barrage et fournissent une connectivité hydrologique de surface au sein du corridor fluvial.

Un effet des barrages de castors avec une orientation et un emplacement variables est d'augmenter substantiellement la fragmentation (patchiness) du corridor fluvial. Les fragments (patches) sont des unités spatiales discrètes qui diffèrent des unités adjacentes. La fragmentation du corridor fluvial décrit l'hétérogénéité spatiale tridimensionnelle du corridor. Différents critères peuvent être utilisés pour délimiter les fragments. Dans les corridors fluviaux, les fragments diffèrent généralement en fonction de la topographie et de la communauté végétale, ce qui reflète l'histoire géomorphologique de l'érosion et du dépôt fluviaux, la granulométrie, l'humidité du sol et le temps de résidence du substrat sous-jacent. Les perturbations telles que les inondations et les incendies modifient la distribution des fragments dans le temps, comme l'exprime la mosaïque d'habitats changeante. La fugacité des barrages de castors individuels peut également créer une mosaïque d'habitats changeante, en particulier dans une prairie de castors.

Les barrages construits par l'homme autres que les analogues de barrages de castors sont susceptibles d'entraver le passage des poissons. Hart (2004), par exemple, a décrit des pêcheurs obtenant une législation pour retirer ou modifier les barrages de moulins qui empêchaient les poissons migrateurs d'atteindre leurs frayères dans l'Amérique du 18ème siècle. Cependant, les retenues associées aux barrages humains peuvent bénéficier à d'autres types d'organismes aquatiques. Les étangs de bétail dans les régions relativement sèches sont couramment construits sur des chenaux éphémères ou intermittents, et les étangs varient d'intermittents à pérennes. Les organismes aquatiques peuvent ne pas être présents dans ces réseaux fluviaux, ou les étangs peuvent créer des bassins refuges et des habitats supplémentaires pour des espèces aquatiques telles que les invertébrés et les amphibiens, et pour les oiseaux aquatiques. Les étangs de bétail peuvent fournir des avantages écosystémiques là où l'utilisation consomptive de l'eau ou le changement climatique dans les zones arides a réduit l'abondance d'eau stagnante et de zones humides dans les corridors fluviaux. Les retenues de moulins, même dans les régions avec une eau de surface abondante (par exemple, l'Angleterre), peuvent fournir un habitat lentique rare le long des corridors fluviaux et soutenir des populations d'organismes tels que les amphibiens qui préfèrent un tel habitat. Les retenues de moulins peuvent fournir des avantages écosystémiques là où l'ingénierie des corridors fluviaux dans les régions plus humides a réduit la présence de corridors fluviaux-humides naturels.

Chacun des cinq types de barrages considérés ici peut altérer les corridors fluviaux et les réseaux fluviaux de manière persistante pendant des décennies, voire des millénaires. Tant que les barrages eux-mêmes restent intacts, ils peuvent entraver le passage aval des matériaux et, dans certains cas, les mouvements longitudinaux des organismes. Une fois les barrages rompus, les sédiments accumulés restants peuvent altérer la morphologie du corridor fluvial et l'habitat en amont du barrage, ainsi que l'approvisionnement en solutés et en matières particulaires (sédiments, matière organique) vers les parties aval du réseau fluvial. La Figure 7 illustre conceptuellement l'ampleur relative et les avantages de ces altérations persistantes. Bien que les évaluations des avantages et des coûts dans cette figure soient qualitatives, elles sont informées par les connaissances disponibles telles que reflétées dans les articles évalués par des pairs résumés ici. Ces évaluations nous amènent à classer les petits barrages du généralement plus bénéfique (prairies de castors avec plusieurs barrages) au moins bénéfique (barrages de moulins), reconnaissant que les prairies de castors peuvent ne pas être bénéfiques sur certains sites pour les infrastructures et les propriétés humaines dans le corridor fluvial, et que les barrages de moulins peuvent être bénéfiques sur certains sites où ils entravent la migration amont des espèces envahissantes ou fournissent un habitat lentique dans le corridor fluvial."




Discussion
Ce travail montre qu'il reste très difficile de faire des comparaisons informées sur les effets des ouvrages hydrauliques. Par exemple, les auteurs disent qu'une différence majeure entre barrage de castor et barrage d'humain est que le second est perpendiculaire au flot alors que le premier a une orientation variable. Mais en réalité, les chaussées de moulin sont loin d'être toutes perpendiculaires au lit qu'elles barrent. De même, leur caractère non franchissable par des espèces migratrices est discutable, il dépend de la dimension, de la forme et de l'ennoiement relatif de l'ouvrage en période de hautes eaux. En outre, il est dommage de ne pas avoir étudié les étangs piscicoles de lit mineur, qui sont aussi un usage très répandu.  Les auteurs soulignent eux-mêmes d'importantes lacunes dans la recherche:
  • Le manque d'études sur les effets des retenues sur les cycles du carbone et des nutriments.
  • La nécessité de bilans hydriques et de carbone complets à l'échelle des tronçons de rivière affectés par ces barrages.
  • Une meilleure compréhension des effets des barrages de moulins sur l'hydrologie souterraine.
  • L'évaluation des effets cumulatifs de multiples petits barrages à l'échelle du bassin versant.
  • Le besoin de comparaisons plus directes entre les barrages humains et les barrages de castors concernant l'habitat et le biote.
Nous pourrions ajouter que, dans une logique non-naturaliste, les services écosystémiques ne se limitent pas aux effets sur les cycles naturels : les barrages humains ont évidemment l'avantage pour toutes les fonctions spécifiques qu'ils remplissent (fourniture d'énergie et d'eau, agrément culturel et paysager, usages ludiques et autres). 

On retiendra finalement de ce passage en revue par Ellen Wohl et Shreeram Inamdar que les ouvrages de moulins ont bel et bien certains avantages écosystémiques comparables à d'autres barrages naturels. Le principal défaut avancé est la rupture de continuité écologique longitudinale.

Référence : Wohl E, Inamdar S (2025), Beaver versus Human: The big differences in small dams, Wiley Interdisciplinary Reviews: Water, 12, e70019.

16/05/2023

Le retour des castors oblige à repenser le concept de continuité de la rivière (Larsen et al 2021)

Ayant décliné depuis quelques millénaires et frôlé l'extinction à l'âge moderne, puis ayant bénéficié de protection stricte au 20e siècle, le castor fait désormais son grand retour dans l'aire américaine (Castor canadensis) et l'aire européenne (Castor fiber). Les chercheurs constatent que les bassins versants favorables au rongeur aquatique sont alors parsemés de nombreux barrages formant des plans d'eau et modifiant substantiellement le régime d'écoulement de la rivière, ses connexions au lit majeur comme aux aquifères. Cette observation empirique conduit à réviser le concept de continuité de la rivière, car la réalité historique des cours d'eau dans les zones à castor a sans doute été une série de discontinuités. Rien à voir avec la carte postale formant souvent vitrine des politiques de renaturation et de continuité dite "écologique", où l'on voit des petites rivières dégagées et s'écoulant sagement dans un lit sans aucun obstacle. Une image d'Epinal davantage qu'une réalité scientifiquement validée.



Trois spécialistes (Annegret Larsen, Joshua R. Larsen et Stuart N. Lane) ont proposé une synthèse de la littérature savante sur les effets hydrologiques et géomorphologiques des barrages de castors. Voici le résumé de leur recherche :
"Les castors (Castor fiber, Castor canadensis) sont l'un des ingénieurs des écosystèmes les plus influents parmi les mammifères, modifiant fortement l'hydrologie, la géomorphologie, le cycle des nutriments et les écosystèmes des corridors fluviaux. En tant qu'agent de perturbation, ils y parviennent d'abord et avant tout par la construction de barrages, qui retiennent l'écoulement et augmentent l'étendue des eaux libres, et dont découlent tous les autres impacts sur le paysage et l'écosystème. Après une longue période d'éradication locale et régionale, les populations de castors se sont rétablies et se sont développées dans toute l'Europe et l'Amérique du Nord, ainsi qu'une espèce introduite en Amérique du Sud, ce qui a nécessité une révision complète de l'état actuel des connaissances sur la façon dont les castors influencent la structure et le fonctionnement des corridors fluviaux. 
Ici, nous synthétisons les impacts globaux sur l'hydrologie, la géomorphologie, la biogéochimie et les écosystèmes aquatiques et terrestres. Nos principales conclusions sont qu'un complexe de barrages de castors peut augmenter le stockage de l'eau de surface et souterraine, modifier la répartition des bilans hydriques à échelle des tronçons, permettre une atténuation des inondations spécifique au site, modifier l'hydrologie à faible débit, augmenter l'évaporation, augmenter les temps de séjour de l'eau et des nutriments, augmenter l'hétérogénéité géomorphologique, retarder le transport des sédiments, augmenter le stockage du carbone, des nutriments et des sédiments, étendre l'étendue des conditions et des interfaces anaérobies, augmenter l'exportation en aval du carbone organique dissous et de l'ammonium, diminuer l'exportation en aval du nitrate, augmenter les transitions de l'habitat lotique à l'habitat lentique et l'eau primaire aquatique production, induire une succession «inverse» dans les assemblages de végétation riveraine et augmenter la complexité de l'habitat et la biodiversité à l'échelle du tronçon.
Nous examinons ensuite les principales rétroactions et les chevauchements entre ces changements causés par les castors, où la diminution de la connectivité hydrologique longitudinale crée des étangs et des zones humides, les transitions entre les écosystèmes lentiques et lotiques, l'augmentation des gradients d'échange hydraulique vertical et le cycle biogéochimique par unité de longueur de cours d'eau, tandis que l'augmentation la connectivité latérale déterminera l'étendue de la zone d'eau libre et des habitats des zones humides et littorales, et induira des changements dans les assemblages des écosystèmes aquatiques et terrestres. Cependant, l'étendue de ces impacts dépend d'abord du contexte hydrogéomorphique du paysage, qui détermine l'étendue de l'inondation des plaines inondables, un facteur clé des changements ultérieurs de la dynamique hydrologique, géomorphique, biogéochimique et écosystémique. Ensuite, cela dépend de la durée pendant laquelle les castors peuvent supporter des perturbations sur un site donné, qui est limitée par des rétroactions descendantes (par exemple, la prédation) et ascendantes (par exemple, la concurrence), et détermine en fin de compte les voies du paysage du corridor fluvial et la succession écosystèmique après abandon du castor. Cette influence démesurée des castors sur les processus et les rétroactions des corridors fluviaux est également fondamentalement distincte de ce qui se produit en leur absence. 
Les pratiques actuelles de gestion et de restauration des rivières sont donc ouvertes à un réexamen afin de tenir compte des impacts des castors, tant positifs que négatifs, de sorte qu'ils puissent potentiellement accueillir et améliorer les services d'ingénierie écosystémique qu'ils fournissent. Nous espérons que notre synthèse et notre cadre holistique d'évaluation des impacts des castors pourront être utilisés dans cette entreprise par les scientifiques et les gestionnaires de rivières à l'avenir, car les populations de castors continuent de croître en nombre et en aire de répartition."

Les chercheurs soulignent que le castor oblige à repenser le "river continuum concept" qui est une des bases savante de la continuité écologique. Il faut selon eux envisager que la rivière connaît en réalité des discontinuités :
"Les modifications à grande échelle des castors des modèles de processus physiques sur lesquels les écosystèmes s'adaptent et fonctionnent perturbent donc ce cadre traditionnel du RCC (river continuum concept), en particulier dans les habitats de cours d'eau d'ordre inférieur, avec des conséquences importantes pour notre conceptualisation des processus des écosystèmes fluviaux. La principale raison pour laquelle les modifications du castor perturbent autant le RCC est due à l'étendue croissante des eaux de surface retenues derrière les barrages individuels et collectivement au sein des complexes de barrages de castor, qui constituent un changement brusque d'échelle de portée de presque exclusivement lotique (eau courante) à un mélange complexe de conditions lentiques (eau calme) et lotiques et de transitions entre elles. Cette variation entre les écosystèmes lotiques et lentiques a été couverte dans des modèles conceptuels qui incluent des barrages anthropiques dans des systèmes fluviaux régulés (par exemple : le concept de discontinuité en série de Ward et Stanford, 1995), mais l'échelle et le nombre de transitions lentiques-lotiques sont probablement très différents. entre les étangs de castors et les réservoirs artificiels. Ainsi, en s'appuyant sur ces concepts, ainsi que sur le concept de patch dynamique en écologie fluviale (Poole, 2002), Burchsted et al. (2010) ont présenté un cadre écologique élégant qui reconnaît les castors comme le perturbateur consommé des continuums fluviaux. Ce paradigme d'écosystème fluvial discontinu reconnaît l'inégalité des transitions lotiques-lentiques fournies par les barrages de castor sur des échelles de portée, et l'évolution temporelle d'un tel système vers des corridors fluviaux plus ouverts composés d'habitats de zones humides et de prairies plutôt que de hautes forêts riveraines (Burchsted et al. , 2010)."



Paysage de rivières à castors, extrait de Larsen et al 2021, art cit.

Sur la comparaison des barrages de castors et des barrages d'humains, les chercheurs font les observations suivantes dans l'évaluation des capacités de stockage d'eau :
"La capacité de stockage des plaines inondables peut être encore améliorée à mesure que les castors modifient leur habitat, par exemple en creusant de petits réseaux de canaux et d'étangs dans les plaines inondables (Johnston et Naiman, 1990a, Johnston et Naiman, 1990b; Stocker, 1985). Bien que la capacité de stockage en surface des barrages de castors individuels (étang et plaine inondable) soit faible par rapport aux réservoirs artificiels, les stockages en surface cumulés de plusieurs barrages dans une cascade de barrages de castors peuvent augmenter considérablement leur impact hydrologique (Fig. 6a et b) (Puttock et al., 2017 ; Nyssen et al., 2011). Les estimations publiées de la densité des barrages varient entre moins de 1 (par exemple 0,1) et > 70 barrages par km de tronçon de rivière (Gurnell, 1998 ; Pollock et al., 2003 ; Zavyalov, 2014), bien que des estimations de densité considérablement plus faibles aient été compilées par Johnston (2017). ). À des densités élevées, même de petites capacités de stockage de barrages individuels (L3) par rapport aux débits entrants (L3T−1) peuvent, dans l'ensemble, modifier considérablement les bilans hydriques, les temps de séjour de l'eau et les régimes d'écoulement. (...)
Il existe au moins quatre façons dont la comparaison entre les barrages de castor et les réservoirs ou déversoirs artificiels divergent, avec des implications importantes pour l'interprétation de la dynamique de stockage. Premièrement, la structure du barrage elle-même est perméable (Burchsted et al., 2010) et apportera une contribution largement inconnue aux débits sortants (discuté dans la section ci-dessous). Deuxièmement, la hauteur relativement faible du barrage par rapport à la largeur de la vallée entraîne des rapports surface/volume très élevés qui peuvent accroître les pertes par infiltration et évaporation. Troisièmement, les barrages de castor sont généralement construits dans des vallées alluviales de débit modéré à faible (Pollock et al., 2003 ; Suzuki et McComb, 1998), des conditions favorables à une connectivité hydraulique plus élevée entre les aquifères alluviaux superficiels et peu profonds. Cela signifie que les changements de volume de stockage souterrain ont le potentiel d'être comparables, voire supérieurs, aux changements de volume de stockage de surface, un point abordé plus en détail dans la section 2.5 sur la connectivité entre la surface et les eaux souterraines. Enfin, l'emplacement physique des barrages de castors peut être très dynamique dans l'espace et dans le temps, ajoutant une complexité importante à la façon dont les changements de stockage évoluent dans les tronçons de rivière, en particulier ceux avec plusieurs barrages sur de courtes distances. Tous ces processus peuvent modifier la dynamique du stockage de l'eau dans les bassins versants et avoir des implications importantes sur la façon dont le cycle hydrologique est équilibré sur une gamme d'échelles de temps."

Discussion
Contrairement à ce que laissent entendre certains critiques, les chercheurs comparent couramment les barrages de castors et les barrages des humains. La raison en est simple : ces artifices partagent des propriétés, comme la création d'un obstacle à l'écoulement en long, d'une différence de hauteur entre l'amont et l'aval, d'un plan d'eau n'ayant plus les mêmes propriétés physiques, chimiques, biologiques que l'eau courante. Si différents barrages ont différentes propriétés – c'est aussi vrai pour la diversité des barrages humains allant du seuil de 30 cm de hauteur au grand barrage de 300 m de hauteur –, il n'en reste pas moins que ce sont d'abord des barrages, avec des implications physiques similaires en premier ordre. 

Parmi ces implications, l'une d'elles nous intéresse particulièrement : la capacité à retenir et divertir l'eau, au lieu que la rivière soit vue comme un canal d'évacuation rapide des eaux vers l'aval. On ne sera pas surpris de constater que le bilan des barrages et retenues de castor est favorable à la préservation de l'eau dans les bassins versants. Mais davantage que certains chercheurs laissent entendre que des barrages et retenues humains ne pourraient pas avoir le même effet.

Le "libre écoulement" de la rivière est un motif ancien des politiques publiques de l'eau (notamment en raison du blâme qui a longtemps frappé les eaux stagnantes et leurs problèmes sanitaires), mais ce n'est pas spécialement le régime naturel de cette rivière, au moins là où on laisserait libre cours aux forêts et aux castors. L'idée d'un petit cours d'eau à écoulement rapide, rives dégagées et méandres paisibles est en fait une esthétique fluviale tardive (18e-19e siècles), à l'époque où les bassins versants sont déjà très modifiés (voir Lespez et al 2015, Brown et al 2018) : à cette époque, les forêts comme les castors ont largement disparu ; l'agriculture a colonisé la plupart des bassins de plaine avec élévations de berges et digues, chenalisations et incisions de lits ; les retenues (et canaux) des moulins, forges, étangs et autres ouvrages hydrauliques ont remplacé de manière plus permanente les artifices des castors. Un bassin versant réellement "naturel" au sens de non modifié dans ses écoulements par intervention humaine ressemblerait plutôt dans nos régions à un chaos de barrages d'embâcles et de castors, avec des débordements récurrents, des marécages en forêt humide, des lits instables d'une année l'autre, des plans d'eau aussi nombreux que les zones rapides. Rien à voir avec la "nature" de carte postale qui est le plus souvent promue par les politiques de "renaturation". Ni avec la rivière souhaitée par certains lobbies (comme les pêcheurs de salmonidés) qui naturalisent ce qui correspond à leurs usages particuliers et à un style tardif des rivières.

13/05/2023

Un petit film sur les moulins et les castors

Patrice Cadet (FFAM, Association des moulins de la Loire) a réalisé un film instructif sur les castors et les moulins. Arpentant les rivières de sa région, le chercheur rappelle que le régime naturel des rivières a toujours été la fragmentation, en particulier par les castors qui construisent des barrages en série dans les petits et moyens cours d'eau des zones boisées. On l'observe aujourd'hui puisqu'après avoir frôlé l'extinction au 19e et au 20e siècles, le castor fait son grand retour et produit à nouveau des retenues d'eau un peu partout sur nos rivières. Evidemment, et c'est l'objet du film de Patrice Cadet, le castor aide aussi à comprendre le caractère aberrant de l'obsession de la "continuité" écologique en long par destruction de tout seuil et toute retenue d'origine humaine. Car les changements fonctionnels de l'eau et du sédiment opérés par le castor (création d'un barrage et d'une chute, parfois d'un canal latéral, apparition d'un plan d'eau à écoulement lent, meilleure alimentation locale en eau des sols, des nappes, de la végétation, auto-épuration d'intrants, etc.) sont souvent ceux que certains prétendent catastrophiques et "anti-naturels"! Quant aux moulins, outre leur rôle bénéfique en création de retenues d'eau et canaux, ils permettent d'aller un peu plus loin que le castor et de produire des choses utiles, comme par exemple l'énergie hydro-électrique très bas-carbone. A condition que l'administration française de l'eau respecte la loi et favorise leur relance, au lieu de chercher à les détruire et à assécher les bassins versants...

Pour visionner : 



05/11/2022

Les agences de l’eau aiment finalement les obstacles à l’écoulement

Le média des agences de l’eau publie un éloge du castor comme ingénieur des rivières permettant d’atteindre le bon état des eaux et de s’adapter au réchauffement climatique. Problème : ce castor fait exactement ce que les agences de l’eau dénoncent comme le diable depuis vingt  ans, à savoir des obstacles à l’écoulement (barrages), des plans d’eau larges et à écoulement lent.


Quelle fut notre surprise de voir Sauvons l’eau!, le média en ligne des agences de l’eau, flatter cette semaine le retour des castors sur les rivières et l’utilisation de ce rongeur aquatique pour restaurer la qualité des cours d'eau. 

Rappelons ce qui se passe quand une colonie de castors s’installe sur une rivière
  • Des barrages sont construits sur les territoires de chaque castor, formant une succession d’obstacles à l’écoulement
  • Ces barrages forment en amont des plans d’eau qui sont semi-lotiques en hiver et lentiques en été
  • Ces plans d’eau élargissent le lit naturel de la rivière
  • En été, ces plans d’eau tendent évidemment à être plus chauds et à évaporer davantage
  • Ces plans d’eau ont un fond souvent limoneux, qui sédimentent davantage, ce qui explique pourquoi ils épurent certains intrants indésirables
  • Les plans d’eau rehaussent la nappe et aident parfois à des débordements en lit majeur, ce qui est jugé bon pour la ressource en eau
Or, toutes ces propriétés des barrages et retenues de castors sont partagées avec les barrages et  retenues des humains, surtout quand on parle des chausses anciennes de moulins, ayant souvent une dimension du même ordre que les barrages de castor. Au demeurant des chercheurs l’ont admis en comparant les effets fonctionnels (voir Hart el 2002).

Mais voilà, les bureaucraties publiques ont quelques difficultés à concilier le bon sens et la cohérence intellectuelle avec les diktats politiques de leur ministère de tutelle. Dans un cas, ces propriétés de petits barrages et plans d'eau sont réputées excellentes pour la rivière, ses fonctionnalités et la diversité de ses écoulements; dans l’autre cas, elles sont réputées de terribles altérations hydromorphologiques qui nuisent au bon état des eaux.

La conclusion est simple : nous sommes en présence non d’un raisonnement de bonne foi, mais d’un préjugé naturaliste  qui va dire blanc ou noir sur le même sujet et pour les mêmes observables selon que l’on est en présence d’un fait «naturel» ou d’un fait «artificiel». Ce qui a particulièrement peu de sens dans le cas du castor qui, comme l’humain, est un ingénieur de milieux créant des artifices (barrages) pour modifier la rivière. 

A lire sur le même sujet

27/07/2022

Les barrages de castors bénéfiques pour la quantité et la qualité d'eau en tête de bassin versant (Dittbrenner et al 2022)

Les castors et les humains sont les deux seules espèces capables de construire des retenues et diversions d'eau sur le lit mineur des rivières. Une nouvelle étude nord-américaine confirme, après de nombreuses autres, que la formation des retenues par barrages de castor tend à augmenter le stockage local de l'eau dans les sols et nappes, ainsi dans le cas étudié qu'à baisser la température de l'eau. Les chercheurs jugent ce bilan très bénéfique, notamment en situation de changement climatique qui réduit le débit des petites rivières de tête de bassin.  Ces travaux contredisent évidemment le dogme du libre écoulement des eaux selon lequel tout obstacle en rivière est un drame écologique, et toute retenue une somme d'effets uniquement négatifs. L'état normal d'une rivière est plutôt d'être parsemée de tels obstacles, qu'ils proviennent de castors, d'humains, d'embâcles, d'éboulis ou autres causes ni plus ni moins naturelles les unes que les autres.


La rivière avant et après la création de barrages et retenues par les castors, extrait de Dittbrenner  et al 2022, art cit.

Longtemps présent en abondance dans les ruisseaux et rivières de l'hémisphère Nord, les castors américains (Castor canadensis) et eurasiens (Castor fiber) ont connu une régression forte de l'Antiquité au 20e siècle, au point de frôler l'extinction. Désormais protégées, ces espèces ont entamé une reconquête progressive des vallées où elles vivaient, du moins celles qui présentent encore des biotopes favorables à leur cycle de vie. C'est le cas en particulier des têtes de bassin qui sont restées boisées.

Les castors se caractérisent par la construction de barrages, digues, canaux, huttes qui forment leur territoire. C'est la seule espèce avec la nôtre qui crée des plans d'eau par barrages. Les écologues et hydrologues s'intéressent aux castors pour comprendre l'impact des retenues d'eau qu'ils bâtissent.  Benjamin J. Dittbrenner et ses collègues ont analysé des bassins versants aux Etats-Unis en phase de reconquête par une colonie de castors. 

Voici le résumé de leur travail

"De nombreuses régions connaissent une augmentation des températures des cours d'eau en raison du changement climatique, et certaines connaissent une réduction des débits des cours d'eau en été et de la disponibilité de l'eau. Étant donné que la construction de barrages et la formation de retenues par le castor peuvent augmenter le stockage de l'eau, le refroidissement des cours d'eau et la résilience de l'écosystème riverain, le castor a été proposé comme un outil potentiel d'adaptation au climat. Malgré le grand nombre d'études qui ont évalué comment l'activité des castors peut affecter l'hydrologie et la température de l'eau, peu d'études expérimentales ont quantifié ces résultats après la relocalisation des castors. 

Nous avons évalué les changements de température et de stockage de l'eau suite à la relocalisation de 69 castors dans 13 cours d'eau d'amont du bassin versant de la rivière Skykomish dans le bassin de la rivière Snohomish, Washington, États-Unis. Nous avons évalué comment les barrages de castors affectaient le stockage des eaux de surface et souterraines et la température des cours d'eau. Les relocalisations réussies ont créé 243 m3 de stockage d'eau de surface par 100 m de cours d'eau au cours de la première année suivant la relocalisation. Les barrages ont augmenté l'élévation de la nappe phréatique jusqu'à 0,33 m et stocké environ 2,4 fois plus d'eau souterraine que d'eau de surface par tronçon de relocalisation. Les tronçons de cours d'eau en aval des barrages ont affiché une diminution moyenne de 2,3 °C pendant les conditions de débit de base en été. Nous avons également évalué comment les dommages, l'état, la fréquence d'entretien et la morphologie des étangs influençaient la température des cours d'eau dans les complexes de milieux humides naturellement colonisés. 

Nos résultats démontrent que la construction de barrages peut augmenter le stockage de l'eau et réduire les températures des cours d'eau au cours de la première année suivant la relocalisation réussie des castors. La morphologie fluviale et des plaines inondables des tronçons candidats à la relocalisation est une considération importante car elle détermine le type et l'ampleur de la réponse. La relocalisation vers des tronçons avec de petites retenues abandonnées existantes peut répondre aux critères thermiques en convertissant des tronçons de réchauffement en tronçons de refroidissement, tandis que la relocalisation dans de grands complexes abandonnés ou un habitat vacant peut entraîner un plus grand stockage de l'eau. Bien que la relocalisation des castors puisse être une stratégie d'adaptation climatique efficace pour conserver des régimes hydrologiques et une qualité de l'eau plus stables dans notre zone d'étude, il semble y avoir des facteurs environnementaux et géomorphologiques spécifiques à la région qui influencent la façon dont les castors affectent stockage et température de l'eau. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour déterminer comment et pourquoi ces différences régionales affectent le stockage de l'eau et la réponse de la température des cours d'eau dans les systèmes influencés par le castor."

Les auteurs rappellent que leurs analyses confirment de nombreux travaux antérieurs : "Il a été démontré que les complexes de castor augmentent considérablement le potentiel de stockage des eaux de surface et souterraines. On estime que, dans le monde entier, les complexes de castors stockent jusqu'à 11 km3 d'eau de surface (Karran et al., 2016) avec jusqu'à 30 % de l'eau de surface d'un cours d'eau stockée dans des retenues de castors (Duncan, 1984). Des études ont montré que le castor augmentait la largeur des zones riveraines le long des cours d'eau de 11 à 34 m (McKinstry et al., 2001), et dans les tronçons en aval des barrages, le volume des bassins augmentait également (Stack & Beschta, 1989). On a constaté que les tronçons de cours d'eau endigués étendaient l'étendue latérale de la zone hyporhéique jusqu'à 8 m au-delà des tronçons de contrôle à partir d'une largeur de 0,2 m avant la construction du barrage (Shaw, 2009), tandis que les retenues plus grandes étendaient l'étendue des eaux souterraines de plus de 50 m ( 10 m dans les tronçons témoins ; Lowry, 1993). Cependant, en raison de la complexité et de la grande variabilité de la géologie locale, du relief, du type de sol et d'autres caractéristiques morphologiques, les estimations du stockage total sont difficiles à quantifier. Bien que la plupart des études existantes aient documenté le stockage dans des complexes de castor bien établis, les effets du déplacement du castor sur le stockage des eaux de surface et souterraines restent sous-étudiés."

Concernant la température, les auteurs soulignent la dépendance au contexte local et la nécessité de bien fixer l'échelle de l'analyse thermique, en tenant compte notamment des remontées de nappes : "Les effets des barrages de castors sur la température des cours d'eau sont également très variables d'une étude à l'autre selon l'emplacement et la méthodologie d'étude. Des recherches antérieures ont trouvé des preuves de réchauffement (Avery, 2002; Patterson, 1951), de refroidissement (White, 1990), de réchauffement ou de refroidissement selon la saison (Avery, 1983), ou d'absence de relation entre la présence d'un barrage et la température (McRae & Edwards, 1994 ). Dans les systèmes d'amont à plus haute altitude, où les cours d'eau sont relativement froids, des augmentations de température de 6 à 9 °C ont été observées en aval des étangs de castors (Margolis et al., 2001). Des études plus récentes ont évalué les températures des cours d'eau à plus grande échelle et ont constaté que les étangs de castors peuvent également avoir un effet de refroidissement net (Weber et al., 2017; White et Rahel, 2008) en raison de la recharge et de la remontée d'eau souterraine (Pollock et al., 2007)"

Discussion
Le castor nord-américain bâtit des barrages de plus grande dimension que le castor européen, mais les deux espèces utilisent cette même stratégie de construction de niche pour remodeler les rivières. 

Le point évidemment étonnant de ces études sur le castor, c'est qu'elles contredisent totalement le discours dogmatique sur la nécessité d'un libre écoulement parfait des eaux de surface au nom de la continuité écologique des rivières. Dans la réalité, les rivières même sans humains sont cesse fragmentées, par des barrages d'embâcles, d'éboulis ou de castors. Leur lit est loin d'être le petit chenal lotique encaissé et sinueux que l'on montre souvent comme exemple de rivières "naturelles" alors que c'est un style fluvial tardif issu de l'exploitation humaine des bassins versants (voir Lespez et al 2015).

Si le petit barrage de castor diffère évidemment du petit barrage humain par sa conception, il est notable que de nombreuses propriétés et fonctionnalités hydrologiques sont semblables : hausse de la lame d'eau, élargissement du lit en eau sur l'emprise de la retenue, débordement locaux an amont si le foncier est prévu pour l'accueillir (ou diversion dans des canaux latéraux, sachant que le castor lui aussi est capable de creuser ces annexes hydrauliques). Au demeurant, d'autre travaux de recherche ont montré que la destruction des ouvrages humains mène à des incisions de lit, moindres débordements et moindres recharges de nappes (Maaß et Schüttrumpf 2019, Podgórski et Szatten 2020). Les mêmes causes produisent les mêmes effets.

L'image ci-dessous montre une succession de petits plans d'eau humains en tête de bassin, sur une carte ancienne (Cassini, 18e siècle). Nos ancêtres, comme les castors, avaient une certaine intuition des moyens de retenir et gérer l'eau dans les bassins versants...

Référence : Dittbrenner BJ et al (2022), Relocated beaver can increase water storage and decrease stream temperature in headwater streams, Ecosphere, 13, 7, e4168


Succession de plans d'eau humains dans un aménagement d'Ancien Régime en tête de bassin.

13/04/2021

Les castors construisent aussi des barrages en pierre



On nous transmet cette photo insolite, prise sur Bear Creek, un affluent de la rivière Truckee, à Alpine Meadows (Californie) : les castors américains utilisent des roches pour leurs barrages lorsque la boue et les branches sont moins disponibles. Il serait intéressant de voir si leurs cousins européens font de même.

Les experts en écologie considèrent que les barrages de castor ont des effets très bénéfiques sur le milieu. Pourtant, ils ont sensiblement les mêmes propriétés que les petits seuils humains que l'on trouve notamment dans les têtes de bassin rurales, dont on dit en France le plus grand mal (obstacle à la migration, réchauffement local de l'eau, accumulation de limons, création d'une zone lentique à la place de l'écoulement rapide, rehausse de niveau d'eau facilitant des débordements latéraux). Comment est-il possible que des fonctionnalités similaires soient positives dans un cas et négatives dans l'autre? Le castor européen, espèce protégée, est en train de recoloniser tout le réseau des ruisseaux et petites rivières: va-t-on encourager ses discontinuités écologiques? 

06/01/2021

Les castors créent des habitats lentiques et modifient les peuplements de la rivière (Wojton et Kukuła 2020)

Deux chercheurs analysant sept retenues de barrages de castor sur des rivières de plaine montrent que les ouvrages des rongeurs modifient les peuplements d'insectes et autres invertébrés, grâce à la création de zones lentiques. C'est exactement ce qui est reproché en France aux ouvrages des humains. Comme si la rivière ne devait être qu'un écoulement rapide et sans obstacle de la source à la mer...


Andrzej Wojton et Krzysztof Kukuła (université de Rzeszów) ont étudié l'évolution des invertébrés sur des rivières de plaine peuplées par des castors européens (Castor fiber) y ayant construit des barrages.

Voici le résumé de leur étude :

"Les castors sont une exception parmi les animaux en termes d'ampleur des transformations environnementales qu'ils réalisent. Cette étude a examiné les principaux facteurs environnementaux influençant la présence d'invertébrés aquatiques dans les cours d'eau de plaines habités par le castor eurasien. 

L'étude a été menée dans deux ruisseaux forestiers habités par des castors et dans un ruisseau inhabité. Dans les ruisseaux habités par des castors, l'étude a couvert sept retenues. Des sections avec de l'eau courante ont également été analysées en aval et en amont des retenues. Des échantillons de benthos et d'eau ont été prélevés sur chaque site. La concentration et la saturation en oxygène dissous (OD) étaient les seuls paramètres physico-chimiques indiquant une diminution de la qualité de l'eau dans les retenues de castors. Les communautés benthiques des différentes retenues de castors étaient similaires. 

Les taxons qui ont exercé la plus grande influence sur la similitude de la faune d'invertébrés dans les retenues étaient les Oligochaeta et Chironomidae. Les ostracodes étaient également abondants dans les retenues, alors qu'ils étaient peu nombreux dans les sections courantes. Les éphémères (Cloeon) et les trichoptères appartenant à la famille des Phryganeidae étaient également étroitement associées aux retenues. Les trichoptère Plectrocnemiea et Sericostoma, les éphémères Baetis et les mouches des pierres Nemourella et Leuctra présentaient la corrélation la plus élevée avec les concentrations d'OD, ce qui est typique des sections courantes, et évitaient les fragments de cours d'eau endigués par les castors. Les bivalves (Pisidium) était également abondants dans chacun des cours d'eau le long des sections courantes. Le plus grand nombre de taxons et la plus grande diversité taxonomique ont été observés dans les sections s'écoulant sous les retenues de castors. 

L'activité d'ingénierie des castors a transformé les cours d'eau de plaine étudiés, entraînant le développement de communautés rhéophiles et stagnophiles d'invertébrés aquatiques, respectivement dans des sections à écoulement libre et endigué."

Discussion
Sans surprise, on observe que les barrages des castors créent des habitats lentiques avec une faune invertébrée s'adaptant à ces nouvelles conditions, tandis que les zones lotiques du bassin divergent dans leurs assemblages d'espèces. Il se passe exactement la même chose avec certains barrages des humains, en particulier les chaussées modestes et anciennes, qui ont de nombreux traits communs avec les ouvrages des rongeurs aquatiques. La soi-disant "dégradation" des milieux de la rivière au droit de ces ouvrages y est bien souvent une variation locale de peuplement en réponse à des variations d'écoulement, sédiment, hauteur et largeur de lit. Pourquoi se féliciter des effets des ouvrages de castors (qui étaient des dizaines de millions en Eurasie avant leur extermination, mais qui reviennent aujourd'hui du fait de leur protection) pour déplorer ceux des ouvrages humains? 

Référence : Wojton A et K Kukula (2020), Transformation of benthic communities in forest lowland streams colonised by Eurasian beaver Castor fiber (L.), Int Rev Hydrobiology, doi:10.1002/iroh.202002043

27/11/2020

La population de castor dépasse 1,2 million d'individus en Europe (Wróbel 2020)

Le castor eurasien (Castor fiber) est une espèce en pleine expansion. Les réintroductions, qui ont été menées dans diverses parties de l'Europe, ainsi que le taux d'accroissement naturel ont entraîné une augmentation du nombre d'individus. Où en sommes-nous en 2020? Michał Wróbel (Institut de recherche forestière, Pologne) a collecté les informations disponibles pour fournir des chiffres sur la population de castors eurasiens dans toute l'Europe. La population compterait près de 1,2 millions individus. Mais la France a encore un fort potentiel d'expansion du castor. Ce qui devrait occasionner la construction de nombreux barrages en rivière, jugés bénéfiques pour le vivant.

Nous reproduisons ci-dessous les données collectées par le chercheur.



Discussion
Les densités observées en Europe orientale, où le castor a moins régressé qu'en Europe occidentale, suggèrent un fort potentiel d'expansion, notamment en France. Cela implique que la morphologie des rivières peu profondes devrait être modifiée dans les années et décennies à venir — en particulier les têtes de bassin boisées, où le castor trouve des conditions favorables. Dans les rivières dont la lame d'eau est inférieure à 68 cm, les colonies de castors choisissent la stratégie de construction de barrages et retenues (Swinnen et al 2019).

Il sera intéressant d'observer comment les gestionnaires de l'eau, considérant désormais (au plan règlementaire) que tout obstacle de plus de 20 cm est une grave discontinuité écologique, vont accueillir le retour de ces barragistes de la nature. La littérature en écologie ne tarit pas d'éloge sur les castors et leurs bienfaits pour la diversité locale des habitats, l'épuration de l'eau, la création de débordements latéraux, etc.. Pourtant, les barrages et retenues de ces rongeurs semi-aquatiques ont sensiblement les mêmes effets que les plus modestes ouvrages des humains : ils tendent à ralentir l'écoulement et créer des systèmes lentiques, à réchauffer la masse d'eau retenue, à remplacer un lit en sable et gravier par du limon, etc. Par quelles acrobaties intellectuelles va-t-on  changer de discours pour affirmer que les mêmes effets sont tantôt remarquables, tantôt blâmables? A moins que les véritables motivations de certains usagers promouvant des "rivières libres" n'apparaissent plus clairement à cette occasion...

Référence : Wróbel M (2020) Population of Eurasian beaver (Castor fiber) in Europe, Global Ecology and Conservation, 23, e01046 

13/09/2020

Les castors construisent des barrages, mais aussi des canaux (Grudzinski et al 2020)

Trois chercheurs font le point des connaissances sur une dimension méconnue des comportements des castors : non seulement ils construisent des barrages formant retenues, mais ils peuvent aussi creuser en berge des canaux dérivés. Certains dépassent 500 mètres de longueur. Bien des rivières de jadis, quand cette espèce ingénieur était omniprésente, n'avaient sans doute pas grand chose à voir avec notre représentation actuelle d'un cours d'eau "naturel". 

Castor sur son barrage, CC BY-SA 3.0 

Le castor est un herbivore semi-aquatique, figurant parmi les espèces ingénieurs qui modifient les milieux aquatiques et terrestres pour mieux répondre à ses besoins. En construisant des barrages dans les cours d'eau, le castor crée des plans d'eau qui inondent le lit majeur et de nouveaux habitats aquatiques, diminuant ainsi son besoin de déplacements et le risque de prédation. Avant leur piégeage généralisé dans toute l'Europe et l'Amérique du Nord, ayant entraîné une forte régression jusqu'au 20e siècle, le castor était le principal ingénieur biotique des réseaux fluviaux dans leurs aires de répartition. L'ingénierie de l'habitat des castors a créé des chenaux complexes à multiples branches et des environnements locaux de type marais ou étang. Une fragmentation naturelle des rivières, en quelque sorte...

Mais les castors sont de si bons ingénieurs qu'ils ne se contentent pas de créer des barrages: ils les accompagnent aussi parfois de canaux adjacents. Trois chercheurs (Bartosz P. Grudzinski, Hays Cummins, Teng Keng Vang) publient un passage en revue des connaissances sur cette dimension moins connue de ces bâtisseurs d'ouvrages hydrauliques.

Voici la synthèse de leur recherche :

"Les canaux de castor et leurs effets environnementaux sont beaucoup moins étudiés que leurs barrages, bien qu'ils soient répandus dans certaines zones habitées par des castors. Dans cette étude, nous avons effectué un examen systématique des recherches antérieures sur la structure et les effets sur l'écosystème des canaux de castor afin de fournir une compréhension plus nettement holistique de ces caractéristiques du paysage. Plus précisément, nous: 1) avons résumé pourquoi, où, quand et comment les castors développent des canaux; 2) fait la chronique de toutes les descriptions publiées sur la morphologie du canal du castor; et 3) résumé la documentation sur les effets environnementaux des canaux de castor. Trente et une études pertinentes ont été identifiées et intégrées à cette revue. 

Des canaux de castor ont été identifiés dans de nombreux environnements allant des régions montagneuses très peu développées aux paysages agricoles fortement exploités. Le castor développe principalement des canaux pour accroître l'accessibilité aux ressources riveraines, faciliter le transport des ressources récoltées et réduire le risque de prédation. Comme pour ses barrages, les canaux de castors présentent une grande variabilité structurelle, en particulier en longueur, qui peut dépasser 0,5 km. Des largeurs d'environ 1 m et des profondeurs d'environ 0,5 m sont courantes. 

Les canaux de castor modifient l'hydrologie des bassins versants en créant de nouveaux habitats aquatiques, en reliant des caractéristiques aquatiques isolées et en détournant l'eau vers les zones colonisées. Les canaux de castor ont été identifiés comme des habitats privilégiés pour plusieurs espèces biotiques et sont parfois utilisés à des stades critiques de la vie (par exemple la dispersion). En plus d'augmenter la richesse et la diversité globales des espèces florales et fauniques, les canaux de castor peuvent profiter au biote en atténuant la fragmentation de l'habitat et les impacts du changement climatique. D'après les résultats de cet examen, l'intégration des canaux de castor dans les pratiques de restauration des cours d'eau peut être bénéfique pour l'environnement."


Modèle conceptuel illustrant la relation entre divers types de canaux de castor par rapport à d'autres modifications potentielles de l'habitat au sein d'une colonie. Figure créée par Allison LeBlanc. 1. Retenue de castors, 2. Zone humide, 3. Barrage de castors, 4. Canal benthique, 5. Canal d'extension, 6. Canal de raccordement, 7. Hutte de castor, 8. Terrier de rive, 9 Toboggan de castor (rampe d'accès aux berges). Extrait de Grundzinski et al 2020, art cit.

Discussion

On se représente souvent la petite rivière "naturelle" comme un cours d'eau sinueux qui coule entre des berges dégagées. Cette image ne renvoie en fait à aucune forme de "naturalité", car elle est un style fluvial résultant d'une longue transformation humaine des bassins versants, surtout en Europe. Une rivière à puissance faible ou modeste du Holocène avant le néolithique était perdue dans une forêt, son cours était souvent formé de multiples tresses liées à des marécages, elle était entravée par des barrages d'embâcles et des barrages de castors. Les "discontinuités" et singularités morphologiques étaient donc la règle. Certains chercheurs ont comparé l'impact des barrages de castors à celui des moulins. Comme les moulins dérivent eux aussi des canaux latéraux (biefs) et des sous-canaux (déversoirs), cette comparaison paraît décidément très justifiée!

Référence : Grudzinski BP et al (2020), Beaver canals and their environmental effects, Progress in Physical Geography: Earth and Environment, 44, 2, 189–211.

15/12/2019

Le retour des castors rend de plus en plus manifeste le dogmatisme de la continuité (pseudo-)écologique

Le Royaume-Uni a décidé d'engager une politique de ré-introduction du castor d'Eurasie, jadis répandu mais qui a frôlé l'extinction. A cette occasion, des chercheurs et naturalistes expliquent l'intérêt de ce choix. On découvre que les petits barrages en rivière avec leurs retenues ralentissent les crues, limitent les assecs, épurent l'eau, favorisent la biodiversité locale, atténuent les effets du changement climatique. Tout le contraire des dogmes défendus par l'administration française et par certains lobbies, qui en sont aujourd'hui à diaboliser tout "obstacle à l'écoulement" dépassant 20 cm de hauteur! Nous aurait-on menti sur l'impact réel des ouvrages des rivières? La politique de destruction des moulins, étangs, plans d'eau est-elle en train de dégrader nos milieux aquatiques et leur résilience? Il serait temps de sortir des dogmes et de mesurer ce qui se passe réellement pour l'eau et le vivant au droit des ouvrages, ceux des humains comme ceux des castors. 



La Fondation 30 millions d'amis consacre un article au programme de ré-introduction du castor au Royaume-Uni.

En voici un extrait :

"Outre-Manche, deux couples de castors seront réintroduits dès 2020. L’un dans le sud-est de l’Angleterre, à proximité du parc national d’Exmoor, l’autre près de la côte sud, aux alentours du parc national de South Down. Les Britanniques poursuivent un but précis : lutter contre les inondations. Les barrages construits par ces bâtisseurs d’exception permettraient effectivement d’endiguer les intempéries. Plus précisément, ils «permettent de retenir l’eau lors des périodes sèches, aident à réduire les crues éclair en aval et améliorent la qualité de l’eau en retenant le limon, explique Ben Eardley, responsable du projet chez National Trust. Ils contribuent à rendre nos paysages plus résistants au changement climatique».

Si le rongeur est au service de l’Homme et de la nature, il l’est également auprès d’autres espèces qui bénéficient, grâce à ses talents de constructeur, d’un habitat remarquable. Les étangs qu’il érige profitent à de nombreux animaux : campagnols, oiseaux sauvages, amphibiens, insectes aquatiques (tipules, coléoptères aquatiques, libellules…). «Ceux-ci aident à leur tour à soutenir les poissons reproducteurs et les oiseaux tels que les moucherolles à taches», rajoute le représentant de l’Association National Trust. En somme, le castor est une «clé de voute de la biodiversité», selon Dave Sproule, spécialiste du patrimoine naturel au Canada."

Il ressort donc des experts anglo-saxons que la création de nombreux petits barrages et plans d'eau sur les rivières tend à :
- limiter la force et rapidité des crues,
- limiter la sévérité des étiages,
- épurer l'eau,
- favoriser la biodiversité locale,
- atténuer les effets du changement climatique.

Il faut noter que ces atouts sont liés aux fonctionnalités même des ouvrages (ralentir, divertir, diversifier, augmenter la lame d'eau), pas au fait particulier qu'un castor ou un autre animal ingénieur ou un aléa (chute d'arbre et embâcles) en soit à l'origine. En réalité, des "obstacles à l'écoulement" sont déjà partout dans la nature, avant ceux ajoutés par les humains, chacun peut même s'amuser à les observer en tête de bassin.

La valeur des petits barrages reflète très exactement le point de vue de notre association, et de toutes ses consoeurs qui mettent en avant la valeur des ouvrages de moulins, d'étangs, de plans d'eau... et de castors. C'est aussi le point de vue de nombreux chercheurs (quelques références en bas de cet article).


Cliquer pour agrandir ou télécharger (usage libre). 

En revanche, pour une raison assez mystérieuse, l'administration française s'est engagée dans une diabolisation maladive de tout "obstacle à l'écoulement" au nom de la "continuité écologique", avec une volonté de détruire le maximum de barrages, un déni de tout intérêt des ouvrages en terme de biodiversité ou de fonctionnalité.

Face à ces dogmes, défendons plus que jamais la valeur des ouvrages humains et non-humains en rivière!

Nous réclamons de l'Etat qu'il engage des campagnes de mesures réelles, sur le terrain, et non qu'il assène des principes abstraits répétés sans cesse mais sans données :
  • diversité faune-flore autour des ouvrages (amont, retenue, aval, bief et rives), sans se limiter aux poissons et sans prétendre a priori que seules certaines espèces sont d'intérêt,
  • mesure de la fonction refuge des plans d'eau aux étiages, à échelle bassin versant,
  • mesure des écrêtages et ralentissements de crues par les plans d'eau et canaux, à échelle bassin versant,
  • mesure des recharges en eau des nappes et des sols pendant les saisons pluvieuses, avec ou sans ouvrage,
  • mesure des polluants en amont et en aval des retenues.
A lire sur ce thème
Le moulin, le castor et l'assec 
Barrages de castors et d'humains: quels effets sur les rivières? (Ecke et al 2017) 
Les petits barrages (de castor) ont aussi des avantages (Puttock et al 2017) 
Les barrages des moulins ont-ils autant d'effets sur la rivière que ceux des... castors? (Hart et al 2002) 

06/10/2019

Le moulin, le castor et l'assec

Inutiles, les moulins lors des sécheresses? Patrice Cadet (association de sauvegarde des moulins de la Loire) nous a envoyé un témoignage depuis sa rivière, la Teyssonne entre la source et la confluence avec le Briquet. En cette zone amont, la rivière se divise en deux parties : une partie sur le flanc des monts de la Madeleine et une partie en plaine, sur les communes de Changy et St Forgeux Lespinasse, soumise aux assecs. Au  niveau du moulin de Lespinasse, les écoulements ont cessé à partir du 29 juin, pour ne revenir que le 3 octobre. Mais l'eau n'y baisse que très lentement dans deux endroits : la retenue de la chaussée du moulin... et celle du barrage du castor à 500 m de là. Ces deux zones ont ainsi servi de refuges au vivant aquatique de la Teyssonne amont. Les vertus des petits barrages (de castors comme d'humains), parfois soulignés dans la littérature scientifique, trouvent ici une claire illustration. Par rapport au castor, ce moulin a aussi l'avantage de produire en autoconsommation de l’énergie pour trois logements, correspondant à une économie de 8 tonnes de CO2... Voici quelques photos de cette rivière et de ses ouvrages lors de cette sécheresse 2019, © Patrice Cadet.


Barrage de castor : il reste de l'eau.


Rivière : à sec.


Chaussée de moulin : il reste de l'eau.

A lire en complément :

23/03/2019

Le castor eurasien décide de construire ses barrages selon la hauteur d'eau de la rivière (Swinnen et al 2019)

Champions de la discontinuité écologique, les castors sont connus pour leur capacité à construire des barrages et retenues qui modifient l'environnement local de la rivière. Mais parfois, ils se contentent de bâtir aussi des huttes, des abris ou des terriers, sans édifier d'ouvrages hydrauliques en travers des lits. Une équipe de chercheurs belges a comparé les facteurs écologiques dans 15 territoires de castor avec des barrages (32 ouvrages) et 13 autres territoires sans barrages. Leur principale conclusion, convergente avec une précédente étude suédoise : dans 97% des cas, la profondeur de l'eau est le paramètre décisif pour prédire les rivières qui auront des barrages. Les castors s'engagent dans la construction d'ouvrage avec une haute probabilité là où la lame d'eau est inférieure à 68 cm. Aujourd'hui, le castor se ré-implante dans tous les territoires d'Europe dont il avait été chassé : cela signifie que les rivières de tête de bassin versant ont vocation à être de nouveau fragmentées par leurs nombreux barrages. Cette fragmentation a des avantages écologiques reconnus.


Le castor eurasien (Castor fiber) était autrefois répandu dans les forêts et vallées fluviales boisées d'Europe et d'Asie. Mais sa chasse excessive pour la fourrure, la viande et le castoréum a causé un déclin massif et il ne restait au XXe siècle qu'environ 1200 castors d'Eurasie au sein de 8 petites populations reliques. Les translocations, la propagation naturelle et la réduction de la prédation ont permis une expansion des populations, qui atteignent aujurd'hui jusqu'à un million d'individus. Les castors sont de nouveau présents dans la majeure partie de leur ancienne aire de répartition.

"Les castors sont souvent considérés comme des ingénieurs des écosystèmes car ils peuvent modifier, maintenir ou créer des habitats en modulant la disponibilité des ressources biotiques et abiotiques pour eux-mêmes et pour les autres espèces" rappellent Kristijn R. R. Swinnen  et ses collègues des universités d'Anvers et de Gand. Les castors abattent des arbres, construisent des barrages, assemblent des abris et creusent des terriers, dans le lit des rivières et sur leurs berges.

La technique la plus connue et la plus spectaculaire du castor est la construction de barrages coupant le lit des rivières.

Les chercheurs belges rappellent ainsi le rôle des barrages dans la stratégie de vie des castors : "Bien que les barrages remplissent plusieurs objectifs, ils augmentent tous le niveau d'eau en amont du barrage, créant ainsi une retenue pour les castors. Cette retenue leur permet de construire un terrier ou une hutte avec une entrée sous-marine, ce qui réduit les risques de prédation (Gurnell 1998, Hartman et Axelsson 2004, Rosell et al 2005) et peut être utilisé pour cacher de la nourriture pour l'hiver (Hartman et Axelsson 2004, Beck et al 2010). De plus, l’augmentation du niveau d’eau associée aux barrages de castor peut modifier la position du bord de la retenue, facilitant ainsi l’accès aux sources de nourriture, car les castors préfèrent chercher leur nourriture à moins de 10 m de l'eau (Nolet et al 1994, Hartman et Tornlov 2006)."

Mais cette option du barrage n'est pas systématique. Si les castors peuvent être présents dans divers environnements lentiques et lotiques, des petites rivières et des étangs aux grandes rivières et aux lacs, les ouvrages ne sont pas pour autant construits dans tous leurs territoires.

Qu'est-ce qui détermine le choix de construire ou non ces barrages et retenues de castors?

Les scientifiques ont collecté des données sur tous les territoires de castor connus en Flandre, 3 territoires adjacents dans la région wallonne de Belgique et un territoire aux Pays-Bas. La population de castors de cette région se répartit dans 71 territoires au moment de l'étude (2017), avec un potentiel estimé de 924 territoires de castor (la réintroduction en Belgique ne date que de 2003 et la colonisation par les castors ne fait que commencer). Les chercheurs ont sélectionné 15 territoires à barrages et 13 sites témoins sans barrages.

Dans un précédent travail, Hartman et Tornlov (2006) avaient étudié l'influence de la profondeur et de la largeur du cours d'eau sur la construction de barrages de castor en Suède. Ils ont pu établir une distinction entre les sites de hutte et de barrage dans 93% des cas. Les chercheurs ont testé l'importance de ces paramètres dans un paysage différent et ont inclus 5 paramètres environnementaux supplémentaires : vitesse du cours d'eau, distance entre barrage, terrier, hutte et végétation ligneuse la plus proche, hauteur des berges. Ces nouveaux paramètres différaient significativement entre les sites de barrage et les sites témoins, mais ils n'augmentaient pas pour autant la puissance de l'arbre de classification.

Ainsi, les chercheurs concluent : "le meilleur arbre de classification n'incluait que la profondeur de l'eau, avec une classification correcte de 97% avec un seuil de profondeur de 68 cm, ce qui indique que d'autres paramètres entraînent une amélioration négligeable des résultats de la classification".

Enfin, dans la zone étudiée, les barrages de castor ont augmenté le niveau d'eau en moyenne de 47 ±21 cm, ce qui est presque identique à la 46 ± 21 cm rapporté par Hartman et Tornlov (2006). En ce qui concerne le risque d'inondation, en moyenne, le point le plus bas de la rive n'est que de 25 cm plus haut que le niveau d'eau en amont du barrage.

Discussion
Le fait que la hauteur d'eau soit le critère discriminant de construction des barrages du castor eurasien suggère qu'à mesure de sa recolonisation de nos vallées, le rongeur aquatique va reprendre ses constructions dans les zones boisées des têtes de bassin versant, là où l'on trouve des rivières et ruisseaux de faible profondeur.

Kristijn R. R. Swinnen  et ses collègues rappellent l'intérêt des barrages et retenues de castors : "Bien que la construction de barrages puisse être incompatible avec d'autres types d'utilisation des terres, la présence de castors et de leurs barrages peut également être intégrée à la politique actuelle de restauration écologique des rivières (Pahl-Wostl 2006). Le rôle essentiel des barrages de castor dans le maintien et la diversification des cours d'eau et de l'habitat riverain a été reconnu (Rosell et al 2005, Pollock et al  2018). Les castors peuvent augmenter la rétention d'eau, le débit de base et la recharge des eaux souterraines; diminuer les débits de pointe; augmenter la rétention de sédiments; et influer sur la température de l'eau, le cycle des éléments nutritifs, les contaminants et la géomorphologie (Rosell et al 2005, Pollock et al 2018). En outre, les castors peuvent modifier l’abondance et la richesse en espèces de plantes, invertébrés, amphibiens, reptiles, poissons, oiseaux et mammifères (Collen et Gibson 2001, Rosell et al 2005, Dalbeck et al 2007, Nummi et Hahtola 2008, Stringer et Gaywood 2016)."

Contrairement à certaines idées reçues que véhicule une écologie administrative ("continuité écologique"), la parfaite connectivité en long et la non-fragmentation des lits mineurs ne sont donc pas spécialement l'état naturel des rivières en tête de bassin versant. Outre les castors, les barrages spontanés d'embâcles par chute de troncs sont aussi fréquents dans ces cours d'eau, avec des temps de décomposition pouvant être longs. Pour le petite histoire, l'administration française considère qu'un "obstacle à la continuité écologique" commence à partir de 20 cm, soit deux fois moins que la hauteur moyenne des barrages de castors. La police de l'eau risque d'être débordée par les contrevenants!

Références : Swinnen KRR et al (2019), Environmental factors influencing beaver dam locations, The Journal of Wildlife Management, 83, 2, 356-364

Illustration : en haut, la courbe et le profil de ce barrage (établi sur un petit cours d'eau près d'Olden, dans la région de Jämtland en Suède) le rendent similaire à celui qui aurait été fait par un ingénieur, par Lars Falkdalen Lindahl, CC BY-SA 4.0 ; ci-dessous, barrage de castor dans le Parc national de Lahemaa (Estonie), par Athanasius Soter Domaine public

12/02/2019

Faut-il reconstruire des barrages mimant ceux des castors ? (Lautz et al 2019)

Les Etats-Unis avaient été pionniers de la politique de destruction des grands barrages dans le dernier tiers du XXe siècle. Une nouvelle pratique s'y répand aujourd'hui : la multiplication de petits seuils artificiels mimant les effets des barrages de castor, là où les grands rongeurs semi-aquatiques ont été décimés. Car ces ralentissements de l'eau ont des effets recherchés, comme la lutte contre l'incision, le débordement en lit majeur, la diversification des habitats ou encore la recharge de la nappe phréatique au long de l'année. Des chercheurs appellent toutefois à mesurer les impacts avant de généraliser, d'autres techniques de restauration de rivières ayant révélé des échecs ces dernières décennies. Le débat sur l'intérêt des petits ouvrages est néanmoins relancé, car divers effets positifs des barrages de castors existent aussi bien pour des seuils et chaussées en rivière issus de l'histoire humaine, que certains réputent pourtant en France dénués de tout intérêt écologique...



Les castors sont des ingénieurs de l'écosystème. Lorsqu'ils construisent leurs barrages pour retenir l'eau, on observe des effets à l'échelle du bassin sur l'hydrologie, la dynamique des sédiments, la composition et la diversité des communautés animales aussi bien que végétales.

Comme l'observent Laura Lautz et ses collègues, "il n’est peut-être pas surprenant que des ingénieurs travaillant à la restauration de cours d’eau imitent maintenant les activités des castors, dans l’espoir de produire des effets similaires sur l’écosystème."

Les "barrages de type castor" (Beaver Dam Analogues, BDA) sont ainsi des "barrages construits par l'humain, conçus pour imiter les barrages de castors naturels dans le but de ralentir le débit de l'eau, d'augmenter les dépôts de sédiments et d'améliorer les habitats des rivières et des berges (Pilliod et al 2018)."

Des milliers de ces "BDA" ont déjà été déployés dans les montagnes de l'Ouest des États-Unis et leur popularité ne cesse de croître là-bas.

Pour les chercheurs, "le BDA en tant qu'outil de restauration de cours d'eau représente un changement de paradigme, passant de méthodes de conception statiques à long terme, telles que la conception de canaux naturels (NCD), à des approches de conception dynamiques à court terme."

Les BDA, conçus pour être provisoires, ne sont toutefois pas des analogues exacts des barrages construits par les castors. Ils sont souvent implantés pour en mimer les effets là où les castors ont disparu, où le lit s'est incisé et la nappe abaissée.

"Les BDA ne créent pas de conditions géomorphorlogiques statiques et sont conçus pour durer quelques années. Les BDA ont pour but de modifier les schémas d'érosion et les niveaux des cours d'eau et des nappes phréatiques, permettant ainsi au canal d'évoluer vers des formes de canaux plus naturelles (par exemple, des prairies et des chenaux de rivière tressés) (Pollock et al 2014). Les BDA ne sont pas non plus explicitement équivalents aux barrages de castor naturels, mis à part leur forme physique. En effet, ils sont généralement installés pour restaurer une étendue dégradée en raison de l'extinction locale du castor dans le paysage. La perte de castors entraîne généralement une érosion du chenal (en raison de la vitesse élevée de celui-ci), une diminution de la disponibilité de l'eau en fin d'été (en raison de la nappe phréatique abaissée) et une productivité réduite de la végétation riveraine (en raison de l'humidité limitée du sol; Bouwes et al 2016). Au moment de l'installation des BDA, les canaux sont souvent tellement incisés que les castors ne sont pas censés le réoccuper sans BDA, même s'ils sont introduits pour le repeuplement."

Les chercheurs appellent toutefois les gestionnaires à modérer les ardeurs : il est désormais reconnu que des erreurs ont été faites en restauration écologique de rivières "naturelles" ces dernières décennies, avec des choix précipités sans retours d'expérience très solides :

"Dans de nombreux cas, des études montrent que les rivières impactées passent à un nouvel état après restauration, mais qu'elles ne se dirigent pas nécessairement vers un statut de référence (par exemple, Daniluk, Lautz, Gordon et Endreny 2013). En outre, le simple concept de rivière de référence peut ne pas constituer une conceptualisation réaliste dans les régions fortement touchées par l'agriculture et l'urbanisation (McMillan et Vidon 2014). Malheureusement, beaucoup de ces résultats ont été publiés après que la conception de flot naturel soit devenu synonyme de restauration de cours d'eau. Même s'il existe des cas où les approches de restauration des cours d'eau ont porté leurs fruits, la popularité et l'utilisation systématique de ces travaux dans de nombreuses régions se poursuivent malgré le manque de preuves de leur efficacité."

Sans nier l'intérêt potentiel de cette technique, Laura Lautz et ses collègues suggèrent donc une certaine prudence et une analyse plus systématique des effets des recréations de petits barrages de type castor.

Discussion
La disparition de castors suite à leur chasse excessive par les humains a entraîné des effets bien documentés par la recherche scientifique : érosion, incision, moindre disponibilité d'eau à l'étiage, baisse de la productivité biologique en berge.

A l'heure où l'administration française s'est mis en tête de supprimer le maximum d'ouvrages hydrauliques, mêmes modestes, pour restaurer des cours d'eau rapides comme paradigme de la "nature retrouvée" (et pour la satisfaction de certains usagers pêcheurs de salmonidés), il est intéressant de voir que les idées évoluent en hydro-écologie. Peut-être faudrait-il éviter de se précipiter avec des politiques à coûts élevés et retours d'expérience encore peu rigoureux, comme Laura Lautz et ses collègues le demandent outre-Atlantique? La restauration de cours d'eau est loin d'être une science exacte, et les modes du moment peuvent révéler des effets pervers inattendus. On aimerait que les gestionnaires publics aient cette prudence à l'esprit avant de perturber des systèmes d'hydraulique ancienne présent depuis des siècles, formant parfois des écosystèmes originaux, et qu'il sera bien difficile de reconstruire si le bilan de leur disparition se révèle moins bon que prévu.

Quant au retour du castor européen dans les rivières, déjà bien entamé en France, il est évidement le bienvenu. Ce retour ne manquera pas de montrer que les discontinuités hydrologiques et morphologiques sont aussi nombreuses là où des hydrosystèmes reprennent leurs propres dynamiques.

Référence : Lautz L et al (2019), Restoring stream ecosystem function with beaver dam analogues: Let's not make the same mistake twice, Hydrological Processes, 33, 1, 174-177

Illustration : un barrage artificiel de type castor, sur le ruisseau de Red Canyon, dans le Wyoming. Extrait de Lautz et al 2019, art cit, tous droits réservés.