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13/01/2023

Etangs, pesticides et effets épurateurs des retenues (Le Cor 2021)

La très intéressante thèse de François Le Cor, consacrée à l'étude des pesticides et de leurs produits de transformation dans l'eau des têtes de bassin versant, particulièrement dans les systèmes d'étangs, a été publiée en ligne. Ce travail confirme que les retenues d'eau ont un pouvoir épurateur vis-à-vis des intrants chimiques indésirables. Tout le contraire de ce qui avait été affirmé par certains acteurs publics (agences de l'eau, OFB, syndicat de rivières) sur la soi-disant capacité d'auto-épuration de la rivière par destruction de ses ouvrages hydrauliques et de ses retenues. Cette manipulation flagrante de l'opinion dans les années 2010 avait contribué à miner la crédibilité des politiques de continuité écologique, fondées sur la négation de tout intérêt des ouvrages et sur la survalorisation des effets positifs de leur disparition.  


Résumé de la thèse
"L’utilisation des produits de protection des plantes (PPP) dans les systèmes agricoles conventionnels depuis les années 1960 a conduit à une large contamination des écosystèmes aquatiques. Des travaux récents ont mis en évidence un transfert de PPP depuis les parcelles agricoles vers les cours d’eau de tête de bassin versant (BV) ainsi que vers les plans d’eau qui ponctuent ces réseaux hydrographiques: les étangs. En aval de ces derniers, les concentrations en PPP dissous mesurées étaient significativement plus basses qu’en amont, traduisant un effet tampon de ces systèmes lentiques.

Dans le cadre des travaux de thèse présentés, nous nous sommes fixés pour objectif d’apprécier, d’une part, l’occurrence des PPP au sein de ces masses d’eau de tête de BV, et, d’autre part, de leurs produits de transformation (TP). Ensuite, nous nous sommes attachés à déterminer l’abattement des PPP et TP par l’étang dans les fractions dissoutes et particulaires. En complément, le suivi de la contamination de différentes matrices environnementales (i.e. eau, sédiments, ichtyofaune) au sein de l’étang a été entrepris dans l’objectif d’apporter des éléments d’appréciation des processus susceptibles d’intervenir dans cet abattement. La mise en place de stations de prélèvement asservies au volume en entrée et en sortie d’étang de barrage a permis un échantillonnage exhaustif des masses d’eau de tête de BV durant un cycle piscicole complet. Ensuite, le suivi mensuel des compartiments sédimentaires et aquatiques, ainsi que l’échantillonnage en début et fin de cycle piscicole des poissons produits, ont permis d’apprécier les contaminations des différentes matrices sélectionnées. La méthodologie analytique mise en œuvre, basée sur la chromatographie liquide couplée à la spectrométrie de masse en tandem a permis la recherche de composés d’intérêts, en lien avec les traitements réalisés sur le bassin versant, dans les différentes matrices échantillonnées.

Ces travaux de thèse mettent en évidence l’occurrence des PPP et de certains TP dès la base du réseau hydrographique. Les échantillons d’eau récoltés attestent de la présence a minima de cinq composés différents par échantillon, à des concentrations maximales cumulées pouvant atteindre 27 µg/L en amont. Les TP représentent plus de 50 % des composés détectés. En aval de l’étang, les concentrations maximales (2,2 µg/L) ainsi que le nombre de composés détectés sont atténués. Le suivi annuel des volumes d’eau ainsi que des quantités de matières en suspension a permis de réaliser un bilan des flux amont/aval des contaminants, mettant en avant l’abattement de 74,2 % des quantités globales en PPP et TP. L’exploration des compartiments intra-étang met en évidence la présence majoritaire des TP dans la colonne d’eau et, selon les molécules, la diminution de leur concentration moyenne au cours du cycle piscicole avec des maximums observés lors des premières précipitations qui font suite aux périodes d’épandage sur les parcelles agricoles. De même, dans les sédiments, certains PPP et TP présentent des diminutions significatives de leurs concentrations moyennes au cours de ce cycle. Enfin, nous avons mis en évidence l’accumulation de prosulfocarbe chez trois espèces de poisson d’étang (C. carpio, S. erythrophthalmus et T. tinca) pendant le cycle piscicole, en lien avec la contamination constatée dans les sédiments de l’étang au cours de l’année.

Les résultats obtenus fournissent des données de référence sur l’occurrence des PPP/TP dans différentes matrices environnementales en tête de BV. Une réduction des concentrations en PPP an aval de l’étang a été confirmée. Ce travail de thèse a permis de mettre en évidence que cet abattement est observable aussi bien pour les formes dissoutes que particulaires des PPP étudiés mais également pour leurs TP dont l’occurrence s’est avérée déjà conséquente en amont de l’étang."

Référence : Le Cor François (2021), Etangs et qualité des cours d’eau de têtes de bassins versants agricoles : impact sur le devenir des pesticides et leurs produits de transformation, thèse doctorale, Université de Lorraine, École nationale supérieure d’agronomie et des industries alimentaires, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail

21/07/2020

Analyse critique du démantèlement des ouvrages hydrauliques en France et aux Etats-Unis (Drapier 2019)

La thèse de Ludovic Drapier compare les démantèlements d'ouvrages hydrauliques sur différents terrains situés en Normandie (Sélune dans la Manche, Orne) et sur la côte Est des États-Unis (Mousam dans le Maine, Musconetcong dans le New Jersey, Wood-Pawcatuck dans le Rhode Island). Ses analyses très intéressantes confirment des traits que nous avions relevés empiriquement dans la politique française de continuité écologique, ici mise en contraste avec les choix nord-américains : rapport fréquent de contrainte règlementaire sur des propriétaires isolés et peu de projets inclusifs à échelle des tronçons ou bassins, centrage sur l'écologie au sens naturaliste et indifférence relative aux attentes sociales, place prépondérante des usagers pêcheurs dans les choix sur la rivière. Il y a tous les ingrédients pour expliquer le déraillement d'une réforme qui a été conçue dans des cercles trop restreints du pouvoir administratif et de ses clientèles, puis a voulu s'imposer uniformément à des propriétaires et riverains ayant des visions bien plus diverses de leurs rivières, leurs patrimoines et leurs usages. 


Paysages de rivière aménagée, l'Orne, extrait de Drapier 2019, thèse citée.

Combinant des entretiens semi-directifs avec les porteurs des projets et des habitants, une enquête par questionnaires auprès des riverains, une synthèse de la littérature internationale consacrée au sujet, la méthodologie choisie par Ludovic Drapier rend compte de la diversité des points de vue autour de la rivière. Elle analyse aussi les rapports de pouvoir qui s'expriment dans la mise en oeuvre de la continuité écologique:
"— Comment la connaissance sur l’eau est-elle construite? Ce questionnement mène à une réflexion sur les rapports de pouvoir qui fondent les définitions de l’eau et la manière dont cette connaissance varie dans l’espace et dans le temps (cf. Linton (2010), Bouleau (2014) ou Fernandez (2014)) ;
— Comment l’eau internalise-t-elle les relations sociales, de pouvoir et la technologie ? L’objectif est de centrer l’attention sur les structures de pouvoir, les relations sociales et la manière dont ces éléments participent à la (re)production d’une certaine instance de l’eau."

Les sciences humaines et sociales de l'eau (géographie, political ecology) mobilisées dans l'approche de cette thèse s'intéressent notamment aux discours de légitimation des acteurs, qui avancent certaines informations, certaines expertises, certaines visions et certains ressentis pour bâtir des "modèles de rivière".



Exemple de "modèles de rivière" mis en évidence par l'étude, extrait de Drapier 2019, thèse citée. Cliquer pour agrandir.

Voici quelques extraits des conclusions des différents chapitres de la thèse (les intertitres sont de notre fait).

Des acteurs publics omniprésents, les pêcheurs en usagers privilégiés
"Le premier constat que l’on peut tirer est l’omniprésence des acteurs publics dans les projets, et ce dans les deux pays. Si cette représentation importante est cohérente en France au vue de l’instauration de la restauration de la continuité au cœur de la politique de gestion de l’eau, elle peut apparaître comme plus surprenante aux États-Unis. Pourtant, l’absence de législation contraignante sur ce sujet ne prévient pas la suppression d’un grand nombre d’ouvrages par des institutions publiques. Ces dernières s’appuient sur une grande diversité de textes réglementaires et de grandes orientations afin d’intervenir sur ces aspects.

Le deuxième point à souligner est la prépondérance de ce que nous avons qualifié de «monde de la pêche». En effet, dans les deux pays, les groupes en charge des pêcheurs ou de la ressource en poissons, occupent une place majeure dans les projets. En particulier, le poids de ces acteurs révèle les poissons migrateurs en tant qu’acteurs eux mêmes. Par leurs conditions biologiques de migrateurs, ils contraignent dans une certaine mesure leurs gestionnaires à développer des stratégies de restauration de leur habitats.

Enfin, si les acteurs publics jouent un rôle majeur, les États-Unis se démarquent par le rôle des associations du point de vue opérationnel, stratégique et politique. Elles mènent des actions de communication autour de la restauration de la continuité, ont développé une expertise technique à même de les positionner en tant que porteurs de projets ou simplement en appui, et travaillent également à faire évoluer la législation. Les associations françaises sont bien moins engagées et se reposent sur l’existence d’une réglementation pour que des projets aboutissent."

En France, une pression de la règlementation et un face-à-face avec le propriétaire isolé
"Tandis que les objectifs poursuivis et assumés sont les mêmes, la construction des projets renvoie elle à des logiques différentes. Bien qu’il ne faille pas tomber dans la caricature opposant une démarche top-down en France à une démarche bottom-up aux États-Unis, les cas d’études observés suggèrent des modèles opposés. Dans les deux pays, il existe une volonté nationale de restaurer la continuité des rivières. Cependant sa mise en œuvre locale fait appel à des processus profondément différents.

Les processus aboutissant à l’effacement des barrages en France contournent les outils territoriaux existants de gestion de l’eau. Cela conduit à une situation de négociation entre les porteurs de l’opération, qui s’inscrivent dans un projet d’envergure nationale, et le propriétaire de l’ouvrage. Cette base étroite dans la prise de décision ne permet pas de faire émerger des projets considérant les échelles en dehors du celle de chenal. De ce fait, le projet écologique ne peut réellement changer de dimension.

Outre-Atlantique, la réalisation du projet repose avant tout sur l’existence d’acteurs locaux à même de porter le projet autour desquels gravite une coalition de partenaires. Ce mode de fonctionnement découle de l’absence d’une réglementation précise gouvernant ces questions ainsi que de l’éclatement des sources de financement des opérations. Dans les deux cas, il y a eu, de la part du porteur du projet a, un effort important de publicisation du projet, notamment envers la communauté locale, même si l’intensité et les modalités de celle-ci peuvent varier en fonction des territoires et des acteurs en présence.

De l’analyse des cas non-conflictuels, nous proposons une lecture en termes de potentiels conflictuels. Dans la mesure où les projets français sont guidés par une réglementation contraignante, un rapport de force s’installe entre les propriétaires et les représentants de l’institution. Ce rapport, loin d’être équitable, est caractérisé par une domination, à la fois en termes juridiques et financiers, par les acteurs promouvant la restauration. Au contraire, l’absence de dispositions réglementaires tend davantage à la construction de projets par contractualisation entre l’ensemble des acteurs, y compris le propriétaire aux États-Unis. Le potentiel conflictuel semble plus important en Normandie au regard de la pression importante mise sur les propriétaires en ce qui concerne la mise en conformité de leurs ouvrages ainsi la difficulté d’inscrire le projet écologique dans un projet négocié par l’ensemble des acteurs du territoire. Le contexte nord-américain semble lui se caractériser par une prise en charge souvent concomitante des dimensions écologique et territoriale au sein des projets de démantèlement."

Une moindre prise en compte des avis des habitants en France
"Le sentiment d’avoir pu s’exprimer dans le cadre des projets est bien plus faible sur les trois cas normands qu’il ne l’est sur les sites américains. Malgré des singularités propres à chaque projet, l’analyse comparée des questionnaires renforce le constat d’une prise en compte  et d’une considération profondément différente des habitants dans le cadre des projets de démantèlement." 

Limiter les conflits en travaillant à la « connectivité sociale » des rivières
"L’enjeu de concerner les citoyens tient également à des considérations spatiales et ma- térielles : celles de l’accès à la rivière. En effet, le concernement ne peut qu’advenir qu’à la condition de l’établissement d’une relation régulière des citoyens aux cours d’eau. M. Kondolf et P. Pinto (2017) proposent la notion de connectivité sociale des rivières (« social connectivity ») afin d’appréhender les multiples dimensions (longitudinale, latérale, verti- cale) et modalités (visuelle, physique) par lesquelles les habitants entrent physiquement en interaction avec les rivières. Par exemple, sur la Vire, le chemin de halage qui longe le fleuve a été remobilisé en chemin de promenade dans le cadre de la promotion du tourisme vert, permettant alors aux promeneurs d’expérimenter cette continuité longitudinale (Germaine, 2017). Ironiquement, les projets de restauration de la continuité écologique sur le fleuve mettent directement en péril l’existence de cette connectivité sociale longitudinale dans la mesure où l’abaissement du niveau de l’eau suite à l’effacement de certains ouvrages viendrait mettre à mal la stabilité des berges et donc du sentier de promenade. D’ailleurs, les seuils constituent souvent également des espaces supports de développe- ment de la connectivité sociale des rivières. Sur l’Orne, les nombreux seuils qui existent encore servent de lieux de récréation et de détente pour les habitants ou les touristes de passage, et des aires de pique-nique ont été créés à proximité (figure 10.2). De la même manière outre-Atlantique, nombreux sont les témoignages d’utilisation des seuils comme espaces d’apprentissage de la baignade ou lieux de récréation pour les enfants (Fox et al., 2016). Il s’agit alors de tirer parti de ces configurations spatiales, et de ces usages parfois officieux, pour promouvoir une reconnexion des citoyens aux rivières au lieu de considérer les ouvrages uniquement au prisme de la continuité écologique."

Référence : Ludovic Drapier. Approche géographique comparée du démantèlement des seuils et des barrages sur les deux rives de l’Atlantique : projet écologique, politiques publiques et riverains (Sélune, Orne, Musconetcong, Wood-Pawcatuck, Mousam). Géographie. Université Paris Est, 2019. Français. tel- 02519110

Autres thèses à lire sur ce thème
Combler les lacunes des connaissances dans la restauration de rivière (Zingraff-Hamed 2018)
La continuité écologique en France, une mise en oeuvre semée d'obstacles (Perrin 2018)
La continuité écologique au miroir de ses acteurs et observateurs (De Coninck 2015)

20/08/2018

Combler les lacunes des connaissances dans la restauration de rivière (Zingraff-Hamed 2018)

Dans une thèse doctorale venant d'être soutenue et ayant donné lieu à 5 publications scientifiques revues par les pairs,  Aude Zingraff-Hamed étudie la restauration de rivière, en particulier ses dimensions sociales, le suivi de ses résultats écologiques et ses particularités en milieu urbain. Dans l'introduction de cette thèse, la doctorante revient sur les lacunes de nos connaissances dans la restauration de rivière, telles qu'elles sont aujourd'hui reconnues par la communauté des chercheurs. La recherche menée pour la thèse montre notamment que des objectifs sociaux, économiques et écologiques peuvent entrer en conflit. Cela pose diverses questions. Pourquoi a-t-on choisi de planifier et financer en France, à hauteur de centaines de millions € par an, des interventions systématiques en rivière alors même que la connaissance scientifique sur les effets de ces interventions est encore reconnue comme en construction ? Pourquoi joue-t-on aux apprentis sorciers sur des mesures qui changent substantiellement, parfois sur des vallées entières, les écoulements en place, les paysages, les berges et les usages au lieu de procéder d'abord à des expérimentations pour confirmer certaines hypothèses de travail et vérifier l'absence d'effets secondaires indésirables? Extraits. 




Extrait de l'introduction : lacunes des connaissances en matière de restauration de rivière

"Une première lacune est la caractérisation et la définition des projets qui devraient être davantage axées sur, et adaptées aux, pratiques. Les projets de restauration sont nombreux et variés mais ont été regroupé dans un désir d’unité de la communauté scientifique sous le même terme de restauration de rivière (river restoration) (SER 2004). Cependant, de nombreuses sous-catégories existent, comme par exemple réhabilitation, renaturation, et revitalisation. De nombreuses définitions de ces actions ont été formulées se recoupant et étant utilisées différemment selon le contexte linguistique et culturel des projets (Morandi 2014). La confusion résultante a engendré des biais qui mettent en danger la comparaison des projets et les processus d’apprentissage par les expériences passées. La communauté scientifique et les praticiens ont formulé un besoin accru pour une caractérisation et une définition des différents types de projets basés sur des exemples pratiques et intégrants une approche socio-écologique (Jenkinson et al. 2006; Bernhardt et al. 2007a). Quelles sont les différents types de restauration de rivière ? La recherche doctorale s’intéressera dans un premier temps à la définition et caractérisation des différents types de projets de restauration se basant sur un inventaire des pratiques.

Une seconde lacune concerne les bases de données existantes qui sont incomplètes. L’écologie de la restauration est une science expérimentale qui évolue grâce au partage d’expérience. C’est pourquoi, un grand effort a été fourni afin de recenser les projets de restauration (Bernhardt et al. 2005; Jenkinson et al. 2006; Nakamura et al. 2006; Bernhardt et al. 2007b; Brooks & Lake 2007; Kondolf et al. 2007; Feld et al. 2011; Morandi & Piégay 2011; Aradóttir et al. 2013; Barriau 2013; Pander & Geist 2013; Morandi et al. 2014; Kail et al. 2016; Muhar et al. 2016; Speed et al. 2016). Cependant, Jenkinson et Barnas (2006) ont souligné que les bases de données ne recensent qu’une petite proportion de l’effort global. Malgré de nombreux fonds européens dédiés à la création de bases de données publiques (par exemple REFORM ou RiverWiki) et de grands moyens humains déployés, les bases de données restent incomplètes et ces inventaires sont marqués par une grande différence entre les pays européens. Cette recherche doctorale participera à combler ce manque.

Une troisième lacune est le manque de connaissance sur les restaurations de rivières urbaines. Alors qu’aux États-Unis, les restaurations en milieu urbain attirent les efforts et moyens (Bernhardt et al. 2005; Hassett et al. 2007), ils sont particulièrement faiblement représentés au sein des bases de données européennes. La recherche en laboratoire urbain est particulièrement importante parce que la population mondiale croît rapidement et les aires urbaines à forte densité vont absorber une majeure partir de cette croissance (U.N 2014). Alors qu’en 1952, la plus grande ville était New York (U.S.A) avec à peine huit millions d’habitants, en 2001, dix-sept étaient plus peuplées qu’elle et elles étaient quarante-quatre en 2010. En 2030, 85% de la population d’Europe et d’Amérique du Nord vivra en milieu urbain (U.N 2014). Cette croissance démographique couplée à celle des aires urbaines n’est pas sans répercussion sur les espaces naturels. L’urbanisation a d’ores déjà engendré des dégradations écologiques majeures, et les rivières urbaines sont davantage touchées par l’impact anthropique que leur tronçons ruraux (EEA 2012; Yuan et al. 2017). Leurs dysfonctionnements sont caractéristiques et ont été nommées urban river syndrom (Walsh et al. 2005). De plus, malgré un intérêt croissant des populations citadines pour les rivières urbaines (Bethemont & Pelletier 1990; Brown 1999; Booth et al. 2004; Bonin 2007; Akers 2009; Castonguay & Samson 2010; Costa et al. 2010; Romain 2010a; Romain 2010b; Kehoe 2011; Brun & Simoens 2012; PUB 2012; Mahida 2013; Chou 2016; Smith et al. 2016; Wantzen et al. 2016), celles-ci sont particulièrement difficiles à restaurer (Bernhardt et al. 2005; Bernhardt et al. 2007a). La recherche sur les rivières urbaines reste peu développée (Moran 2007; Francis 2012), mais à cause de ses particularités, les résultats de recherches menées en milieu rural sont difficilement extrapolables au milieu urbain. Ainsi une recherche spécifique devrait constituer un apport intéressant pour la science. Quelle sont les particularités des restaurations en milieux urbain ? Cette étude doctorale va établir la différence de pratiques en fonction du contexte géographique, soit urbain ou rural, comparant des projets réalisés dans un même contexte législatif et culturel.

Une quatrième lacune traitée dans cette étude est qu’alors que les rivières sont reconnues comme un système socio-écologique, peu de considération a été accordée à l’identification des forces motrices sociétales des projets de restauration. La dégradation écologique des écosystèmes et la perte relative en services écosystémiques ont été définies comme les principales forces motrices des projets de restauration (Galatowitsch 2012). Cependant, l’effet de forces indirectes telles que morale, idéologique, politique, démographique et économique n’a été que supposé (Clewell & Aronson 2006; Baker et al. 2014) et peu d’attention a été accordé à leur identification et à l’estimation de leur influence sur les pratiques de la restauration (Eden & Tunstall 2006; Grêt-Regamey et al. 2016; Parr et al. 2016). Quelles sont les forces motrices sociétales de la restauration ? Cette étude s’intéresse à l’impact les forces motrices législative, politique, culturelle et idéologique sur les pratiques de la restauration.

Une cinquième lacune concerne l’évaluation du succès des projets. Elle est une condition nécessaire pour comprendre les expériences passées et apprendre d’elles. La revue littéraire expose les six limitations majeures des procédures d’évaluation actuelles : 1) les données sont manquantes ou partielles car peu de projets réalisent un suivi (Bernhardt et al. 2005; Pander & Geist 2013; Morandi et al. 2014); 2) L’utilisation d’une référence historique est utopique (SER 2004; Moss 2008; Dufour & Piégay 2009; Josefsson & Baaner 2011; Belletti et al. 2015; Bouleau & Pont 2015), et les sites de références sur le même cours d’eau sont souvent inexistants (Morandi et al. 2014; Bouleau & Pont 2015); 3) Les indicateurs biologiques ont un pouvoir limité pour expliquer les causes de succès et d’échec (Niemi & McDonald 2004; Friberg et al. 2011; Smucker & Detenbeck 2014); 4) Les indicateurs utilisés ne sont pas représentatifs des objectifs de la restauration (Pickett et al. 1997; Meyer et al. 2005; Walsh et al. 2005; Morandi et al. 2014) et les indicateurs sociaux sont manquants (Rogers & Biggs 1999; Chiari et al. 2008; Jaehnig et al. 2011; Pander & Geist 2013; Morandi et al. 2014); 5) Lorsqu’une évaluation est réalisée, elle est faite sur le court terme (Pander & Geist 2013; Morandi et al. 2014), mais les espèces nécessitent de plus longues périodes pour se rétablir (Haase et al. 2013; Morandi et al. 2014; Kail et al. 2015); et 6) Les zones rivulaires ne font pas partie de la zone de suivi (Januschke et al. 2011; Morandi et al. 2014). Les praticiens nécessitent une méthode qui dépasse ces limites et évalue les conflits potentiels. La modélisation des habitats utilisant la méthode CASiMiR et présentée dans cette étude. Elle est un outil prometteur pour combler les lacunes existantes.

Enfin, l’évaluation écologique des projets de restauration n’est pas réaliste si elle ne considère pas les aspects sociaux (Wortley et al. 2013) et plus particulièrement les interactions décrites par le concept de système socio-écologique (Berkes & Folke 1998; Berkes et al. 2003; Ostrom 2009; Hinkel et al. 2014). L’interaction des hommes avec l’écosystème fluvial a conduit à la dégradation des habitats. Ainsi, la pression des usages devrait être intégrée à l’évaluation des projets afin d’identifier les conflits et de formuler des solutions. Cette étude doctorale va aborder le cas de deux usages, soit les usages récréatifs et productifs, c’est-à-dire la production d’énergie hydro-électrique. Elle traite des deux questions suivantes : Est-ce que les usages récréatifs limitent le succès écologique des projets de restauration ? Est-ce que la diminution de l’exploitation de la ressource pour produire de l’énergie accroît les résultats de la restauration morphologique des rivières ?"

Référence : Zingraff-Hamed A. (2018), Urban River Restoration : a socio-ecological approach, Technische Universität München - Université de Tours

23/07/2018

Evaporation et effacement des étangs: une thèse universitaire dénonce certains dogmes publics (Aldomany 2017)

"L’effacement des plans d’eau (petits ou grands) du continuum hydrographique est le nouveau dogme français lié à l’interprétation de la Directive cadre européenne sur l'Eau (DCE-2000) dans la loi sur l’eau et les milieux aquatiques (LEMA-2006). En effet, cette stratégie se base sur des idées ne reposant sur aucune mesure exacte de l’influence des plans d’eau, supposée néfaste, sur la quantité d’eau s’écoulant dans les réseaux hydrographiques aval." C'est par ces mots que s'ouvre le résumé de la thèse de géographie de Mohammad Aldomany, dédiée à la mesure du bilan hydrologique réel des étangs en Brenne et Limousin. Le jeune chercheur observe que l'évaporation due aux étang est comparable à celle d'autres milieux naturels, et que leur bilan annuel est souvent favorable à la recharge en eau des milieux adjacents. Tout en pointant que nombre de documents administratifs se laissent aller à des généralités et des prescriptions sans mesure réelle des milieux concernés. Il est salutaire que les universitaires rappellent aux décideurs la nécessité de fonder les politiques publiques sur des données robustes, pas sur des diktats inspirés de diagnostics partiels et partiaux des milieux aquatiques. L'effacement préférentiel et l'assèchement des plans d'eau, des canaux dérivés, de leurs annexes humides est une politique sous-informée, dont le bilan écologique n'est pas étudié sérieusement, hormis quelques espèces spécialisées de poissons qui sont bien loin de résumer tous les enjeux de biodiversité ou d'usage de l'eau. Il est urgent de repenser les outils de la continuité écologique, dont les destructions sont hélas des choix sans retour pour les riverains et les biotopes. Extraits de l'introduction et de la conclusion de la thèse de Mohammad Aldomany.


Introduction : des politiques publiques inspirées par des généralités, une absence notable d'études empiriques préalables malgré un choix précipité d'effacement des plans d'eau

Récemment, le Syndicat de Bassin pour l'Aménagement de la rivière l'Oudon a adopté un chiffre qui estime la sur-évaporation correspondant au delta entre l'évaporation d'un plan d'eau et celle d'une prairie de 0,5 l/s/ha, soit à l'échelle annuelle une différence de 1577 mm ! Ce chiffre est similaire à la différence entre la quantité d'eau perdue par l'évaporation à partir d'une surface d'eau libre de 1000 m2 de superficie et celle perdue par l'évapotranspiration réelle d'une prairie possédant la même superficie qui est égale à 500 m3 pour une période de six mois allant du premier avril au 30 septembre. Cela veut-dire une sur-évaporation de 500 mm pour six mois seulement ! Ce dernier chiffre est issu de l'étude intitulée ''Étude sur la Détermination de débits de référence complémentaires sur le bassin versant de la Sarthe Amont'' menée par le bureau d'étude SAFEGE (avril 2015) pour le compte de l'Institution Interdépartementale du Bassin de la Sarthe. En sachant que les deux chiffres précédents se réfèrent à la sur-évaporation d'un plan d'eau existant dans une région de climat océanique humide par rapport à une prairie et pas à l'évaporation totale du plan d'eau qui est égale à la quantité totale de l'eau qui quitte la surface évaporante au profit de l'atmosphère grâce à l'énergie solaire, les premières questions qui viennent à l'esprit sont :
1- Ces chiffres sont-ils représentatifs des rapports internes et des discours des administrations françaises, tant au niveau national que par bassin ?
2- Un étang évapore-t-il vraiment une tranche d’eau de plus d’un mètre cinquante de plus qu’un fond de vallée humide ?
3- Vu le nombre de centaines de milliers de ces petites pièces d’eau sur le territoire français, ne bouleversent-ils pas le bilan hydrologique du pays ?

En essayant de trouver la réponse à la première question au niveau national, nous avons consulté le site officiel du Ministère de l'Environnement, de l’Énergie et de la Mer et voici ce qu'il dit propos de l'évaporation des plans d'eau : « La restauration hydromorphologique des cours d’eau, à travers des effacements d’ouvrages notamment, permet de lutter contre le changement climatique en supprimant les effets aggravants des seuils et retenues sur le réchauffement et l’évaporation des eaux. Les retenues génèrent une évaporation forte d’eau en période estivale car une eau stagnante peu profonde se réchauffe beaucoup plus vite et plus fortement qu’une eau courante. Sur une longue durée d’ensoleillement, plus la surface d’eau exposée est importante plus les pertes par évaporation seront significatives». À l'échelle des bassins versants nous trouvons dans un rapport officiel issu de la préfecture de la région Pays de la Loire intitulé "Quelle qualité des eaux dans notre région ? Où et comment agir en priorité ?" la phrase suivante : « La forte tension sur la ressource en eau en période estivale, sur une grande partie de la région, nécessite la mise en place de mesures d’économies d’eau, de cadrage, voire de substitution des prélèvements, ainsi que la diminution de l’impact des plans d’eau, par lesquels s’évapore un grand volume d’eau ».

En fait, la stratégie adoptée par le Ministère de l'Environnement, de l’Énergie et de la Mer pour appliquer la directive cadre sur l'eau et qui s'appuie sur l'effacement des petits plans d'eau afin de restaurer la continuité écologique des cours d'eau, nous permet de bien comprendre pourquoi il utilise des mots ''grandiloquents'' comme (forte, beaucoup, significative...etc) en évitant de donner des mesures exactes ou, au moins, d'apporter une explication plus globale du phénomène décrit.

En fait, les étangs, ces petits plans d'eau de 6 à 7 mètres de profondeur maximale qui possèdent, en général, une superficie allant de 0,1 à 100 hectares où le volume maximum est inférieur à un million de m3 (Touchart et al., 2014), font partie du patrimoine de plusieurs régions de l'hexagone où l'apparition des plus anciens date du Moyen-âge (Benoît, 1992 ; Dérex, 2001), voire même avant (Bartout, 2012). À l'origine, ils permettaient d'assurer à la fois les multiples fonctionnements de moulins et la production de poissons. Plus tard, la pluriactivité des étangs est passée à une forme de monoactivité volontaire ou subie et de fait la morphologie du plan d’eau s’est adaptée à ce seul besoin et pas à une multitude d’entre eux. Dans une époque beaucoup plus récente, ce patrimoine aquatique s’est enrichi par la construction de lacs de barrage à la destination différente (électricité, régularisation du débit des fleuves et des rivières, alimentation des villes en eau potable ou à une fin agricole ou industrielle) mais pouvant également être le support soit d’une aquaculture (intensive ou extensive), soit d’activités nautiques, soit d’activités cynégétiques. Ils répondent également à une forte demande de loisirs, et jouent, sur le plan du développement local, un rôle de levier touristique souvent incontournable.

Les étangs français de petites tailles se sont multipliés à la fin du 20ème siècle sous l’effet de multiples facteurs (terrains libres liés à l’exode rural, mode de loisirs, recherche du bien être personnel, pollution des eaux courantes, réglementations permissives...etc). La région Centre-Ouest de la France contient plus de la moitié (plus de 123 000 étangs) des étangs existant dans la France métropolitaine (plus de 250 000 étangs) (Bartout et Touchart, 2013), ces étangs occupant environ 58% de la superficie totale de tous les plans d'eau (lacs, étangs et mares) (Bartout, 2015). Ces milieux artificiels sont à la source d'une biodiversité étonnante car des études récentes (Céréghino et al., 2008 ; Soomets et al., 2016) montrent que les petits plans d'eau, comme les étangs et les marais, sont tout aussi importants que les rivières et les lacs pour soutenir un éventail de biodiversité aquatique dans le paysage agricole d'Europe. Ces intérêts écologiques, économiques et paysagers reconnus dans le Centre-Ouest de la France exigent une gestion durable compatible avec les principes généraux législatifs, que ce soit au niveau international et européen [la convention de Ramsar (1971), la déclaration du Dublin (1992), la directive cadre sur l’eau (2000) et la directive INSPIRE (2007)] ou français [la Loi Pêche (1984), la loi sur l'eau (1964 et 1992), la loi sur l’eau et les milieux aquatiques (2006), et les documents réglementaires comme les Schémas Directeurs d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SDAGE) et les Schémas d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SAGE)].

L'application de ces législations, surtout la directive cadre européenne sur l’eau (DCE) a rencontré un échec notable (Bouleau et Pont, 2014 ; Bartout et Touchart, 2015). Parmi les multiples raisons de cet échec nous pouvons citer l'absence d'une définition claire pour distinguer les lacs, qui étaient le seul type de plans d'eau pris en considération lors de l'application de la (DCE), et les étangs. Un travail énorme effectué par L. Touchart et ses doctorants a conduit à bien distinguer les lacs et les étangs qui ne sont plus des ''lacs tronqués'' ou des lacs de dimensions réduites comme les présente J. Loup (1974).

Une gestion durable des étangs nécessite une connaissance de tous les processus physico- chimiques, biologiques, historiques, économiques et sociologiques. Malgré les très nombreuses études scientifiques qui ont été consacrées à étudier les étangs durant les décennies précédentes (Banas D., et al., 2001 ; Banas D., et al., 2002 ; Banas D., et al., 2005 ; Gaillard, 2014), ainsi que les estimations récentes qui indiquent que le monde contient plus de 117 millions de plans d’eau ayant une superficie supérieure à 0.2 ha (Verpoorter et al., 2014), très peu d'études ont été consacrées à étudier le bilan hydrologique de ces petits plans d'eau, qui est la balance entre les eaux entrantes et sortantes de l'étang. En effet, les études effectuées sur le sujet du bilan hydrologique et surtout sur l'évaporation des plans d'eau sont soit faites sur des territoires aux conditions géographiques très différentes de celles présentes dans la région Centre-Ouest de la France, à savoir des régions arides ou semi-arides (Bouchardeau et Lefèvre, 1957 ; Riou, 1975, sur le lac Tchad, Neumann, 1953, sur le lac Houle et le lac de Tibériade), soit réalisées à l’échelle de grands lacs (Afanas'ev, 1976, sur le lac Baïkal, Nicod et Rossi, 1979, sur le lac Victoria) et des réservoirs emblématiques aux États-Unis.

Les études existant sur le sujet de l'évaporation des étangs français sont très rares. L'explication de la forte pénurie d'études sur le bilan hydrologique d'étangs et la détermination de l'évaporation de ces petits plans d'eau est liée à plusieurs raisons, les plus importantes d'entre elles sont l'intérêt ou le financement qui ne sont pas suffisants pour justifier le temps et les dépenses mais aussi la difficulté pour estimer et mesurer certains éléments de ce bilan. Bien que les précipitations et le débit entrant et sortant des étangs soient faciles à mesurer, le taux de percolation et d'évaporation compliquent les études sur le bilan hydrologique. Tandis que plusieurs études montrent que le taux d'infiltrations vers les nappes d'eau profondes, dans les principales régions des étangs, est modeste, l'évaporation reste la composante du bilan hydrologique la plus difficile à étudier à cause de l'hétérogénéité de la topographie entourant les étangs et des multiples facteurs météorologiques affectant l'évaporation comme la température de l’eau et celle de l'air, l'humidité relative, le rayonnement solaire, la pression atmosphérique et la vitesse du vent. Outre le climat, les caractéristiques des étangs telles que la taille, la forme, la profondeur, la qualité de l'eau, la clarté, la température de l'eau et la circulation, même son emplacement, peuvent affecter le taux d'évaporation. Pour cela, les études les plus sérieuses ne mentionnent pas l'évaporation, ou ne lui assignent qu'une place modeste (Loup, 1957).

Ces études donnent des estimations très différentes, voire paradoxales. Parfois ces études affirment la forte évaporation des étangs sans aucune mesure ni calcul ni preuve comme l'étude intitulée "Étude diagnostic des causes d'eutrophisation du plan d'eau de la Ramade" réalisée par Aqua Concept Environnement – BCEOM pour le compte de la commune de Giat : «On dénombre 64 étangs sur le bassin versant (...). Ces retenues réduisent sensiblement la ressource en été par évaporation et délivrent des eaux réchauffées». D'autres études, comme celle du SAFEGE (2015) cité ci-dessus, donnent des valeurs de l'évaporation pour une région française proches de celles des lacs existant dans les régions arides ou semi-arides. D'autres études arrivent aux résultats inverses selon lesquels les étangs jouent un rôle plutôt positif en ce qui concerne la quantité des eaux parce qu'ils stockent de l'eau pendant les périodes de fortes précipitations et les restituent ensuite dans les réseaux hydrographiques pendant les périodes d'étiages et parce que l'évaporation des étangs est, la plupart de temps, inférieure à l'évapotranspiration des couverts végétaux entourant les étangs (Morton, 1983 ; Perrin, 2011).

Un autre type d'études qui ne s'appuient sur aucune mesure sur les territoires Français donne des chiffres extraits des documents scientifiques internationaux sur l'influence des étangs sur l’hydrologie et l’hydrogéologie des bassins versants. Un exemple de ce type d'étude est le troisième chapitre du rapport de l'expertise scientifique collective Inra, Onema et Irstea intitulé «Impact cumulé des retenues d'eau sur le milieu aquatique». Les auteurs de ce chapitre disent :«Toutes les études basées sur des observations s’accordent sur le fait que les retenues induisent une réduction des débits, réduction attribuée parfois principalement aux pertes externes des retenues (par évaporation ou infiltration). L’intensité des diminutions varie dans le temps, et peut être assez forte sur les débits de crues et d’étiages. La réduction des débits est plus marquée les années sèches que les années humides». Mais ils disent dans la synthèse de cette expertise que «l’analyse de la littérature n’a pu mettre en évidence un indicateur permettant d’évaluer a priori l’effet cumulé des retenues sur l’hydrologie. La densité de retenues ou le volume de stockage cumulé sur un bassin n’ont de sens que sur des zones relativement homogènes». (...)



Conclusion : l'évaporation des étangs est parfois du même ordre que celle d'autres milieux naturels, le bilan hydrologique annuel est souvent positif pour la réserve en eau

Nos estimations montrent que l'évaporation annuelle des étangs de notre région d'étude varie entre 850 mm/an pour l'étang des Oussines (étang situé à plus de 800 mètres d'altitude) et 1000 mm/an pour les étangs de la Brenne.

En essayant de comparer la quantité d'eau perdue via l'évaporation à partir des étangs et celle perdue par d'autres types d'occupation du sol, nous avons comparé chacun de nos étangs de mesures avec une forêt de chênes ayant la même superficie. Nos analyses montrent que la différence entre la quantité d'eau perdue via l'évaporation, ou (l'évaporation + l'évapotranspiration des plantes aquatiques pour les étangs ayant une partie de leur surface occupée par ces plantes), et celle perdue via l'évapotranspiration et l'interception de la forêt n'est pas très grande. Par contre, cette perte, à l'exception des mois où les arbres souffrent d'un stress hydrique, peut être plus grande pour la forêt que pour l'étang. Nos comparaisons ont aussi montré que les étangs avec des plantes aquatiques perdent une quantité d'eau supérieure à celle perdue par les étangs sans plantes aquatiques. Pour cela, si ces plantes ne font pas partie de la chaîne alimentaire des poissons ou des autres espèces animales qui vivent dans l'étang, ou si elles ne constituent pas un endroit de reproduction pour les oiseaux nicheurs, nous recommandons de couper ces plantes, ou au moins, réduire la proportion qu'elles occupent à la surface de l'étang.

D'après notre travail, l'évaporation d'un étang représentatif du Limousin (l'étang du Château à Rilhac-Rancon) est de 964,5 mm par an, alors que, selon nos mesures directes de l'évaporation réelle à partir d'une surface d'eau libre et l'évapotranspiration réelle d'une surface ayant la même superficie mais occupée par les joncs, nous estimons l'évapotranspiration d'une prairie humide à plus de 2500 mm par an.

En ce qui concerne l'étiage estival de la Claise, nos analyses ont montré que les étangs de la Brenne jouent un rôle dans ce phénomène naturel, car ils empêchent les précipitations tombées durant cette période de continuer leur chemin jusqu'au lit de la rivière. Par contre, nos données ont bien montré que la majorité des eaux tombées sur les étangs pendant la période chaude de l'année ne sont pas perdues par l'évaporation, elles ont été simplement stockées dans les étangs. Du plus, ces étangs, après avoir repris leur volume maximum à la fin d'automne, permettent l'écoulement libre
des cours d'eau.

Concernant les étangs limousins, surtout ceux qui ont des débits entrants et sortants permanents, nos analyses ont montré clairement que ces étangs ont un rôle plutôt positif sur le débit estival des réseaux hydrographiques de cette région par rapport aux autres occupations du sol, car ils restituent la totalité des précipitations qu'ils reçoivent pendant cette période. Or, les forêts les interceptent en grande partie et le reste est utilisé pour compenser la diminution de l'humidité du sol résultant de l'absorption des racines des arbres.

Les résultats de ce travail nous permettent de dire que la présence des étangs favorise l'évaporation, mais il est inexact d'affirmer que ce phénomène impacte fortement la quantité d'eau disponible sur un bassin versant. Au contraire, dans les régions où les précipitations dépassent l'évaporation, et les débits entrants et sortants des étangs sont permanents, ces plans d'eau jouent un rôle positif pour assurer un bon débit des réseaux hydrographiques surtout pendant la période estivale.

Notre étude a aussi confirmé le fait que les régions d'étangs ont une perméabilité réduite, donc les quantités de l'eau infiltrée vers les nappes phréatiques sont petites par rapport aux autres composantes du bilan hydrologique, surtout les débits entrants et sortants. Nos données ont aussi confirmé l'importance de l'écoulement souterrain pour les étangs de vallée. Nous estimons cet écoulement de 0,25 l/s pour l'étang du Château.

À la fin de ce travail, nous espérons que nous avons réussi à ajouter une nouvelle étude de grande valeur à la littérature scientifique sur le sujet de l'évaporation et du bilan hydrologique des petits plans d'eau. Nous souhaitons que les nombreux exemples chiffrés, détaillés et cités dans ce mémoire, aident le plus grand nombre possible des étudiants et autres personnes intéressées à bien comprendre le déroulement du processus d'évaporation.

Espérons que ce travail, qui nous a coûté beaucoup d'efforts, de recherche, d'analyse et des mesures quotidiennes sur les terrains, retienne l'attention des décideurs et des responsables de la gestion de ces plans d'eau, car nous pensons que cette étude les aidera à mieux comprendre ces plans d'eau. Bien que les étang de la Brenne sont partiellement responsables de l'étiage estival de la Claise, les étangs limousins, par contre, soutiennent un bon débit estival de leur région. Donc, la situation géographique des étangs doit être prise en considération au moment d'établir d'un bilan de gestion de ces plans d'eau. Selon notre recherche nous pensons que le choix d'effacement des étangs n'est certainement pas la réponse la plus efficace au problème de l'étiage estival des réseaux hydrographiques de la région Centre-Ouest de la France.

Référence : Aldomany, Mohammad (2017), L’évaporation dans le bilan hydrologique des étangs du Centre-Ouest de la France (Brenne et Limousin). Géographie. Université d’Orléans, 2017. Français. NNT: 2017ORLE1155, tel-01661489, 332 p.

Illustrations : en haut, étang de Brenne, du côté de La Gabrière, par Jean-Marie Gall CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons ; en bas, mare alimentée par l'étang de Bellebouche, en Brenne, par Jacques Le Letty CC BY-SA 3.0.

26/05/2018

La continuité écologique en France, une mise en oeuvre semée d'obstacles (Perrin 2018)

Jacques Aristide Perrin vient de soutenir une thèse de doctorat sur la genèse de la continuité écologique en France et les raisons de sa conflictualité. Ce travail offre un panorama tout à fait intéressant des déclinaisons du concept de continuité, entre science et politique, comme de la manière dont se sont composés les enjeux d'adhésion ou de contestation. La tension produite par la continuité et la difficulté pratique de sa mise en oeuvre ne sont pas dissimulées par le géographe, qui propose une esquisse d'apaisement des conflits en repartant depuis les territoires et en ouvrant les angles d'analyse des socio-milieux aquatiques. Mais l'appareil bureaucratique français a-t-il la capacité et la volonté de prendre cette direction si opposée à la centralisation autoritaire, à la normalisation technocratique et au déni des antagonismes suscités par ses politiques, notamment environnementales?



Résumé de la thèse : Concept introduit dans la Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques en 2006, la continuité écologique d’un cours d’eau (CECE) est considérée comme un moyen d’atteindre le (très) bon état écologique des masses d’eau dans le cadre de la mise en œuvre de la Directive-Cadre sur l’Eau. Depuis les années 2010, les projets de restauration de la continuité écologique sont entrepris sur des cours d’eau en France. Certains font l’objet de vives oppositions venant ralentir, voire empêcher sa réalisation. La thèse analyse les origines socio-politiques de ce concept et de la politique publique de CECE afin de rechercher dans le passé des éléments explicatifs des difficultés de son application au présent. Elle cherche ainsi à savoir comment les élaborations du concept et de la politique publique de CECE ont cadré, par des mélanges de sciences et politiques, une manière particulière de produire une continuité sur les cours d’eau, laquelle est discutée et contestée par des acteurs dans le but de l’infléchir.

Dans une première partie, nous proposons un récit de son élaboration durant la Directive-Cadre sur l’Eau, la Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques et le Grenelle de l’Environnement n°1. Plusieurs traductions européennes et françaises sont présentées pour comprendre l’évolution de sa définition et de son cadrage. Dans un deuxième temps, nous menons une analyse des discours, utilisée pour rendre compte des diverses manières de présenter et d’interpréter ce concept. En proposant un examen de la controverse entre des acteurs à l’échelle nationale, nous faisons de premières propositions pour expliquer la conflictualité de ce concept. Par la suite, nous étudions la mise en œuvre de la CECE sur plusieurs cours d’eau appartenant à deux bassins versants français (la Dordogne et la Têt) afin d’étudier les causes de désaccord entre les acteurs de terrain qui portent sur différents savoirs, valeurs, expertises et entités mobilisées pour composer ce projet de cours d’eau.

Enfin, à la lumière des résultats de l’analyse, nous étudions ce que pourraient être les caractéristiques d’une CECE, davantage territorialisée et connectée aux attentes des acteurs locaux.

Parmi les points étudiés dans cette thèse, on notera :

  • l'étude de la mise en place de la "continuité de la rivière" dans l'annexe de la directive cadre européenne sur l'eau, avec à l'époque une notion qui fut assez peu débattue par les bureaucraties environnementales européennes, s'inspirant d'expériences sur le Rhin et la Tamise ainsi que  de l'émergence du "river continuum concept",
  • la traduction française dans la loi sur l'eau de 2006, avec un centrage sur les poissons migrateurs en recyclage de textes et dispositifs anciens (lois pêches de 1865 et de 1984), mais avec une ouverture sur les sédiments pour tenir compte des travaux hydromorphologiques,
  • la mise en politique enthousiaste - mais peu concertée avec les premiers concernés en nombre (moulins) - dans le cadre du Grenelle n°1, avec un travail de cadrage du discours par des acteurs publics (ex Onema, agence de l'eau, ministère) où la continuité s'inscrit dans un méta-récit de la renaturation heureuse,
  • le caractère heurté sinon chaotique de la mise en oeuvre, avec la cristallisation d'un antagonisme entre discours "légitimiste" (administration, une partie des élus et industriels, fédérations de pêche) et discours "contestataire" (une partie des propriétaires, usagers, riverains et leurs associations, dont Hydrauxois citée dans la thèse comme l'un des pôles de cette contestation),
  • de nombreuses difficultés de terrain en terme de gouvernance, de concertation, de capacité à trouver des discours communs et des solutions jugées acceptables (analyses de cas très instructives sur les rivières Mamoul, Bave, Couze, Tude, Dronne et Têt, dans le Sud-ouest).

L'auteur produit aussi une esquisse intéressante des 5 "cycles géo-historiques" d'usage des cours d'eau par les sociétés humaines depuis le néolithique, montrant au passage que les discontinuités anthropiques ne sont pas apparues au même moment, avec la même intensité, pour les mêmes finalités. La réduction de cette complexité et de cette historicité à la notion fonctionnelle d'obstacle à l'écoulement ne traduit pas la réalité des sociosystèmes fluviaux.

En conclusion, JA Perrin propose de repenser la continuité autour du territoire et à partir de lui ("connectivité territoriale"). Ce schéma expose ce que pourrait être une autre manière de "tenir conseil" autour des cours d'eau (cliquer pour agrandir).



Si l'on ne peut qu'en approuver le principe, qui se rapproche de notre vision d'une gouvernance des rivières durables, il faut aussi souligner combien nous en sommes aujourd'hui éloignés :
  • les politiques publiques ont une culture imposée du résultat (en particulier dans le contexte contraint DCE), menant plutôt à des velléités de simplification, homogénéisation et accélération dans la gestion des dossiers, 
  • l'Etat tend à contenir voire comprimer les moyens et personnels tout en affichant de manière contradictoire un haut niveau d'ambition, ce qui conduit souvent à réduire l'action publique à des symboles masquant la misère et reproduisant une version naïve des systèmes socio-fluviaux,
  • l'organisation réglementaire et financière de la continuité reste fortement empreinte de la verticalité jacobine et technocratique, l'espace de liberté au niveau local est déjà très réduit par les injonctions des échelles supérieures (Europe, ministère, agences), mais aussi par le formatage des outils de diagnostic et la gouvernance n'encourageant pas vraiment l'esprit critique ni l'initiative,
  • il manque souvent localement les ressources matérielles et humaines pour retranscrire des approches complexes sur les bassins ruraux et peu denses, formant la plus grande part du linéaire.
Un certain épuisement du modèle français de l'eau, né avec les agences de bassin en 1964 mais progressivement recentralisé sous la tutelle du ministère de l'écologie, la dévolution de la compétence Gemapi au bloc communal et l'échec prévisible de la directive cadre européenne sur l'eau vont peut-être contribuer à rebattre les cartes des politiques aquatiques dans les prochaines années. Mais nous restons encore très loin d'une confiance dans les acteurs locaux et d'une construction par la base des priorisations sur les cours d'eau.

Référence : Jacques Aristide Perrin (2018), Gouverner les cours d’eau par un concept : Etude critique de la continuité écologique des cours d’eau et de ses traductions. Thèse en géographie. Université de Limoges, 365 p.

Illustration (haut) : © Christelle de Saint-Marc.

03/12/2016

La continuité écologique au miroir de ses acteurs et observateurs (De Coninck 2015)

Amandine De Coninck (LEESU - Laboratoire Eau Environnement et Systèmes Urbains, ParisTech) a réalisé une volumineuse thèse sur la concertation dans le cadre de la mise en oeuvre de la continuité écologique, à partir d'expériences sur deux hydrosystèmes (rivière du Grand Morin, vallée de l'Orge). Le document fourmille d'informations et réflexions intéressantes sur le déploiement des politiques environnementales, sur les options et stratégies des acteurs, sur les possibilités et limites de la concertation. Tous les gestionnaires devraient lire ce travail pour appréhender la manière dont on peut construire cette concertation et les enjeux de cet exercice. De manière générale, les acteurs gagneraient en réflexivité à comprendre la relativité de chaque position et leur place dans un système complexe de représentations divergentes. Nous publions ici quelques extraits aidant à mesurer l'avis d'un public qui nous intéresse particulièrement, celui des chercheurs... où l'on voit que le scepticisme est souvent de mise, en contraste avec le discours monolithique, voire ayatollesque, de certaines administrations. Lentement mais sûrement, le dogme se délite.

Nous publions ci-dessous un extrait révélateur des positions des chercheurs concernant la continuité écologique: on y découvre les différences de paradigmes dans la communauté savante, la perception d'un activisme au sein même de l'exercice scientifique et, globalement, un certain scepticisme sur la dimension systématique de la mise en oeuvre de la continuité écologique dans les hydrosystèmes anthropisés de longue date.



"La continuité écologique étant un sujet controversé, nous faisons ici état des convictions des chercheurs du projet sur ce sujet, plus que de leurs recherches elles-mêmes. Cependant, leurs recherches influencent évidemment leurs points de vue, leurs convictions sont fondées sur un état des connaissances dans un champ disciplinaire donné. Nous allons donc présenter brièvement les chercheurs qui ont participé à cette expérience et leurs domaines de compétences.

Le projet appelé « Sciences et SAGE » visait à mener une démarche de modélisation d’accompagnement avec des chercheurs du PIREN-Seine et des membres de la CLE du SAGE des Deux Morin. Parmi les chercheurs impliqués on pouvait compter :

  • Une géographe ayant travaillé sur les petites rivières urbaines d’Ile-de-France 
  • Un géographe ayant travaillé sur la gestion de l’eau et les représentations de la qualité de l’eau (du 19e à nos jours).
  • Un sociologue ayant travaillé sur les petites rivières urbaines
  • Un agronome travaillant sur la gestion des ressources naturelles et la modélisation d’accompagnement, et qui animera la démarche
  • Une ichtyologue travaillant sur les peuplements de poissons dans l’Orgeval et dans l’Orge
  • Un hydrologue ayant modélisé le Grand Morin aval
  • Une biogéochimiste travaillant sur la qualité de l’eau et les changements d’échelle
  • Un ingénieur chimiste (directeur du PIREN-Seine) travaillant sur la qualité de l’eau

(…) Pour les scientifiques interrogés, la restauration de la continuité écologique n’est pas un enjeu prioritaire sur ce territoire. Ils ne pensent pas qu’un accent si fort doive être mis sur cette thématique. Le directeur du PIREN-Seine s’exprime ainsi : « Je ne mettrai pas ça comme un objectif à atteindre au plus vite. Je pense que c’est un objectif qui s’atteint en examinant avec soin comment les choses se passent et en gérant au plus près. Je n’en fais pas un dogme quoi. Personnellement je trouve qu’un plan d’eau avec de l’eau dedans, c’est beau, plutôt qu’un truc tout sec avec un peu de boue au fond. ». Il donne donc une valeur au cours d’eau qui n’est pas simplement celle de la restauration écologique pour elle-même, mais qui doit être liée à une certaine valeur esthétique.

Par rapport aux gestionnaires locaux que l’on peut trouver sur le Grand Morin, les scientifiques ont clairement une approche différente de la continuité écologique. Bien que leur position finale soit proche – c'est-à-dire qu’il vaut mieux conserver les ouvrages ou du moins qu’on ne peut pas tous les supprimer d’un coup – la question de la continuité écologique n’est pas du tout formulée de la même manière chez les scientifiques et chez les gestionnaires locaux de l’eau sur le Grand Morin. Les arguments qu’ils développent ne sont pas les mêmes. Ils n’ont pas un registre d’engagement familier comme les élus, mais plutôt un régime d’engagement en justification. Ils ne se réfèrent pas au même type de connaissances pour établir leur diagnostic.

Ainsi, ils ont plus de recul sur la manière dont cette notion est apparue et s’est construite dans la communauté scientifique. Ils s’interrogent sur l’origine de cette notion. En ce sens, ils sont plus proches de la démarche des techniciens du syndicat de l’Orge aval. Ceci dit, ils n’arrivent pas à la même conclusion puisqu’ils remettent en cause la notion même, alors que les membres du syndicat de l’Orge interrogent plutôt la manière de l’appliquer.
Pour la plupart des scientifiques, cette notion est avant tout le résultat d’une construction scientifique et d’une théorie particulière et elle se base sur une certaine vision du monde. On le ressent notamment dans le discours des géographes :
  • « A un moment, le contexte des représentations qu'on a de la nature font que bon, [...] il faut effacer les seuils ».
  • « Chaque époque a tendance à imposer une lecture, un sens du réel, qui dit être le bon par rapport aux autres qui n'auraient jamais rien compris. ».
Ce serait cette « lecture » ou cette représentation de la nature qui conduirait à penser aujourd’hui que la restauration de la continuité écologique est la priorité. L’hydrologue également s’interroge sur l’origine de cette notion, et il souligne que la science n’est pas forcément neutre :
  • « [Être scientifique] ne te dédouane pas d'avoir dans ce système professionnel des extrémistes de tout poil, avec leurs croyances. Et il y a de l'activisme en sciences comme dans toute autre voie professionnelle. Et les activistes verts existent dans la science. ». 
La continuité écologique serait donc le produit d’un « effet de mode », qui se base sur certaines théories scientifiques qui ne font pas forcément l’unanimité. Tout comme le directeur du PIREN-Seine, l’hydrologue pense qu’il serait préférable de conserver les ouvrages sur le Grand Morin, car la continuité écologique est un « concept à la mode », et n’apporte pas de gain véritable. L'hydrologue n'est pas convaincu que la destruction des ouvrages entraîne une diversité d'habitats et de milieux. Au contraire, il pense que cela va redonner une homogénéité à l'écoulement de l'eau. L'hydrologue évoque également le fait que selon lui, si on abaisse les ouvrages et que le niveau d’eau baisse, il y aura également moins d’eau dans la nappe alluviale. Ainsi les possibilités de stocker de l’eau diminueront, ce qui, dans un contexte de besoin de ressource en eau qui augmente, pourrait s’avérer problématique.

Cependant, entre les différents scientifiques interrogés, les positions sur la gestion des ouvrages varient légèrement. La plupart ne connait pas vraiment le fonctionnement du système d’ouvrages sur le Morin, ni s’il fonctionne « correctement ». Ainsi, ils n’ont pas d’opinion quant au mode de gestion des ouvrages qui serait le plus approprié.

Pour l’hydrologue, le facteur qui influence ou influencera le plus le niveau d’eau à l’avenir ne sont pas les ouvrages mais le changement climatique. L’ichtyologue est, quant à elle, foncièrement en faveur de la restauration de la continuité écologique, que cela passe par l’arasement ou l’aménagement des ouvrages. Elle a une position plutôt militante et revendicatrice par rapport aux autres scientifiques (sociologue, agronome, géographes et biogéochimiste) qui n’ont pas d’opinion particulière sur le sujet et qui pensent que les acteurs locaux sont les plus à mêmes de décider collectivement s’il serait souhaitable ou non de détruire les ouvrages. Un autre ichtyologue de l’Irstea, Didier Pont, faisant partie du groupe s’occupant de l’inter-calibration entre les différents pays européens pour l’application du concept de continuité écologique sur le terrain, a également été interrogé. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, il souligne qu’en dehors des grands poissons migrateurs, restaurer des continuités n’aura pas forcément d’impact majeur. De plus, ce genre de mesure coûte cher. Notamment dans un milieu aussi anthropisé où les grands poissons migrateurs ne sont plus présents, cela n’a pas forcément d’intérêt.

Les chercheurs ont donc une représentation plus analytique, plus distancée, de la rivière. Il s’agit de leur objet de recherche, certains étudient son histoire, d’autres son régime hydraulique, selon leur discipline. Tout comme les représentants de l’Etat, ils ont une vision plus globale du bassin versant. Ils ont une position intermédiaire entre les représentants de l’Etat et les gestionnaires locaux."

Ré-introduire la complexité et l'incertitude dans le discours monolithique – voire "ayatollesque" – de la continuité écologique
Ces positions pour le moins nuancées et diverses des chercheurs contrastent avec l'engagement plus fréquent de certains services administratifs (pas tous) en faveur d'une vision plus dirigiste et engagée de la "renaturation" des rivières. Le témoignage rapporté d'un technicien de syndicat sur l'Agence de l'eau (Seine-Normandie) est éloquent : "Les financeurs jouent un rôle à la fois intéressant et un peu ayatollesque. Aujourd’hui ils obligent les syndicats, ils leur disent 'si vous ne faites pas d’hydromorphologie, vous n’aurez pas de sous pour remplacer vos bouts de tuyaux'. Donc les gens ils n’ont plus trop le choix et ils s’y mettent. Ils s’y mettent de bon cœur ou pas de bon cœur, mais ils s’y mettent."

Autre enseignement notable de cette thèse, le malaise des "experts technico-administratifs" et "gestionnaires" à raisonner et communiquer sur des incertitudes. La mise en oeuvre d'une politique déjà décidée dans ses grandes lignes oblige à souligner surtout le positif pour inciter à l'action, et à orienter le travail du bureau d'études dans le sens d'une certification sans discussion des choix pré-établis.

Enfin, à travers les exemples d'action collective et jury citoyen sur les rivières concernées par le travail de thèse, on voit émerger des positions logiquement liées à des usages (pêcheurs, kayakistes, propriétaires de moulins) mais aussi un certain sens commun de la rivière où l'intérêt pour la biodiversité est inséré dans des attentes paysagères, patrimoniales et récréatives. Là où le gestionnaire essaie de simplifier sur le registre de la fonctionnalité des milieux aquatiques (à restaurer sur des verrous identifiés), les citoyens réintroduisent de la complexité.

Il reste la dernière question sans réponse de la thèse : "qui est vraiment prêt à se servir de la concertation?". Quand on se souvient que l'Etat a validé le démantèlement de clapets sur l'Orge malgré l'avis défavorable de l'enquête publique, on a une petite idée de la réponse pour un des acteurs du dossier, et pas le moindre. Combien de temps l'Etat va-t-il persister dans ces positions conflictuelles et antagonistes des résistances exprimées sur les territoires? Ce sont nos luttes qui contribueront à écrire cette histoire...

Source : Amandine De Coninck (2015), Faire de l’action publique une action collective : expertise et concertation pour la mise en œuvre des continuités écologiques sur les rivières périurbaines. Etudes de l’environnement, Université Paris-Est, 642 p, annexes I-CIV

Illustration : le Grand Morin à Coulommiers, David Leigoutheil — Travail personnel, CC BY-SA 3.0.