02/06/2025

La politique des rivières doit comprendre leur histoire

Loin d’être des milieux "naturels" au sens strict, les rivières françaises et européennes sont le fruit d’une histoire longue, marquée par des millénaires d’usages et d’aménagements, de conflits et de savoir-faire. Histoire, géographie, archéologie et sciences du paysage obligent aujourd’hui à changer notre regard sur les cours d’eau. Mais aussi à repenser nos politiques publiques de l'eau, qui se sont égarées depuis trois décennies dans l'utopie coûteuse et contradictoire de la reconstruction d'une nature sauvage. 


(Photographie de Wolfgang Staudt)

Pendant longtemps, les politiques publiques de l’eau ont été guidées par une représentation implicite de la rivière comme une entité naturelle, un flux spontané, que l’action humaine aurait uniquement détériorée ou altérée. Dans cette vision, "restaurer" une rivière revenait à la "renaturer", c’est-à-dire à la libérer de ses usages historiques, de ses équipements, de ses aménagements. Mais depuis une vingtaine d’années, les travaux issus de l’histoire environnementale, de l’archéologie fluviale, de la géographie historique et des sciences du paysage ont radicalement changé cette perspective. Nos connaissances ont évolué.

Loin d’être un simple cours d’eau façonné par les seuls processus géomorphologiques, la rivière apparaît désormais comme un objet hybride, à la fois naturel et culturel, marqué par une histoire très longue d’interventions humaines. Cela dès le paléolithique, puis de manière accélérée avec le néolithique. Ce tournant historique et archéologique a des conséquences profondes : il oblige à reconsidérer la manière dont on lit un paysage fluvial, dont on évalue sa biodiversité, dont on élabore les diagnostics écologiques, et dont on pense les choix d’aménagement.

Une anthropisation ancienne, profonde et continue
L’archéologie préventive a multiplié ces dernières années les fouilles de fonds de vallée, révélant des traces parfois très anciennes d’aménagements liés à l’eau : petits barrages, digues, canaux, drains, chaussées, retenues, fontaines, douves... Ces structures, loin d’être marginales, sont présentes sur l’ensemble du territoire, depuis l'Antiquité jusqu’à l’époque moderne. Leur densité et leur ancienneté témoignent d’un fait majeur : les rivières françaises ont été intensément travaillées par les sociétés humaines.

Loin d’avoir dégradé une nature jusque-là intacte, ces interventions ont au contraire contribué à structurer les milieux aquatiques : stabilisation des lits, création d’habitats lentiques, alimentation d’étangs ou de zones humides annexes, diversification des écoulements. Elles sont inséparables des régimes agraires et techniques qui se sont succédé dans les bassins versants.


Un paysage fluvial hérité
Les recherches historiques montrent que le lit d’une rivière, sa largeur, sa sinuosité, son enfoncement ou au contraire son élargissement sont souvent le résultat de siècles de travaux : curages, rectifications, mises en culture des marais, creusement de fossés, constructions hydrauliques. Les formes actuelles du paysage fluvial sont des héritages, des palimpsestes, où chaque génération a laissé sa marque.

Il n’existe donc pas de "nature originelle" vers laquelle il serait possible de revenir. Toute rivière est déjà une production sociale et historique. L’idée de « restaurer » une rivière pose alors problème : quel état choisir ? Celui de l’époque préindustrielle ? Du Moyen Âge ? De l’après-guerre ? Les choix de référence ne sont jamais neutres : ils traduisent des arbitrages, des représentations, des valeurs.

Des biodiversités comme constructions historiques
Cette relecture historique a aussi des conséquences sur la manière dont on pense la biodiversité. Les peuplements piscicoles, par exemple, ne sont pas stables dans le temps. Ils ont été profondément modifiés par les changements d’usage, les pollutions, les introductions d’espèces, les modifications d’habitats, les pratiques alimentaires. L’histoire des pêches montre que les poissons consommés par les populations ont évolué bien avant l’ère industrielle.

Dans de nombreuses régions, les ouvrages hydrauliques ont créé des milieux favorables à des espèces inféodées aux eaux calmes, aux herbiers, aux zones de rétention. Leur suppression brutale au nom d’un idéal de libre circulation peut alors produire des effets pervers : disparition d’habitats secondaires, appauvrissement de la diversité locale, déséquilibre entre espèces dominantes et espèces rares.

Redécouvrir la rivière à travers ses patrimoines multiples
Ce changement de regard réhabilite aussi tout un pan de notre patrimoine : moulins, biefs, étangs, canaux, chaussées, forges, anciens réservoirs, fontaines, etc. Ces éléments ne sont pas de simples ruines techniques ou des obstacles à la continuité écologique. Ils racontent une histoire collective, celle des usages de l’eau, de l’énergie hydraulique, de l’économie rurale, des savoir-faire locaux. Ils participent à l’identité des lieux, à leur mémoire, à leur attractivité.

Reconnaître leur valeur, ce n’est pas nier les enjeux écologiques : c’est au contraire les replacer dans un cadre plus juste, plus complet, plus durable. Le patrimoine hydraulique est aussi un patrimoine écologique, dès lors qu’il est bien géré, entretenu, et intégré dans des dynamiques locales.


Vers une écologie de l’Anthropocène
Ces avancées scientifiques s’inscrivent dans une évolution plus large : celle des sciences de l’Anthropocène. Dans ce cadre, on cesse d’opposer nature et culture. On comprend que les milieux vivants sont co-produits par les sociétés humaines et les dynamiques naturelles. Les rivières n’échappent pas à cette logique. Elles sont le reflet de décisions passées, d’usages, de conflits, d’innovations.

Penser leur avenir suppose donc de ne pas les « effacer » pour retrouver un état supposé vierge, mais au contraire de comprendre leur trajectoire, leur complexité, et d’accepter qu’il n’existe pas d’état zéro de la nature. La gestion écologique ne peut être déconnectée de l’histoire, du droit, des usages, des mémoires et des attachements.

Une invitation à réviser nos politiques
Ce changement de regard invite à revoir en profondeur certaines orientations publiques. Il ne s’agit plus simplement de choisir de manière binaire entre conservation et exploitation, entre libre circulation ou fragmentation, entre nature ou culture. Il s’agit de développer des politiques sensibles à la pluralité des enjeux, à la richesse des héritages, à la complexité des équilibres, à la diversité des formes de vie humaine et non humaine autour de l’eau.

C’est cette voie qu’ouvrent les recherches en histoire et archéologie de l’environnement. En croisant sciences humaines et écologie, savoirs scientifiques et expériences locales, passé et futur, nous pouvons élaborer une gestion plus juste, plus intelligible et plus soutenable de nos milieux aquatiques.

A lire sur Hydrauxois : nos rubriques Anthropocène, Archéologie, Histoire recensent des travaux et apportent des informations sur ces sujets. Explorez-les!

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