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22/05/2020

Agriculture, urbanisation, climat et baisse des indices de qualité piscicole en France (Bayramoglu et al 2020)

Une étude menée par 3 chercheurs de l'Inra montre que la dégradation de l'indice de qualité piscicole (IPR) des rivières, lacs et estuaires est corrélé à des formes d'agriculture plus intensives et à l'urbanisation, alors que la préservation des forêts produit l'effet contraire. De manière intéressante, la pente des terrains fait aussi varier l'impact agricole, qu'il s'agisse de culture ou d'élevage. Les prévisions climatiques risquent d'aggraver cette évolution, de sorte que les chercheurs appellent à une réflexion plus intégrée sur les politiques de l'eau. Toutes les études précédentes ont montré que l'occupation des sols des bassins versants est le premier prédicteur de qualité des rivières et de leurs milieux. Ce qui conforte notre conviction de l'inanité de détruire des milieux aquatiques anciens (moulins, étangs), intégrés dans le biotope local et sans lien à la baisse des indices DCE au lieu de traiter des pollutions fondées sur des modèles non durables de développement. 



L'IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services), instance internationale spécialisée en évaluation de la biodiversité et des services écosystémiques, a considéré dans son dernier rapport que plus de la moitié des services de régulation des milieux naturels ont été perdus en Europe et en Asie au cours des 60 années écoulées. Le GIEC-IPCC (International Panel on Climate Change) suggère pour sa part que le climat devrait devenir le premier moteur des changements écologiques d'ici le milieu du siècle, en raison du réchauffement et des perturbations des régimes de précipitation. Les milieux aquatiques sont concernés par ces évolutions, puisqu'ils sont soumis à des pressions convergentes : besoin en eau plus important de la société, réchauffement, pollutions diverses, recalibrages des lits. Moins de la moitié des masses d'eau françaises sont aujourd'hui en bon état écologique et chimique au sens de la directive européenne sur l'eau. Et malgré les efforts entrepris, la progression est faible depuis deux décennies.

Basak Bayramoglu et deux collègues ont utilisé les données françaises sur la qualité piscicole (Indice poissons rivières) pour analyser leur association aux usages des sols des bassins versants. Ils ont aussi comparé avec les effets attendu du climat sur la forêt.

Voici les principales conclusions des chercheurs

"Le statut de certains cours d'eau en France est très dégradé, illustré par une baisse de la qualité et de la quantité d'eau et des changements dans la distribution et la structure du biote aquatique. Les populations françaises de poissons d'eau douce ont souffert de la dégradation et de la destruction des milieux naturels, et de la pollution. Les pressions sur les écosystèmes d'eau douce sont principalement induites par l'homme, et entraînées par l'utilisation des sols et le changement climatique. L'objectif de cet article était d'évaluer dans quelle mesure l'utilisation des sols et leur adaptation aux changements climatiques affectent les écosystèmes d'eau douce en France.

Nous avons utilisé des données sur les parts d'utilisation des sols (agriculture, pâturage, forêt, urbain et autres) et sur l'indice de qualité piscicole (IPR), un indicateur de l'état écologique des eaux de surface, mesuré pour différentes rivières françaises observées entre 2001 et 2013. Nous avons estimé deux modèles: un modèle économétrique spatial de partage de l'utilisation des sols et un modèle statistique de l'IPR sur panel spatial. Le modèle de partage de l'utilisation des sols décrit comment celle-ci est affectée par des facteurs économiques, pédoclimatiques et démographiques, tandis que le modèle IPR explique la distribution spatiale et temporelle du score par l'utilisation des sol et les variables pédoclimatiques.

En ce qui concerne les effets des utilisations alternatives des sols, nos résultats d'estimation révèlent que les rivières dans les zones avec plus de terres agricoles, de pâturages et d'occupations urbaines par rapport à la forêt sont associées à une biodiversité d'eau douce plus faible. Ils montrent également que l'effet néfaste du secteur agricole (cultures et pâturages) est plus important que celui de l'utilisation des terres urbaines sur la biodiversité des eaux douces. Concernant les effets des options de gestion des sols, nos estimations fournissent des résultats intéressants. Ils montrent que les cultures intensives et les pâturages à forte pente réduisent le plus la biodiversité d'eau douce par rapport à l'usage forestier des terres. (...)

Sur la base de nos résultats d'estimation, nos simulations montrent que l'adaptation de l'utilisation des sols au changement climatique réduit la biodiversité d'eau douce. La perte de biodiversité est plus importante dans le cas d'un scénario de changement climatique plus pessimiste. Nous avons également discuté de la façon dont deux options politiques de contrôle pourraient aider à améliorer la biodiversité des eaux douces et à atténuer les effets néfastes des changements climatiques sur cette biodiversité. Ces options politiques sont une norme pour l'utilisation d'engrais azotés dans l'agriculture et une norme pour la densité du bétail dans les pâturages. Nos simulations montrent que la politique agricole permettrait à la France de se conformer à la DCE de l'UE dans le climat actuel. Cependant, aucune des deux politiques ne rend la conformité avec la DCE de l'UE dans les scénarios de changement climatique. Cela indique que la simulation des simples effets des politiques publiques sans inclure les effets du changement climatique conduirait à une surestimation des avantages de ces politiques. Ceci, à son tour, pourrait introduire un biais en termes de recommandations d'action politique au sein de la DCE de l'UE."

Ce tableau donne les résultats du modèle utilisé.


Extrait de Bayramoglu et al 2020, art cit.

La colonne "FBI elasticity" donne l'impact relatif. Par exemple, en première ligne, 1% d'usage agricole des sols (ici haute intensité et faible pente) signifie une dégradation de 0,158% de l'indice de qualité piscicole.

Les cinq premiers impacts sont par ordre décroissant (entre parenthèse indice de confiance, résultat d'autant plus robuste que l'indice est faible) : l'agriculture à haute intensité et faible pente (p<0,05), l'élevage à haute intensité et pente forte (p<0,05), l'agriculture à haute intensité et pente forte (p<0,1), l'élevage à basse intensité et pente forte(p<0,05), l'urbanisation(p<0,001). Le lien à l'urbanisation est le plus significatif. Seul l'élevage à faible intensité et faible pente est associé à un effet positif (mais non significatif)

Discussion
Tout travail de modélisation a ses limites, en particulier dans un domaine complexe comme l'écologie. Toutefois, les études menées en hydro-écologie quantitative depuis une dizaine d'années convergent toutes vers la même conclusion : le premier prédicteur de dégradation des mesures de biodiversité (poissons, invertébrés) comme de qualité de l'eau est l'occupation des sols du bassin versant (voir par exemple Dahm et al 2013Villeneuve et al 2015Corneil et al 2018). D'autres facteurs sur lesquels on insiste beaucoup en France, comme par exemple la densité de barrages, n'ont pas d'effet significatif, voire dans certains travaux des effets positifs (par exemple Kuczynski et al 2018, Anderson et al 2019, Peoples et al 2020). Les choix français en écologie et hydrologie semblent avoir été bruités par des agrégations de différentes politiques, dont certaines héritées d'enjeux anciens du 20e siècle, sans réelle réflexion sur les priorités nées de l'évolution rapide des bassins versants, sans anticipation du changement climatique et sans données suffisantes pour justifier les interventions.

Les agences de l'eau, principal financeur des politiques publiques sur les bassins versants, doivent donc orienter les aides vers ce que la science décrit comme des impacts majeurs, et non pas dilapider cet argent pour des sujets secondaires. La France est en retard dans l'application de la directive cadre européenne sur l'eau, les progrès du bon état chimique comme écologique de l'eau sont très lents. Si l'on n'adosse pas les interventions à la connaissance scientifique, pourquoi s'en étonner? La recherche a abondamment montré à compter des années 1970 que la rivière ne peut plus être considérée comme un milieu indépendant de son bassin. Mais nous sommes souvent restés au stade de l'énoncé, sans étudier les dynamiques réelles de ces bassins. On ne peut agir qu'avec des modèles de compréhension de chaque rivière, et déjà des bases de connaissances sur les déterminants nombreux de la qualité de l'eau et des milieux.

Référence : Bayramoglu B et al (2020), Impacts of land use and climate change on freshwater ecosystems in France, Environmental Modelling & Assessment, 25, 147–172

02/01/2017

Les poissons et la bio-indication des rivières: problèmes liés à l'usage de la typologie de Verneaux

L'Onema – devenu Agence française pour la biodiversité en 2017 – et les fédérations de pêche sont notamment en charge d'établir des états des lieux qualitatifs des rivières, à travers l'examen de leurs populations de poissons. Or, ces acteurs utilisent fréquemment un modèle conçu dans les années 1970 (typologie de Verneaux) qui ne correspond pas aux méthodologies actuelles d'évaluation écologique des cours d'eau, mises au point par des chercheurs français dans les décennies 2000 et 2010. Nous montrons dans cet article l'existence de certains biais de construction dans cette typologie de Verneaux, faisant douter de sa valeur prédictive pour analyser un peuplement ichtyologique aujourd'hui et pour définir le type de pression existant sur la rivière. Dans la mesure où l'analyse écologique par bio-indication des cours d'eau forme la base du diagnostic et des orientations d'action, il convient désormais d'exiger sur chaque rivière l'utilisation prioritaire de l'indice poisson rivière révisé (IPR+) et l'analyse détaillée de ses résultats, au lieu d'approches discutables sur des peuplements "théoriques". Il est indispensable que les établissements publics ou à agrément public donnent une information fiable aux citoyens et aux décideurs.  

En réponse à des mesures réglementaires visant à améliorer la qualité des cours d'eau (Clean Water Act 1972 aux Etats-Unis, Directive cadre européenne sur l'eau 2000 en Europe), les chercheurs ont mis au point des outils d'évaluation de la qualité de la rivière. Ils sont connus sous le nom d'indice d'intégrité biologique (IBI Index of Biological Integrity, Karr 1981) dans le monde anglo-saxon.

La construction de ces indicateurs consiste à prendre des stations de référence représentatives des rivières peu impactées par l'homme, cela dans chaque hydro-éco-région, à évaluer leurs peuplements biologiques (principalement poissons et invertébrés), à construire un modèle pour mesurer à partir de cette référence l'écart au peuplement attendu dans d'autres rivières. En France, le bio-indicateur ichtyologique normalisé pour la DCE 2000 se nomme Indice Poisson Rivière ou IPR (Oberdorff et al 2002), qui a fait l'objet d'un travail d'optimisation récent pour devenir l'IPR+ (sur sa construction et le traitement des incertitudes, voir Marzin et al 2014). Cet indicateur est construit par les chercheurs français en conformité avec les travaux de leurs collègues européens impliqués dans la bio-indication en hydro-écologique (projet FAME et EFI+ par exemple, voir Noble et al 2007 et Pont et al 2007)

La constat : usage préférentiel de la typologie de Verneaux par l'Onema et des fédérations de pêche
On observe que certaines fédérations de pêche et l'Onema (Office national de l'eau et des milieux aquatiques, devenu Agence française pour la biodiversité au 1er janvier 2017) continuent souvent d'utiliser aujourd'hui un autre outil – les biocénotypes et la typologie théorique de Verneaux – comme premier instrument d'analyse de qualité des cours d'eau, en particulier dans le domaine ichtyologique.



Deux exemples sont donnés ci-dessus : l'analyse du ruisseau d'Ocques par la fédération de pêche de l'Yonne en 2016 (source) ; l'analyse de la rivière Coquille par la fédération de pêche de la Côte d'Or en 2012 (voir cet article sur la source, rapport non mis en ligne). Ce type d'analyse met en opposition les abondances d'espèces d'un peuplement "théorique" (barres rouges en arrière-plan) avec celles observées dans les relevés (au premier plan).

Nous considérons le non-usage des bio-indicateurs contemporains et scientifiquement validés au profit de la méthode inspirée de Verneaux comme une anomalie dommageable : la mission première de ces établissements publics (ou à agrément public) est de produire une information à l'administration, aux gestionnaires et aux citoyens fondée sur les outils actuels de la recherche appliquée et pertinents pour nos obligations réglementaires de qualité des cours d'eau. Or, si la typologie théorique de Verneaux représente un travail intéressant dans l'histoire de l'hydrobiologie française (et une référence utile pour les données anciennes des rivières comtoises), elle souffre de plusieurs biais de construction amenant à douter de son caractère exploitable aujourd'hui.

La définition d'une biotypologie (et ses limites)
Jean Verneaux est un hydrobiologiste français, qui a fait sa thèse à la fin des années 1960 sur les rivières de Franche-Comté et le réseau hydrographique du Doubs (Verneaux 1973). Sur cette base, il a produit ensuite dans les années 1970 ce que l'on nomme une "zonation" ou (selon ses termes) une "biotypologie" élargie des rivières françaises, c'est-à-dire un séquençage longitudinal de ces rivières selon leur peuplement biologique (poissons, invertébrés) en fonction notamment de conditions physiques et chimiques (Verneaux 1976-1977). Dans la même série d'articles, Jean Verneaux a proposé un modèle prédictif sur le peuplement attendu des rivières en fonction de certaines conditions de milieu. Le chercheur a par ailleurs travaillé dès cette époque jusque dans les années 2000 sur la bio-indication par invertébrés et faune macrobenthique, points qui ne sont pas abordés dans cet article.

La biotypologie de Verneaux décrit 10 guildes d'espèces (ou "biocénotypes") qui se succèdent de l'amont vers l'aval. Elle a été obtenue par une analyse factorielle des correspondances (forme d'analyse en composantes principales sur des classes plutôt que des données continues) sur un échantillon de 240 rivières et 300 espèces. Chaque espèce a un "preferendum typologique" (la biocénose où sa présence est la plus probable) et une "amplitude typologique" (une présence sur plusieurs niveaux de biocénose). Cliquer ci-dessous pour agrandir.


Ce schéma montre le résultat de l'analyse factorielle sur les 2 premiers plans de variance in Verneaux 1976a. La courbe organise les données selon leur moindre écart à son tracé, avec exclusion de certaines espèces non représentatives. La courbe est segmentée en dix biocénotypes notés B0 à B9, qui correspondent à l'évolution du peuplement de la rivière de l'amont vers l'aval. On note au passage  que les invertébrés (en particulier plécoptères, cercles noirs) répondent mieux que les poissons (cercles blancs larges, sur-représentés dans les biocénoses aval et plus éloignés de la courbe).

Quelques remarques sur la biotypologie :
  • La biotypologie à 10 niveaux reflète au plan temporel une certaine classification décrivant la période des mesures (1967-75), une photographie dont on ne sait pas si elle indique un état déjà anthropisée ou non (dès sa thèse, Verneaux signale déjà que de nombreuses rivières comtoises sont déjà polluées). Il n'y a aucune raison a priori de penser que des peuplements sont stables sur des périodes pluridécennales à pluriséculaires. 
  • Dans le travail de 1976-77, il n'y a pas d'indication claire sur les critères d'anthropisation (impact) des stations retenues. Les stations "polluées" sont exclues (sans précision) et l'analyse n'intègre pas d'autres facteurs d'évolution des peuplements comme la morphologie, l'usage des sols et la couverture forestière du bassin, etc. A titre de comparaison l'IPR+ comporte des descripteurs détaillé des bassins versants et des classes d'intensité pour les pressions.
  • La répartition des rivières est déséquilibrée : 140 stations concernent la Franche-Comté (où Verneaux a réalisé sa thèse et construit de premières analyses factorielles), alors que 100 autres seulement couvrent le reste du territoire. Depuis Verneaux, un travail a été fait par l'Irstea sur la détermination des hydro-éco-régions, soit un filtre régionalisé plus précis. A titre de comparaison, l'IPR a été construit et validé sur un ensemble de près de 2000 stations.
  • La biocénotypologie à 10 composantes est construite sur le premier plan de variance (différenciation) des données, soit 63% de l'inertie. Cela veut dire que les deux dimensions retenues expriment un peu moins des deux tiers des variations réellement observées de peuplement des rivières, excluant donc une partie des données empiriques. La courbe de meilleure approche des données exclut à son tour certaines espèces (qualifiée de "centrales" donc négligées car euryèces et non discriminantes). 
  • Le travail ne donne pas le détail des résultats de l'analyse factorielle des correspondances (khi 2, cos 2, eigenvalues, etc.). L'AFC est une méthode conçue pour approcher au mieux des données multidimensionnelles en les réduisant à un espace à faible dimension (généralement 2). C'est davantage une méthode exploratoire, aussi paraît-il fragile d'en déduire un séquençage précis en 10 biocénotypes. Au regard de la méthode statistique choisie, il est déconseillé de faire par la suite de ces biocénotypes une grille trop rigide d'interprétation d'une station : la meilleure description approchée du premier plan de variance d'un jeu de données historiquement situé n'a pas de raison d'être un modèle intangible applicable à chaque rivière. 
La recherche d'un type théorique probable (et ses limites)
Après avoir défini une biotypologie, Verneaux cherche à produire un "type théorique probable", soit une formule qui permettrait de prédire les biocénotypes attendus selon des facteurs mésologiques (c'est-à-dire des données abiotiques, relatives au milieu de vie des espèces).

Certains facteurs de milieux sont éliminés sans description détaillée des motifs (autocorrélation, redondance) et des calculs. Sont finalement retenus 3 facteurs (une régression linéaire + deux exponentielles) qui représentent "50% de la contribution totale à l'explication des axes". Ces facteurs étant la T max moyenne du mois le plus chaud (linéaire), la distance à la source par la dureté, les dimensions hydrauliques pente-section. L'image ci-dessous donne les formules des 3 facteurs (thermique, trophique, morphologique) et leur régression sur les 10 niveaux de la biotypologie précédemment définies (extrait de Verneaux 1977a).


On observe que la formule est nettement dominée par la température sur les zones B0-B6. Ce qui n'est pas sans poser problème à l'usage : il est rare de disposer des T maximales moyennes sur plusieurs années des rivières échantillonnées (on se contente en général des données atmosphériques, ce qui ajoute du bruit) ;  la température est souvent un facteur ayant connu une nette évolution depuis 50 ans (période des mesures initiales de Verneaux) pour diverses raisons (prélèvement quantitatif, réchauffement climatique, changement des berges).

Quelques remarques sur cette formule :
  • Le principal problème est que la formule prédictive de Verneaux ne couvre que 50% de niveaux typologiques qui eux-mêmes ne représentent que 63% de la diversité des mesures, donc on a en réalité les 2/3 de la variation réelle (empirique) des peuplements qui échappent à cette méthode.
  • L'auteur ne choisit pas de diviser son échantillon en un groupe témoin et un groupe test (pour construire le modèle et pour mesurer la capacité du modèle à prédire correctement), ni de procéder à des tests de puissance ou significativité. On n'a donc aucune idée de la fiabilité prédictive de la formule choisie. 
  • La formule est conçue pour décrire au mieux l'ensemble des données (poissons et invertébrés) de la biotypologie, et non pas les seuls poissons. Il aurait été plus logique de produire une AFC limitée aux poissons et de chercher les facteurs mésologiques la décrivant le mieux.
Verneaux conclut sa série d'articles de 1976-1977 en soulignant que sa typologie forme "une base utile à la pratique d'une économie rationnelle des ressources aquatiques, en particulier à la définition d'objectifs et de critères de qualité des eaux courantes". C'est l'objectif partagé par l'IPR et l'IPR+, sauf que ces indices ont été construits sur des bases plus représentatives des rivières actuelles, avec des données d'entrée plus importantes et des méthodes  statistiques plus fiables. De surcroît, ces indicateurs correspondent aux classes de qualité étalonnées pour répondre aux exigences de la directive cadre européenne sur l'eau : ils offrent donc l'information dont les gestionnaires ont prioritairement besoin aujourd'hui.

La typologie : une approche dépassée?
La typologie de Verneaux n'est pas un exercice isolé : on connaît celles de Léger 1909, de Ricker 1934, de Huet 1949, d'Illies et Botosaneanu 1963, de Statzner et Higler 1986. Elle est aujourd'hui citée dans la littérature scientifique spécialisée en hydrobiologie française et européenne, mais peu au-delà de ces frontières. Elle y est surtout citée comme une étape dans l'histoire des approches classificatoires en hydrobiologie, pas réellement comme un travail d'actualité (voir Wasson 1989 sur une présentation des typologies dont celle de Verneaux).

L'idée d'une biotypologie avec ces successions assez rigides et ses classes d'abondance escomptée est plus ou moins abandonnée en hydro-écologie après Verneaux, comme le sont aussi les typologies précédentes. La zonation de Huet reste la plus souvent citée, en général pour situer approximativement la zone dont on parle.

L'approche statistique de Verneaux est intéressante pour l'époque, de même que son angle plus écologique que halieutique, et cela préfigure ce que l'on va faire plus tard. On peut donc dire que son travail a été pionnier en France. Mais les modèles multiparamétriques développés à partir des années 1980 seront de plus en plus précis dans leur construction, notamment pour essayer de prédire la réponse d'assemblages à différents facteurs d'impacts (morphologiques, chimiques) et aussi pour discriminer des traits fonctionnels (rhéophilie, lithophilie, voltinisme, etc.) plutôt que seulement taxonomiques. Au passage, rappelons que l'idée de base de la continuité (le river continuum concept de Vannotte et al 1980) suggère qu'il y a un changement continu et graduel des conditions physico-chimiques donc des populations adaptées – in fine que des types trop rigides n'ont pas forcément d'intérêt analytique.

Ces réflexions témoignent d'un enjeu plus général sur la manière dont on se représente la rivière. Le vivant forme un système se modifiant à toutes les échelles de temps et d'espace, en lien avec des paramètres internes (biotiques) et externes (abiotiques). Ce système est au minimum complexe, probablement chaotique. Les rivières sont ainsi en modification permanente sous l'influence des changements géologiques et climatiques naturels, mais aussi depuis plusieurs millénaires sous l'influence des actions de l'homme, avec toutes sortes d'accidents historiques modifiant l'histoire de vie des populations locales (dont les discontinuités longitudinales). La reconnaissance récente de l'Anthopocène comme nouvelle ère géologique consacre le fait que cette action humaine est l'un des premiers facteurs de transformation de la nature, de manière durable.

Le principe même de la "typologie" est donc problématique : il suppose une certaine constance de peuplement a priori inexistante à l'échelle de l'évolution comme à celle de l'histoire. Quand, de surcroît, cette typologie est essentialisée pour définir un "peuplement théorique attendu" et juger la valeur supposée d'un écart actuel à ce peuplement, on entre dans une approche très fixiste et déterministe de la rivière, qui ne correspond guère au progrès de nos connaissances depuis un demi-siècle. Les conclusions d'une telle approche seront (invariablement) que le peuplement réel de la rivière ne correspond pas à son peuplement théorique : mais si ce peuplement théorique est un artefact statistique, ce n'est pas étonnant, ni instructif. L'usage de la typologie de Verneaux par l'Onema et les fédérations de pêche pose donc un problème de méthode, exposé ci-dessus, mais aussi de représentation sous-jacente à ces méthodes.

Enfin, il est tout à fait justifié en écologie d'individualiser au maximum les diagnostics et les interventions. Le premier enjeu n'est pas le choix de tel ou tel modèle statistique ou probabiliste – la démocratisation des outils d'analyse de données par l'informatique fait que l'on peut aujourd'hui utiliser des approches multimodèles assez élaborées, et prudentes sur la significativité des résultats –, mais d'abord les données sources sur lesquelles on va travailler. L'une des dimensions intéressantes du travail de Verneaux a été la mise à disposition sur les rivières comtoises de données quantifiées assez précises d'abondance, à partir des années 1960 (au début donc des lourds impacts sur les rivières par la pollution et les recalibrages). C'est d'abord ce travail d'archives (historiques, génétiques) sur l'estimation des peuplements et des abondances passés qui fait défaut sur presque tous les cours d'eau aujourd'hui.

Références citées de J. Verneaux
Verneaux J (1973), Cours d'eau de France-Comté (massif du jura). Recherches écologiques sur le réseau hydrographique du Doubs, Ann sci Univ Besançon, 3e série, zoologie, physiologie et biologie animale,  fascicule 9, 260 p.
Verneaux J (1976a), Biotypologie de l'écosystème "eaux courantes". La structure biotypologie, CR Acad Sci Paris, 283, série D, 1663-66.
Verneaux J (1976b), Biotypologie de l'écosystème "eaux courantes". Les groupements socio-écologiques, CR Acad Sci Paris, 283, série D, 1791-93
Verneaux J (1977a), Biotypologie de l'écosystème "eaux courantes". Déterminisme approché de la structure biotypologique, CR Acad Sci Paris, 284, série D, 77-79
Verneaux J (1977b), Biotypologie de l'écosystème "eaux courantes". Déterminisme approchée de l'appartenance typologique d'un peuplement ichtyologique, CR Acad Sci Paris, 284, série D, 675-78.

01/03/2016

Armançon : on efface des seuils malgré un état piscicole excellent de la masse d'eau

Le Sirtava et la commune de Tonnerre s'apprêtent à ouvrir une enquête publique pour l'effacement de deux seuils de la ville. Nous avons déjà montré pourquoi ce projet – qui coûterait 130 k€ de chantier et plus de 200 k€ en incluant les études – n'a quasiment aucun intérêt. En analysant les données de qualité DCE 2000, on s'aperçoit que la masse d'eau concernée (Armançon intermédiaire) est en état piscicole bon ou excellent dans les 3 derniers relevés, avec des scores qui tendent à s'améliorer. Cela malgré la présence de dizaines de seuils à l'amont comme à l'aval du point de contrôle, selon le Référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE) de l'Onema. La gabegie d'argent public au nom de la continuité écologique continue de plus belle. Il faut cesser cette dérive. 

Rappelons pour commencer les principes généraux de l'analyse de qualité des rivières. La France doit répondre à l'Union européenne de la qualité écologique et chimique de ses masses d'eau demandée par la Directive cadre européenne de 2000 (DCE), avec une soixantaine d'indicateurs à surveiller (dans 3 compartiments, biologique, physico-chimique et chimique). Une masse d'eau est une rivière ou une partie de rivière ayant une cohérence hydrologique. Le linéaire de l'Armançon est donc divisé en plusieurs masses d'eau de la source à la confluence. Celle qui intéresse Tonnerre a pour code européen FR HR65, et pour nom technique "L'Armançon du confluent du ruisseau de Baon (exclu) au confluent de l'Armance (exclu)", soit le cours intermédiaire de la rivière entre Tanlay et Saint-Florentin

Comme le savent ceux qui essaient de les consulter, les données de qualité de l'eau (gérées par les Agences en France) sont un véritable maquis. On devrait avoir une base nationale homogène avec, sur chaque masse d'eau, toutes les données détaillées et classées par année. Il n'en est rien. Certains bassins ont des interfaces assez accessibles, d'autre non. Les fichiers que l'on parvient à télécharger proviennent de toute sortes de sources publiques disséminées – on en trouve pas exemple sur data.eaufrance.fr, rapportage.eaufrance.fr, surveillance.eaufrance.fr, sans parler des agences qui ont ou non leur base… pourquoi faire simple et transparent quand on peut faire opaque et compliqué?

Dans le fichier de l'état des lieux 2013 fournis par l'Agence de l'eau Seine-Normandie, l'Armançon moyenne (FR HR65) est donnée en état biologique moyen, en état physico-chimique moyen, en état chimique "inconnu". Les causes exactes de dégradation écologique sont réputées "inconnues" (comme sur la plupart des masses d'eau de ce fichier). Dans les données disponibles cette fois sur le site du rapportage DCE à l'Union européenne, on observe une dégradation de l'état chimique de masse d'eau, due à la pollution diffuse aux hydrocarbures aromatiques polycycliques ou HAP (ici deux molécules, Benzo(g,h,i)perylene et Indeno(1,2,3-cd)pyrene).

La mesure spécifique nous intéressant est la qualité piscicole – qui, bien sûr, est encore hébergée à une autre adresse internet (ce serait trop simple), image.eaufrance.fr. Elle est disponible quant à elle de manière détaillée (score inclus) de 2001 à 2013, mais il n'y a pas un relevé chaque année sur chaque masse d'eau. Sur le tronçon concerné de l'Armançon, nous avons trouvé trois relevés de l'indicateur de qualité (indice poisson rivière IPR) pour les années 2003, 2008 et 2012. La station de contrôle de la qualité piscicole est située à Tronchoy, à l'aval de Tonnerre. Les résultats sont ci-dessous.


On observe que la qualité piscicole de la masse d'eau est considérée comme bonne (vert, entre 7 et 16) ou excellente (bleu, < 7) dans les 3 derniers relevés, avec une tendance à l'amélioration du score (plus le score est faible, meilleure est la classe de qualité). Cela signifie qu'au regard des critères européens, il n'y a aucun besoin d'effacer des ouvrages pour ce compartiment piscicole, qui est déjà dans la meilleure classe de qualité.

Ci-dessous, nous publions la carte ROE-IGN du tronçon de la masse d'eau FR HR65. Les flèches noires indiquent les ouvrages de Tonnerre (en bas) et la station de contrôle piscicole de Tronchoy (au-dessus). Surtout, les points rouges innombrables signalent les seuils en rivière.


Cela signifie que malgré la présence de nombreux ouvrages hydrauliques à l'amont comme à l'aval, la rivière parvient à un bon score pour ses peuplements piscicoles tels qu'ils sont évalués pour la directive européenne. Ces données infirment la fable selon laquelle les ouvrages supprimeraient tellement les habitats naturels que les espèces d'intérêt pour la masse d'eau auraient quasiment disparu. Ces données expliquent aussi peut-être la raison pour laquelle les bureaux d'études et le syndicat n'ont pas cru bon donner aux élus et aux citoyens une analyse complète de l'état de la masse d'eau et de ses causes exactes de dégradation.

Notons au passage que même si l'état piscicole avait été moyen ou mauvais, il aurait encore fallu démontrer un lien causal avec la continuité longitudinale, sachant que l'écart au bon état sur une rivière peut avoir de nombreuses raisons, les seuils de moulin étant l'une des moins probables si l'on en croit la faible variance associée dans les travaux scientifiques (cf par exemple Van Looy 2014 et Villeneuve 2015 sur des rivières françaises, et d'autres recherches internationales en hydro-écologie quantitative ou en histoire de l'environnement sur l'impact modéré de la morphologie pour la qualité biologique du cours d'eau). Inversement, ce n'est pas parce que l'état piscicole est bon qu'on peut en attribuer la cause aux seuils, on peut simplement constater que ceux-ci ne sont pas associés à une dégradation du linéaire sur ce compartiment.

Conclusion : le Sirtava à Tonnerre agit exactement comme le Sicec à Nod-sur-Seine, et comme tant d'autres syndicats de rivière ou fédés de pêche en France, en détruisant des seuils au prétexte de sauver des poissons qui n'en ont manifestement pas besoin au regard des mesures officielles de qualité des masses d'eau que nous envoyons à Bruxelles. Le tout avec la bénédiction de l'Agence de l'eau Seine-Normandie, qui signe généreusement des chèques avec notre argent. Combien de dizaines de millions d'euros gâche-t-on ainsi chaque année à détruire le patrimoine hydraulique de notre pays, alors que certains besoins autrement plus importants des collectivités, et des rivières, ne peuvent plus être assurés correctement? C'est absurde, et obscène.

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14/09/2015

Sur l'aménagement des moulins dans les rivières en bon état écologique

Discours entendu, et plusieurs fois rapporté par d'autres associations en France, quand on fait observer que les moulins ne dégradent pas l'eau : "les indices de qualité écologique de la rivière sont peut-être bons, mais cela ne concerne pas les poissons migrateurs ; or, c'est en raison des migrateurs qu'il faut supprimer ou aménager votre ouvrage hydraulique".

Un mauvais argument
D'abord, cet argument est une réponse gênée à un constat massif : presque toutes les rivières classées en liste 1 pour leur qualité biologique ont des seuils de moulins ou des barrages sur leurs cours ; et beaucoup d'autres en liste 2 ont un score de qualité piscicole (Indice Poissons Rivières de la directive-cadre européenne) "bon" voire "excellent" en dépit des ouvrages hydrauliques. Cela contredit évidemment le dogme des autorités et gestionnaires de rivières, selon lequel la présence d'obstacles à l'écoulement implique nécessairement une dégradation grave des milieux aquatiques. C'est tout simplement faux.

Ensuite, il est inexact de dire que les scores de qualité piscicole comme l'IPR ne tiennent pas compte des migrateurs. Certes, l'IPR n'a pas été conçu à cette fin (c'est un bio-indicateur de qualité générale créé pour la mise en oeuvre de la directive cadre européenne), mais dans les poissons que cet Indice comptabilise, on relève bel et bien certains migrateurs amphibiotiques (anguille, saumon) ou des assimilés migrateurs holobiotiques (truite). Voir la fiche technique Onema à ce sujet (pdf).

Enfin, le classement des rivières devait initialement ne concerner que les migrateurs amphibiotiques (vivant en eau douce et salée dans leur cycle de vie), mais l'administration a ajouté toutes sortes d'espèces à la motivation de ce classement, y compris des espèces non migratrices (lamproie de Planer, cyprinidés rhéophiles, etc.). Ces espèces sont bel et bien comptabilisées dans l'Indice Poissons Rivières.

On peut donc considérer que dans la plupart des rivières, un score IPR de bonne qualité rend très douteuse la nécessité d'aménagements de franchissement piscicole. Et a fortiori inacceptable le choix extrémiste de la destruction des ouvrages.

Ne pas se laisser faire
Si vous êtes propriétaire d'ouvrage dans une situation de ce type et en rivière classée Liste 2, il ne faut pas se laisser écraser par le poids des "sachants" qui manipulent à dessein des jargons compliqués afin d'éviter toute remise en cause de leurs exigences exorbitantes.

Vous devez demander à l'administration (DDT-M) et subsidiairement au syndicat de rivière (souvent maître d'ouvrage des études), par courrier recommandé, les éléments suivants :
- données complètes de l'état piscicole de la rivière
- justification de la présence historique des espèces cibles du classement de la rivière
- proposition d'aménagements et motivation de leur proportionnalité à l'enjeu / à l'impact de l'ouvrage

L'administration ne sera pas en position de vous adresser une mise en demeure d'équipement au terme légal du délai prévu par le classement si elle n'a pas correctement rempli son rôle. Outre des demandes spécifiques,il est aussi conseillé d'envoyer le questionnaire global de motivation, téléchargeable à cette adresse (pdf).

Si l'on refuse de vous répondre ou si l'on vous fait une réponse dilatoire, alors l'administration se met en défaut au regard du texte de loi (en rivière classée L2, la partie législative du Code de l'environnement dit expressément : "Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant"). L'autorité doit donc poser des règles d'équipement, gestion et entretien, avant cela poser leur nécessité biologique, leur proportionnalité et leur caractère raisonnable (le fait que ces règles ne sont pas une "charge spéciale et exorbitante", ce que le législateur a aussi prévu). Cela dans le cadre d'une procédure contradictoire, et pour chaque seuil (pas des études de rivière indiscriminées).

Enfin, ce point est également à faire-valoir si un bureau d'études a été mandaté pour analyser la rivière et votre ouvrage en particulier : ce BE doit faire une analyse complète et vous ne devez pas laisser passer une rédaction qui vous paraît inappropriée, imprécise ou inexacte. Si vous avez un doute, vous pouvez envoyer le pdf (complet) de l'étude à notre association (délai non garanti, mais nous lisons et analysons toujours avec plaisir ce type d'étude).

Illustration: seuil sur le Trinquelin. La notion uniforme d'obstacle à l'écoulement ne rend aucune justice à la diversité des ouvrages en rivières, dont beaucoup sont plusieurs fois centenaires et n'ont qu'un impact extrêmement faible sur la faune et les sédiments.

23/02/2014

Qualité piscicole de la Tille et réflexions sur l'Indice poissons rivière (IPR)

La France doit répondre devant l’Union européenne de la qualité chimique et écologique de ses rivières (directive-cadre sur l’eau 2000, DCE 2000). Dans le compartiment biologique, la qualité piscicole d’un cours d’eau est mesurée par l’Indice poissons rivière (IPR). L’IPR consiste à mesurer l’écart entre la composition du peuplement sur une station donnée, observée à partir d’un échantillonnage par pêche électrique, et la composition du peuplement attendue en situation de référence, c’est-à-dire dans des conditions très peu ou pas modifiées par l’homme.

Dans le cadre de la réalisation d’une étude d’opportunité hydro-électrique pour la Commune de Rémilly-sur-Tille, notre association a été amenée à rechercher les IPR disponibles pour la Tille (photo ci-dessous, la rivière en aval du barrage communal).


Quelques rappels préalables sur cette rivière : son bassin versant (1300 km2) est à 90% situé sur la Côte d’Or et 10% sur la Haute Marne. La rivière a un linéaire total de 82,7 km de sa source à la confluence avec la Saône. L’Ignon, la Venelle et la Norges sont les principaux affluents de la Tille. Ce bassin versant est l’objet de cultures céréalières et parfois d’occupations humaines denses (région dijonnaise, sous-bassin de la Norges).

Du point de vue des ouvrages hydrauliques, le bassin versant de la Tille comptait 81 ouvrages à l’époque des relevés de Cassini (XVIIIe siècle), pour 69 aujourd’hui. Sur la Tille même, le nombre d’ouvrages s’établit à 25 (SOGREAH 2010).

Sur 9 données IPR, 7 indiquent une qualité bonne ou excellente
Sur la période 2001-2011, dont les données sont publiquement disponibles, on compte 9 relevés de l’Indice poissons rivière sur la Tille : à Marey-sur-Tille en 2006, à Cessey-sur-Tille en 2008 et 2010, à Til-Châtel en 2007, 2009 et 2011, à Champdôtre en 2007, 2009 et 2011.

Le graphique ci-dessous montre les scores IPR correspondant. Sur ces 9 scores IPR, 2 sont en qualité mauvaise, 5 de qualité bonne, 2 en qualité excellente. Les stations de Champdôtre (à l’aval) et de Til-Châtel (à l’amont) sont notamment en qualité bonne ou excellente sur toutes les mesures.


En faisant hypothèse que le score IPR est un reflet précis de la qualité piscicole d’une rivière, on peut observer que la forte présence historique et actuelle des ouvrages hydrauliques n’est pas associée à une dégradation importante de la rivière. En particulier, la bonne qualité piscicole à Til-Châtel (amont) est notable : la plupart des ouvrages hydrauliques de la Tille étant considérés comme infranchissables (plus de 0,5 m), on aurait dû observer un gradient de dégradation de plus en plus marqué vers la source, avec des espèces pouvant dévaler mais non remonter. Or, il n’en est rien.

On observe en passant  un problème : doit-on exiger pour la qualité piscicole au sens de la DCE 2000 un IPR bon ou excellent sur chaque point de mesure d’une rivière? Ou peut-on tolérer que l’indice soit bon à certains endroits et mauvais à d’autres? A-t-on vérifié lors de la construction de l’IPR la variation spatiale naturelle de la biomasse et de la biodiversité? On imagine aisément que chaque hectare de cours d’eau ne comporte pas exactement la même répartition ni la même densité d’espèces, donc la mesure pour être précise doit intégrer une marge d’erreur ou une échelle qualitative d’incertitude.

Mais on peut faire une autre hypothèse, à savoir que l’IPR est un indice problématique d’évaluation de la qualité d’une rivière.

Quand on regarde de plus près les scores, on s’aperçoit en effet qu’ils peuvent varier presque du simple au double sur une courte période de temps : de 17,0 à 10,2 à Cessey-sur-Tille entre 2008 et 2010, de 11,9 à 6,4 entre 2009 et 2011 à Champdôtre.  La mesure d’une grandeur doit être proportionnée à sa variabilité spatiale et temporelle : si une population de poissons est stable, une mesure rare (par exemple annuelle ou quinquennale) suffit à l’estimer ; si elle présente une forte variabilité (naturelle ou forcée par un facteur externe quelconque), la fréquence de la mesure doit être augmentée. Le seul moyen de mesurer cela est de constituer des séries assez longues pour analyser la variance et l’écart-type des résultats, leur dispersion étant la mesure de stabilité du phénomène (et/ou de la robustesse de l’indice censé quantifier le phénomène).

Questionner la notion de "peuplement naturel" de référence
La présente étude amène donc à questionner le rôle exact des obstacles à l'écoulement dans l'évolution de la qualité piscicole. Mais elle conduit aussi à s'interroger sur la valeur de l'Indice Poissons Rivière.

Les tentatives de classement des cours d'eau sont anciennes (voir Wasson 1989 pour une revue en langue française). La plus ancienne est la capacité biogénique de Léger (1909), la plus récente l'IPR (2001) et entre celles-là on trouve de nombreuses autres d'autres : les niveaux de Ricker (1934), les quatre zones de Huet (1949) rapportées à la largeur, profondeur et pente, les trois zones benthiques d'Ilies et Botosaneanu (1963), les 10 niveaux biotypologiques de Verneaux (1976), etc.

Le dernier indice en date est l'IPR (en anglais FBI pour Fish Based Index), mis au point entre 1996 et 2001, normalisé AFNOR en 2004 et choisi pour répondre aux exigences d'analyses biologiques de la directive-cadre européenne sur l'eau. Du point de vue méthodologique, l'IPR ne se distingue guère de ses prédécesseurs. «La version normalisée de l’IPR prend en compte 7 métriques différentes. Le score associé à chaque métrique est fonction de l’importance de l’écart entre le résultat de l’échantillonnage et la valeur de la métrique attendue en situation de référence. Cet écart (appelé déviation) est évalué non pas de manière brute mais en terme probabiliste  (…) Les modèles de références ont été établis à partir d’un jeu de 650 stations pas ou faiblement impactées par les activités humaines et réparties sur l’ensemble du territoire métropolitain.» (Belliard et Roset 2006, voir aussi Oberdorff et al 2001 et 2002 pour la construction).

La notion de même de « zone » cohérente de grande dimension a été activement critiquée et fait toujours l'objet de débats théoriques en écologie des milieux aquatiques. La succession  rapide des « échelles de mesure » dans chaque pays et les critiques que chacune d'elles soulève invariablement – y compris l'IPR qui, à peine normalisé, est entré en phase de révision –  suggère une interrogation plus fondamentale sur la capacité de toute échelle à permettre une comparaison efficiente entre deux masses d'eau ou même deux stations d'une même masse d'eau.

Chaque biotypologie ou zonation identifie des paramètres qui influent bel et bien le peuplement piscicole, même si cette influence varie. Mais la prédictibilité de la présence d'une espèce exigerait un modèle multiparamétrique d'une grande complexité puisque tous ces paramètres devraient y figurer, ainsi que toutes les interactions entre ces paramètres. Au final, cela revient à considérer que chaque rivière, voire chaque tronçon d'une rivière possède son identité physique, chimique, trophique, morphologique, etc. de sorte que la comparaison par étalonnage manque souvent son objet.

C'était déjà la conclusion tirée par H.B.N. Hynes dans une célèbre lecture à Stuttgart en 1975 où, ayant montré à partir de l'exemple d'un cours d'eau de vallée la chaîne des déterminations physiques de productions de particules minérales et organiques formant la base du système trophique, le chercheur concluait : «Ces relations sont importantes et elles sont si complexes qu'elles défieront la plupart des efforts. Elles rendent clair en revanche que chaque cours d'eau est comme un individu, et donc pas vraiment aisé à classifier» (Hynes 1975). En introduction,  il rappelait malicieusement «Dieu n'est pas plus taxonomiste qu'il n'est mathématicien, ce qui est une illusion écologique».

Depuis bientôt quarante ans que ces remarques ont été formulées, le débat n'est pas clos dans la communauté savante.

Une autre critique, sur le plan épistémologique, concerne l'idée même d'une "naturalité" du peuplement piscicole. De nombreux travaux ont montré (par exemple Tales 2009 en Seine-Normandie) que les espèces aujourd'hui présentes sur nos bassins hydrographiques sont très souvent importées par l'homme, et non pas "naturelles" au sens d'issues directement de l'état des cours d'eau au sortir de la dernière glaciation. De surcroît, viser la parfaite naturalité des cours d'eau ("renaturation") exigerait non seulement de supprimer les obstacles à l'écoulement, mais également de stopper l'intégralité des effluents agricoles, industriels et domestiques, les empoissonnements des fédérations de pêche, les canalisations, etc, bref d’éliminer toute présence et influence humaines.

En conclusion, à retenir
- Malgré la présence importante et ancienne d’ouvrages hydrauliques réputés infranchissables, la qualité piscicole de la Tille mesurée par l’IPR est, dans la majorité des mesures disponibles sur la période 2006-2011, «bonne» ou «excellente».

- Ce constat permet de douter de l’importance des seuils et barrages dans la dégradation des rivières, en particulier de leur volet piscicole. L’impact cumulatif des ouvrages aurait dû aboutir à un IPR mauvais sur l’ensemble du linéaire, ce qui n’est pas le cas.

- Le score d’IPR calculé au même lieu présente cependant une variance notable dans le temps, ce qui pose question sur la robustesse de l’indice et de sa mesure.

- Plus largement, les typologies de rivières présentent des biais méthodologiques et épistémologiques. Cela explique que, malgré plus d’un siècle de réflexion scientifique, aucune de ces typologies n’est parvenue à s’imposer pour ses qualités descriptives et prédictives.

- La notion même de «naturalité» d’un cours d’eau, qui est à la base des comparaisons paramétriques de l’IPR et des autres biotypologies, devrait être questionnée car toutes les civilisations sédentaires utilisent et modifient les masses d’eau depuis sept millénaires. Un indice conçu pour le rapportage à court terme à l’Union européenne devrait a minima inclure une pondération associée à la densité humaine de peuplement le long de la rivière, donnant une vision plus réaliste de ce qui est faisable ou non à l’horizon 2015, 2021 et 2027.

- Plus fondamentalement encore, certains hydrobiologistes considèrent chaque rivière comme un «individu» ayant des propriétés physico-chimiques et une histoire éco-biologique (incluant l’influence anthropique) singulières. Si cette hypothèse est exacte, normaliser la biomasse et la densité spécifiques attendues est un exercice dénué de sens.

- D'un point de vue très pratique, et pour les rivières classées en liste 2 en 2012-2013, la DDT et l'Onema devront produire les IPR disponibles aux maîtres d'ouvrages qui leur en font la demande. L'ambition des aménagements devant être proportionnée au gain environnemental attendu, une rivière en bon ou excellent état piscicole (au sens de l'IPR et de la DCE 2000) ne requiert pas des dispositifs très coûteux puisque la franchissabilité piscicole n'y est pas un facteur dégradant du bon état écologique. Dans les cas où l'IPR est mauvais, une analyse détaillée des causes de dégradation devra être produite par l'autorité en charge de l'eau.

Références
Belliard J, Roset N (2006), Indice Poissons Rivière (IPR). Notice de présentation et d’utilisation, CSP-Onema, 22 p.
EPTB Saône & Doubs (2010), Etat des lieux. Dossier de candidature au contrat de bassin de la Tille, 60 p.
Oberdorff TD et al (2001), A probabilistic model characterizing riverine fish communities of French rivers: a framework for environmental assessment, Freshwater Biology, 46, 399-415
Oberdorff TD et al (2002), Adaptation et validation d’un indice poisson (FBI) pour l’évaluation de la qualité biologique des cours d’eau français, Bull. Fr. Pêche Piscic, 365/366, 405-433.
Oberdorff TD et al (2002), Development and validation of a fish-based index (FBI) for the assessment of rivers “health” in France, Freshwater Biology, 47, 1720-1735.
SOGREAH – EPTB Saône & Doubs (2010), Restauration physique des milieux aquatiques et gestion des risques d’inondations sur le bassin versant de la Tille, 203 p.
Tales E (dir) (2009), Le peuplement de poissons du bassin de Seine, CNRS programme Piren-Seine.
Wasson JG (1989), Eléments pour une typologie fonctionnelle des eaux courantes. I. Revue critique de quelques approches existantes, Bull Ecol, 20, 2, 109-127