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18/07/2018

Mobilité réelle des truites, barbeaux, chevesnes sur l'Arve et le Rhône (Chasserieau et al 2018)

Céline Chasserieau et 8 collègues (Fédération de pêche de Haute Savoie en France, Institut Terre-Nature-Environnement en Suisse) ont procédé au suivi télémétrique de 3 espèces de poissons (truite, barbeau, chevesne) pour comprendre plus en détail leur comportement migratoire en lien à la connectivité et aux affluents de l'Arve et du Rhône. Il s'avère que la moitié seulement des poissons ont un comportement de mobilité de plus de 2 km dans leur cycle de vie, même si ces populations comptent certains individus à grands déplacements. Ce comportement doit être intégré dans la future grille de priorisation des ouvrages hydrauliques présentant des impacts, au lieu de l'actuel classement sans discernement de rivières entières et du traitement coûteux d'ouvrages sans grands impacts.

Voici le contexte de l'étude : "L’Arve est une rivière glaciaire qui rejoint le Rhône à Genève en traversant une zone fortement urbanisée : la vallée de l’Arve (…). Au fil des années, les multiples chenaux de ces deux grandes rivières se sont réduits à un chenal unique endigué sur les deux rives pour protéger les infrastructures et parsemé d’ouvrages transversaux plus ou moins conséquents : 3 ouvrages hydroélectriques cumulant 32 m de chute fragmentent les 27 km de Rhône genevois tandis que les 50 km étudiés de l’Arve comptabilise 13 seuils majoritairement en enrochements libres."

L’étude télémétrique a été réalisé esur les cours de l’Arve (50 km), du Rhône genevois (25 km) et sur les secteurs aval de leurs principaux affluents (entre 1 et 4 km). Les déplacements individuels ont été caractérisés sur 2 ans (mai 2013 à mai 2015). Parmi les 206 poissons radiomarqués, 154 ont fourni de l’information, les autres ayant été perdus. En moyenne, un individu a pu être suivi durant 234.5 jours (±152.5) avec une fourchette de 30 à 491 jours.



Graphique extrait de Chasserieau et al 2018, at cit, droit de courte citation. Déplacements de 11 truites migrantes sur le bassin de l’Arve. Le point initial des courbes est le point de relâcher ; les points suivants sont les détections. En gris clair, les poissons issus de l’Arve et en foncé ceux issus des affluents. Les cercles sont des détections dans l’Arve et les autres symboles celles dans les affluents.

Les principaux résultats :
  • Une part seulement des individus de chaque espèce est migrante (plus de 2 km de rivière pour effectuer toutes les phases de leur cycle de vie et/ou de changer de cours d’eau) : 56% des truites fario, 45% des barbeaux fluviatiles de l’Arve (90% de ceux du Rhône) et 50% des chevesnes.
  • Les truites de l’Arve sont davantage migrantes et parcourent en moyenne 491 m (± 1665)  durant la période de reproduction pour trouver des habitats favorables.
  • Les individus sédentaires se rencontrent plutôt sur les affluents (diversité d’habitats sur des linéaires plus courts) avec des taux de mobilité plus faibles (18% à 30% toutes espèces confondues).
  • Certains individus effectuent de grands déplacements pour assurer leur descendance et finissent par revenir à leur site de repos après s’être reproduits. Ainsi en moyenne, les domaines vitaux des truites fario à grandes migrations sont deux à trois fois plus conséquents que ceux des deux espèces de cyprinidés : 13.76 km (± 10.86) pour la truite fario contre 6.15 km (± 3.25) pour le barbeau et 4.90 km (± 4.88) pour le chevesne. 

Discussion
Ce travail rappelle que tous les individus d'une population (d'une espèce par extension) holobiotique n'ont pas le même niveau de mobilité, et que la plupart des migrations restent d'assez courtes distances, même pour les truites. Cela relativise la part des bénéfices quand on fait une analyse coût-bénéfice de la défragmentation des rivières, étant attendu que les politiques environnementales doivent investir en priorité là où les gains sont maximaux et/ou là où des populations piscicoles ne peuvent survivre en situation fragmentée. Par ailleurs, des chercheurs ont suggéré que la pression des barrières au fil des générations pourrait produire une sélection adaptative et favoriser des individus de plus en plus sédentaires au sein des populations (voir Branco et al 2017). Les mobilités réelles et leur évolution doivent donc être davantage étudiées, l'objectif public ne pouvant être de "renaturer" toutes les rivières en supprimant systématiquement des ouvrages, mais bien d'optimiser des conditions locales pour certains poissons - et cela sans pour autant perdre de la biodiversité sur d'autres compartiments aquatiques (y compris la biodiversité acquise sur les nouveaux écosystèmes de lacs, retenues, canaux).

Il est aujourd'hui débattu de la nécessité de prioriser les ouvrages hydrauliques à traiter au titre de la restauration de connectivité en long. Cette priorisation devra se faire selon des critères scientifiques et non administratifs (ou simplement halieutiques). Un modèle de sensibilité des espèces à la fragmentation selon leur taux de sédentarité / mobilité pourrait y aider, en connexion avec un modèle du réseau hydrographique délimitant les linéaires accessibles ou non. Il sera particulièrement important de veiller à ce que la nouvelle définition des ouvrages prioritaires au titre de la continuité résulte de telles méthodes transparentes, reproductibles et réfutables. C'est-à-dire de la science ouverte plutôt que de cénacles fermés, comme ce fut hélas le cas pour le classement très problématique de 2012-2013.

Référence : Chasserieau C et al (2018), La connectivité du bassin de l’Arve et du Rhône genevois étudiées via la télémétrie pour 3 espèces : la truite fario, le barbeau fluviatile et chevesne. The Connectivity on the Arve River and the Rhône River near Geneva highlighted by the telemetry for three species: the brown trout, the barbel and the chub, Conférence Integrative Sciences Rivers 2018.

Les 3e rencontres internationales Integrative Rivers (4-8 juin 2018), à l’Université Lyon 2, ont donné lieu à de nombreuses présentations d'équipes de chercheurs et gestionnaires, dont certaines apportent des perspectives intéressantes. Nous en commentons quelques-unes cet été.

12/08/2017

Les ouvrages hydrauliques peuvent-ils faire évoluer des poissons vers la sédentarité? (Branco et al 2017)

Une étude menée par des chercheurs portugais sur le barbeau ibérique, un cyprinidé rhéophile, montre que les ouvrages de l'hydraulique ancienne n'empêchent pas la migration d'environ 10% des poissons, et que les 90% restant parviennent à accomplir leur cycle de vie dans les zones contraintes par les ouvrages. Cela suggère que des espèces mobiles peuvent s'adapter à la présence d'obstacles et évoluer vers un comportement plus sédentaire, pourvu qu'elles disposent d'habitats non dégradés sur les tronçons.

Le barbeau ibérique (Luciobarbus bocagei) est un cyprinidé rhéophile du genre Barbus, qui peut présenter un comportement mobile sur plusieurs kilomètres de rivière.

Paulo Branco et ses collègues ont recherché une rivière non impactée par des pollutions, avec un minimum d'activité agricole sur le versant, présentant une influence dominante de barrières physiques à la continuité longitudinale, sans affluents pour éviter des migrations latérales, hébergeant des espèces natives potamodromes à comportement mobile. La rivière Alviela présente ces caractéristiques sur un tronçon de 5,6 km.

On trouve sur ce tronçon six ouvrages hydrauliques, dont la hauteur varie de 0,95 à 2,25 m. Ce sont des ouvrages typiques des seuils et chaussées de l'hydraulique ancienne (voir l'image ci-dessous). Tous les ouvrages sauf un avaient un indice de franchissabilité considéré comme mauvais à modéré.

Extrait de Branco et al 2017, art cit, droit de courte citation. Certains ouvrages ont le profil typique des seuils et chaussées de moulin. La hauteur pouvant dépasser 2 m n'empêche pas la migration d'une partie des barbeaux.

Les chercheurs ont capturé, mesuré et tagué (polymère fluorescent) 683 barbeaux, dont ils ont ensuite examiné le comportement à partir de 7 points de mesure sur le tronçon. Ils ont pu recapturer 104 poissons. Les analyses se sont faites sur 4 saisons et 2 années.

Voici leurs principaux résultats:
  • 10,6% des poissons ont franchi les barrières, 89,4% sont restés entre les ouvrages,
  • il n'y avait pas de direction privilégiée à la migration (montaison comme dévalaison),
  • il n'y avait pas de différence notable de taille entre les poissons franchissant les obstacles (25,5 cm ± 5,2 cm) et les poissons sédentaires (25,7 cm ±8,4 cm)/
Comme le remarquent les auteurs, un nombre croissant d'observations suggèrent que les espèces réputées migratrices possèdent en fait des individus qui ont un comportement variable ("migration partielle"), avec des stratégies alternativement mobile ou sédentaire ("behavioural dichotomy model"). A titre de conclusion, ils font l'hypothèse que les obstacles à la migration agissent comme une pression sélective et peuvent favoriser l'émergence de sous-populations à comportement sédentaire ou de faible mobilité.

Discussion
Un travail comparable à celui mené par Paulo Branco et ses collègues n'a nullement été réalisé dans la préparation du classement des rivières à fin de continuité écologique en France. Si certains axes grands migrateurs amphihalins (saumons, aloses, anguilles) sont assez évidents au regard de la présence historique récente des espèces cibles et de zones de fraie ou de grossissement vers l'amont, un grand nombre de rivières de tête et milieu de bassin ont également été désignées comme étant d'aménagement obligatoire, sans examen des enjeux pisciaires et, surtout, du comportement réel des populations présentes. Il faut donc réviser ce classement, déjà dénoncer les conditions déplorables de sous-information scientifique ayant conduit à son élaboration (pour rappel, un travail alimenté par des sociétés de pêche et le CSP, n'utilisant en rien les outils les plus récents de la modélisation écologique).

Le barbeau ibérique a des capacités moindres de saut et nage d'effort par rapport à d'autres espèces d'eau douce comme la truite commune. Le fait que des ouvrages d'hydraulique ancienne n'empêchent pas la migration de 10% des individus indique que le brassage génétique ou la recolonisation de l'amont après des épisodes extrêmes peut être assurée dans certains conditions typiques de l'évolution biologique des populations. Cela suggère qu'il faut réviser les critères actuels d'évaluation de la franchissabilité (protocole ICE en France) et leurs applications réglementaires. Les ouvrages présentant une franchissabilité partielle pourraient par exemple être exemptés d'obligation d'aménagement, afin que les moyens publics se concentrent sur ceux qui forment des barrières totales à l'ensemble des espèces.

Enfin, les discontinuités sont naturellement présentes dans beaucoup de rivières. Elles sont loin d'avoir des effets toujours négatifs et elles ont contribué à la production de diversité biologique au cours de l'évolution. Il est probable que les discontinuités d'origine anthropique agissent comme un filtre adaptatif. Il apparaît nécessaire de sortir du paradigme naïf de la "renaturation" ou de la "restauration" comme retour à la transparence totale de conditions pré-humaines idéalisées. Les analyses de diversité et fonctionnalité des hydrosystèmes aménagés doivent être menées sans biais idéologique de valorisation d'une "naturalité" de référence, au moins quand ces analyses se réfèrent à l'objectivité de la science plutôt qu'à la subjectivité des usages ou des représentations propres à certains acteurs.

Référence : Branco P et al (2017), Do small barriers affect the movement of freshwater fish by increasing residency?, Science of the Total Environment, 581–582, 486-494