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27/02/2023

Pour l'hydrobiologiste Christian Lévêque, l'écologie risque de devenir une religion de la nature

Christian Lévêque  est chercheur en hydrobiologie, auteur de nombreuses publications dans les revues les plus prestigieuses mais aussi de livres de vulgarisation. Il s'alarme de ce qu'il estime être une dérive en cours : l'écologie perd de la rigueur scientifique et devient chez certains une religion de la nature, appuyée sur une compréhension fausse de l'évolution et de la biodiversité, développant une vision excessivement négative de l'humanité vue comme perturbatrice d'un supposé ordre naturel. Dans un entretien exclusif avec notre association, il appelle à une pensée plus critique et réaliste de la notion de biodiversité – le thème de son tout dernier essai. Un débat démocratique est nécessaire. Car comme le montrent divers conflits liés à l'écologie pensée et pratiquée comme retour à la nature sauvage, l'exclusion des humains n'est ni une émancipation pour ceux-ci, ni un retour magique à un Eden perdu...


Hydrauxois : La biodiversité est un mot-valise très employé mais pas toujours très bien défini. De quoi parle-t-on au juste : diversité des habitats, des espèces, des populations, des fonctions, des gènes...?

Christian Lévêque : Au sens original la biodiversité est la diversité des espèces et de leurs gènes ainsi que la diversité des systèmes écologiques dans lesquels ces espèces évoluent. Autrement dit c’est l’ensemble de la biosphère. De fait, c’est un terme générique qui n’a pas de sens précis et qui s’est substitué à celui de nature. L’avantage du terme biodiversité sur celui nature c’est qu’il donne l’impression que l’on peut aborder le vivant par une approche comptable en utilisant l’espèces comme unité de compte. 

Le flou sémantique concernant le terme biodiversité explique probablement son succès. Mais en réalité on ne fait jamais d’inventaire exhaustif. On va alors utiliser des substituts c’est à dire des indicateurs biotiques qui sont des espèces ou des groupes d’espèces, pour lesquelles on a des connaissances, en faisant l’hypothèse, fausse, qu’elles représentent l’ensemble de la biodiversité. Ainsi, protéger les poissons migrateurs ce n’est pas protéger l’ensemble de la biodiversité aquatique, certaines espèces ayant d’autres  exigences écologiques que les migrateurs.

La notion d'espèce en particulier, qui focalise l'attention, a des frontières plus floues qu'on ne le pense. Cette idée linnéenne de "mise en boite" du vivant avec des populations bien distinctes, bien définies et bien constantes correspond-elle à la réalité biologique telle que la décrit la science du 21e siècle? Ou l'espèce est-elle une catégorie épistémologique un peu artificielle et datée, plaquée sur un vivant qui reconnaît in fine des échanges dynamiques entre individus, populations et milieux?

Christian Lévêque : La notion d’espèce va de pair avec l’idée qu’il existe un ordre de la nature. Pour Linné qui a inventé la classification binomiale, toujours utilisée, le monde créé par Dieu est immuable. Il avait créé les espèces une fois pour toute et Linné s’était donné pour tâche d’en faire l’inventaire. Pour distinguer les espèces, on comparait leur morphologie. D’où cette notion d’espèce typologique des systématiciens, qui est la référence déposée dans un musée.

Par la suite avec les théories évolutionnistes, la vision fixiste de l’espèce s’est érodée et les taxonomistes ont alors créé des sous espèces, variétés, etc. que l’on regroupait néanmoins dans la même boite « espèce ». Il a fallu attendre l’avènement de la génétique pour donner cette définition de l’espèces biologique selon laquelle une espèce est une population d’individus qui se reproduisent entre eux. Mais cette définition est difficile à appliquer. Il est impossible de vérifier à chaque fois pour des raisons pratiques, que des populations différentes d’une supposée même espèce morphologique, sont interfécondes. 

On peut constater maintenant avec les outils de la génétique moléculaire, qu’il existe des différences plus ou moins grandes entre ces populations qui dépendent, pour partie de leur degré d’isolement. On constate alors qu’une supposée espèce morphologique peut être composée en réalité de deux ou plusieurs espèces biologies. Ainsi on a découvert qu’il existait en réalité trois espèces biologiques de brochets en France…Mais même pour une même espèce biologique, il peut y avoir des différences génétiques entre populations éloignées sur un même cours d’eau. C’est le résultat de la dérive génétique et de la sélection naturelle. Autrement dit, des populations d’une espèce qui s’isolent évoluent différemment et donneront naissance avec le temps à de nouvelles espèces biologiques. Le phénomène de spéciation est toujours en cours. Il est moins spectaculaire que le phénomène d’érosion de la biodiversité, mais il est omniprésent.

Reste à savoir comment prendre en compte cette extrême diversité…d’autant que pour les microorganismes, le critère morphologique n’est pas applicable. On s’oriente alors vers la signature génétique, ou empreinte génétique, pour distinguer les organismes entre eux. Mais ces outils moléculaires ne sont pas encore totalement opérationnels.. et les naturalistes sont toujours confrontés à la question de gérer cette extrême diversité. Car s’il y a des millions d’espèces morphologiques, il y a des milliards d’empreintes génétiques! 

On parle parfois de la 6e extinction ou du risque d'une 6e extinction aujourd'hui. Mais il semble qu'il y a déjà eu des extinctions nombreuses dans l'histoire longue du vivant, certaines massives, d'autres moins mais tout de même conséquentes. Finalement, le vivant est-il très "réactif" à des changements de milieux ? Sa réaction actuelle aux changements induits par les humains est-elle comparable aux réactions antérieures à des changements géologiques, chimiques, cosmiques, climatiques ou autres, alors qu'il n'y avait pas d'humains bien sûr?

Christian Lévêque : L’histoire du vivant peut se résumer par une suite ininterrompue de «catastrophes» au sens ou des pans entiers du vivant ont disparu ou ont subi des bouleversements majeurs. Ces événements résultent pour une grande part des fluctuations du climat, et de phénomènes géologiques. L’histoire du vivant c’est en permanence la création et la disparition d’espèces. Les paléontologues parlent de cinq extinctions majeures qu’ils ont reconnus en examinant des séries fossiles en milieu marin. Mais il y en a eu bien d’autres…et à chaque fois, elles ont été suivies d’une nouvelle période de spéciation. 

Si ces phénomènes sont connus en milieux marins. nous n’avons pas les séries fossiles suffisantes en milieu terrestre. Mais il est facile d’imaginer que lors des épisodes de glaciation que l’hémisphère nord a connu, dont le dernier est tout récent à l’échelle géologique (maximum il y a 20 000 ans), l’extension de la calotte glaciaire vers le sud, a entrainé une hécatombe au niveau de la flore et de la faune terrestres et aquatique. Un phénomène qui s’est répété plusieurs fois. 

L’image de la 6e extinction, accusant les humains de détruire la biodiversité, est une image trompeuse. C’est un élément de communication utilisé par des militants et des scientifiques pour focaliser l’attention. Non pas que l’espèce humaine n’exerce pas une pression sur la biodiversité, mais celle-ci est sans commune mesure avec les événements géologiques et climatiques passés et ne correspond absolument pas aux critères reconnus pour la qualifier de grande extinction. Il n’en reste pas moins que les humains jouent aussi un rôle dans cette dynamique, mais qui n’a pas d’équivalent avec les extinctions climatiques.

Quand on regarde une courbe du nombre reconstruit d'espèces sur des centaines de millions d'années, par extrapolation à partir des fossiles retrouvés de différentes époques géologiques, on est frappé de voir une lente croissance entrecoupée d'extinctions. Le vivant se rétracte par moment, mais continue ensuite à s'étendre, et à un niveau supérieur en diversité. Y a t-il une tendance intrinsèque à la complexification et différenciation? 

Christian Lévêque : La reconstitution des événements passés est toujours délicate car elle dépend des archives fossiles dont on dispose, et les connaissances évoluent en fonction de nouvelles découvertes. Mais ce que l’on observe souvent c’est qu’après des périodes d’extinction massives, il y a des phénomènes de radiation évolutive avec une forte augmentation du nombre d’espèces. Les informations dont on dispose semblent montrer effectivement que le nombre total de taxons serait en augmentation depuis les origines du vivant. Mais il faut faire attention au fait qu’en paléontologie on ne parle pas d’espèce biologique ou même d’espèce morphologique. On identifie des espèces souvent sur des restes incomplets et des confusions sont possibles. Et on ne doit pas oublier non plus que beaucoup d’espèces ont disparu sans laisser de traces. 

A des échelles de temps réduites, on a pu constater que des évènements, qui avaient éliminé une partie de la flore et la faune, étaient rapidement suivis d’une période de reconquête quand la perturbation disparaissait. Ainsi l’Europe s’est repeuplée en moins de 10 000 ans. La vie semble manifester une très grande résilience et des capacités importantes à rebondir après des stress majeurs.

Il y a des extinctions mais aussi des spéciations. Certains parlent de "dette d'extinction" pour évoquer des populations reliques ayant toutes les chances de disparaître car devenues trop peu nombreuses et trop impactées. Mais tu évoques aussi le "crédit de spéciation", à propos de tous les organismes transplantés d'une zone à l'autre qui peuvent créer de nouvelles lignées évolutives. Qu'en est-il?

Christian Lévêque : Quand des populations d’une même espèce commencent à se différencier génétiquement. C’est particulièrement le cas des espèces qui ont été transférées d’un continent à l’autre et dont les populations évoluent vraiment indépendamment comme cela a été démontré sur les épinoches du lac de Constance. On dit parfois que si les extinctions se produisent rapidement, la création de nouvelles espèces est un phénomène à long terme. C’est faux et de nombreux travaux témoignent que la création d’espèces biologiques peut être rapide, avec bien évidement des différences selon les groupes concernés.

Dans les affaires de biodiversité comme dans tous les sujets du débat public, il y a souvent des représentations sous-jacentes : imaginaires, croyances, idéologies... tu soulignes notamment pour l'aire occidentale le mythe de l'Eden, le paradis perdu et la faute. Qu'en est-il ? Cet imaginaire particulier a-t-il joué un rôle dans ce que l'on nomme la conscience écologique?

Christian Lévêque : L’écologie est fortement marquée par l’héritage de la pensée créationniste encore vivace quoiqu’on en dise dans certains milieux religieux, ou aux USA. L’écologie est née de la recherche des lois de la nature que Dieu avait mis en place dans l’idée de mieux la maîtriser.  Les notions d’équilibre de la nature, de nature vierge, de nature harmonieuse, sont des avatars de la pensée créationniste qui a été reprise sous la forme de la vision mystico romantique de la nature qui s’est développée au XIXème siècle, quand est née l’écologie. Il a été repris par les mouvements écologistes américains notamment.

Faut-il rappeler également que l’on célèbre officiellement chaque année la journée de la Mère Nature, avec l’aval de l’ONU et des grandes ONG environnementales qui jouent sur le mysticisme. On sait moins que l’IPBES qui se prétend le GIEC de la biodiversité affiche dans son organigramme : Vie en harmonie avec la nature, Vie en équilibre et en harmonie avec la Terre Mère ! Ce qui laisse perplexe sur la neutralité scientifique de cette institution pilotée par l’ONU. L’écologisme reprend effectivement le thème de la nature originelle détruite par les humains qui ont pêché. Le comportement xénophobe vis-à-vis des introductions d’espèces peut s’expliquer par la transgression d’un ordre établi.

De même, dans les discours de biodiversité et d'écologie en général, on voit souvent l'idée d'un "équilibre" remis en question. Ou l'idée que si l'humain ne faisait plus rien, la nature retrouverait cet équilibre, ce climax comme le nommait une représentation (désormais datée) de l'écologie scientifique. Mais la Terre et le vivant ont-ils un tel équilibre ? L'évolution n'est-elle pas une transformation permanente, à différents rythmes et différentes échelles?

Christian Lévêque : L’idée d’équilibre vient clairement de la croyance que le monde créé par Dieu est immuable et se perpétue identique à lui-même. Par la suite on s’est rendu compte que ce monde était dynamique, mais on a alors expliqué qu’il existait des phénomènes de régulation qui maintiennent la nature « en équilibre ». On ne contredisait pas ainsi la croyance populaire mais on introduisait ce que l’on a appelé la représentation mécaniste de la nature qui a fait les beaux jours de l’écologie des années 1960-1970 et qui perdure encore chez beaucoup de gestionnaires.  C’est privilégier un univers déterministe dans lequel il existerait des lois de fonctionnement que l’on peut identifier de manière à mieux gérer la nature et à faire des prévisions. 

Les écologues ont déployé beaucoup d’imagination pour expliquer ce supposé équilibre, qui est une fiction. Tout bouge en permanence et tout se réajuste en permanence, que ce soit l’arrivée ou la disparition d’une espèce, les structures génétiques, les paramètres climatiques, etc. Sur le plan conceptuel l’écosystèmes n’est pas une entité fixe. C’est une structure à géométrie variable qui accueille de manière temporaire des espèces, qui y trouve de manière opportune de bonnes conditions pour y vivre ? J’ai pu comparer un écosystème à un hub. En réalité cet ensemble dynamique est un composite de processus plus ou moins déterministes, de phénomènes aléatoires, souvent contingents, de telle sorte que les systèmes écologiques s’inscrivent sur des trajectoires sans retour en arrière possibles. A des échelles de temps réduites on peut avoir l’impression que rien ne bouge, mais c’est une illusion. Un collègue, américain parlait à ce propos de « présent invisible ».

La biodiversité devenant une question politique, tu pointes de manière assez sévère le rôle des ONG qui tendent à communiquer uniquement sur le négatif (mauvaises nouvelles, peurs). Et la faible connaissance des élus, peu formés sur ces questions pointues donc peu dotés d'esprit critique... Peut-on encore avoir un débat démocratique ouvert et informé sur les natures que nous voulons? Ou est-on en train de fabriquer des totems et tabous à forte dimension émotive et morale?

Christian Lévêque : Je suis assez dur avec les grandes ONG de protection de la nature du type WWF qui diffusent via les médias l’image d’un homme ennemi de la nature. De quelle nature parlent-ils ? D’une nature à l’image de celle créée par Dieu qui serait immuable. D’une nature qui est si belle quand l’homme en est exclu, et qu’il faut mettre à l’abri des humains dans des aires protégées… mais que fait-on des humains ? Ce n’est pas leur problème. Que les criquets ravagent les récoltes en Afrique et que le paludisme tue des milliers de personnes, ce n’est pas leur problème. Le leur c’est qu’il ne faut pas utiliser de pesticides pour protéger la nature. 

Ils cherchent à imposer au monde entier une vision idéologique occidentale d’une nature mise à mal par les humains. Ce sont des multinationales qui font un lobbying actif au niveau des organisations internationales et consacrent beaucoup d’argent pour communiquer par les médias des informations alarmistes et anxiogènes pour faire des adeptes Et si vous leur donnez de l’argent vous pourrez parait-il sauver la planète. C’est l’équivalent des indulgences du Moyen Age, vertes cette fois ! Ces ONG cherchent à imposer leurs idéologies mystiques au monde entier comme a voulu le faire la religion chrétienne en son temps. 

Dans notre expérience associative centrée sur les milieux aquatiques anthropisés à divers degrés, nous constatons que certaines de tes collègues - scientifiques, donc - sont aussi engagés, au sens où ils mélangent la description et explication de faits naturels avec la valorisation de certaines configurations de la nature, du moins d'un état jugé "normal", "bon", "sain" ou peu importe le terme exact de cette nature. Qu'en penses-tu? Est-ce inévitable que des recherches appliquées en lien à des politiques publiques produisent des engagements et des préférences?

Christian Lévêque : Tout jugement bon ou mauvais, sain ou malsain, naturel ou artificiel,  porté à propos de systèmes écologiques est un jugement de valeur totalement subjectif qui ne repose sur aucune réflexion scientifique. On mélange science et métaphysique. On peut tout à fait comprendre que des systèmes pollués soient désagréables aux sens, et qu’on souhaite y remédier. Mais prétendre restaurer une nature originelle, ou « naturelle » c’est se référer à l’idée que la nature créée par Dieu était parfaite et immuable. C’est la démarche des promoteurs de la continuité écologique. On se demande comment on peut imaginer une telle démarche, alors que de nombreuses espèces ont été introduites dans nos systèmes aquatiques, et qu’il est quasi impossible d’y remédier. Ceux qui veulent recréer de telles chimères ne sont plus des scientifiques mais des adeptes de Mère Nature!

Nous avons d’autre part assisté au grand retour de la pensée magique avec l’épisode Covid quand des militants et quelques scientifiques ont fait courir le bruit que la nature se vengeait des exactions que nous lui faisons subir. Comme si une nature non anthropisée était saine pour les humains ! Les écologistes qui militent pour protéger les zones humides refusent ainsi dans leur argumentaire de reconnaitre que ces milieux, sans aucun doute riches du point de vue biodiversité, sont aussi particulièrement malsains pour les hommes. Relisez pour vous en convaincre l’ouvrage de Montfalcon publié en 1826, «Histoire des marais et traité des fièvres intermittentes causées par les émanations des eaux stagnantes»…  Descartes où es-tu?

A lire : Lévêque C (2022), Érosion de la biodiversité. Enjeux et débats, ISTE Éditions, 272 p., 60 € (papier), 9,90 € (epub)