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21/11/2016

Restauration de rivière: l'avenir d'une illusion

Sylvain Rotillon, ancien responsable de l’Observatoire des services publics d’eau et d’assainissement, spécialiste de la question du risque, livre une intéressante tribune sur les "illusions de la renaturation" dans la Gazette des communes. A l'heure où chaque syndicat de rivière ou presque reçoit un financement de son Agence de l'eau pour un reméandrage "vitrine", les vues de l'auteur incitent à une salutaire réflexion. Extraits et commentaires.

Sylvain Rotillon évoque d'abord le passage de l'idéal de maîtrise hydraulique à celui de restauration écologique. "Pendant des décennies, l’aménagement des cours d’eau a consisté à essayer de les transformer en canaux. Une bonne rivière était une rivière droite, rectiligne, qui ne perdait pas son temps à méandrer, à se diviser. Une rivière droite, ça permettait d’évacuer les eaux plus vite, ça facilitait les opérations de remembrement en alignant les parcelles, ça libérait de la place pour construire. (…) On se lance désormais dans des opérations inverses. Quand c’est possible on découvre la rivière, on supprime le béton des berges, on laisse revenir la végétation. On « renature » les cours d’eau. On les restaure."

La rivière-vitrine des imaginaires appauvris
L'auteur pointe ensuite l'ambiguïté de la démarche, dont le présupposé implicite est l'existence d'un état originel et intangible du cours d'eau. "Le fait même de parler de « restauration » pose question. Restaurer un objet, c’est chercher à lui redonner son aspect originel. Dans le cas d’une rivière cette notion est très ambiguë car l’état originel n’existe pas. Par nature, une rivière est mobile, en équilibre dynamique, en interaction avec le milieu dans lequel elle s’écoule, avec le contexte climatique et les actions anthropiques sur son bassin."

Le problème est notamment que la renaturation s'inspire d'un idéal assez naïf et appauvri de la rivière, voire d'une muséification assez comparable à ce qui s'est observé dans le domaine de la culture : "Ces restaurations sont confiées à des bureaux d’études qui insidieusement sont en train de vendre un modèle de rivière, celle que les enfants dessinent spontanément : avec des méandres. Une rivière restaurée se doit avoir des méandres pour faire naturel. On voit ainsi se multiplier des rivières paysagées qui doivent répondre à un canon esthétique correspondant à notre imaginaire. Comme la loi Malraux a imposé des centre villes standardisés, figés dans une époque historique pseudo-médiévale n’ayant jamais existé, l’ingénierie écologique nous façonne des rivières génériques, des anatopismes, comme nos centres sont anachroniques (…) On ne pense pas le lieu, on l’imagine, mais avec une imagination d’une extrême pauvreté ; ça traduit le fait que la géographie est une discipline sacrifiée, mal enseignée, mal considérée."

Au final, Sylvain Rotillon pointe que cette "nature renaturée" à grand renfort d'ingénierie témoigne, malgré ses bonnes intentions, de la rupture entre les gens et les lieux: "Ceci reflète un lien avec la nature totalement rompu, reposant sur des idées toutes faites de ce que doivent être les objets géographiques."



Plusieurs travaux scientifiques récents confirment le point de vue de l'auteur, comme ceux de Laurent Lespez sur la renaturation des rivières de l'Ouest (voir notamment cette recension) ou encore la tribune de 5 chercheurs s'alarmant de la standardisation des travaux en écologie de la restauration (notamment le cas particulier des reméandrages) et du risque de développer des chantiers coûteux sans gains majeurs ni durabilité réelle (Hiers et al 2016, recension à venir sur notre site).

Le problème va au-delà de la restauration morphologique pointée par S. Rotillon dans sa tribune: par exemple, l'idée que chaque rivière posséderait un "état de référence" sur son peuplement (voir la critique de Bouleau et Pont 2015), et pourquoi pas selon certains une "biotypologie théorique" fixant la qualité et la quantité de chaque espèce supposée s'y trouver, participe du même fantasme de surveillance, de contrôle et d'assignation. Non seulement la rivière va méandrer, mais elle aura son quota garanti de poissons et d'insectes.

Le souci n'est certes pas dans la finalité de l'action inspirée par l'écologie des milieux aquatiques – qui veut la pollution ? qui veut la disparition d'espèces ? qui veut la dégradation de son cadre de vie ? Le problème réside plutôt dans la méthode:
  • l'historicité du vivant (soit la plus grande leçon de la théorie de l'évolution) est niée au profit d'une naturalité idéale et intangible, comme si l'on pouvait retrouver et figer un état d'équilibre perpétuel de la rivière et de son peuplement, 
  • la capacité des citoyens à décider réellement des environnements où ils veulent vivre est éliminée au profit de processus impersonnels, abstraits et lointains de normalisation, délimitant strictement les options discutables,
  • l'identité de chaque rivière est effacée au motif qu'il faut, pour des raisons d'efficience et de cohérence, standardiser les diagnostics comme les solutions, améliorer des fonctionnalités (le grand mot) et non plus comprendre des singularités,
  • la planification publique (politico-administrative) vise des objectifs courts en affichant des certitudes fortes, deux postures peu compatibles avec une écologie scientifique soulignant la complexité et la faible prédictibilité de la réponse des milieux aux changements,
  • les gestionnaires, happés par les contraintes de mise en oeuvre et de rapportage dans un cadre réglementaire complexe et instable, perdent toute capacité de distance critique vis-à-vis des propositions formatées que produit la technostructure de l'ingénierie écologique,
  • l'industrie y voit un effet d'aubaine, elle était condamnée pour sa détérioration des milieux, là voilà mobilisée pour leur reconstruction – ce que des politiques nommeront probablement sans rire la "croissance bleue" ou autre oxymore de la perte de sens généralisée.
Fragmentée puis défragmentée, aménagée puis désaménagée, rectifiée puis reméandrée, dénaturée puis renaturée… on ne laissera jamais tranquille la rivière. La pelle mécanique des années 1970 s'assumait comme utilitaire et anthropocentrée, celle des années 2010 se veut savante et écocentrée. Elle n'en reste pas moins une pelle mécanique et l'on soupçonne les ardents promoteurs de la "restauration" de nous promettre en réalité un chantier permanent, dont la qualification écologique finira par paraître suspecte même aux moins sceptiques. C'est toujours la génération suivante qui observe le bilan, ce qui n'incite pas vraiment à la responsabilisation des décideurs ni à la participation des riverains. Et comme de toute façon aucune prédiction n'est désormais faite ni aucun résultat promis, on pourra arguer si rien ne se passe de significatif que l'on n'a pas assez restauré. La réussite comme l'échec confirmeront ainsi le présupposé initial, ce qui est le propre des croyances.

Qu'aimerait-on finalement? Oh si peu. Un peu moins de précipitation et un peu plus de réflexion, un peu moins de certitude et un peu plus d'échange, un peu moins de bureaucratie et un peu plus de démocratie, un peu moins d'injonction et un peu plus d'envie. Et que l'on parle ensemble de nos rivières sans le formatage des programmations et des objectifs, que l'on parle de leur histoire et de leur avenir, de leur beauté et de leur diversité, de leur utilité et de leur danger. La rivière telle qu'elle existe dans la variété des perceptions et des expériences de ses riverains.

Illustration : exemple de reméandrage au Royaume-Uni par la société d'éco-ingénierie Cbec (tous droit réservés).