20/12/2012

Ce que l'on sait (et ne sait pas) de la truite commune

A l'occasion d'un colloque européen dont les actes viennent d'être publiés, une équipe franco-belge de neuf chercheurs a fait le point sur la connaissance des déterminants de la santé des populations des truites communes européennes (Salmo trutta sp., la plus fréquente dans nos rivières étant la Salmo trutta fario). Ces chercheurs appartiennent à diverses institutions spécialisées dans la connaissance des milieux aquatiques : Irstea, Onema, Inra, EDF R&D, Ecogea, Université de Liège.

Hasard du calendrier, cette recension que nous avions préparée survient en même temps que le classement des rivières de Seine-Normandie. Elle est précisément l'occasion d'en souligner quelques limites.

5 phase du cycle de vie et autant d'enjeux
Les auteurs ont divisé le cycle de vie du poisson en 5 phases : œuf, alevins dans son sac vitellin, alevin, juvénile, adulte. La période de fraie a lieu de novembre à février, à certaines conditions de température et débit. Elle est accompagnée d'un comportement migratoire de quelques centaines de mètres à plusieurs dizaines de kilomètres. Le taux de retour dans l'habitat originel (homing) est variable et non observé dans toutes les populations.  Les juvéniles émergent à partir de mars, avec des taux de survie dépendant de conditions physiques et biologiques. Une truite commune vit en moyenne 4 ans, avec des sites favorables à 7 ans et des cas très rares à 12 ans. Les mâles arrivent à maturité vers 2 ans, les femelles vers 3 ans. Ces dernières ont une fécondité de 1000 à 2000 œufs par kilo de masse corporelle.

Pour chacune des phases du développement, les auteurs ont rassemblé leur expérience de terrain et la littérature scientifique disponible, ainsi que l'avis d'un comité de 15 experts de la truite (dont la moitié avait réalisé sa thèse sur ce poisson). Il en ressort qu'à chaque période du cycle de vie de la truite correspondent des stress environnementaux pouvant avoir des effets dommageables sur les individus, donc sur la capacité de renouvellement de la population. Par exemple, la présence d'un substrat de sables grossiers et graviers pour le fraie, ainsi que la vitesse de l'eau au niveau de ce substrat, un taux de fines (matières organiques ou minérales à faible granulométrie) inférieur à 20% pour les embryons dépendant du sac vitellin, de même qu'un niveau correct d'oxygène et d'azote dans les eaux interstitielles,  une température inférieure à 17 °C pour les juvéniles et 21°C pour les adultes, la continuité longitudinale ou latérale pour les migrations précédant le fraie, etc.

Un tableau de synthèse (cliquer l'image pour agrandir) permet d'observer les facteurs connus sur la qualité piscicole des populations de truites. Il ressort que les premiers stages de développement de la truite sont les plus critiques, une densité assez importante de 30 à 50 individus (alevins) par 100m^2 étant regardée comme seuil de bonne santé de la population.

Des incertitudes reconnues
L'intérêt de cette communication réside bien sûr dans la démarche de synthèse cohérente des connaissances, mais également dans le fait que les chercheurs reconnaissent le caractère encore très parcellaire de celles-ci. Ils écrivent ainsi :

« Un consensus global a émergé sur la difficulté d'identification de critères robustes permettant une évaluation précise de la fonction des populations de truites en terme d'abondances, de biomasses, de structures populationnelles et d'usage de l'habitat (taux d'occupation). Il existe la même incertitude sur l'évaluation de la viabilité de la population, en l'occurrence le nombre minimum de poissons nécessaire pour assurer l'autorenouvellement de la population […] La comparaison entre les processus physiques reflétant des degrés variés d'altération [du milieu] et les structures de population pourrait améliorer notre connaissance de la fonction des populations. Une information complémentaire est essentielle pour améliorer le diagnostic fondé sur les paramètres physiques, qui ne reflète pas la variabilité de la réponse des populations en fonction du degré d'altération, l'importance du contexte physique et les phénomènes compensatoires pouvant émerger. 

« L'acquisition d'une connaissance plus détaillée de ces mécanismes est nécessaire pour poser les fondements de la restauration écologique. C'est pourquoi la Directive cadre sur l'eau [de l'Union européenne] place la biologie au centre de son dispositif. Afin de relever ce défi, il est nécessaire en dernier ressort d'établir des critères biologiques [de santé des populations] et non de se restreindre seulement aux critères physiques, même s'ils sont cruciaux pour la biologie. De nouvelles recherches doivent être lancées pour comprendre la variabilité des paramètres biologiques, leur échelles spatiotemporelles et les process fonctionnels ».

Savoir avant d'agir
On ne peut que se féliciter de ces démarches intégratives en hydro-écologie, visant à obtenir pour chaque espèce de nos rivières un modèle fiable permettant de décrire et prédire le comportement de la population lorsque les paramètres de son milieu de vie sont modifiés.

La truite, pour emblématique qu'elle soit, n'est qu'une des espèces aujourd'hui protégées dans nos rivières. Les connaissances sont également indispensables sur bon nombre d'autres : spirlin, grande alose, alose feinte, anguille, loche de rivière, lamproie de rivière, blageon, vandoise, lote, lamproie marine, bouvière, saumon atlantique, ombre commun, etc.

Mais on ne peut en revanche que regretter le phénomène de « double discours » déjà critiqué ici. C'est-à-dire que les spécialistes de l'eau réservent la confidence de leurs incertitudes et du caractère encore embryonnaire de leurs connaissances à des colloques destinés à leurs pairs, en même temps qu'ils tiennent dans leurs discours publics (à leur tutelle ou aux citoyens) des propos beaucoup plus définitifs sur les actions nécessaires dans les rivières françaises pour restaurer la qualité de vie aquatique. Ainsi que sur la hiérarchie de ces actions, puisque comme le relevait la Commission européenne dans sa critique de la politique actuelle de l'eau, une bonne connaissance est nécessaire pour faire des choix appropriés et éviter des mesures aussi inefficaces que coûteuses.

L'exigence d'une certaine robustesse dans nos connaissance scientifiques n'a rien d'aberrant. Nous avons décidé par exemple de réduire nos émissions de gaz à effet de serre parce que des modèles climatiques ont établi (en plus de 50 ans de recherche) un lien causal sans équivoque entre ces gaz, le déséquilibre énergétique au sommet de l'atmosphère et le réchauffement conséquent du système terrestre. La politique démocratique essaie généralement de s'adosser à des expertises techniques et scientifiques de ce genre, mais à des expertises aux conclusions robustes, et non des expertises qui de leur propre aveu sont encore en train de se construire.

Poser les vraies priorités
La publication du classement des cours d'eau de Seine-Normandie permet de pointer ce problème manifeste : celui du niveau exact de connaissance des conditions chimiques, physiques et biologiques de nos rivières, préalable indispensable à la justification des mesures d'action et de leurs coûts.

Ces remarques ne contestent nullement l'intérêt intrinsèque de la continuité écologique, et en particulier l'intérêt des travaux dans les disciplines concernées (hydromorphologie, hydrobiologie, hydro-écologie). Nous avons rendu compte de certains de ces travaux et nous continuerons de le faire. Tout ce qui fait avancer nos savoirs sur l'eau doit être reconnu à sa juste valeur. De la même manière, nous n'appelons nullement à l'inertie et nous souhaitons que, lorsque les situations s'y prêtent (coût réaliste, bénéfices écologiques tangibles, concertation avec les acteurs), les restaurations de continuité écologique soient engagées. Y compris sous forme d'effacement lorsque les ouvrages n'ont ni usage possible ni intérêt patrimonial avéré.

Ce que nous contestons en revanche, et l'article de Gouraud et al 2012 en est un nouvel exemple après d'autres, c'est que le niveau de nos connaissances est suffisant pour produire un classement global à effet immédiat, et que le financement des conséquences de ce classement est une priorité écologique alors que bon nombre de nos rivières restent massivement polluées par les effluents domestiques, agricoles ou industriels.

Référence : Gouraud V et al. (2012), What do we know to evaluate the health of brown trout (Salmo trutta) populations ?, 9th International Symposium on Ecohydraulics, Vienne.

Illustration (photo) : Stefan Weigel / Wikimedia Commons

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