Affichage des articles dont le libellé est Truite. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Truite. Afficher tous les articles

29/12/2015

200 générations de truites dans un hydrosystème fragmenté (Hansen et al 2014)

Un travail danois de phylogénie moléculaire montre que deux populations de truites, isolées dans des lacs par des ouvrages hydrauliques, s'y reproduisent depuis 600-800 ans et 200 générations, tout en conservant aujourd'hui une taille acceptable du pool reproducteur. Cette recherche rappelle la plasticité et l'adaptabilité du vivant, y compris pour des espèces migratrices en rivières fragmentées. 

Les lacs Hald et Mosso sont situés sur le bassin versant du fleuve Gudera. Celui-ci est la plus grande rivière danoise, formée voici 12.000 ans au sortir de la dernière glaciation. Ces deux lacs ont été isolés entre 1200 et 1500 par l'implantation de barrages hydrauliques permanents associés à des monastères.

Michael M. Hansen et ses collègues de l'Université Aarhus ont voulu déterminer si l'isolement des populations de truites de ces lacs est observable dans la signature génétique des populations. Pour cela, ils ont analysé 44 microsatellites (des sites génétiques très variables) en comparant les truites des deux lacs à celles d'une zone à libre écoulement en aval de la même rivière, ainsi qu'à 9 sites danois sur d'autres rivières. Deux méthodes indépendantes ont été employées.


Les analyses génétiques montrent une divergence des populations des lacs Hald et Mosso, que l'on peut dater vers 600-800 années. La phylogénie moléculaire rejoint donc les données historiques et hydrauliques sur le bassin versant, ce qui confirme toute l'importance de cette technique pour l'analyse fine de l'évolution locale des peuplements (image ci-dessus, cliquer pour agrandir: à gauche, la zone géographique des deux lacs; à droite, les densités de probabilité de début de la divergence inter-populations).

La taille efficace de la population reproductrice est estimée à 153 et 252 individus pour les lacs, soit moins que les autres systèmes étudiés (de 244 à plus de 1000). Bien que ces valeurs ne soient pas élevées, "elles ne sont pas une cause de préoccupation en terme de conservation", observent les chercheurs. On trouve certaines populations de taille comparable dans les autres rivières non fragmentées de l'étude, et même des populations moins importantes dans d'autres travaux suédois. En revanche, les populations étant isolées et donc privées de brassage génétique, elles peuvent présenter moins de capacité adaptative vis-à-vis d'éventuels impacts futurs.

Une question intéressante est de savoir si, après environ 200 générations de reproduction locale, les truites en zones fragmentées présentent des évolutions comportementales. Un autre travail a montré que 40% des truites sont sédentaires dans le lac Hald, 44% migrent vers des affluents amont alimentant le plan d'eau et 15% dévalent vers la mer. Il existe donc encore un potentiel pour des migrations anadromes à longue distance, même si la grande majorité des truites de l'hydrosystème semble avoir évolué vers des déplacements courts.

Malgré la longue durée de l'isolement géographique, les conclusions de ce travail sont donc assez éloignées de certaines assertions alarmistes sur le risque d'appauvrissement génétique en rivières fragmentées. Même si l'on ne peut pas préjuger des impacts futurs (réchauffement notamment) sur les populations sténothermes et polluosensibles comme les truites.

Référence : Hansen MM et al (2014), The effects of Medieval dams on genetic divergence and demographic history in brown trout populations, BMC Evolutionary Biology, doi: 10.1186/1471-2148-14-122

20/12/2013

Aménagement de la Vallée du Cousin: les truites souffrent-elles des moulins?

Comme nous l'avions annoncé (voir ici et ici), notre association travaille sur une analyse critique du Programme LIFE+ Continuité écologique porté par le Parc du Morvan dans la vallée du Cousin. Il s'agit de savoir si les moulins sont le principal obstacle à la présence de truites fario et de moules perlière dans la rivière morvandelle. Le premier volet est disponible: il concerne la truite fario (téléchargement ci-dessous). Voici la synthèse des principaux points.

• Les populations de truite fario du Cousin Aval (comme du Cousin Amont) exhibent une faible densité et biomasse dans le cours principal, mais une surdensité sur certains des affluents.

• Le profil thermique du Cousin Aval montre des eaux réchauffées sur certaines parties du linéaire, sans que les températures n’excèdent cependant la zone de tolérance des truites fario.  Aucun modèle des variations de température du Cousin n’est proposé dans les travaux de l’Onema, du PNR ou des bureaux d’étude.

• Les analyses historiques, notamment la monographie de référence d’Emile Moreau en 1898, montrent que la truite fario était très commune dans la rivière alors que tous les moulins étaient  déjà présents sur son linéaire.

• Les candidats à la raréfaction de la truite sur le Cousin sont nombreux, notamment : création du lac artificiel de Saint-Agnan, pollutions diffuses (domestique, agricoles, sylvicoles, industrielles, médicamenteuses), modification des berges et de la ripisylve, réchauffement climatique et îlot de chaleur urbain, surpêche et braconnage, introduction d’espèces concurrentes et notamment d’espèces ichtyophages, pathologies.

• S’agissant du cas particulier de la truite,  il est possible d’améliorer le biotope par des interventions ciblées sur certains seuils de moulin : passe en contournement des seuils les plus élevés, bonne gestion du débit minimum biologique, restauration de ripisylve sur des berges déboisées. Toutefois, l’absence de corrélation manifeste entre présence de la truite et présence des moulins exclut des programmes destructeurs du patrimoine hydraulique et invite les parties prenantes du dossier à mieux analyser les difficultés d’implantation de la truite fario.

Référence
Hydrauxois-OCE (2013), Les truites du Cousin Aval souffrent-elles de la présence des moulins ? Restauration hydro-écologique de la Vallée du Cousin Aval étude n°1, 13 p. (pdf)

20/12/2012

Ce que l'on sait (et ne sait pas) de la truite commune

A l'occasion d'un colloque européen dont les actes viennent d'être publiés, une équipe franco-belge de neuf chercheurs a fait le point sur la connaissance des déterminants de la santé des populations des truites communes européennes (Salmo trutta sp., la plus fréquente dans nos rivières étant la Salmo trutta fario). Ces chercheurs appartiennent à diverses institutions spécialisées dans la connaissance des milieux aquatiques : Irstea, Onema, Inra, EDF R&D, Ecogea, Université de Liège.

Hasard du calendrier, cette recension que nous avions préparée survient en même temps que le classement des rivières de Seine-Normandie. Elle est précisément l'occasion d'en souligner quelques limites.

5 phase du cycle de vie et autant d'enjeux
Les auteurs ont divisé le cycle de vie du poisson en 5 phases : œuf, alevins dans son sac vitellin, alevin, juvénile, adulte. La période de fraie a lieu de novembre à février, à certaines conditions de température et débit. Elle est accompagnée d'un comportement migratoire de quelques centaines de mètres à plusieurs dizaines de kilomètres. Le taux de retour dans l'habitat originel (homing) est variable et non observé dans toutes les populations.  Les juvéniles émergent à partir de mars, avec des taux de survie dépendant de conditions physiques et biologiques. Une truite commune vit en moyenne 4 ans, avec des sites favorables à 7 ans et des cas très rares à 12 ans. Les mâles arrivent à maturité vers 2 ans, les femelles vers 3 ans. Ces dernières ont une fécondité de 1000 à 2000 œufs par kilo de masse corporelle.

Pour chacune des phases du développement, les auteurs ont rassemblé leur expérience de terrain et la littérature scientifique disponible, ainsi que l'avis d'un comité de 15 experts de la truite (dont la moitié avait réalisé sa thèse sur ce poisson). Il en ressort qu'à chaque période du cycle de vie de la truite correspondent des stress environnementaux pouvant avoir des effets dommageables sur les individus, donc sur la capacité de renouvellement de la population. Par exemple, la présence d'un substrat de sables grossiers et graviers pour le fraie, ainsi que la vitesse de l'eau au niveau de ce substrat, un taux de fines (matières organiques ou minérales à faible granulométrie) inférieur à 20% pour les embryons dépendant du sac vitellin, de même qu'un niveau correct d'oxygène et d'azote dans les eaux interstitielles,  une température inférieure à 17 °C pour les juvéniles et 21°C pour les adultes, la continuité longitudinale ou latérale pour les migrations précédant le fraie, etc.

Un tableau de synthèse (cliquer l'image pour agrandir) permet d'observer les facteurs connus sur la qualité piscicole des populations de truites. Il ressort que les premiers stages de développement de la truite sont les plus critiques, une densité assez importante de 30 à 50 individus (alevins) par 100m^2 étant regardée comme seuil de bonne santé de la population.

Des incertitudes reconnues
L'intérêt de cette communication réside bien sûr dans la démarche de synthèse cohérente des connaissances, mais également dans le fait que les chercheurs reconnaissent le caractère encore très parcellaire de celles-ci. Ils écrivent ainsi :

« Un consensus global a émergé sur la difficulté d'identification de critères robustes permettant une évaluation précise de la fonction des populations de truites en terme d'abondances, de biomasses, de structures populationnelles et d'usage de l'habitat (taux d'occupation). Il existe la même incertitude sur l'évaluation de la viabilité de la population, en l'occurrence le nombre minimum de poissons nécessaire pour assurer l'autorenouvellement de la population […] La comparaison entre les processus physiques reflétant des degrés variés d'altération [du milieu] et les structures de population pourrait améliorer notre connaissance de la fonction des populations. Une information complémentaire est essentielle pour améliorer le diagnostic fondé sur les paramètres physiques, qui ne reflète pas la variabilité de la réponse des populations en fonction du degré d'altération, l'importance du contexte physique et les phénomènes compensatoires pouvant émerger. 

« L'acquisition d'une connaissance plus détaillée de ces mécanismes est nécessaire pour poser les fondements de la restauration écologique. C'est pourquoi la Directive cadre sur l'eau [de l'Union européenne] place la biologie au centre de son dispositif. Afin de relever ce défi, il est nécessaire en dernier ressort d'établir des critères biologiques [de santé des populations] et non de se restreindre seulement aux critères physiques, même s'ils sont cruciaux pour la biologie. De nouvelles recherches doivent être lancées pour comprendre la variabilité des paramètres biologiques, leur échelles spatiotemporelles et les process fonctionnels ».

Savoir avant d'agir
On ne peut que se féliciter de ces démarches intégratives en hydro-écologie, visant à obtenir pour chaque espèce de nos rivières un modèle fiable permettant de décrire et prédire le comportement de la population lorsque les paramètres de son milieu de vie sont modifiés.

La truite, pour emblématique qu'elle soit, n'est qu'une des espèces aujourd'hui protégées dans nos rivières. Les connaissances sont également indispensables sur bon nombre d'autres : spirlin, grande alose, alose feinte, anguille, loche de rivière, lamproie de rivière, blageon, vandoise, lote, lamproie marine, bouvière, saumon atlantique, ombre commun, etc.

Mais on ne peut en revanche que regretter le phénomène de « double discours » déjà critiqué ici. C'est-à-dire que les spécialistes de l'eau réservent la confidence de leurs incertitudes et du caractère encore embryonnaire de leurs connaissances à des colloques destinés à leurs pairs, en même temps qu'ils tiennent dans leurs discours publics (à leur tutelle ou aux citoyens) des propos beaucoup plus définitifs sur les actions nécessaires dans les rivières françaises pour restaurer la qualité de vie aquatique. Ainsi que sur la hiérarchie de ces actions, puisque comme le relevait la Commission européenne dans sa critique de la politique actuelle de l'eau, une bonne connaissance est nécessaire pour faire des choix appropriés et éviter des mesures aussi inefficaces que coûteuses.

L'exigence d'une certaine robustesse dans nos connaissance scientifiques n'a rien d'aberrant. Nous avons décidé par exemple de réduire nos émissions de gaz à effet de serre parce que des modèles climatiques ont établi (en plus de 50 ans de recherche) un lien causal sans équivoque entre ces gaz, le déséquilibre énergétique au sommet de l'atmosphère et le réchauffement conséquent du système terrestre. La politique démocratique essaie généralement de s'adosser à des expertises techniques et scientifiques de ce genre, mais à des expertises aux conclusions robustes, et non des expertises qui de leur propre aveu sont encore en train de se construire.

Poser les vraies priorités
La publication du classement des cours d'eau de Seine-Normandie permet de pointer ce problème manifeste : celui du niveau exact de connaissance des conditions chimiques, physiques et biologiques de nos rivières, préalable indispensable à la justification des mesures d'action et de leurs coûts.

Ces remarques ne contestent nullement l'intérêt intrinsèque de la continuité écologique, et en particulier l'intérêt des travaux dans les disciplines concernées (hydromorphologie, hydrobiologie, hydro-écologie). Nous avons rendu compte de certains de ces travaux et nous continuerons de le faire. Tout ce qui fait avancer nos savoirs sur l'eau doit être reconnu à sa juste valeur. De la même manière, nous n'appelons nullement à l'inertie et nous souhaitons que, lorsque les situations s'y prêtent (coût réaliste, bénéfices écologiques tangibles, concertation avec les acteurs), les restaurations de continuité écologique soient engagées. Y compris sous forme d'effacement lorsque les ouvrages n'ont ni usage possible ni intérêt patrimonial avéré.

Ce que nous contestons en revanche, et l'article de Gouraud et al 2012 en est un nouvel exemple après d'autres, c'est que le niveau de nos connaissances est suffisant pour produire un classement global à effet immédiat, et que le financement des conséquences de ce classement est une priorité écologique alors que bon nombre de nos rivières restent massivement polluées par les effluents domestiques, agricoles ou industriels.

Référence : Gouraud V et al. (2012), What do we know to evaluate the health of brown trout (Salmo trutta) populations ?, 9th International Symposium on Ecohydraulics, Vienne.

Illustration (photo) : Stefan Weigel / Wikimedia Commons