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17/11/2015

Idée reçue #05 : "l'Etat n'a jamais donné priorité aux effacements des ouvrages hydrauliques en rivière"

La destruction du patrimoine hydraulique français sur impulsion de l'Etat avec complicité de quelques lobbies (FNE, FNPF) est devenu l'un des principaux points de contentieux sur nos rivières. Nous ne savons pas comment évolueront les négociations sur cette question dans les prochains mois, les prochaines années. Une chose est certaine : elles ne pourront pas aboutir tant que l'Etat sera représenté par les mêmes hauts fonctionnaires qui ont produit le désastre actuel, qui ont trahi l'obligation d'impartialité et de cohérence propre à l'action publique, qui ont foulé au pied la concertation et qui continuent de propager aujourd'hui encore des contre-vérités ou des approximations. En voici un exemple, le refus par ces hauts fonctionnaires de reconnaître que l'Etat privilégie ouvertement l'effacement des ouvrages hydrauliques… alors que leurs propres textes le démontrent depuis 2010 ! Quand le déni atteint ce point de non-retour, le débat n'est même plus possible.

Des participants aux réunions ministérielles de concertation sur la question des moulins nous disent que l'Etat (Direction de l'eau au Ministère de l'Ecologie), France Nature Environnement (FNE) et la Fédération de Pêche (FNPF) nient le fait que l'effacement des ouvrages hydrauliques jouit d'une faveur par rapport à leur aménagement non destructif, ou alors en renvoient la responsabilité aux seuls choix de financement des Agences de l'eau. On commence à entendre sur le terrain le même discours des DDT et Dreal, qui jurent la main sur le coeur qu'elles appliquent la loi sans parti-pris pour telle ou telle solution.

Des lobbies FNE et FNPF, nous n'attendons à dire vrai plus grand chose sur la question des ouvrages hydrauliques. Ils se sont déconsidérés par la propagation de fausses informations dans leurs supports de communication, par des choix agressifs à l'encontre des moulins (choix pas même reconnus ni acceptés par leurs bases), par leur incapacité à argumenter sur le fond de la question. Qu'ils continuent ainsi, leur procès en perte de crédibilité n'en est que plus aisé à instruire. Notons au passage que ces deux lobbies sont sous perfusion permanente des subventions massives du Ministère, abdiquent leur esprit critique pour faire la claque des politiques publiques sur la question de la continuité écologique et servent de faire-valoir de la "société civile" (qu'ils sont évidemment très loin de représenter dans son intégralité) dans la parodie de concertation en cours depuis 10 ans.

De l'Etat, en revanche, on exige un comportement de précision, de vérité et d'impartialité. C'est la condition même du respect de l'action publique. Et on attend déjà de l'Etat la cohérence minimale qui consiste à reconnaître ses propres choix. La désignation de l'effacement comme solution prioritaire figure noir sur blanc dans les circulaires du Ministère.


Dans la Circulaire d'application du 25 janvier 2010 relative aux modalités d'application du Plan d'actions pour la restauration écologique des cours d'eau (Parce 2009), voici le choix dicté par la Direction de l'eau du Ministère de l'Ecologie :

"Le seul moyen de rétablir vraiment la continuité écologique consiste à supprimer entièrement l’obstacle, donc l’ouvrage, et à rétablir la pente naturelle du cours d’eau. Ce type d’intervention doit être privilégié pour les ouvrages abandonnés, qui ne font plus l’objet d’une quelconque gestion et dont le maintien ne se justifie actuellement, ou potentiellement, par aucune utilité de sécurité, patrimoniale, sociale ou économique. La justification ou non d’une utilité potentielle tient compte d’une comparaison des avantages, notamment écologiques, entre la restauration éventuelle d’un usage et la restauration du cours d’eau. En tout état de cause, il est essentiel qu’un nombre conséquent d’ouvrages inutiles soit supprimé pour que ce plan de restauration atteigne ces objectifs de résultats."

C'est très clairement un appel à effacer les ouvrages, et les services déconcentrés (Dreal, DDT) de l'Etat ont été instruits en ce sens. Le seul garde-fou est la notion d'utilité des 1200 ouvrages concernés par le Parce 2009 – justification utilitariste proprement consternante, et qui portait par son arbitraire tous les contentieux à venir. Certains hauts fonctionnaires du Ministère n'ont pas caché dans les années passées qu'à leurs yeux, seul un ou deux moulins par rivière peuvent prétendre à cette "utilité" supposée, le reste état pour ces zélotes des vieilleries bonnes à détruire.

Dans la Circulaire du 18 janvier 2013  relative à la mise en oeuvre de l'article L-214-17 CE et du classement des rivières, la même Direction du même Ministère écrit :

"L’équipement d’un ouvrage avec un dispositif de franchissement ne compense jamais en totalité les dommages causés aux migrateurs (cumul de fatigue, retard accumulé, blessures inévitables, prédation en aval des barrages, ennoiement d’habitats, etc.). De plus, ces aménagements doivent être entretenus régulièrement pour conserver leur efficacité. En fonction de l’évaluation coût-bénéfice-intérêt de l’ouvrage, et notamment en cas d’ouvrages abandonnés, sans gestionnaire et sans usage, comme le précise la circulaire du 25 janvier 2010 de mise en œuvre du plan de restauration de la continuité écologique des cours d’eau, la mesure préférable à prendre, quand elle est techniquement possible, est la suppression de l’obstacle par réalisation de brèches, ouverture, arasement, dérasement complet de l’ouvrage lui-même."

On notera que cette préconisation d'effacement de la part du Ministère de l'Ecologie est clairement en contradiction avec le texte de la loi de 2006, qui demande que tout ouvrage soit "équipé, entretenu, géré", et non pas détruit. Il se place tout autant en contradiction avec la loi de Grenelle 2009 qui a demandé un "aménagement" et qui a (volontairement à l'époque) supprimé toute mention de l'effacement. Quand le sommet de l'Etat montre l'exemple de l'excès de pouvoir, il ne faut pas s'étonner que la situation dégénère

Enfin, la stratégie consistant à se défausser sur les Agences de l'eau n'a aucune consistance. La soi-disant autonomie entre le Ministère et les Agences est une légende qui a été déconstruite par le Conseil d'Etat dans le rapport L'eau et son droit (pp. 86-87) :

"L’article 83 de la loi du 30 décembre 2006 a également encadré l’action des agences de l’eau (…) les agences sont quasiment devenues à cette occasion, malgré leur autonomie financière et la représentation minoritaire de l’État au sein de leur conseil, un outil aux mains de l’État, qui les utilise pour appliquer sa politique de l’eau et pour financer les actions qu’il décide."

Toute personne connaissant le fonctionnement des Agences de l'eau sait que l'essentiel des préconisations et programmations y est conçu par les représentants de l'Etat dans les diverses commissions techniques, presque tous les élus étant dépassés par la complexité réglementaire et technique des questions liées à l'eau, les représentants économiques se contentant pour leur part de défendre leurs intérêts catégoriels. Dans les bassins où il existe une forte implantation de la production industrielle hydro-électrique (par exemple Rhône-Méditerrannée ou Adour-Garonne), l'Etat concède des politiques plus accommodantes (notamment parce qu'il est actionnaire de certaines de ces unités de production à travers EDF!). Lorsque ce n'est pas le cas (par exemple Loire-Bretagne ou Seine-Normandie), il donne libre cours à la positon dogmatique de l'effacement du maximum d'ouvrages, en particulier le déchaînement pour détruire les anciens seuils de moulins ou rendre inaccessible leur équipement écologique et énergétique (voir les lettres ouvertes à François Sauvadet et Joël Pélicot montrant textes à l'appui que les Agences accordent priorité financière à la destruction).

Rétablissons donc la vérité : l'Etat, à travers la Direction de l'eau du Ministère de l'Ecologie, a formellement prescrit la destruction des ouvrages hydrauliques comme la "mesure préférable à prendre". Le même Etat fait pression en faveur de l'effacement à travers les choix inégaux de financement public de certaines Agences de l'eau. Ce faisant, l'administration va très au-delà des prescriptions du législateur dans la loi sur l'eau de 2006 et la loi de Grenelle de 2009, qui excluaient l'effacement. Nous attendons un recadrage formel de cette orientation délétère, préalable à toute concertation, d'autant que le bilan des mesures de restauration morphologique des rivières est médiocre, que les ouvrages hydrauliques ne sont nullement la première cause de dégradation des milieux et que la science des rivières est encore très loin d'être robuste dans ses conclusions sur le sujet. 

Conclusion : la concertation est impossible avec des interlocuteurs qui pratiquent le déni et la manipulation. La question des ouvrages en rivière ayant été pourrie par ces positions doctrinaires, elle ne pourra être correctement gérée que par la dénonciation de ce dogmatisme et par la reconnaissance de l'effacement comme mesure exceptionnelle, limitée au volontariat du maître d'ouvrage hors de toute pression économique, dans les cas où il est scientifiquement démontré que le bilan écologique est positif et justifie une dépense publique. Notons que la perte de crédibilité de l'Etat au sommet n'est pas de nature à permettre des relations pacifiées et positives avec les DDT, Dreal et autres représentants des services déconcentrés. Notons aussi que les négociations autour d'une supposée "charte" des moulins ne sont pas possibles sur la base d'une telle duplicité. Sans une reprise en main ferme du dossier avec remise à plat des problèmes et réévaluation de nos connaissances scientifiques, la politique de continuité produira un nombre croissant de conflits avec les riverains et propriétaires.

A lire en complément 
Idée reçue #01 : "Le propriétaire n'est pas obligé d'effacer son barrage, il est entièrement libre de son choix"
Vade-mecum de l'association pour garantir le respect du droit lors des effacements d'ouvrages en rivière

Une autre politique est possible : face au scandale de la destruction du patrimoine hydraulique français, des centaines d'élus et d'institutions demandent déjà un moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique. En 2016, ils saisiront directement et collectivement la Ministre de l'Ecologie sur cette question. Diffusez ce moratoire, pour que cesse le ballet macabre des pelleteuses et les dérives de l'administration, pour que le bon sens revienne au bord de nos rivières.

Illustration : la continuité écologique en action, destruction du patrimoine historique, du potentiel énergétique, du paysage de vallée. Ca suffit ! (Photo Simon Buckland, rivière Ellé).

11/11/2015

Idée reçue #04: "Les ouvrages hydrauliques nuisent à l'auto-épuration de la rivière"

La rivière serait capable d'épurer elle-même les pollutions humaines, mais les ouvrages hydrauliques (seuils, barrages, digues) l'en empêcheraient. Jamais en peine d'un motif pour justifier l'effacement spectaculaire des ouvrages hydrauliques, et détourner ainsi l'attention des causes réelles mais non ou mal traitées de dégradation des rivières, autorités et gestionnaires de l'eau ont commencé à diffuser cette idée dans les années 2000. Problème : la recherche nous dit exactement le contraire. Nous sommes en présence d'une véritable manipulation puisque 30 ans de travaux scientifiques démontrent que les retenues, réservoirs, étangs et autres zones d'eaux plutôt stagnantes permettent d'éliminer les excès d'azote et de phosphore, donc de diminuer le risque d'asphyxie des littoraux et estuaires. L'action publique démontre à nouveau son manque de crédibilité et d'impartialité en se rabaissant au niveau argumentaire de vulgaires lobbies propagandistes. Pire encore, elle contrevient à l'obligation stricte faite par la DCE 2000 de ne pas aggraver l'état chimique des rivières : la politique actuelle de suppression des obstacles à l'écoulement aura pour effet de détériorer le bilan des nutriments. Il est urgent de dénoncer ces impostures, à l'heure où la France est déjà très en retard sur le dossier des pollutions chimiques de l'eau et condamnée pour la mauvaise application de la Directive nitrates de 1991.

Dans certains documents de vulgarisation de l'Onema, des Agences de l'eau et en conséquence des syndicats de rivière ré-exploitant ces informations, il est apparu à la fin des années 2000 l'idée que les seuils et barrages nuisent à l'auto-épuration chimique des rivières (voir des exemples chez Onema 2010, Onema et Agence de l'eau Loire-Bretagne 2012, Onema et FNE 2014, et même dans les textes officiels du Ministère de l'Ecologie comme la Circulaire du 18 janvier 2013 sur la continuité écologique).

Par auto-épuration, il faut entendre la capacité d'une rivière ou de toute masse d'eau naturelle à éliminer des substances considérées comme polluantes. Il s'agit en premier des intrants agricoles, notamment les engrais dérivés de l'azote et du phosphore qui apportent un excès de nutriments à l'eau. Mais aussi de l'ensemble des substances chimiques liées aux activités humaines : pesticides, médicaments, métaux lourds, milliers de composés chimiques synthétiques présents dans nos objets de consommation, nos résidus de combustion ou autres sources.

Notons tout d'abord que, même sans examen scientifique de la question, la posture argumentaire visant à incriminer les seuils et barrages sur ce dossier de l'auto-épuration est intenable au plan du bon sens. En effet :
  • les pollutions chimiques de la rivière proviennent de l'émission des substances polluantes liées aux activités humaines (industrie, agriculture, usages sanitaires et domestiques). Les propriétaires d'ouvrages hydrauliques sont les victimes et non les causes de cette pollution des eaux qui arrivent dans leurs retenues, biefs ou étangs, des victimes immédiates puisque c'est leur cadre de vie qui est impacté ;
  • quand il y a une pollution aigüe de rivière (hydrocarbure, fuite toxique), l'une des premières mesures préventives est d'ériger un barrage mobile pour contenir au maximum la diffusion des substances nuisibles ;
  • les substances à longue durée de vie (métaux lourds, composés à forte inertie chimique comme les PCB) ne disparaissent pas d'un coup de baguette magique, elles circulent en suspension, s'accumulent dans les zones de dépôt naturel des rivières (fosses, mouilles, plaines alluviales), s'échangent avec les nappes ou encore arrivent dans les estuaires et zones littorales.
Prétendre que la suppression d'un ouvrage supprimera les causes ou les effets des pollutions chimiques n'a donc guère de sens. Cela revient à promouvoir la libre-circulation des polluants!

On entretient volontairement ou involontairement la confusion entre l'eutrophisation locale d'une retenue (le fait qu'elle accumule des sédiments organiques donc des nutriments, étant une zone de dépôt) et l'eutrophisation artificielle massive des cours d'eau due à nos rejets. Concernant les cycles de l'azote, du phosphore et du silicium, de nombreux travaux ont montré le rôle positif des eaux stagnantes : lacs, retenues, réservoirs, bras morts, mares, étangs. La France a mené des programmes pilotes sur cette question dans le cadre de la démarche multidisciplinaire Piren-CNRS, dès les années 1980, aussi est-il très étrange que ces travaux soient inconnus des gestionnaires de l'eau... 

La rétention d’azote (nitrates) dans les retenues, réservoirs et plans d'eau est particulièrement notable, et elle peut s’expliquer par trois processus différents : l’assimilation par la végétation, la sédimentation ou la dénitrification. Nous citons ci-dessous une synthèse utile de la littérature extraite de la thèse doctorale de Paul Passy (Passy 2012, illustration : la cascade des nutriments, cliquer pour agrandir).


"Dans les années 1980, de nombreuses études ont été réalisées sur des lacs scandinaves (Henriksen et Wright 1977; Wright 1983) ou nord-américains (Hill 1979; Dillon et Molot 1990) montrant que les rétentions d’azote au sein de ces milieux pouvaient atteindre plus de 90 % de la charge entrante. Plus tard, des suivis réalisés sur les barrages réservoirs de la Seine (Sanchez and Garnier, 1997; Garnier et Billen, 1994; Garnier et al 1999), des réservoirs d’eau en Pologne (Tomaszek et Czerwieniec 2000; Koszelnik et al 2007; Gruca-Rokosz et Tomaszek 2007) ou aux États-Unis (David et al 2006) ont mis en évidence une rétention d’azote atteignant 40 %. Enfin des études orientées vers l’ingénierie écologique dans le bassin du Mississippi ont mesuré un abattement de l’azote allant de 20 à 43 % (Mitsch et al 2005; vanOostrom 1995). (…)

"La plupart des études menées sur le devenir de l’azote dans les plans d’eau mettent en évidence le rôle prédominant de la dénitrification. Que ce soit dans des systèmes lacustres, de zones humides naturelles ou artificielles, ou de réservoirs, la dénitrification est responsable de 40 à plus de 80 % de l’élimination de l’azote (Brinson et al 1984; Seitzinger 1988; Hernandez et Mitsch 2007), soit un rôle 2 à 4 fois plus important que l’assimilation par la végétation ou que la sédimentation (Yan et al 1997; Kreiling et al 2011).

"L’azote sous forme de nitrate n’est pas le seul élément éliminé dans les secteurs stagnants du réseau hydrographique. La forme ammonium (NH4+) ainsi que le phosphore (Braskerud 2002) peuvent également y être retenus. Certaines agglomérations mettent d’ailleurs à profit cette propriété en construisant des plans d’eau pour traiter leurs eaux usées (Vymazal 2011; Dalu et Ndamba 2003). Enfin, le silicium subit également une certaine rétention au sein de ces secteurs stagnants (Koszelnik et Tomaszek 2008) par suite de la croissance et de la sédimentation des diatomées."

Depuis la parution de cette thèse, des travaux récents ont confirmé ces données déjà robustes de la recherche : voir par exemple Tiessen et al 2011 sur l'efficacité des petits barrages dans le stockage azote et phosphore au Canada ; Grantz et al 2014 sur la dynamique d'accumulation azote et phosphore dans les réservoirs déjà eutrophes ; Gasparini et al 2014 sur le bilan positif de rétention des nutriments sur des réservoirs des Grandes Plaines ; Liu et al 2015 sur l'effet (positif mais ici modeste et dépendant du remplissage) de 26 petits barrages canadiens ; Némery et al 2015 sur la rétention des charges carbone, azote et phosphore (resp. 31, 46 and 30 %) dans le cas d'un barrage tropical de zone urbanisée.

Cette rapide revue de la littérature scientifique est donc assez claire : les eaux plutôt stagnantes des réservoirs, des retenues et des étangs créés par les ouvrages hydrauliques jouent un rôle positif dans l'épuration de l'azote et du phosphore, donc dans la correction de notre perturbation du cycle des nutriments par les usages agricoles et domestiques. Dans une étude récente de ce phénomène, trois chercheurs nord-américains ont insisté sur l'usage bénéfique de la petite hydraulique dans la gestion du problème des nutriments : "Nous soulignons que nous ne nous faisons pas les avocats de la construction des grands barrages comme moyen d'améliorer la qualité de l'eau. Mais les petits barrages et réservoirs, en revanche, existent souvent dans des zones où les paysages naturels ont disparu au profit de l'agriculture, et ils peuvent éventuellement être gérés de manière adaptée pour retenir les nutriments et assurer d'autres services aux écosystèmes". (Powers et al 2015). Cet argument des chercheurs répond très exactement à la problématique française, puisque l'on trouve près de 80.000 obstacles à l'écoulement bien répartis sur les territoires, en particulier dans des zones souffrant de surcharge en nutriments.

Rétablissons donc quelques vérités : les ouvrages hydrauliques sont victimes et non responsables des pollutions chimiques de la rivière formant l'une des causes majeures de dégradation des milieux aquatiques depuis le milieu du XXe siècle. L'excès de nutriments (azote, phosphore) est considéré comme un problème majeur pour la qualité des masses d'eau, en particulier pour les zones estuariennes et littorales souffrant d'un apport massif depuis les systèmes fluviaux. Les ouvrages hydrauliques jouent un rôle positif dans l'élimination de ces nutriments tout au long du réseau hydrographique. Plus généralement, ils fixent des polluants qui, sans eux, se diffuseraient dans le milieu et jusque dans les océans. C'est un apport manifeste des seuils et barrages en terme de services rendus aux écosystèmes, et cette dimension doit être prise en compte dans toute programmation relative à ces ouvrages (même sans usage).

On peut conclure sur quatre points :
  • il est grave pour la crédibilité et l'impartialité de l'action publique que des organismes comme l'Onema ou les Agences de l'eau, voire la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, propagent des idées fausses dans leur communication à destination des décideurs et de l'opinion, et s'associent parfois à des lobbies dans cette manipulation. Nous attendons un correctif clair sur la question de l'auto-épuration, dont nous observons qu'elle est reprise sans esprit critique par nombre d'opérateurs en rivière au plan local ;
  • la politique d'effacement des ouvrages ne peut qu'avoir des conséquences négatives sur le bilan chimique de l'eau, en particulier dans les régions où il existe une pression agricole / urbaine forte. La Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) interdit à un Etat-membre de prendre des mesures qui aggravent l'état écologique ou chimique d'une masse d'eau. En conséquence, aucune opération d'effacement ne devrait être programmée si elle ne garantit pas au préalable par une étude d'impact et une modélisation la non-aggravation du bilan physico-chimique de l'eau sur les mesures obligatoires de la DCE 2000 ;
  • au lieu de désigner les barrages, moulins et étangs comme des ennemis de l'environnement, ce qu'ils ne sont pas, l'action publique devrait réfléchir à des partenariats visant à profiter de l'opportunité des retenues comme zone d'accumulation sédimentaire, avec notamment une politique d'extraction et gestion des sédiments pollués permettant réellement d'épurer les rivières de certaines substances à longue durée de vie ;
  • depuis les Directives nitrates et eaux résiduaires de 1991 jusqu'à la Directive pesticides de 2009 en passant par la DCE 2000, on attend de la France qu'elle soit capable de progrès rapides sur le dossier des pollutions chimiques de l'eau. Ce n'est pas le cas. Les besoins économiques pour améliorer les assainissements, changer les pratiques agricoles, protéger les captages ou encore trouver des substituts aux polluants sont immenses. Dans ce contexte, gâcher le moindre centime d'argent public à détruire le patrimoine hydraulique est absurde. Quand ce gâchis atteint des centaines de millions d'euros pour des effets négatifs sur le bilan chimique, il n'est plus tolérable. 
Illustration : extraite de Passy P (2012), Passé, présent et devenir de la cascade de nutriments dans les bassins de la Seine, de la Somme et de l’Escaut, thèse.

A lire en complément : 
Notre section auto-épuration ; notre section pollution
Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques" 
Vade-mecum de l'association face à un projet d'effacement d'ouvrage hydraulique 

24/10/2015

Idée reçue #03: "Jadis, les moulins en activité respectaient la rivière, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas"

On observe une dégradation massive des indicateurs de qualité chimique et biologique de bon nombre de rivières à partir des années 1950-1960, dans toutes les sociétés industrialisées. Or, à cette époque, les moulins étaient déjà en place de très longue date. Comme il est difficile de les incriminer, certains affirment que c'est l'abandon des usages de ces moulins qui serait à l'origine de la dégradation de l'eau. Cette idée sortie de nulle part ne correspond pas aux témoignages dont on dispose ni aux observations que l'on peut faire sur la conception et le fonctionnement des ouvrages anciens. En fait, les moulins en activité avaient probablement davantage d'impact sur l'environnement local que les moulins au chômage ; mais dans un cas comme dans l'autre, hier comme aujourd'hui, cet impact est tout à fait mineur et n'altère pas de manière significative la qualité de l'eau.

L'image de moulins anciens qui seraient vertueux en comparaison des moulins actuels est parfois reprise dans les publications FNE (France nature environnement) ou FNPF (Fédération nationale de la pêche) ; elle est même formulée par la Direction de l'eau au hasard d'un paragraphe dans la bavarde Circulaire d'application du classement des rivières (18 janvier 2013, NOR: DEVL1240962C), ce qui n'est pas très étonnant quand on connaît la porosité de certains rédacteurs de ces textes officiels à divers lobbies. En substance, on affirme qu'avant :
  • les moulins avaient des roues (et non des turbines), 
  • ils ne travaillaient pas toute l'année (contrairement à une centrale hydro-électrique), 
  • ils faisaient des chasses régulières de curage des retenues, 
  • ils étaient entretenus tous les jours,
  • donc leur impact était faible, à tout le moins plus faible qu'aujourd'hui où plus des quatre-cinquièmes des moulins ont perdu leur fonction de production.
Notons d'abord que si cette idée devait être prise au sérieux, elle serait réversible et ceux qui la portent devraient plutôt inciter les 60.000 à 100.000 moulins de France (chiffre exact encore inconnu) à s'équiper pour produire à nouveau de l'énergie. En général, ce n'est pas la conclusion tirée par ceux qui tentent d'opposer les moulins de jadis à ceux d'aujourd'hui, puisque leur principal programme idéologique consiste à effacer le maximum d'ouvrages en rivière et à diaboliser l'énergie hydro-électrique. Notons aussi que toute civilisation sédentaire est une civilisation hydraulique appelée à créer un petit cycle de l'eau artificiel (en plus du grand cycle de l'eau naturel), comme l'ont montré les remarquables travaux de Pierre-Louis Viollet (Viollet 2005, 2006). Donc l'homme a toujours des impacts sur l'eau en raison de la satisfaction de ses besoins économiques et sociaux.

Mais en fait, cette opposition artificielle des moulins anciens et des moulins actuels a toutes chances d'être fausse. Car elle méconnaît la réalité historique des moulins. Voici en vrac quelques réflexions et observations :
  • beaucoup de moulins avaient déjà abandonné la roue pour la turbine (de type Fourneyron, Fontaine, Jonval, Koechlin, Francis, etc.) entre 1840 et 1918, car les turbines étaient plus productives, sans qu'il soit fait état d'une mortalité piscicole massive au changement d'équipement;
  • la conscience de l'environnement est un phénomène récent, rien n'indique que les moulins de l'âge médiéval ou classique avaient des connaissances précises dans le domaine sédimentaire ou piscicole (au mieux trouve-t-on des règles pour les espèces d'intérêt alimentaire comme les saumons sur certains bassins, dans un but halieutique plus qu'écologique ; la pollution urbaine est en revanche vécue comme un problème très tôt, mais certains moulins n'en sont qu'un élément);
  • les moulins n'étaient pas seulement des producteurs de farine (meunerie, minoterie), c'étaient avant tout des usines hydrauliques capables d'utiliser la force de l'eau transformée en force mécanique pour tous les besoins ; certains usages avaient des impacts par leurs rejets locaux d'impuretés ou déchets comme les forges, les tanneries, les foulons, les papeteries, les scieries, les poudreries, etc.; 
  • le moulin avait besoin de l'eau a des moments précis en fonction de ses besoins de production, il travaillait en éclusée si c'était nécessaire (alternance de remplissage et vidange de la retenue) avec les variations de débit et sédiments fins que cela peut impliquer;
  • les seuils anciens que l'on peut observer sur nos rivières ont rarement des vannes de chasse (de la retenue) bien dimensionnées. Soit il n'y en a pas du tout, soit ces organes mobiles ont une section modeste (et ne permettent certainement pas de "curer" toute la retenue). C'était les biefs qui étaient souvent curés, pas forcément les retenues elles-mêmes (en dehors du curage naturel des crues sur ces ouvrages de petite dimension); 
  • les débits réservés n'existaient pas ou étaient réglementairement moins importants hier (1/40e) qu'ils ne le sont aujourd'hui;
  • les eaux stagnantes sont plus efficaces dans l'épuration de l'azote et du phosphore que les eaux courantes, de sorte que la non-activation de vanne ne fait pas perdre son rôle épurateur à la retenue, au contraire;
  • avec ou sans usage, un seuil de dimension modeste est rapidement transparent au plan de la charge sédimentaire (le volume de la retenue est négligeable par rapport au transport solide intégré dans la durée ; le comblement tend à rétablir une ligne d'énergie homogène ; les crues à divers temps de retour assurent les chasses des sédiments de diverses granulométries); 
  • on estime qu'il y a environ 2000 petites centrales hydro-électriques en France aujourd'hui (toutes ne sont pas des moulins), un nombre inconnu d'ouvrages en autoconsommation ou à usage hydromécanique (probablement du même ordre), alors qu'il y a entre 60.000 et 100.000 moulins en France. La tendance de long terme depuis le XXe siècle est donc la baisse d'impact des moulins. Par exemple dans la Statistique des forces motrices de 1931, il y avait encore 29.500 usines hydrauliques de moins de 150 kVA ou non-électriques en activité.
L'ensemble de ces observations converge et permet sérieusement de douter que les moulins anciens étaient des modèles de vertu écologique par rapport aux moulins actuels. En vérité, hier comme aujourd'hui, l'impact sédimentaire et piscicole des moulins a toujours été très faible et très local. Il est sans commune mesure avec les autres impacts des sociétés développées : ce ne sont pas les moulins qui dégradent les rivières et les ont dégradées de plus en plus massivement depuis un siècle, mais avant tout les rejets domestiques / industriels des sociétés de consommation de masse et les pratiques productivistes de l'agriculture moderne (intrants, pesticides, modification massive des sols, des berges et des écoulements sur le bassin). Ceux qui utilisent des images d'Epinal pour enjoliver les anciens usages des moulins le font avec une arrière-pensée très précise : pousser à la destruction de tout ouvrage hydraulique qui n'aurait pas un usage actuel. C'est une erreur historique pour justifier une idiotie contemporaine.

Voici donc une idée plus exacte de la réalité : les moulins à eau, apparus à l'époque romaine et ayant connu un grand développement médiéval, étaient avant tout des usines hydrauliques servant à tous les usages productifs de leurs sociétés. Certains pouvaient avoir des impacts locaux sur la qualité de l'eau, leurs pratiques n'étant pas pensées spécifiquement pour respecter l'environnement. Ces impacts restaient très modestes : malgré l'expansion quasi-continue des moulins pendant deux millénaires, on n'observe pas d'altération biologique ou chimique majeure dans les rivières avant l'émergence d'une plus grande hydraulique dans la seconde moitié du XIXe siècle, et surtout au XXe siècle. Mais même dans cette période contemporaine, les ouvrages hydrauliques ne sont qu'une cause mineure de variation de la qualité des rivières au regard des autres impacts connus. Les désigner comme des facteurs de premier plan de dégradation de l'eau est inexact et relève d'une manipulation de l'opinion.

Nota : notre association milite pour que le maximum de moulins retrouvent un usage énergétique et participent à la transition vers une économie bas-carbone. Mais nous n'en faisons évidemment pas une condition sine qua non de préservation ni de légitimation du patrimoine hydraulique. Par ailleurs, nous travaillons comme des centaines d'autres associations en France à diffuser des bonnes pratiques et une culture hydraulique minimale chez les propriétaires de moulins, afin d'assurer une gestion responsable quel que soit l'usage ou le non-usage d'un site.

Références citées : Viollet PL (2005), L'hydraulique dans les civilisations anciennes, Presses des Ponts et Chaussées ; Viollet PL (2006), Histoire de l'énergie hydraulique, Presses des Ponts et Chaussées.

A lire en complément :
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18/10/2015

Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"

Au coeur des politiques de continuité écologique, on trouve l'idée que les seuils des moulins et les barrages ont un impact de premier plan sur la qualité écologique et chimique des rivières. Seule cette conviction – notoirement portée par certains lobbies ayant l'oreille de la Direction de l'eau du Ministère de l'Ecologie, comme FNE et FNPF – permet de justifier un classement massif de rivière à fin de continuité écologique et un effacement non moins massif d'ouvrages pour restaurer des habitats que l'on suppose "dégradés". Mais la science est meilleure conseillère que les lobbies. Et ses travaux récents ne confortent absolument pas l'idée d'une influence majeure des ouvrages hydrauliques (particulièrement les moulins) sur la qualité de l'eau et sur la biodiversité. Brève synthèse pour remettre les idées à l'endroit et combattre les manipulations. 


Avant toute chose, rejetons une idée fausse : les seuils de moulin n'auraient aucune influence sur la rivière et son peuplement. C'est évidemment inexact. N'importe quel obstacle (y compris naturel comme une cascade, un embâcle barrant une petite rivière ou encore un barrage de castor) a des effets sur la morphologie et la biologie du cours d'eau. A fortiori des constructions humaines pérennes. Sur une rivière fragmentée, on s'attend à des phénomènes comme une réduction de diversité génétique de certaines populations, un moindre accès vers l'amont de grands migrateurs remontant depuis la mer, un changement dans la fréquence relative d'espèces au sein des assemblages biotiques (poissons, invertébrés, macrophytes, unicellulaires, etc.),  une modification de la ligne d'énergie donc du processus érosion-sédimentation, une apparition de faciès calmes ou stagnants (lentiques) par rapport à des écoulements vifs (lotiques), un changement de substrat sur le linéaire directement modifié (remous des ouvrages), un réchauffement estival au moins superficiel de l'eau de retenue, etc. Il existe de nombreux articles et monographies à ce sujet dans la littérature scientifique (cf une synthèse partielle chez Souchon et Malavoi 2012).

En première réserve, il faut d'abord noter que cette littérature française ou internationale concerne au premier chef l'examen de la grande hydraulique c'est-à-dire des ouvrages de génie civil dépassant les 10 m ou 20 m de hauteur. Or, ces conditions d'observation n'ont rien à voir avec l'essentiel du patrimoine hydraulique français, formé de petits ouvrages. Sur la version documentée en hauteur du Référentiel des obstacles à l'écoulement de l'Onema (échantillon de plus de 14.000 ouvrages), il apparaît que 83,36% des seuils ont moins de 2 m de hauteur, 51,48% moins de 1 m. C'est donc une dominante de très petite hydraulique, différentes des grands barrages construits pour l'essentiel au XXe siècle. Une équipe de chercheurs américains a souligné la nécessité de cette distinction dans la politique de gestion écologique et a comparé l'impact de la petite et ancienne hydraulique à celui des barrages de castors (Hart et al 2002).

En seconde réserve, et de loin la plus importante, l'existence d'un impact quelconque est un résultat trivial car attendu (l'homme change en permanence les milieux depuis le début de son évolution et au long de son expansion sur Terre, particulièrement depuis la Révolution industrielle cf Steffen et al 2015), et un résultat neutre sur le point essentiel : savoir si les effets des seuils et barrages sont importants ou modestes pour la qualité de l'eau et des milieux qu'elle abrite. 

Les grands facteurs tendant à détériorer la qualité de l’eau et des milieux aquatiques sont assez bien identifiés dans la littérature scientifique internationale (par exemple des revues de synthèse chez Dudgeon et al 2006, Stendera et al 2012). Ces facteurs agissent sur le temps long (plusieurs décennies voire davantage) et certains interagissent. On peut citer:
  • le changement climatique (hausse des tempértaures moyennes, fréquence accrue des événements extrêmes) ;
  • la hausse des prélèvements quantitatifs de la ressource en eau ;
  • la pêche (dont surpêche, pêche illégale, braconnage) ;
  • les espèces invasives / indésirables (dont les pathogènes et parasites affectant les espèces patrimoniales) ;
  • les pollutions (dont l’eutrophisation par excès de matières azotées / phosphorées, les molécules issues de la chimie de synthèse comme les biocides, les résidus médicamenteux, les polymères non dégradables, etc.) ;
  • la dégradation des habitats (dont l’hydrogéomorphologie, incluant la fragmentation des continuités longitudinales et latérales).
On voit que la question des seuils et barrages est très loin de concentrer toute l'attention de la recherche en rivière. Quelle est l'importance de chacun de ces impacts que nous venons d'énumérer? Aucun modèle scientifique n'est actuellement capable de les prendre tous en compte pour produire une estimation du poids relatif de chacun d'eux dans la variation de biodiversité (plus généralement l'évolution des peuplements biologiques de la rivière). D'une part, les données quantitatives de long terme manquent (sur les peuplements comme sur les impacts) ; d'autre part, les milieux aquatiques couplés à leurs influences physiques, biologiques, chimiques sont des systèmes complexes et non-linéaires qui défient encore la modélisation. La science des rivières est jeune et en construction : vouloir lui faire produire des conclusions définitives ou des orientations robustes est une erreur. Combien de fois le gestionnaire a-t-il prétendu développer une politique éclairée pour reconnaître ensuite, et trop tard, qu'elle était précipitée?

Il existe toutefois des travaux scientifiques permettant d'estimer certains impacts des seuils ou barrages sur des variables biologiques, et de comparer ces impacts à ceux d'autres pressions humaines. En particulier, l'obligation de mesure de qualité chimique, physique, morphologique et biologique des eaux superficielles, imposée par la Directive cadre européenne 2000, commence à produire des données à grande échelle, exploitables par des modèles descriptifs et prédictifs.

En France, dans le bassin de Loire, une analyse de 17.000 km de linéaire, divisés en 4930 segments homogènes avec plus de 5500 obstacles à l'écoulement présents sur le linéaire étudié, ne révèle qu'un impact modeste de la densité de barrage sur la qualité écologique, plus marqué sur l'amont que sur l'aval. Le score global de qualité piscicole (IPR) ou invertébrés (I2M2) ne montre aucune corrélation significative avec la densité locale de barrages, la corrélation n'apparaissant qu'avec l'échelle supérieure (sur le bassin versant). La variance globale des scores n'est que minoritairement associée à la densité des barrages : 25% pour les macro-invertébrés, mais 12% seulement pour les poissons. Au sein des indices, les métriques de la biodiversité (NTE et DTI pour l'IPR, indice de Shannon et richesse taxonomique pour l'I2M2) ne répondent pas à la présence des barrages par des variations significatives (Van Looy et al 2014).

Une deuxième étude récente a collecté sur 1100 sites répartis dans les 22 hydro-éco-régions françaises des mesures de qualité biologique : macro-invertébrés (I2M2), diatomées (IBD) et poissons (IPR+). La densité de barrage n'est qu'en 13e position des facteurs explicatifs de la variance des indicateurs piscicoles, et aucune corrélation n'est trouvée avec les diatomées. La réponse des invertébrés est plus forte (l'I2M2, qui a remplacé l'IBGN, répond plus fortement à la morphologie). En terme d'intensité de la réponse, les variables physicochimiques (nitrate, phosphate) ont les plus hauts coefficients, suivi par les variables d'usages des sols et, en dernier ressort seulement, les variables hydromorphologiques (Villeneuve et al 2015).

Ces deux études convergent pour montrer que l'effet des seuils et barrages sur les indicateurs biologiques de qualité de l'eau comme sur la biodiversité est faible, en particulier s'il est comparé à d'autres pressions. Ces recherches sont loin d'être isolées. Un précédent travail en France sur 301 sites avait montré que la qualité biologique des rivières avait comme premier prédicteur à échelle du bassin versant les usages des sols (agriculture, forêt) et non pas la morphologie, dont les seuils ne sont qu'un élément. Les seuils influencent en revanche les métriques de qualité à échelle du tronçon, mais l'ensemble des impacts humains confondus n'explique au total qu'un tiers de la variation des peuplements biologiques, ce qui suggère une forte variabilité naturelle de fond, à prendre en compte avant toute action sur une rivière (Marzin et al 2013, voir aussi Marzin et al 2012).

Ces travaux français sont rejoints dans leurs conclusions par d'autres études scientifiques européennes ou internationales. Un travail sur 2302 sites de mesure en Allemagne et en Autriche a permis l'analyse des populations de poissons (n=713), de macro-invertébrés (n=1753) et de diatomées (n=808) en fonction de quatre impacts : hydromorphologie, qualité physico-chimique, occupation des sols en rive, usage des sols sur le bassin versant. Il en ressort que l'excès de nutriment et l'occupation des sols sur le bassin versant sont les deux facteurs de stress discriminant pour tous les groupes d'organisme, dépassant les effets du stress hydromorphologique à l'échelle des sites – l'hydromorphologie recouvrant de nombreuses pressions autres que les seuils et barrages (Dahm et al 2013). En Allemagne toujours, un modèle pour mieux comprendre la distribution des poissons en rivières, en fonction des habitats disponibles, des capacités de dispersion des espèces et des barrières à la migration a été développé et testé sur une rivière : pour 17 espèces de poissons, il ne trouve aucune influence des obstacles à l'écoulement (Radinger et Wolter 2015). Au Portugal, l'analyse des distributions de 7 espèces de poissons sur 196 sites de 3 bassins ne parvient pas à trouver une influence significative des obstacles à l'écoulement sur les peuplements piscicoles (Branco et al 2012). Au Canada, un travail montre que l'influence de la connectivité (seuils et barrages) sur les assemblages piscicoles existe localement mais qu'elle diminue et devient peu significative quand on analyse l'ensemble du bassin versant (Mahlum et al 2014). Aux Etats-Unis, une étude menée sur 1227 tronçons de rivière comportant 5215 barrages conclut que la variance expliquée des populations piscicoles est de 16% pour l'intégrité biotique et 19% pour les préférences d'habitat. Ce résultat est plutôt à considérer comme un maximum car les auteurs ont choisi d'exclure les tronçons ayant des impacts anthropiques fort en urbanisation et agriculture, ce qui augmente le poids relatif des ouvrages sur les assemblages piscicoles (Wang et al 2011)

Un autre moyen d'analyser l'influence des obstacles à l'écoulement est de considérer l'histoire des peuplements piscicoles. C'est en particulier utile pour comprendre l'impact des petits ouvrages de moulins, qui étaient pour la plupart déjà présents au XVIIIe siècle. Les données historiques relatives à l'anguille dans la zone ibérique montre que les seuils et barrages anciens, présents de l'époque romaine jusqu'au XIXe siècle, n'ont pas empêché la colonisation de tous les bassins de la Péninsule, et que l'intervention sur un faible nombre de barrages permet de restaurer 40 à 80% du territoire historique (Clavero et Hermoso 2015). En France, des travaux déjà classiques sur l'histoire du saumon en tête de bassin Loire ou Seine parviennent à des résultats similaires : le saumon n'a régressé qu'à partir du milieu du XIXe siècle avec l'apparition d'ouvrages de navigation sur les fleuves ou de barrages de plus hautes dimensions sur les rivières, alors qu'il circulait jusqu'en tête de bassin à l'âge des moulins (Bachelier 1963, Bachelier 1964, Beslagic 2013, Roule 1920). Certains de ces travaux montrent aussi que les peuplements de poissons changent par l'introduction d'espèces exotiques davantage que par des extinctions.

Remettons donc les idées à l'endroit : les travaux les plus récents de la recherche montrent que les seuils et barrages (plus largement la morphologie) sont très loin d'être les premiers facteurs de dégradation des indicateurs biologiques de qualité des rivières. Leur influence sur ces indicateurs, comme sur la biodiversité, est faible voire nulle selon les hydrosystèmes étudiés. Des travaux préliminaires suggèrent en particulier que la petite hydraulique des moulins (qui représente plus de 80% des obstacles à l'écoulement en rivière) représente un impact très faible à l'époque historique et contemporaine. Cela ne signifie pas que les seuils et barrages n'ont aucun effet sur la biologie ni la morphologie : simplement que cet effet n'a nullement la gravité que d'aucuns lui accordent dans le débat public et dans les choix de gestion. A effets modestes doivent répondre des aménagements modestes, certainement pas des effacements d'ouvrages à grande échelle ni des dépenses d'équipement exorbitantes par rapport à leur résultat.


Quelles conclusions peut-on tirer ?
  • La recherche scientifique est un processus ouvert de consolidation progressive de nos connaissances et, dans le domaine des rivières (hydro-écologie, hydromorphologie, histoire de l'environnement, écologie évolutive et moléculaire, etc.), elle est encore en pleine phase de construction. Les débats y sont nombreux, comme les incertitudes. Une communication correcte de la science vers le grand public et vers le décideur exige d'en faire mention au lieu de mettre en avant des croyances et des pseudo-certitudes . 
  • La continuité longitudinale est un angle légitime d'analyse, gestion et parfois amélioration du fonctionnement d'une rivière, ou de restauration d'axes migrateurs. Mais la politique française de continuité visant à classer massivement des rivières et tous leurs ouvrages est disproportionnée aux enjeux écologiques au regard de nos connaissances actuelles. Elle est de surcroît erronée au plan de la méthode, car tous les travaux scientifiques insistent sur la nécessité d'agir sur la rivière après avoir pris la mesure exacte de l'ensemble des pressions sur le bassin versant, faute de quoi les choix de restauration auront des effets faibles à nuls (voire négatifs, nous y reviendrons dans une autre idée reçue).
  • La politique de restauration des grands axes migrateurs doit distinguer la petite de la grande hydraulique, déployer d'abord une analyse à grande échelle de l'histoire des peuplements piscicoles et cibler les interventions avec une analyse coût-avantage. L'histoire de l'environnement est aussi indispensable pour comprendre la variabilité naturelle des peuplements de rivière, qui est semble-t-il bien plus forte que ne laissaient penser des anciennes biotypologies développées au XXe siècle.
  • Le choix radical de l'effacement du plus grand nombre d'ouvrages, privilégié par les gestionnaires, n'a ni légitimité démocratique ni base scientifique : il doit être combattu avec la plus grande vigueur en raison de la dépense indue d'argent public mais aussi de ses nombreux effets négatifs sur les autres dimensions de la rivière et de son patrimoine hydraulique (histoire, culture, énergie, irrigation, pisciculture, activité récréative, etc.).
  • La recherche publique et l'acquisition de données sur les rivières doivent faire l'objet d'un effort national conséquent (ce que permet notamment le budget des Agences de l'eau, dont une part est dépensée dans des actions sans intérêt) car elles sont à la base de toute politique éclairée de l'eau et de la biodiversité. De nombreux facteurs – y compris de premier ordre comme le changement climatique – sont encore trop mal connus, alors qu'il est indispensable de faire les bons choix à l'échelle du siècle. 
Pour aller plus loin : les travaux de recherche cités dans cette page sont pour la plupart recensés en détail dans notre rubrique science.

Précision méthodologique : nous ne citons ici que des articles scientifiques parus dans la littérature "revue par les pairs". Les débats sur l'eau produisent en abondance ce que l'on appelle la "littérature grise", c'est-à-dire des rapports d'agences, de bureaux d'études, de techniciens, d'associations, etc. Ces travaux sont souvent informatifs, mais ils ne sont pas à proprement parler scientifiques. Par ailleurs, ces travaux sont parfois commandés et financés par le gestionnaire, ou rédigés par une partie prenante de l'objet d'étude, ce qui implique un biais. Par construction, la publication scientifique est conçue pour minimiser de tels travers et c'est à elle qu'il faut se référer en priorité.

Illustration : seuil sur le Serein, à Toutry, datant du Moyen Âge ; barrage d'alimentation du canal de Bourgogne sur la Brenne, à Grosbois-en-Montagne, datant du XIXe siècle. 

17/10/2015

Idée reçue #01 : "Le propriétaire n'est pas obligé d'effacer son barrage, il est entièrement libre de son choix"

Nous inaugurons une nouvelle rubrique dédiée aux idées reçues sur les moulins et usines à eau, ainsi que sur les politiques publiques de l'eau. La première idée reçue (entendue encore à titre d'exemple cette semaine à la dernière réunion syndicale du SICEC) consiste à laisser croire que rien n'est fait en France pour imposer l'effacement des ouvrages hydrauliques et que les propriétaires sont parfaitement libres de choisir d'autres solutions. Au mieux, c'est une ignorance du terrain ; au pire, une hypocrisie et une tromperie.  Voici comment les choses se passent réellement au bord des rivières.

En réunion publique ou dans les médias, on lit parfois de la part des syndicats de rivière ou des représentants de l'Etat que "les propriétaires ne sont nullement contraints d'effacer leur ouvrage en rivière". Cette phrase est formellement exacte, et à dire vrai la loi n'a même jamais prévu l'effacement (ni la LEMA 2006 ni la loi de Grenelle 2009, ni la DCE 2000 ni sa transposition par la loi de 2004), de sorte que le caractère légal des nombreuses destructions d'ouvrage en cours sur nos rivières reste un point à éclaircir devant le juge.

Mais en réalité, toutes les associations travaillant la question savent ce qui se passe sur le terrain. Les syndicats de rivière et les administrations le savent aussi, de sorte que leur affirmation est parfaitement hypocrite – et cette hypocrisie creuse un peu plus le fossé avec les propriétaires et riverains, la concertation étant évidemment impossible avec des personnes qui nient la réalité et trompent le public.



Que se passe-t-il donc en rivière classée au titre de l'article L 214-17 C env, c'est-à-dire classée pour la continuité écologique ?

Si vous acceptez d'effacer (araser ou déraser) votre ouvrage hydraulique :
  • la DDT et l'Onema font le service minimum en dossier d'instruction, ce qui a pour effet d'accélérer le chantier – au risque de le bâcler – et de minimiser les coûts (par exemple ils n'exigent pas systématiquement d'inventaire complet de biodiversité du système hydraulique avant intervention, d'analyse chimique complète des sédiments, d'enquête patrimoniale auprès des services culturels STAP / DRAC, de modélisation avant/après de crues et étiages, etc. ) ;
  • pour féliciter le "bon élève" de la destruction du patrimoine hydraulique, le syndicat propose fréquemment avec accord de l'administration des aménagements complémentaires à l'effacement (restauration paysagère des berges, pose grâcieuse de clôtures, etc.)
  • l'Agence de l'eau propose un financement à 80% et, par des montages avec d'autres sources de financements publics, vous parvenez généralement à 95%, 98% voire 100% des frais couverts.
En clair : vous effacez, vous êtes aidé au plan réglementaire et financier.

Si vous refusez d'effacer et demandez le respect de la consistance légale de votre ouvrage (ce qui est la loi!), les choses se passent beaucoup plus mal :
  • la DDT et l'Onema exigent que vous leur fassiez des propositions à vos frais (coût d'un bureau d'étude entre 5 et 50 k€ selon la complexité du site ; si vous demandez une subvention Agence de l'eau pour l'étude, l'Agence impose son cahier des charges orienté vers l'effacement ou vers des solutions "ambitieuses" c'est-à-dire coûteuses. Autant dire qu'accepter la subvention Agence pour l'étude consiste à s'imposer à l'avance des frais futurs bien plus élevés que le montant de la subvention) ;
  • les aménagements demandés sont exorbitants, en particulier pour des ouvrages modestes présents depuis des siècles comme les moulins ou usines de petite puissance : passes à poissons ou autres dispositifs de franchissement, intégration d'enjeux sur des poissons non migrateurs (au contraire de ce que dit la loi), modernisation des vannes, grilles fines et goulotte de dévalaison, analyse d'impact des solutions proposées, procédure de suivi des impacts et preuve du résultat positif de l'aménagement, etc. (coût de ces travaux : des dizaines à des centaines de milliers d'euros selon les sites) ;
  • contrairement à l'effacement, l'Agence de l'eau oppose une fin de non-recevoir à vos demandes de subvention pour les travaux : 0% si votre ouvrage est considéré comme "sans usage structurant", entre 20 et 50% dans les autres cas. Le restant dû représente évidemment des sommes très élevées, alors même que le propriétaire ne retire aucun profit personnel des travaux exigés, et que ceux-ci lui imposent une servitude à vie d'entretien et surveillance.
Sur l'ensemble de la procédure d'aménagement (hors effacement donc), vous êtes entièrement abandonné à l'arbitraire des agents administratifs : DDT, Onema, Agence de l'eau apprécient selon leur bon vouloir les enjeux locaux. C'est la raison pour laquelle, dans des cas relativement similaires, on peut trouver des prescriptions très différentes d'une rivière à l'autre. L'inégalité des citoyens face à l'exécution de la loi est patente, et chacun est entretenu dans l'incertitude complète de ce qui sera exigé pour son bien (moyen de pression psychologique supplémentaire pour pousser à l'effacement).

En clair : vous ne voulez pas effacer votre seuil ou barrage, on vous matraque au plan réglementaire et financier, en espérant que votre insolvabilité vous poussera à accepter à contrecoeur le dogme de l'effacement.

Donc voici la vérité rétablie : "Le propriétaire n'est pas obligé d'effacer son barrage, il est entièrement libre de son choix ; mais refuser l'effacement peut conduire à la ruine, car les services administratifs (DDT, Onema) usent de tous les moyens de pression dont ils disposent pour empêcher cette issue. Qui veut garder son bien se trouve exposé à des dépenses exorbitantes, qui sont non ou très peu subventionnées par les Agences de l'eau. Cette politique déséquilibrée est très consciemment imposée par la Direction de l'eau du Ministère de l'Ecologie, sans aucune sanction démocratique de choix décidés en petit comité et en opposition à l'esprit de la loi sur l'eau. Les syndicats de rivière sont tout à fait informés de cette réalité et certains participent hélas! aux pressions en délivrant une information biaisée, partiale ou incomplète"

A signaler : par le coup de force du décret du 1er juillet 2014 et de l'arrêté du 11 septembre 2015, alors même que les retours d'expérience montraient la tension sur le terrain et que les rencontres au Ministère tiraient la sonnette d'alarme, l'administration prétend imposer ces pratiques arbitraires non seulement sur les cours d'eau classés au titre de la continuité écologique, mais sur tout ouvrage en rivière, à la seule discrétion du Préfet ! Ces textes font l'objet de requête en annulation devant le tribunal, tout comme le classement des rivières de 2012-2013.

Quelles solutions pour sortir du blocage ? 
  • Financement public bien plus élevé des aménagements (et non de la seule destruction)
  • Révision des classements dans un sens économiquement réaliste et conforme aux résultats scientifiques les plus récents sur l'optimisation des restaurations écologiques (inutilité d'aménager la plupart des seuils dont l'impact sur les milieux est minime par rapport aux autres pressions, voire dans certains cas à effet positif)
  • Moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique, car la situation est totalement figée. Le dialogue avec l'administration est devenu quasi-impossible, tant avec les services déconcentrés en département qu'avec la Direction de l'eau au Ministère, tandis qu'un nombre croissant d'élus locaux, de parlementaires et même de ministres expriment leur incompréhension sur cette impasse et la manière dont on y est parvenu.
Illustration : source, Université Drexel, DR