07/02/2017

La continuité écologique en temps de post-vérité et faits alternatifs…

La prise de parole de scientifiques exprimant des doutes et des critiques sur la qualité de mise en oeuvre de la réforme de continuité écologique (Assemblée nationale, 23 novembre 2016) a suscité un petit séisme dans le milieu fermé des administrations et gestionnaires de rivières comme des lobbies satellites vivant pour beaucoup de leurs subventions. Dernière réplique en date, un libelle anonyme (pdf), proposé à la signature des représentants dudit milieu, tire un bilan glorieux de la restauration physique de rivière et prétend pointer des contradictions chez les chercheurs. Cela sans fait, ni chiffre ni référence scientifique, et en contradiction avec de nombreux travaux montrant au contraire que la restauration écologique souffre d'une difficulté à prédire ses résultats et justifier ses coûts. S'y ajoutent une falsification généralisée sur la manière dont la continuité a été portée et un déni persistant des problèmes dont les témoignages abondent pourtant. Bienvenue dans la post-vérité où quelques bonnes intentions environnementalistes semblent faire office de preuve et où les enjeux de pouvoir se dissimulent sous la rhétorique de la vertu outragée…



"Ces actions sont conduites en concertation avec tous les acteurs concernés par les rivières de leur territoire, y compris les propriétaires riverains. C’est le fondement même de la politique de l’eau de notre pays : la gestion concertée. (…) Non, l’idée de solutions imposées de force aux propriétaires riverains n’est pas représentative de nos actions : c’est une vision aux antipodes de la réalité de terrain. La loi protège en effet, à juste titre, la propriété privée. Les actions ne peuvent se faire qu’en co-construction et avec l’accord des propriétaires riverains."

Cette négation des antagonismes est un classique du pouvoir, qui a pour effet tout aussi classique de les renforcer. Outre notre expérience associative et quelques dizaines de témoignages directs rassemblés sur ce site, il ne se passe pas une semaine sans que la presse régionale ne rapporte une mise en oeuvre conflictuelle ou problématique de la continuité (exemples des 15 derniers jours à Carnac, Lamballe, Genay, Rauville-la-Place, Saint-Sauveur-le-Vicomte…). Les propriétaires ou riverains d'un ouvrage savent très bien comment se sont comportés vis-à-vis d'eux, à partir du PARCE 2009, les Agences de l'eau, DDT-M, Onema, syndicats et parcs: incitation quasi-exclusive à l'effacement, exigence de sommes exorbitantes pour les aménagements non destructeurs, discours négatif et méprisant sur les "ouvrages inutiles", menace non voilée sur des mises en demeure à venir, chantage à la subvention (pour détruire) qui n'existera plus l'année suivante, etc.

Mais puisque ses tenants affirment que la continuité écologique se déroule sans problème majeur et qu'elle est même bien accueillie, allons au bout de leur logique et rendons-là optionnelle. Cela ne changera rien à son très bon accueil supposé, cela résoudra directement et sans complication les "quelques" cas problématiques, cela permettra de faire de la continuité longitudinale sur toutes les rivières, et non pas sur certaines seulement classées à cette fin. Au bout d'une ou deux décennies de cette continuité optionnelle, on observera les avancées et les moyens de régler les éventuels problèmes persistants (mais qui devraient être mineurs, vu le supposé plébiscite de la pelleteuse écologique au bord des rivières françaises).

"Les ouvrages représentant un patrimoine bâti, tels que les moulins, sont largement minoritaires et leur aspect patrimonial est pris en compte dans les projets. Afin d’intégrer efficacement l’ensemble de ces enjeux, il existe des sources de financements complémentaires, notamment auprès des Régions, des Départements, des fondations de préservation du patrimoine."

Le caractère "minoritaire" des moulins se chiffre. A ce qu'il semble, le ministère n'est pas capable de donner une référence claire à ce sujet. Sur les rivières classées au titre de la continuité écologique que nous étudions, les moulins représentent au contraire la majorité des ouvrages barrant le lit mineur. Par ailleurs, l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages hydrauliques est porté aussi bien par des représentants des riverains, des étangs, des forestiers, des agriculteurs, des défenseurs du petit patrimoine rural (qui ne se limite pas au moulin dans le cas hydraulique). La continuité écologique remet en cause des paysages et des usages, pas seulement des moulins.

Nous avons hâte de voir si les quelques dizaines d'EPCI / EPAGE / EPTB dont nous avons examiné les pratiques et les travaux d'études vont signer ce texte. Et nous ne manquerons pas d'analyser les publications des autres. Car la prise en compte du patrimoine dans leur démarche, c'est proche du néant dans l'immense majorité des cas, tant au plan du diagnostic initial des bassins que dans la mobilisation d'experts ou d'associations sur chaque chantier. Les ingénieurs et techniciens des syndicats, des agences publiques, des bureaux d'études qui sont mobilisés sur ces chantiers ont presque tous des formations en écologie, pas en histoire, en archéologie ni en sociologie, et ils ne montrent à peu près aucune empathie pour l'approche historique de la rivière, dont ils vantent au contraire le plus souvent une "naturalité" atemporelle et fantasmatique.

Quant au fléchage des "financements complémentaires", il serait quant à lui très utile: nous n'avions pas observé que les départements ou régions proposent des financements à hauteur des coûts exorbitants d'aménagements non destructifs d'ouvrages hydrauliques.



"La compréhension des écosystèmes aquatiques a évolué fortement et très rapidement lors de ces dernières années. "

Les rédacteurs de ce pamphlet seraient-ils disposés à nous en dire plus sur ces fortes et rapides évolutions de notre compréhension des écosystèmes? A quels travaux de recherche est-il précisément fait allusion? Des publications qui sont des game changers dans un domaine de connaissance ne passent pas inaperçues… et nous n'avons rien lu de tel dans notre veille. S'il est une tendance observable chez la communauté scientifique des écologues, c'est plutôt la reconnaissance de la complexité des écosystèmes aquatiques et de la difficulté de prédire leur trajectoire dans une logique de restauration. Ainsi que l'observation du caractère très dynamique des socio-écosystèmes et de l'effet de long terme des altérations humaines de milieu, rendant peu crédible l'attente d'une réversibilité vers un état de référence passé.

"Ces acquis sont pourtant compris, partagés et éprouvés par l’immense majorité des acteurs en charge de la gestion des rivières, qui bénéficient désormais de multiples retours d’expérience positifs en matière de restauration physique et de continuité écologique."

Tant mieux pour les "acteurs", visiblement ravis d'eux-mêmes. Le problème, c'est que les chercheurs en écologie de la restauration disent plutôt le contraire. C'est même devenu un lieu commun de la littérature scientifique sur la restauration physique depuis 10 ans: trop peu de travaux font l'objet d'un suivi, trop peu de suivis sont rigoureux, et au final, quand on a des données rigoureuses de long terme, les résultats écologiques sont ambivalents (parfois c'est bien, parfois non, assez peu de prédictibilité). En voici quelques exemples (le dernier, Morandi 2014, concerne spécifiquement la France) dont le contenu est aux antipodes de l'autosatisfaction sans preuve affichée par les auteurs du libelle :

"La restauration et la conservation écologiques sont affligées par un paradoxe prenant une importance croissante : des cibles étroitement définies de conservation ou de restauration, conçues pour garantir des succès, mènent souvent à des efforts mal dirigés et même à des échecs complets (…) La connaissance scientifique accumulée de la biologie des espèces, des processus écosystémiques et de l'histoire environnementale indique que le monde est plus complexe que nos préconisations en gestion ou politique de conservation l'assument. Le déséquilibre entre réalité et politique conduit à des ressources gâchées, des efforts mal orientés et des échecs potentiels pour conserver et restaurer la nature, et ceux-ci deviendront de plus en plus prévalents avec le changement climatique". Hiers et al 2016

"Les réponses des communautés invertébrées benthiques à la restauration sont hautement variables. En dépit d'un turnover considérable des espèces et d'une richesse taxonomique augmentée, ni les mesures de diversité ni l'abondance des taxons n'ont répondu significativement (…) nos résultats sont consistants avec ceux d'autres études qui ont trouvé une réponse très variable des invertébrés benthiques à la restauration hydromorphologique, mais sans direction du changement, ni d'amélioration dans les résultats évalués en dépit d'une qualité hydromorphologique clairement meilleure (Bernhardt et Palmer 2011; Haase et al 2013; Palmer et al 2010)". Leps et al 2016

"Même si une prise en compte plus large des processus de la rivière et de la restauration au-delà du corridor fluvial s’est installée, la communauté scientifique a souligné deux thèmes persistants dans la restauration de rivière : le suivi limité des projets pour déterminer objectivement et quantitativement si les buts de la restauration sont atteints (par exemple, Bernhardt et al, 2005) et la proportion élevée de projets de restauration qui ne parviennent pas à des améliorations significatives des fonctions de la rivière telles que les reflètent des critères comme la qualité de l’eau ou les communautés biologiques (Lepori et al 2005, Bernhardt et Palmer 2011, Violon et al 2011, Palmer et Hondula 2014). Nous pouvons ajouter à cela le troisième défi consistant à mieux intégrer la communauté non scientifique dans la planification et l’implémentation de la  restauration de rivière (Eden et al 2000, Pfadenhauer 2001; Wade et al 2002, Eden et Tunstall 2006, Eden et Bear 2011). L’échec apparemment très répandu de beaucoup d’approches de restauration souligne le besoin de comprendre pourquoi une proportion substantielle des projets de restauration n’atteignent pas leurs objectifs et comment la communauté scientifique peut contribuer à rendre cette restauration plus efficace". Wohl et al 2015

"Bien que les projets de restauration soient désormais plus fréquents qu'avant, il y a toujours un manque d'évaluation et de retour d'expérience (…) Cette étude met en lumière la difficulté d'évaluer la restauration de rivière, et en particulier de savoir si un projet de restauration est un échec ou un succès. Même quand le programme de surveillance est robuste, la définition d'un succès de restauration est discutable compte tenu des divers critères d'évaluation associés à une diversité de conclusions sur cette évaluation (…) il y a non seulement une incertitude sur les réponses écologiques prédites, mais aussi dans les valeurs que l'on devrait donner à ces réponses (…) La notion de valeur est ici entendue dans son sens général, et elle inclut des dimensions économique, esthétique affective et morale. (…) L'association entre la médiocre qualité de la stratégie d'évaluation et la mise en avant d'un succès souligne le fait que dans la plupart des projets, l'évaluation n'est pas fondée sur des critères scientifiques. Les choix des métriques est davantage relié à l'autorité politique en charge de l'évaluation qu'aux caractéristiques de la rivière ou des mesures de restauration. Dans beaucoup de cas, la surveillance est utilisée comme une couverture scientifique pour légitimer une évaluation plus subjective, qui consiste alors davantage à attribuer une valeur aux mesures qu'à évaluer objectivement les résultats eux-mêmes de ces mesures." Morandi et al 2014

On peut lire par ailleurs une synthèse d'une vingtaine de travaux dont la plupart 2010-2015
 et une critique des recueils d'expérience de l'Onema dont quasiment aucun n'obéit à des protocoles scientifiques sérieux de contrôle et objectivation des gains (tels que posés par Palmer 2005, repris par exemple par Lamouroux 2015 pour évaluer le chantier – sérieux et ambitieux, lui, mais aussi coûteux – de restauration du Rhône).



"Les têtes de bassin sont en effet des zones refuges qui revêtent une importance capitale pour le fonctionnement de nos écosystèmes aquatiques, dont l’accès devient de plus en plus nécessaire et stratégique dans le cadre des possibilités d’adaptation de la faune aquatique au changement climatique."

Il serait utile d'en savoir plus. On a désormais bien compris qu'un certain lobby pêcheur est prêt à tout pour garder ses truites, y compris détruire tous les moulins et étangs des vallées, mais en biodiversité réelle et pas seulement en loisir halieutique sur quelques assemblages de poissons, où sont les travaux d'évaluations chiffrées? Quels sont par exemple les protocoles d'inventaire faune-flore-fonge au long cours pour comprendre l'impact sur le vivant des étangs ou des systèmes biefs-retenues en tête de bassin? Ou les protocoles d'analyse chimique / physico-chimique de leurs effets quand il y a de l'activité agricole dans cette tête de bassin? Ou les modèles hydrologiques couplés aux modèles climatiques permettant de prédire les zones à fort enjeu d'adaptation d'ici 2050/2100, mais aussi de déduire une analyse coût-bénéfice orientant l'action selon la probabilité de succès sur des espèces cibles? S'entendre reprocher qu'on est "bien loin d’un argumentaire scientifique" (dans une réunion où le chercheur a dix minutes pour s'exprimer face à des non-spécialistes) quand on a lu des dizaines, des centaines de rapports, présentations, études qui prétendent aboutir à des orientations fermes d'action sur des bases empiriques et analytiques incroyablement parcellaires, sans aucune réflexion sur leurs propres incertitudes de construction et limites de compréhension, cela fait quand même sourire.

"Nous sommes par essence ouverts au débat et à la discussion, dans des lieux où la parole contradictoire est, et sera toujours la bienvenue."

C'est bien le moins d'accepter le débat quand on porte une réforme ayant réussi la triste prouesse de rendre l'écologie des rivières incroyablement impopulaire en quelques années. Mais a-t-on observé cette volonté de débat depuis 15 ans? La continuité écologique a-t-elle été préparée et décidée sur la base d'échanges contradictoires avec l'ensemble des parties prenantes et la publication d'expertises scientifiques collectives et pluridisciplinaires? La réponse est hélas négative.


Conclusion : la réforme de continuité écologique, plus largement la restauration des bassins versants, est une politique publique à bien des égards nécessaire, mais condamnée à produire du conflit si elle n'est pas capable de reconnaître les limites et échecs de la décennie écoulée. Malgré ses défauts de construction, le récent guide Eau et connaissance de l'Agence de l'eau RMC a commencé une (très timide) reconnaissance du caractère imparfait de l'action en rivière. Ce guide préconise des travaux préliminaires de préparation et justification des chantiers, notamment (pp. 263-264)
  • diagnostic du fonctionnement physique et écologique de la rivière aux échelles spatiales cohérentes en fonction des pressions (échelle bassin versant, tronçon, micro-habitats...),
  • analyse prospective (évolution future potentielle),
  • comparaison de scénarios dont les effets sont bien documentés,
  • analyse des facteurs limitant les améliorations souhaitées (pressions multiples, potentiel de recolonisation, échelle d’action, qualité de l’eau, quantité d’eau...),
  • discussion de la pertinence sociale et territoriale dès le début du projet en concertation avec les acteurs afin de construire sa légitimité et faciliter les négociations bilatérales entre filières qui peuvent avoir lieu par la suite pour rendre le projet opérationnel,
  • définition des objectifs de projet et des objectifs de suivi et d’évaluation clairs, avec des indicateurs de suivi précis.
A ces exigences préparatoires (si peu respectées par les gestionnaires de rivière aujourd'hui) s'ajoute la nécessité d'un débat démocratique de fond, où le si vanté "dialogue environnemental" ne dégénère pas en monologue dogmatique ni en catalogue flou: quelles rivières voulons-nous vraiment? La doxa actuellement dominante de la "renaturation" reflète-t-elle les attentes réelles des citoyens sur l'environnement, le paysage, le patrimoine, les usages, les loisirs? A quelle "nature" nous référons-nous au juste quand nous désirons sa protection, sa conservation, sa contemplation? A quelle "biodiversité" s'adresse-t-on, celle du passé ou celle du présent, celle qui pré-existait à l'homme ou celle que les activités humaines ont modifié, parfois pour l'amoindrir, mais parfois aussi pour l'enrichir? Aucun de ces débats n'a accompagné la réforme de continuité écologique, conçue de manière opaque et imposée de manière autoritaire. On récolte ce que l'on sème...

04/02/2017

Réponse de la végétation riveraine à la suppression d'ouvrages hydrauliques (Depoilly et Dufour 2015)

Une étude de long terme faite sur la végétation riveraine de deux fleuves côtiers bas-normands (Orne, Vire) montre que les arbres situés à l'amont de deux ouvrages de moulins effacés en 1997 ont connu une baisse significative de croissance, en particulier les aulnes. Pour les chercheurs à l'origine de ce travail, les écosystèmes aquatiques, les écosystèmes riverains, le bâti historique et les pratiques sociales doivent être davantage intégrés dans la programmation multidisciplinaire de la restauration de continuité écologique. 

Doriane Depoilly et Simon Dufour, chercheurs en unité mixte CNRS et Université de Rennes, se sont attachés à mettre en évidence l’influence éventuelle de la suppression d’ouvrages hydrauliques sur la ripisylve des cours d’eau du nord-ouest de la France, grâce à une approche dendrochronologique. L’étude a été réalisée sur 2 sites localisés dans les bassins versants de l’Orne et de la Vire (fleuves côtiers bas-normands), le moulin du Viard (Calvados) et le moulin de Rondelles (Manche). Ces ouvrages, d’une hauteur de 2 et 3 m, ont été supprimés en 1997.

Quelle est la réponse de la croissance des arbres de la ripisylve en fonction des espèces et de la localisation des individus par rapport à l’ouvrage?

L'approche dendrochronologique repose sur le fait que les cernes de croissance des espèces ligneuses montrent une variabilité interannuelle de leur largeur, qui est directement liée aux paramètres environnementaux impactant cette croissance ligneuse: climat, apport en eau, ouverture ou fermeture du milieu. Cette approche est aussi utilisée pour reconstituer l'évolution des climats passés.

Une chronique climatique et hydrologique a été analysées sur une période de 34 ans (1980-2013): moyenne des précipitations mensuelles, moyenne des températures minimales et maximales mensuelles. Des placettes d’échantillonnage ont été localisées en amont de l’ancien barrage, à 20, 350 et 538 mètres pour le moulin des Rondelles et à 114, 412 et 560 mètres pour le moulin du Viard.

Résultat : "la mesure rétrospective des cernes de croissance des arbres de la ripisylve sur une période de trente ans met majoritairement en évidence une baisse significative de la croissance ligneuse suite à la suppression des ouvrages".


Les ruptures de croissance sur la période analysée, avant et après la suppression d'ouvrage, Depoilly et Dufour 2015, art cit, droit de courte citation.

Dans le détail, 30 échantillons sur 36 enregistrent une différence statistiquement significative. La suppression a ainsi entraîné un changement de croissance (positif ou négatif) pour près de 83 % des individus avec 66 % de diminution, 17 % de stagnation et 17 % d’augmentation. Concernant les ruptures significatives, la majorité sont à la baisse (77 à 80 % selon le test). Temporellement, les ruptures statistiquement significatives après 1997 sont majoritaires (60 % des arbres). Tous les arbres ne réagissent pas de la même manière: sur un des deux sites, la suppression du barrage affecte négativement la croissance des aulnes mais positivement celle des frênes et des tilleuls (baisse du caractère hygrophile des ripisylves).

Comme l'écrivent le chercheurs, "les résultats de cette étude illustrent en partie la complexité des enjeux politiques et opérationnels qui s’articulent autour de la stratégie de restauration de la continuité écologiques des cours d’eau par suppression des ouvrages de type seuils ou petits barrages. En effet, cette stratégie soulève la question de notre capacité à combiner les effets de telles opérations sur des plans multiples, relevant des dimensions écologistes et socio-culturelles. La mobilisation de critères multiples, si elle assure une intégration plus complète des différents enjeux, ne résout pas les éventuelles oppositions. Ainsi, en ce qui concerne la dimension écologique, la restauration de la continuité se concentre sur le chenal, dont elle vise à améliorer les conditions biotopiques et, dans de nombreux cas, elle n’intègre pas les écosystèmes de plaine alluviale, dont la réponse elle-même peut être variable. (…) nos résultats semblent montrer que le risque d’une perte partielle du caractère humide des habitats riverains en place existe, même si l’ampleur du phénomène reste à analyser plus finement. Si le bilan écologique est difficile à établir pour une seule composante du système, il devient vite évident que le bilan global, intégrant plusieurs systèmes (écosystèmes et sociosystèmes), à différentes échelles spatiales, est encore plus délicat à dresser (Stanley et Doyle, 2003 ; Jørgensen et Renöfält, 2012)."

Dicussion
Les auteurs observent : "Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le bien-fondé de la politique de restauration de la continuité, ni de conclure à l’impossibilité d’une prise de décision devant la multiplicité des conséquences, mais bien de souligner la nécessité d’une approche des actions de restauration qui, sans renier ses ambitions, serait probablement plus intégrée, plus en lien avec la diversité des situations et, dans tous les cas, plus explicite dans ces objectifs et ses conséquences." Et ils ajoutent : "Ecosystèmes aquatiques, écosystèmes riverains, bâti historique, pratiques sociales... autant d’éléments à intégrer par des processus qui réclament conjointement des connaissances scientifiques multi-thématiques et des dispositifs politiques efficients".

On ne peut que partager cet appel raisonnable à une approche multidisciplinaire et intégrative de la restauration de rivière, particulièrement de la restauration de continuité écologique. La défragmentation a été portée en France par des objectifs très orientés sur l'expertise hydrobiologique, en particulier la franchissabilité des obstacles par les migrateurs et la réhabilitation d'habitats lotiques pour des rhéophiles. On a oublié un peu rapidement que les habitats artificiels lentiques (biefs, canaux, retenues, étangs, etc.) forme des hydrosystèmes à part entière, connectés aux habitats riverains, avec un bilan de biodiversité et de fonctionnalité ne pouvant se limiter à l'optimisation pour certains assemblages pisciaires ou pour certains traits fonctionnels de ces assemblages.

Référence: Depoilly D et Dufour S (2015), Influence de la suppression des petits barrages sur la végétation riveraine des cours d'eau du nord-ouest de la France, Norois, 237, 51-64

01/02/2017

Journée des zones humides

Biefs, canaux, rigoles des déversoirs et déchargeoirs, retenues, étangs... les ouvrages en rivière créent des plans d'eau et des annexes hydrauliques qui forment autant de singularités. Ils alimentent souvent des espaces humides attenants, par des rehausses de nappe, des débordements ou des fuites. A leurs abords, la végétation prospère. Au fil des saisons, on y observe toute une faune d'oiseaux, insectes, amphibiens, mammifères... En sécheresse ou en crue, des poissons y trouvent refuge. Chaque ouvrage est différent, chaque ouvrage mérite un examen attentif. L'inventaire de cette biodiversité reste à faire, car elle est aujourd'hui négligée – voire niée – par les gestionnaires de l'eau. Nous invitons les propriétaires de ces ouvrages à se coordonner, à relever et photographier la faune et la flore de leur bien, à nous communiquer leurs observations. 

30/01/2017

Non à la destruction des moulins de Chartres

Chartres Métropole s'apprête à détruire plusieurs ouvrages hydrauliques sur les communes de Chartres, Le Coudray, Luisant, cours d'eau de l'Eure. Mobilisez-vous d'ici vendredi pour dire non lors de l'enquête publique.

Le dossier de l'enquête publique peut être téléchargé à cette adresse. Vous avez jusqu'à vendredi prochain pour écrire au commissaire enquêteur (enquetes.publiques@agglo-ville.chartres.fr), ou vous rendre en mairie (Mairie de Chartres, Guichet unique, 32-34 Boulevard Chasles). Ci-dessous quelques-uns des arguments que nous envoyons pour notre part à l'enquête.


Pollution eau et sédiments
Il est reconnu dans le dossier que la qualité chimique et physico-chimique de l'eau est moyenne, donc insatisfaisante pour la directive cadre européenne (DCE 2000) :  "De manière globale, la qualité de l’Eure est moyenne que ce soit pour les paramètres physico-chimiques de carbone organique dissous, phosphore total et nitrates par exemple, qu’au regard de la qualité biologique (macro-invertébrés, diatomées ou poissons). Malgré tout, les résultats montrent une dégradation du milieu au niveau chimie sur les paramètres ammonium et orthophosphates notamment. Cela se traduit par une eutrophisation de l’eau, c’est-à-dire une asphyxie du cours d’eau résultant de la prolifération d'algues qui consomment tout l'oxygène nécessaire à la vie aquatique."

En conséquence :
- le dossier aurait dû proposer une analyse chimique des sédiments des retenues remobilisés par les travaux, afin de vérifier s'il est nécessaire de les placer en décharge spéciale, et non les laisser repartir en l'état vers l'aval,
- le chantier consiste à rétablir la continuité piscicole et sédimentaire dans une eau reconnue comme dégradée, donc les effets biologiques seront moindres et la dépense d'argent public ne correspond pas aux priorités de la DCE.

Foncier et chantier
Le dossier stipule que trois ouvrages ont fait l'objet d'une abrogation de règlement et/ou droit d'eau par arrêtés en 2016, et que leurs propriétaires ont signé des conventions avec Chartres Métropole. Toutefois, le dossier ne précise pas que les autres propriétaires directement impactés par les chantiers sur chaque rive, et par l'évolution du niveau d'eau sur leur propriété riveraine, ont été consultés, ont obtenu des garanties sur l'avenir de leur bien riverain et ont donné un accord au chantier.

Patrimoine historique et paysager
L'article L 211-1 code de l'environnement dispose : III.-La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l'utilisation de la force hydraulique des cours d'eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L. 151-19 du code de l'urbanisme.

L'article L 214-17 code de l'environnement dispose : IV.-Les mesures résultant de l'application du présent article sont mises en œuvre dans le respect des objectifs de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L. 151-19 du code de l'urbanisme.

Il y a donc obligation de :
- vérifier si les ouvrages et leur retenue sont dans le périmètre de sites inscrits ou font l'objet d'une protection dans les documents d'urbanisme
- consulter le cas échéant l'architecte des bâtiments de France et publier son avis.

Le dossier ne spécifie aucune démarche en ce sens et ne comporte aucune information sur le patrimoine historique, culturel, paysager attaché aux ouvrages.

Risque géotechnique
Aucune information n'est donnée sur l'évolution des berges, des ouvrages d'art et des fondations des bâtis qui sont actuellement en permanence en eau grâce aux retenues que l'on s'apprête à faire disparaître. Aucune responsabilité n'est précisée en cas de dommages. Beaucoup de fondations anciennes sont réalisées en bois et résistent mal à la mise hors d'eau. Le principe de précaution exige d'apporter toutes garanties avant de commettre l'irréparable.

Zone Natura 2000
Le dossier précise: "La zone est concernée par une zone Natura 2000, au niveau du moulin Lecomte. La zone n°35 se situe en amont de la zone d’étude. Il s’agit de la Prairie de Luisant. Cette zone est remarquable pour l’habitat « mégaphorbiaie » qui la compose. Le site du moulin Lecomte se situe dans la partie « peupleraie » de la zone."

Or, les travaux ont des conséquences potentiellement néfastes sur l'écoulement superficiel et souterrain (abaissement de nappe), comme sur le milieu : abattage des arbres sur l’îlot, abattage des arbres sur le bief, abattage de 70 peupliers, défrichement de la végétation de l’ilot, comblement de la totalité du canal,réalisation de travaux de VRD (enrobé bitumineux, parking, trottoir, réseaux, etc.), future sortie camion à proximité du lavoir, etc.

Le dossier ne comporte pas d'étude d'impact complète sur la zone.

Enjeux biologiques
Le dossier ne comporte aucun inventaire biologique complet faune-flore-fonge des espèces inféodées à l'hydrosystème existant. En l'état, on ne connaît pas la biodiversité présente et on ne peut notamment pas garantir l'absence de "perte nette de biodiversité" liée aux travaux (article L. 110-1 code de l'environnement).

Pour les poissons en particulier, premier objectif de la mise en conformité L 214-17 code de l'environnement, le dossier ne comporte pas un inventaire complet amont, aval et zones intermédiaires des retenues. Il est donc impossible de savoir si les espèces cibles parviennent ou non à franchir les bras en l'état, si les ouvrages augmentent ou diminuent la richesse spécifique totale, de même qu'il est impossible de chiffrer des objectifs de gains liés à la dépense publique des chantiers.

Plusieurs ouvrages sont décrits comme partiellement franchissables (Barre des prés, Tan, Lecomte). Cette franchissabilité partielle est conforme à l'article L 214-17 code de l'environnement qui n'impose pas une obligation de franchissabilité totale (toutes espèces et toutes saisons), donc d'une part la solution radicale d'effacement n'est pas proportionnée à l'enjeu sur les sites concernés, d'autre part la dépense d'argent public sur un bien privé ne relève pas de l'intérêt général.

Pour l'ensemble de ces raisons, et sous réserve que le maître d'ouvrage réponde aux points ci-dessus énumérés, un arrêté préfectoral autorisant les travaux en l'état serait susceptible de faire l'objet d'une requête contentieuse en annulation.

Illustration: le pont des Minimes, le moulin de Ponceau et les bords de l'Eure, Chartres, Eure-et-Loir (France). Photographie prise par Giraud Patrick, CC VY 2.5.

28/01/2017

La biodiversité locale est-elle réellement en déclin? (Vellend et al 2017)

Depuis quelques années, un débat émerge et divise la communauté des chercheurs en écologie: trouve-t-on une tendance réelle dans la biodiversité à échelle locale? La question peut paraître décalée voire saugrenue pour l'opinion actuelle, habituée à s'entendre dire que nous sommes au bord de la sixième grande extinction du vivant. Pourtant, plusieurs travaux concluent que la tendance moyenne de la biodiversité locale est nulle sur les données exploitables en longues séries temporelles, avec autant de hausses que de baisses. En fait, l'Anthropocène peut être animé de tendances aux effets contraires: une perte nette d'espèces au plan global (par extinction) mais une accélération interne de la diffusion des espèces non éteintes (par invasion, translocation, acclimatation, recolonisation). Point sur les toutes dernières évolutions de ce débat, et sur quelques implications dans la manière dont nous nous représentons socialement la biodiversité. 

Il existe aujourd'hui une perte globale de biodiversité, marquée par l'extinction d'espèces. L'ampleur et le rythme de cette perte sont sujets à discussion (voir cet article), en particulier parce que l'écologie scientifique manque de données d'observations – phénomène plus marqué dans des pays pauvres ou émergents, là où la disparition d'espèces est suspectée d'être la plus soutenue aujourd'hui, comme elle l'a été aux siècles passés dans les sociétés aujourd'hui industrialisées.

Depuis quelques années, un débat agite cependant la communauté des écologues : la baisse globale de biodiversité s'accompagne-t-elle d'une baisse locale de cette même biodiversité? Les deux phénomènes ne sont pas forcément liés, puisque les espèces sont mobiles. Prenons un exemple aquatique : la construction d'un grand barrage va entraîner la perte locale d'espèces (inadaptée à la fragmentation ou au nouvel habitat), éventuellement une extinction d'espèce rare et locale, mais le réservoir du barrage et ses abords seront colonisés par des nouvelles espèces, venant naturellement ou introduites artificiellement. Au final, si l'on s'en tient à la biodiversité du site définie par la richesse des espèces qu'il est capable d'héberger de manière permanente ou temporaire, seul un bilan local des espèces apparues / disparues permet de dire si la biodiversité a une tendance nulle, croissante ou décroissante à l'échelle spatiale d'intérêt.

Un article paru dans les PNAS (Vellend et al 2013) et un autre dans Science (Dornelas et al 2014) se sont intéressés à cette question.

Le premier travail, méta-analyse de 16.000 inventaires sur les plantes, trouve une tendance nulle en biodiversité locale.

Extrait de Vellend et al 2013, art cit, droit de courte citation. Tendance temporelle en biodiversité locale sur les communautés de plantes, centrée sur zéro.

Le second travail analyse 100 séries temporelles de qualité sur 35613 espèces animales et végétales. Il conclut lui aussi à une tendance nulle de la biodiversité alpha (richesse en espèces), mais dans une tendance significative en biodiversité bêta (changement de composition locale des espèces au fil du temps, en moyenne 10% par décennie sur l'échantillon).


Extrait de Dornelas et al 2014, art cit, droit de courte citation. A gauche, tendance nulle de la biodiversité locale alpha sur un siècle d'études. A droite, tendance significative de l'indice de Jaccard, montrant un remplacement des espèces concernées.

Le débat rebondit en 2016 lorsqu'Andrew Gonzalez et 9 collègues (dont Michel Loreau en France) publient dans Ecology une réfutation de ces résultats (Gonzalez et el 2016). Ces scientifiques considèrent trois points: les échantillons choisis sont géographiquement biaisés; les séries temporelles sont souvent trop courtes pour permettre de conclure sur des tendances significatives; le matériau d'analyse mêle des études sur des perturbations (disturbance) et d'autre sur des récupérations (recovery) après impact.

Mark Vellend, Maria Dornelas et 12 collègues viennent de répondre dans Ecology à ces objections, en ré-affirmant la valeur de leurs découvertes initiales et en pointant ce qu'ils estiment être des erreurs ou des présupposés non réalistes d'interprétation dans les critiques de Gonzalez et de ses co-auteurs. Pour eux, les données d'entrée sont certes perfectibles, mais c'est là un problème général de l'écologie (manque de mesures fiables de long terme) qui ne remet pas en cause ce que l'on peut observer sur les quelques données existantes, à savoir une tendance globalement nulle dans la biodiversité locale.

Discussion
Le débat, devenu passablement technique, continuera certainement dans les mois et années à venir. Il est probable qu'il ne manquera pas de déborder la sphère savante. Comme souvent dans les sciences de l'environnement, les échanges intellectuels influencent les représentations sociales comme les choix des gestionnaires et décideurs.

Il existe, même dans la littérature scientifique et technique, des divergences de présupposés. Pour l'écologie conservationniste, la nature s'apprécie par les assemblages d'espèces endémiques en milieux très peu perturbés par l'homme. C'est à partir de cette référence qu'il faudrait agir, soit en interdisant ou limitant la présence humaine (aires de conservation) soit en ré-aménageant les milieux par effacement des impacts humains (travaux de restauration ou renaturation). Par exemple, le célèbre biologiste (et inventeur du mot biodiversité) Edward O. Wilson vient de proposer de "ré-ensauvager" la moitié de la surface terrestre (Half Earth 2016). Pour l'écologie fonctionnaliste, le caractère dynamique du vivant comme l'ancienneté des influences humaines et leur prévisible persistance, voire accélération (changement climatique), suggèrent qu'il est vain de vouloir viser une certaine référence stable de composition des espèces. Il faut plutôt préserver (ou restaurer) la capacité des milieux à accueillir et produire de la diversité biologique, en agissant sur certains niveaux d'organisation et de résilience (par exemple la connectivité physique ou la régulation thermique). Il s'agit aussi de protéger des services rendus par les écosystèmes (par exemple la pollinisation ou l'épuration).

Des questions éthiques se superposent à ces paradigmes d'interprétation scientifique du vivant – et parfois s'y mêlent, car tous les chercheurs ne sont pas exempts de jugements de valeur, particulièrement en écologie appliquée de la conservation (discipline marquée par un certain engagement dès sa naissance dans les années 1970-1980) . Selon les tenants du biocentrisme ou de l'écocentrisme, le vivant a une valeur en soi et il faut viser l'évitement de toute perte d'espèces ou d'habitats, quand bien même les intérêts humains s'en trouvent affaiblis. Selon les tenant de l'anthropocentrisme, le vivant est toujours apprécié à travers certaines valeurs données par l'homme (utilité, beauté, connaissance) et ce sont en dernier ressort des choix sociaux qui dicteront les objectifs des politiques de biodiversité.

Préalablement à ces vastes débats intéressant tous les citoyens et non les seuls spécialistes, il faudrait déjà s'accorder sur les faits d'observation et sur une base solide d'information partagée. Pour les rivières et plans d'eau qui concernent  notre action associative, cette question des tendances réelles de la biodiversité locale rejoint une préoccupation majeure: la nécessité de réaliser des inventaires biologiques complets des hydrosystèmes naturels et artificiels, à échelle des stations, rivières et bassins versants, intégrant la dynamique temporelle (voir cet article). Des choix français en politique de l'eau ont été inspirés par la conservation de certaines espèces pisciaires menacées, spécialisées (migrateurs, rhéophiles) et/ou d'intérêt halieutique (salmonidés), sans que le bilan biologique élargi  (ni, au demeurant, les évolutions hydroclimatiques à échelle du siècle) informe le gestionnaire dans son intervention. Au regard de la pluralité des approches savantes sur la biodiversité comme des attentes sociales vis-à-vis d'elle, une réflexion plus approfondie et plus ouverte est certainement nécessaire.

Référence : Vellend M et al (2017), Estimates of local biodiversity change over time stand up to scrutiny, Ecology, DOI: 10.1002/ecy.1660