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23/12/2019

Un rapport parlementaire appelle à réviser la politique de continuité des rivières au regard des nouveaux enjeux de l'eau

Dans un rapport parlementaire d'information de la commission des affaires européennes, dédié à la politique de l'eau en Europe, deux députés soulignent que le choix de continuité écologique porté par l'administration française doit se mettre en cohérence avec les autres politiques nationales et européennes. Ils pointent des surtranspositions du droit européen qui rendent complexes la création de retenues d'eau, des coûts excessifs (100 millions € par an) pour des enjeux biologiques non proportionnés, ainsi que l'entrave à l'hydro-électricité qui est une des énergies bas-carbone à mobiliser pour la transition énergétique. L'opposition entre eau, énergie et biodiversité est qualifiée de "stérile et artificielle". Ce même rapport constate le retard français dans diverses pollutions. A nouveau, comme c'est le cas depuis 10 ans, le parlement élu par les citoyens défend une position pondérée de conciliation et priorisation des enjeux, quand les administrations de l'eau et de la biodiversité soutiennent des vues radicales de destructions de sites, n'ayant jamais été inscrites dans la loi et n'ayant aucune preuve que les bénéfices l'emportent sur les inconvénients. Mais les citoyens le savent désormais, et ces administrations n'ont plus de légitimité démocratique à imposer des diktats.  


Les députés Jean-Claude Leclabart et Didier Quentin viennent de déposer un rapport d'information sur la politique européenne de l'eau à la commission des affaires européennes. Ce rapport est centré sur les cours d'eau et la mise en oeuvre de la directive cadre européenne de 2000 (DCE 2000), qui est actuellement en phase de bilan et révision à Bruxelles.

Une politique de l'eau confrontée à de nouveaux défis
En introduction, les enjeux sont rappelés dans le rapport, notamment ceux qui étaient moins évidents en 2000 quand fut adoptée la DCE, mais qui sont apparus avec la connaissance ou l'expérience.

"Nous sommes aujourd’hui à un moment charnière pour la politique européenne de l’eau : l’Union européenne s’est engagée dans l’évaluation ou la révision de pans entiers de sa législation en la matière. Compte tenu de cette actualité et de l’ampleur du sujet, vos rapporteurs ont fait le choix de se concentrer sur les enjeux liés à la préservation des eaux douces.

Les nouveaux défis auxquels est confrontée l’Union européenne imposent en effet un réexamen de la politique de l’eau. Le premier de ces défis est le dérèglement climatique. Près d’un tiers du territoire de l’Union européenne est d’ores et déjà exposé à un « stress hydrique », et les dangers liés au manque d’eau – sécheresses – ou à son excès – inondations – risquent de s’accroître, dans les décennies à venir. La moitié des bassins fluviaux de l’Union européenne devrait être affectée en 2030 par la pénurie d’eau (2). Dans ce contexte, l’un des grands enjeux de la politique européenne de l’eau sera de compléter l’approche environnementale, qualitative, par une approche quantitative, axée sur la disponibilité de la ressource en eau.

Le deuxième défi porte sur la qualité de la ressource : l’émergence des nouveaux polluants, comme les micropolluants et les perturbateurs endocriniens, susceptibles d’interférer avec le système hormonal, constituent un défi de taille. Les principales difficultés, à cet égard, sont la détectabilité de certaines substances, ainsi que l’incertitude sur les seuils de toxicité et le manque de connaissance des effets «cocktails» (liés au mélange de substances). En la matière, l’Union européenne doit passer d’une logique de traitement de l’eau a posteriori à une logique de prévention des risques.
Le troisième défi provient de la pression croissante de l’opinion publique, qui demande un meilleur accès à la ressource et davantage de transparence sur la qualité de l’eau. À cet égard, il est révélateur que la toute première initiative européenne ait porté sur l’accès à l’eau : la pétition « Right2water » a recueilli, en 2013, 1,8 million de signatures, ce qui a conduit la Commission européenne à proposer une révision de la directive «Eau potable»

Enfin, s’il est opportun de réexaminer le cadre législatif et réglementaire de l’Union européenne spécifiquement lié à l’eau, il convient de rappeler que l’état de la ressource est étroitement corrélé à l’évolution d’autres politiques européennes. À cet égard, la politique de l’eau ne dépend pas uniquement de l’eau : elle dépend également de la politique agricole commune, énergétique, climatique et, plus largement, économique. À ce titre, l’avenir de l’eau est indissociable de l’ampleur de l’infléchissement vers une économie circulaire et du «Green Deal» annoncé par la nouvelle présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, qui devra être également un «Blue Deal». Dans un contexte où la lutte contre les dérèglements climatiques devient la priorité des politiques publiques, l’eau a un rôle majeur à jouer : elle en est la première victime, mais sa capacité d’absorption du carbone en fait également l’une de nos armes les plus puissantes."

Surtranspositions, complexités, coûts, blocage de l'hydro-électricité
Ce rapport comporte plusieurs critiques de la continuité écologique "à la française" qui  a créé depuis 10 ans de nombreux problèmes autour de la question des ouvrages hydrauliques.

D'abord, le problème de l'arbitraire réglementaire et de la "surtransposition par interprétation" de règles européennes. Il est souhaité que la Commission européenne clarifie cette question:
"Si une révision ne nous semble pas opportune, il n’en reste pas moins que la mise en œuvre de la directive-cadre diffère sensiblement selon les États membres. Ceux-ci auraient besoin de précisions sur l’interprétation de certains points de la directive, afin d’harmoniser son application à l’échelle européenne.
C’est le cas notamment de la notion de «continuité écologique», qui n’est pas définie de la même façon selon les États membres. En France notamment, les projets de retenue d’eau se heurtent très fréquemment à des blocages au niveau local: la possibilité de déroger à la directive est sous-utilisée, en raison notamment de l’interprétation du principe de non-détérioration par les pouvoirs publics, confortés par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Il serait opportun que la Commission définisse plus clairement la notion de continuité écologique et établisse un guide des bonnes pratiques en la matière."
Ensuite, le conflit de cohérence entre les politiques de l'eau, de l'énergie et du climat:
"La politique énergétique et la politique de l’eau souffrent, à certains égards, d’injonctions contradictoires. L’objectif de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre et le paquet « climat-énergie » imposent aux États membres de développer les énergies renouvelables. Or l’interprétation du principe de continuité écologique peut conduire à une réduction du potentiel de développement de l’hydroélectricité, en bloquant les projets de barrage. Selon le Cercle français de l’eau, en France, la liste des cours d’eau à équiper et le coût des équipements exigés sont hors de proportion avec les enjeux biologiques : les actions en faveur de la continuité écologique auraient coûté 100 millions par an, depuis 2008, à la profession hydroélectrique.
À notre sens, cette opposition entre eau, énergie et biodiversité est stérile et artificielle : l’atténuation du changement climatique est indispensable pour préserver la biodiversité. Les impacts positifs de l’hydroélectricité sur la biodiversité et le changement climatique doivent être pris en compte. Dans ce contexte, il convient de fixer des priorités et de rechercher les solutions les plus efficaces, au coût le plus acceptable, en fonction des spécificités locales.
Il convient de faciliter le développement de barrages hydroélectriques, lorsque les bénéfices environnementaux, notamment en matière de réduction de gaz à effets de serre, sont supérieurs aux coûts."
Nous rappelons à ce sujet que :
  • la solution à moindre impact environnemental est d'équiper d'abord les barrages existants, ce qui ne crée pas de changements morphologiques sur le milieu en place (parfois depuis des siècles), soit le contraire de la politique actuelle de destruction soutenue par les agences de l'eau, l'office de la biodiversité (ex Onema-AFB) et autres instances administratives,
  • rien que pour les moulins, il existe un potentiel d'environ 25 000 sites pouvant produire (voir Punys et al 2019), auxquels s'ajoutent tous les barrages non équipés ayant d'autres usages (navigation, irrigation, eau potable)
  • ces choix doivent avoir des traductions concrètes dans l'évolution des schémas locaux de type SDAGE, SAGE et SRADDET, car la politique nationale et européenne bas-carbone est entravée par des orientations contraires, cela alors que les programmations administratives locales ne disposent pas de la même légitimité démocratique ni de la même force normative que des lois françaises et des directives européennes.
La politique française de continuité, contre-exemple d'écologie dogmatique et technocratique
La continuité écologique en France n'a pas posé problème sur son principe initial (rétablir une fonctionnalité de franchissement au droit de certains ouvrages), mais sur les innombrables dérives de sa mise en oeuvre depuis le plan gouvernemental PARCE 2009:
  • disproportion effarante entre la généralité du discours administratif (national ou local) et l'absence de mesures de terrain pour en démontrer la véracité, confusion entre d'anciennes obsessions de la bureaucratie publique centrale (supprimer les droits d'eau, reprendre la main sur les rivières non-domaniales) et des motifs écologiques, absence de hiérarchisation et de priorisation des sites à traiter,
  • prime systématique à la destruction pure et simple des sites (moulins, étangs, barrages), harcèlements règlementaires (DDT-M) et chantages financiers (agences de l'eau) pour y pousser,
  • vision fixiste de la biodiversité (Onema-AFB) comme nature endémique de référence, refus de prendre en compte la réalité des nouveaux écosystèmes aquatiques apparus dans l'histoire, absence d'inventaires locaux de biodiversité, absence de bilan hydrologique crue-étiage,
  • dérive arbitraire d'administrations non élues vers des visées de "renaturation" n'ayant jamais été dans la loi et fondées sur des paradigmes très discutables,
  • sur-représentation de l'enjeu halieutique et du lobby de la pêche dans la décision et la dépense, alors que le vivant de la rivière ne se limite pas à des poissons, 
  • manque de transparence, de concertation et d'inclusion des riverains, des propriétaires et des associations dans la gouvernance, coupure entre administration et administrés caractéristique de la crise actuelle de l'action publique en France,
  • transformation d'une politique expérimentale de restauration écologique en programmation de chantiers à grande échelle, sans suivi scientifique d'efficacité et d'analyse des risques, au détriment des fonds alloués aux stratégies de conservation d'espaces protégés et à d'autres altérations plus manifestes du vivant.
Si la continuité écologique a été reconnue comme l'une des politiques les plus contestées du ministère, ce n'est pas sans raison : un discours partiel et parfois partial d'expert a été adopté par la puissance publique au sommet de l'Etat, et il a voulu s'imposer par la contrainte, de manière globale, technocratique et jacobine, en négligeant les réserves, les objections, les autres attentes des riverains, comme les autres expertises que la puissance publique aurait pu mobiliser. C'est un échec partiel mais de cet échec doivent être tirés des enseignements politiques sur la manière de construire et appliquer les choix publics. Nous attendons de nos parlementaires des propositions en ce sens.

Source : Jean-Claude Leclabart et Didier Quentin  (2019), Rapport d'information n°2495, Politique européenne de l’eau

17/02/2018

Directive-cadre européenne sur l'eau, les raisons d'un échec programmé

La directive-cadre européenne sur l'eau, visant 100% des masses d'eau en bon état chimique et écologique dès 2015, est un échec majeur au regard de ses objectifs, tant en France que dans les autres Etats-membres. Cette directive devant connaître une révision substantielle à partir de 2019, il importe de faire le bon diagnostic de cet échec pour apporter les évolutions nécessaires. Nous pointons ici deux causes majeures de l'absence de progression rapide de la qualité des eaux : le manque de réalisme économique sur l'ampleur et le coût des interventions nécessaires; le choix du mauvais paradigme de l'état de référence, héritage d'une version datée de l'écologie. Il faut souhaiter que l'Etat français porte à Bruxelles le bon message en 2019. 

La directive-cadre européenne sur l'eau (DCE), promulgué en 2000, a été décrite comme la législation la plus ambitieuse au monde dans le domaine de l'eau. Elle se donnait pour objectif le bon état écologique et chimique de 100% des masses d'eau (nappe, rivière, plan d'eau, estuaire) à l'horizon 2015, avec possibilité de proroger deux fois cette date butoir (échéances 2021, 2017).

La notion de bon état s'apprécie à partir d'une batterie d'indicateurs normalisés à travers toute l'Europe, portant sur l'appréciation des milieux biologiques, les mesures d'état physique de l'eau ou les taux de concentration de substances polluantes (près de 80) qui y circulent. Un seul facteur dégradé implique la dégradation de toute la masse d'eau. Certaines masses d'eau fortement modifiées sont jugées selon un potentiel d'état plutôt qu'un état.

Au regard de ses objectifs, la DCE 2000 est un échec.



Les graphiques ci-dessus (cliquer pour agrandir) montrent la situation au dernier bilan officiel des mesures rapportées à l'Europe, soit en 2013, pour les eaux de surface (source CGDD). Au total sur les bassins français, 43,5 % seulement des masses d'eau sont en bon ou très bon état écologique, 48,5% en bon état chimique, beaucoup de mesures manquaient dans l'état chimique.

Non seulement nous n'avons pas atteint les 100% de masses d'eau en bon état en 2015, mais les progressions observées depuis les premières mesures des années 2000 sont très lentes (quelques %) voire stables à intervalle de quelques années. C'est-à-dire qu'à ce rythme et malgré les environ 2,5 milliards € injectés chaque année dans la qualité de l'eau par les Agences de bassin, nous n'avons aucune chance d'atteindre l'objectif de 100% en 2027.

A la décharge de la France, elle se situe dans la moyenne européenne et d'autres pays ont des situations beaucoup plus dégradées que la nôtre.

Le manque de réalisme économique : une directive conçue sans estimation de faisabilité
L'explication la plus simple, mais aussi la plus paresseuse, consiste à incriminer tous les usagers de l'eau et tous les Etats. Si nous sommes en retard, c'est la faute des céréaliers qui ne réduisent pas les intrants et les pesticides, des industriels qui continuent de polluer ou réchauffer, des collectivités et des particuliers qui ne mettent pas assez vite leur assainissement aux normes, des barragistes et des moulins qui ne veulent pas détruire ou équiper leur ouvrage hydraulique, des irrigants qui pompent encore une eau plus rare, des éleveurs qui dégradent les berges, des automobilistes qui envoient des particules polluantes dans l'air donc dans l'eau par lessivage, des pêcheurs qui alevinent tout et n'importe quoi, etc.

Certes, chacun doit faire des efforts er c'est bien le sens des politiques engagées. Mais les "yakafokon" qui se limitent à ce genre de critique oublient qu'en démocratie, une politique publique n'évaluant pas sa faisabilité économique et son acceptabilité sociale n'est jamais qu'une mauvaise politique. Les efforts que l'on demande à chacun, ce sont à chaque fois des coûts (d'évitement, de compensation, de substitution), cela dans une économie ouverte et dans divers engagements européens ou internationaux de la France où l'on flatte par ailleurs la baisse des coûts, l'avantage compétitif, la hausse des pouvoirs d'achat, etc. A un moment, cette équation ne peut plus fonctionner.  L'approche systémique et intégrée de l'eau comme hydrosystème relié à tout le bassin versant est intellectuellement correcte, mais elle est économiquement lourde puisqu'elle regarde désormais l'ensemble des usages.

Dans le cas de la DCE, des économistes français ont par exemple montré récemment que son analyse coût-bénéfice est mauvaise dans la majorité des cas, en particulier dans les zones rurales à faible population mais fort linéaire de cours d'eau (Feuillette et al 2016). Ce genre d'observation justifie que la politique de l'eau (comme la politique des biens communs environnementaux en général) soit à forte composante publique dans son financement, avec certains objectifs écologiques sans équivalent monétaire. Mais nous atteignons alors la question de la limite des revenus fiscaux de l'eau que l'on peut attribuer chaque année aux besoins d'amélioration de la ressource ou à des objectifs de biodiversité qui ne sont pas toujours partagés par le corps social.

Dans son Blueprint for Water, la Commission européenne avait pointé entre autres problèmes le manque de connaissance et d'utilisation des instruments économiques dans la gouvernance de l'eau. L'OCDE avait formulé la même critique (OECD 2012). Comme l'observe dans un papier récent J Berbel et A Exposito "la DCE et la politique de l'UE dans le domaine de l'eau ont principalement été élaborées par des décideurs ayant une formation en hydrologie, en génie civil ou en administration publique. Jusqu'à présent, l'économie a joué un rôle secondaire, mais la DCE révisée devrait placer l'économie, et donc les économistes et les connaissances économiques, au cœur de la politique de l'eau de l'UE et au service de ses objectifs sociaux et environnementaux" (Berbel et Exposito 2018).

Encore faut-il que les économistes s'accordent sur les modèles d'estimation des biens, services, externalités liés à l'eau et à échelle de la collectivité : alors que nous sommes à la veille de la révision DCE, ce consensus paraît très loin d'être constitué. Avec le risque de reproduire les approximations à l'oeuvre depuis 2000 et de reconduire des objectifs sans les financements qui les garantiraient.

Le paradigme failli de l'état de référence : négation de la nature hybride et dynamique
Si la DCE 2000 rencontre l'écueil de la faisabilité économique de ses ambitions, le problème de cette directive est aussi plus profond et plus structurel. Il réside dans le choix de l'état de référence écologique comme objectif systématisé à chaque masse d'eau.

Gabrielle Bouleau et Didier Pont en rappelaient ainsi le principe : "la DCE définit les conditions de référence d’un système écologique comme celui prévalant en l’absence ou la quasi-absence de perturbations anthropiques. Cela correspond à des caractéristiques hydromorphologiques, physicochimiques et biologiques 'non perturbées', des concentrations en polluants de synthèse proches de zéro et des teneurs relevant du 'bruit de fond' en polluants non synthétiques. La chimie de l’eau et la toxicologie permettent d’étalonner les concentrations en fonction des risques sanitaires associés. Du côté de l’écologie, l’étalonnage repose sur une typologie régionalisée des milieux aquatiques qui rend compte de la variation de biodiversité induite par les caractéristiques écorégionales (facteurs hydroclimatiques, habitat physique, facteurs trophiques et biotiques) sur des cours d'eau non perturbés de taille relativement similaire. Le bon état correspond à un écart à cette référence n’entraînant pas de distorsion notable des biocénoses. Un écart plus notable est interprété comme le signe d’une perturbation des facteurs-clés déterminant la biodiversité localement. Cette approche suppose un retour possible au bon état en cas de suppression de la perturbation, sous réserve que cette dernière n’ait pas engendré d’irréversibilité." (Bouleau et Pont 2015).

En d'autres termes, les hauts fonctionnaires ayant conçu la DCE 2000 se sont imaginés que les rivières européennes, modifiées par 5000 ans d'occupations humaines sur les bassins versants, pourraient retrouver un état "naturel" ou "quasi-naturel" avec très peu d'influence anthropique en l'espace de 25 ans seulement… On critique parfois des politiques et des administratifs "hors-sol", il faut admettre que la réalité donne quelques fondements à ce grief.

Autant les indicateurs chimiques relèvent la présence ou l'absence d'une substance, paramètre en soi modifiable à la source dans beaucoup de cas, autant les indicateurs biologiques ou morphologiques se révèlent plus problématiques dans leur interprétation et leur pronostic d'évolution. En voici quelques raisons :
  • les systèmes naturels sont non réversibles, rien ne laisse penser qu'on reviendrait à un état antérieur et notamment "avant l'homme",
  • les systèmes naturels sont dynamiques et ne se stabilisent pas sur un point d'équilibre (ancienne vision du "climax" abandonnée en écologie),
  • le changement climatique est en train de modifier les écotypes de nombreuses rivières à travers leurs conditions hydrologiques et thermiques,
  • la biodiversité acquise depuis plusieurs millénaires (plus encore depuis 100 ans) est déjà considérable et elle dévie des assemblages de la biodiversité endémique,
  • les influences de tout le bassin versant (et non du seul tronçon de lit mineur) sur les propriétés de l'eau et des milieux suggèrent qu'un état de référence pré-humain engagerait la reconfiguration de tout le bassin versant (et non quelques actions ponctuelles sur le lit et la berge),
  • le temps de réaction des hydrosystèmes à des impacts ou des restaurations est assez largement inconnu, mais on sait déjà qu'il superpose des influences à toutes échelles (de l'heure au millénaire), avec aucun espoir que le quart de siècle de la DCE soit une période pertinente pour atteindre puis conserver un état donné.
Revenir à l'état de référence non perturbé relève donc d'un paradigme déchu, destiné aux plus grandes difficultés et incertitudes sur ce qui surviendra réellement dans nos eaux au cours des prochaines décennies. Et développer des modèles pression-impact-réponse trop simplistes ne produira pas les résultats attendus.

Voici près de 10 ans, Simon Dufour et Hervé Piégeay observaient déjà : "Au cours des deux dernières décennies, la restauration des rivières est de plus en plus devenue un domaine de recherche posant une série de questions complexes liées non seulement à la science mais aussi à la société. Pourquoi devrions-nous restaurer les écosystèmes? La restauration est-elle toujours bénéfique? Quand est-ce bénéfique? Quels devraient être les états de référence cibles? Qu'est-ce que le succès et quand peut-il être évalué? (… ) Bien que le désir de recréer le passé soit tentant, la science a montré que les systèmes fluviaux suivent des trajectoires complexes qui rendent souvent impossible le retour à un état antérieur. (…) Nous soutenons que la stratégie fondée sur les références devrait être progressivement remplacée par une stratégie axée sur les objectifs qui reflète les limites pratiques du développement de paysages durables et l'importance émergente de la prise en compte des services à la personne rendus par l'écosystème cible." (Dufour et Piégeay 2009)

La révision de la DCE en 2019 doit être l'occasion de repenser sa construction économique et son assise écologique.

25/09/2017

Les pollutions chimiques doivent devenir un enjeu prioritaire des rivières françaises

Des centaines de molécules chimiques (pesticides, médicaments, retardateurs de flamme, etc.) ayant des effets sur le vivant circulent dans les rivières françaises. Les travaux de recherche menés ces dernières années montrent que leur impact est mal évalué et probablement sous-estimé. Une modélisation de l'Inserm venant de paraître a démontré pour la première fois que l'effet cocktail est une réalité sur la perturbation endocrinienne, avec certains effets à faible dose potentialisés 10.000 fois par la présence de plusieurs substances. La France est par ailleurs en retard sur le contrôle chimique de ses eaux comme sur la mise en œuvre de ses plans de prévention, dont Ecophyto. Alors que le budget contraint des Agences de l'eau ne permet pas d'engager toutes les actions, l'insistance sur la morphologie et la continuité écologique n'apparaît pas comme une priorité – et pire, elle représente dans certains cas une augmentation du risque chimique, comme l'ont montré plusieurs travaux de recherche.



Dans une recherche menée sur des cellules humaines, des équipes de l'Inserm viennent de démontrer pour la première fois que l'effet cocktail est une réalité (Gaudriault et al 2017, Environ Health Perspect, DOI:10.1289/EHP1014). Plusieurs molécules perturbatrices endocriniennes ne se contentent pas d'additionner leurs effets sur les cellules, mais peuvent les exacerber d’un facteur 10 à 10000 en fonction de la molécule considérée. Les molécules étudiées par les chercheurs comportent notamment des médicaments et des pesticides dont on trouve la présence dans les rivières, les lacs, les estuaires et les nappes. De très nombreux travaux ont déjà montré depuis 20 ans des phénomènes de féminisation de plusieurs espèces de poissons à l’exutoire de zones polluées.

Les micropolluants et notamment les pesticides font l'objet d'une surveillance dans les eaux françaises. Selon la dernière évaluation du CGDD (commissariat général au développement durable), en 2014, près de 700 pesticides sont surveillés dans les eaux françaises, 389 pesticides sont quantifiées dans les cours d’eau et 265 dans les eaux souterraines. Des pesticides sont quantifiés au moins une fois pour 87 % des 3052 points de mesure des cours d’eau, et pour 73 % des 2121 points de mesure des  eaux souterraines. Dans plus de la moitié des points de mesure sur les cours d'eau, on trouve de 10 à 89 substances présentes simultanément (CGDD 2014, site). L'effet cocktail joue donc à plein. Une recherche récente de l'Inra a rappelé l'échec du plan Ecophyto I dans la réduction des pesticides (Hossard et al 2017, Science Total Envi, DOI:10.1016/j.scitotenv.2016.10.008).

En 2015, Sebastian Stehle et Ralf Schulz ont montré à travers l'analyse de 28 substances et 833 travaux publiés sur les cours d'eau européens que sur les sites contaminés (11300 mesures), 52,4% des mesures montrent des quantités au-delà du seuil de tolérance environnementale, 82,5% quand on examine les seules contaminations des sédiments. Les auteurs rappellent que la charge en pesticides peut réduire de plus de 40% la biodiversité de certaines classes (comme les invertébrés d'eaux courantes). En moyenne, quand on atteint le seuil réglementaire toléré, la perte est de 30%. Elle est encore de 12% quand on est à 10% du seuil de tolérance (Stehle et Schulz 2015, PNAS, DOI: 10.1073/pnas.1500232112).

La révision de la directive cadre européenne, qui commence en 2019, doit intégrer ces connaissances. En 2017, Werner Brack et 24 collègues européens en écotoxicologie ont tiré les enseignements du projet  SOLUTIONS et du réseau NORMAN dédiés à l'analyse de la surveillance chimique dans le cadre de la directive cadre européenne. Ces chercheurs publient 10 recommandations pour un changement de cap dans cette prise en compte des polluants chimiques par la DCE 2000. Ils soulignent notamment l'importance de la prise en compte des effets additifs et synergistiques, la vigilance sur les sédiments contaminés et leur remobilisation (Brack et al 2017, Science Total Envi, DOI:10.1016/j.scitotenv.2016.10.104).

L’ensemble de ces travaux convergent vers une même conclusion : si les rivières et les milieux aquatiques sont l’objet de multiples pressions, les impacts résultant de la pollution chimique doivent faire l’objet d’un traitement renforcé et prioritaire dans les prochaines années.

La réforme française de continuité écologique : 
un effet négatif sur le risque chimique ?
Dans le cadre de l'interprétation de la directive cadre européenne, la France a choisi de donner une importance forte à la morphologie des cours d'eau, en particulier à la continuité écologique et à la destruction des obstacles à l'écoulement (moulins, étangs, lacs, etc.). Ce choix paraît périlleux au regard de la question chimique.

D'abord, il est impossible de dire si la morphologie est un facteur prioritaire de dégradation de qualité des milieux tant que l'on ne dispose pas d'une estimation correcte de l'ensemble des impacts, et notamment des pollutions chimiques. On risque de divertir l'argent public sur des questions de second ordre, alors même que nous sommes déjà en retard sur nos objectifs de qualité à l'échéance 2027 fixée par la DCE pour le bon état.

Ensuite, la destruction des ouvrages remobilise des sédiments de leur retenue comme l’érosion des sols de berges, et ceux-ci font rarement l'objet d'analyse toxicologique. Or, il a été montré par des travaux anglais sur des ouvrages en rivières que le risque de pollution vers l'aval est réel, et non limité à la proximité immédiate des sites détruits (Howard al 2017, Geomorphology, DOI:10.1016/j.geomorph.2017.05.009). Il faut ajouter que la transparence hydrologique et sédimentaire souhaitée par la réforme de continuité écologique conduit à amener plus rapidement des eaux et sédiments plus pollués dans les plaines alluviales et les estuaires.

Enfin, une équipe française a analysé la capacité d'un petit étang à épurer les pesticides d'un bassin versant et a conclu à un rôle positif. "En vue de maintenir la continuité écologique des cours d'eau, la suppression des barrages est actuellement promue. Avant que des actions en ce sens soient entreprises, une meilleure connaissance de l'influence de ces masses d'eau sur la ressource, incluant la qualité de l'eau, est nécessaire", écrivent les scientifiques (Gaillard et al 2016, Environ Sci and Pollution Res, DOI:10.1007/s11356-015-5378-6). La vocation des retenues n'est pas d'épurer les eaux, et les pollutions doivent être traitées à la source. Mais tant que les pressions subsistent sur les bassins versants, ce rôle d'auto-épuration doit être évalué et modélisé plus finement qu'il ne l'est aujourd'hui.

23/04/2017

Pourquoi la GEMAPI va consacrer la mauvaise gestion écologique des rivières

GEMAPI, cela vous dit quelque chose? Ce nouvel acronyme dans la très riche collection de l'administration française signifie gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations. C'est une compétence qui, à compter du 1er janvier 2018, va être dévolue aux communes ou intercommunalités. Concrètement, cela sera confié le plus souvent à des syndicats mixtes travaillant à échelle du bassin versant. Cela avait tout l'air d'une bonne idée: enfin un interlocuteur local unique, responsable du bon état écologique et chimique des rivières du bassin versant. Mais la GEMAPI est d'ores et déjà le nom d'une erreur et d'une confusion: des éléments essentiels échappent en réalité à cette compétence, comme les pollutions, l'artificialisation des sols ou la gestion des ouvrages hydrauliques. Au nom de la GEMAPI, on va surtout faire de la restauration physique (morphologie) réduite au lit et aux berges, arbitrairement isolée des autres enjeux  écologiques et hydrauliques, aux antipodes de la vraie gestion intégrée à échelle du bassin versant. Les citoyens n'y gagneront pas en visibilité sur l'ensemble de l'action publique, cette dernière augmentant les risques d'être inefficace car fragmentée, mal informée et mal coordonnée. La directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) a créé des outils de diagnostic et des méthodes d'action pour les bassins versants : c'est eux que nous voulons voir expliqués et appliqués désormais en toute transparence sur chaque rivière, pour sortir des initiatives éclatées ne s'engageant pas sur des résultats prioritaires ou des pratiques polluantes ne répondant pas de leurs impacts sur les milieux et la santé.


Revenons un peu en arrière pour comprendre l'ensemble des tâches concernées par le grand cycle de l'eau, c'est-à-dire les milieux naturels (par opposition au petit cycle des prélèvements à usage humain). L'article L 211-7 du code de l'environnement précise le régime général de gestion de la ressource en eau. Il discerne 12 types de compétences correspondant à autant d'enjeux :
1° L'aménagement d'un bassin ou d'une fraction de bassin hydrographique; 
2° L'entretien et l'aménagement d'un cours d'eau, canal, lac ou plan d'eau, y compris les accès à ce cours d'eau, à ce canal, à ce lac ou à ce plan d'eau; 
3° L'approvisionnement en eau; 
4° La maîtrise des eaux pluviales et de ruissellement ou la lutte contre l'érosion des sols; 
5° La défense contre les inondations et contre la mer; 
6° La lutte contre la pollution; 
7° La protection et la conservation des eaux superficielles et souterraines;
8° La protection et la restauration des sites, des écosystèmes aquatiques et des zones humides ainsi que des formations boisées riveraines; 
9° Les aménagements hydrauliques concourant à la sécurité civile; 
10° L'exploitation, l'entretien et l'aménagement d'ouvrages hydrauliques existants; 
11° La mise en place et l'exploitation de dispositifs de surveillance de la ressource en eau et des milieux aquatiques; 
12° L'animation et la concertation dans le domaine de la gestion et de la protection de la ressource en eau et des milieux aquatiques dans un sous-bassin ou un groupement de sous-bassins, ou dans un système aquifère, correspondant à une unité hydrographique.

Cet ensemble cohérent correspond à ce que l'on nomme la gestion intégrée du bassin versant. Le fonctionnement écologique d'un cours d'eau et de ses milieux ne répond pas à un seul compartiment – par exemple l'usage des sols sur les versants, la qualité de l'assainissement, la présence de barrages ou de digues –, mais bien à l'ensemble des impacts qui sont susceptibles de faire varier les propriétés biologiques, physiques et chimiques du système. Ces impacts agissent parfois ensemble, parfois non. Ils ont des effets synergistiques (se renforçant) ou antagonistes (se compensant). Ils ont une importance plus ou moins forte sur les espèces, selon leur nature ou leur intensité, avec des complexités dans le rapport de cause à effet (effet de seuil, effet cocktail ou effet de fenêtre non linéaires, etc.). Ils s'inscrivent dans un contexte plus global, notamment le changement climatique qui va influencer les conditions aux limites du bassin versant (température, précipitation).

Le tout forme un "système", c'est-à-dire un ensemble que l'on ne peut généralement pas comprendre de manière rigoureuse ou modifier de manière prédictible si l'on n'en possède pas tous les éléments et un bon modèle. En cela, la gestion écologique du bassin versant n'est pas comparable à l'action locale de protection d'une espèce particulière ou de conservation d'un milieu classé (comme les Natura 2000).

On prétend faire de la "gestion des milieux aquatiques" sans avoir la main sur des déterminants essentiels de ces milieux
La compétence GEMAPI (gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations) a été créée en 2014 par la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM). Concrètement, cette compétence est exercée par les communes ou par les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre (EPCI FP), c'est-à-dire les communautés de communes, agglomérations, communautés urbaines ou métropoles. Le plus souvent, ces communes ou intercommunalités vont transférer la compétence à un syndicat mixte qui sera en charge du bassin versant : syndicat de rivière, EPTB (établissement public territorial de bassin) ou EPAGE (établissement public d'aménagement et de gestion de l'eau).

Au premier abord, tout cela va dans la bonne direction : la gestion de la rivière en son bassin est confiée au plus proche du terrain, et si possible à un établissement spécialisé couvrant l'ensemble hydrographique.

Mais voilà où le bât blesse : la GEMAPI ne va pas concerner les 12 périmètres de la gestion de bassin énumérés ci-dessus, seulement 4 d'entre eux. En effet, la GEMAPI couvre les seules rubriques 1°) aménagement d'un bassin ou d'une fraction de bassin; 2°) entretien et l'aménagement d'un cours d'eau; 5°) défense contre les inondations et contre la mer ; 8°) protection et la restauration des sites, des écosystèmes aquatiques et des zones humides ainsi que des formations boisées riveraine de l'article L 211-7 CE.

Ce choix pose des problèmes évidents:

  • la division administrative ne correspond pas à la réalité écologique, la compétence GEMAPI sera impuissante à traiter de manière cohérente l'ensemble des problèmes sur le bassin versant. Par exemple, l'assainissement ou la pollution agricole ne seront pas contrôlés par le même gestionnaire que la restauration de berge ou du lit mineur, alors que tous ont une influence sur les espèces (voir le travail de Villeneuve 2015 sur les impacts corrélés à la dégradation écologique des milieux aquatiques) ;
  • au sein de la morphologie (dimension qui revient principalement à la GEMAPI), la répartition des tâches est également incohérente. Par exemple, l'artificialisation des sols (par l'urbanisation ou l'agriculture) est un élément essentiel de la dynamique sédimentaire et de la qualité des substrats de la rivière, de même qu'elle va impacter directement les inondations (augmentation du risque par déconnexion du lit d'expansion de crue ou intensification du ruissellement). Or elle échappe à la GEMAPI. De même, la gestion des ouvrages (digues ou barrages) aurait dû entrer dans cette compétence, puisqu'elle est un élément-clé de la morphologie comme du contrôle des inondations; 
  • pour le citoyen, il n'y aura toujours pas un interlocuteur unique, pleinement responsable de l'ensemble de l'aménagement durable et équilibré de la rivière. En particulier, la question des pollutions chimiques de l'eau, qui est au coeur des préoccupations des riverains, sera toujours traitée à part et sans grande visibilité sur les pollueurs comme sur les progrès des actions antipollution. 

Malgré des volontés affichées de modernisation, de responsabilisation et de simplification de l'action publique, la France persiste donc dans son "millefeuille administratif". Et malgré l'adoption d'un supposé "paradigme écologique" dans la gestion de l'eau, on ne se donne pas les moyens de l'appliquer avec rigueur.

La politique de rivière souffre déjà de longue date des incohérences de sa mise en oeuvre, qui devrait se faire à échelle du bassin versant entier, avec intégration des tous les compartiments pertinents. Ici, outre les inondations, les syndicats et EPTB ayant compétence GEMAPI vont traiter la qualité de l'eau sous l'angle principal de la morphologie et de la restauration physique. Or, de nombreux travaux scientifiques en hydro-écologie ont précisément montré que l'action sur la morphologie seule du lit et des berges ne peut pas produire de bons résultats si le reste du bassin versant est dégradé ou si les opérations morphologiques sont menées sans vision cohérente des potentialités biologiques (voir Nilsson 2014, Hiers 2016 et cette synthèse sur les problèmes rencontrés). D'autres travaux ont montré que la morphologie ne permet pas non plus d'atteindre le bon état écologique et chimique tel qu'il est mesuré par la directive cadre sur l'eau (DCE) (voir l'analyse de Haase et al 2013 sur cette question). Nous sommes à 10 ans désormais de l'échéance-butoir (2027) à laquelle 100% de nos masses d'eau doivent répondre aux critères de qualité posés par l'Europe et acceptés par la France: peut-on vraiment se permettre de perdre encore du temps à des réformes incomplètes?

Retour aux fondamentaux de la DCE, transparence sur les actions et les résultats
La directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) n'est pas parfaite. Elle est fondée sur l'idée discutable que chaque cours d'eau aurait un "état de référence" (celui du cours d'eau similaire le moins impacté par l'homme, voir cet article) et qu'il serait possible d'atteindre en 25 ans le niveau de qualité écologique / chimique de cette référence pour toutes les masses d'eau. C'est douteux car la déviation par rapport à l'état de référence implique généralement des siècles de modification des milieux, d'innombrables activités humaines difficiles à changer en un court laps de temps, et parfois de nouvelles trajectoires du vivant peu susceptibles de revenir à un état antérieur, voire ayant connu des gains en biodiversité par installation d'espèces adaptées. De plus, cette notion de référence est brouillée par le changement climatique qui va modifier les propriétés actuelles des rivières (voir par exemple le travail de Laizé 2017 sur les changements d'écotype attendus).

Malgré ces limites, la DCE 2000 reste le texte de référence pour la gestion de l'eau. Elle a produit (à travers le travail de la recherche appliquée) des outils assez complets de diagnostic de qualité des bassins. Elle prévoit de toute façon la possibilité de constater l'impossibilité d'atteindre un bon état dans des délais ou des coûts raisonnables pour la collectivité. Donc, il faut travailler pour le moment dans cette logique (de toute façon une obligation de résultat pour tous les Etats-membres de l'Union), quitte à la réviser s'il devient manifeste que les méthodes ou les objectifs ont été mal conçus.



Le méthode proposée par l'Agence européenne de l'environnement pour appliquer la DCE est la suivante (cliquer sur le schéma ci-dessus) : on analyse en premier lieu des données biologiques (poissons, invertébrés, diatomées, macrophytes), afin de vérifier si la rivière est en état bon, moyen ou mauvais au regard des espèces-repères présentes. S'il y a dégradation (état moyen ou mauvais), on analyse les données physico-chimiques et chimiques connues pour dégrader les indicateurs biologiques (matières en suspension, nitrates, phosphates, métaux lourds, pesticides, micropolluants, etc.). On examine également les éléments morphologiques relatifs au lit (fragmentation longitudinale, endiguement, état des berges, diversité des faciès d'écoulement, nature des substrats) et au bassin (occupation des sols).

C'est la base diagnostique minimale qui doit être assurée sur chaque tronçon cohérent d'une rivière. Viennent ensuite des données localement pertinentes que le gestionnaire a vocation à rassembler sur l'hydrosystème dont il a la charge (voir cet article détaillé): l'histoire du cours d'eau et les événements utiles pour comprendre son état actuel (par exemple activités industrielles ou agricoles passées, introduction d'espèces pour la pêche et présence d'invasives), des analyses élargies de biodiversité, qui ne se limite pas aux indicateurs de la DCE (par exemple oiseaux, mammifères, mollusques, crustacés), des études sur les fonctionnalités (connectivité latérale et longitudinale, auto-épuration, amortissement des ondes de crue), etc.

Au regard de ce qui précède, les riverains doivent donc demander :
  • le retour aux fondamentaux, avec publication et explication des mesures de qualité DCE sur chaque masse d'eau (soit un "check up" de la rivière fondé sur la soixantaine de mesures obligatoires sur les indicateurs biologiques, les données physcico-chimiques de l'eau, les pollutions chimiques circulantes, les critères morphologiques, le tout étant analysé selon les méthodes définies par les chercheurs en intercalibrage européen),
  • le bilan approfondi du bassin versant avec analyse DCE au-delà des seuls points de mesure (très peu nombreux) des agences de l'eau ou des Dreal pour le rapportage à l'Europe, afin de disposer d'une vision complète des altérations et des marges de progression,
  • une action prioritaire sur l'amélioration des indicateurs en état mauvais ou moyen, puisqu'il s'agit de notre obligation à court terme (2027), la recherche du très bon état écologique n'étant pas l'enjeu du moment (il faut le préserver là où il est déjà acquis, mais pas spécialement le viser tant qu'il reste des masses d'eau du bassin en état moins que bon),
  • un tableau de bord des performances du gestionnaire avec définition (rigoureuse, et non intuitive) des impacts entraînant la dégradation des indicateurs DCE, investissements pour réduire ces impacts, suivi annuel des résultats des actions menées,
  • la désignation d'une mission responsable devant les citoyens et les élus du territoire de la gestion du bassin versant et de ses résultats, soit le bureau du syndicat / EPTB (si la GEMAPI est réformée pour intégrer toutes les compétences "eau" nécessaires à une approche intégrée) soit un bureau inter-organismes composé par des représentants du syndicat / EPTB et des autres instances compétentes (en particulier celles en charge de travailler sur les pollutions et les usages des sols, premiers facteurs de variation écologique selon les études d'hydro-écologie quantitative). 

Si la GEMAPI consiste à réaliser quelques opérations de restauration physique au hasard des financements et des opportunités locales, sans produire une vision d'ensemble de l'écologie du bassin et sans coordonner les acteurs concernés par les impacts sur l'eau (notamment les agriculteurs, les industriels, les réseaux d'assainissement, les schémas d'occupation des sols), elle produira une mauvaise écologie. Et elle n'aura pas de crédibilité pour répondre aux questions légitimes des citoyens sur les causes exactes de dégradation de leurs nappes, rivières et plans d'eau. La réforme aujourd'hui envisagée en France de la loi sur l'eau de 2006 comme la révision de la DCE en 2019 doivent être l'occasion de poser ces questions sur la table, pour orienter la politique territoriale de l'eau vers plus de transparence et d'efficience.

22/02/2017

La Commission européenne vise l'atténuation des impacts d'ouvrages hydrauliques, pas leur destruction

L'administration française tente par tous les moyens de justifier ses choix selon lesquels la continuité longitudinale serait un élément essentiel de qualité de l'eau, et la destruction des ouvrages la solution préférable pour rétablir cette continuité. Elle met volontiers en avant de soi-disant obligations européennes en ce domaine. Mais le Plan d'action (Blue Print) adopté en 2012 par la Commission européenne indique qu'il convient de chercher une atténuation des effets des ouvrages hydrauliques par des dispositifs de franchissement, dans le cadre d'une adaptation progressive. Rien à voir avec l'acharnement destructeur de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'Environnement ou des Agences de l'eau. L'Europe est raisonnable en ce domaine, comme le sont au demeurant les parlementaires français depuis 2006. C'est l'administration qui surinterprète et surtranspose lois et directives au service d'un programme excessif et conflictuel. 


Comme nous l'avions rappelé dans un précédent article, la directive cadre européenne 2000 se contente de citer la "continuité de la rivière" dans une de ses annexes, comme élément d'appréciation de son état écologique. Sachant que ladite continuité possède 4 dimensions (longitudinale, latérale, verticale, temporelle) et que l'essentiel de la littérature scientifique internationale concerne l'impact des grands barrages ou des endiguements des grands axes fluviaux (voir cet article sur l'histoire du "river continnum concept" en écologie).

En 2012, un Plan d'action pour la sauvegarde des ressources en eau de l'Europe (appelé "Blue Print") a été adopté la Commission européenne. Il définit les orientations de reconquête de l'état écologique et chimique des masses d'eau européennes.

Concernant le constat, la Commission européenne rappelle la diversité des pressions sur l'eau :
Les principales causes des effets négatifs sur l'état des eaux sont liées entre elles. Il s'agit notamment du changement climatique, de l'utilisation des sols, d'activités économiques telles que la production d'énergie, l'industrie, l'agriculture et le tourisme, mais aussi du développement urbain et de l'évolution démographique. Ces causes exercent une pression sous différentes formes: émissions polluantes, surexploitation des ressources en eau (stress hydrique), modification physique des masses d'eau et phénomènes extrêmes, tels que sécheresses et inondations, qui devraient augmenter si aucune mesure n'est prise. L'état écologique et chimique des eaux de l'UE s'en trouve donc menacé, de plus en plus de régions de l'UE risquent de connaître des pénuries d'eau et les écosystèmes aquatiques, qui rendent des services dont nos sociétés ont besoin, peuvent devenir plus vulnérables à ces types de phénomènes extrêmes. Il faut s'attaquer à ces problèmes pour préserver ces ressources indispensables à la vie, à la nature et à l'économie, et protéger la santé humaine. 
Cette énumération présente des manques — par exemple les espèces dites invasives ou exotiques, qui modifient la composition faunistique et floristique des milieux aquatiques, ou encore la pression de pêche, qui reste localement problématique pour certaines espèces menacées (saumons, anguilles). Elle comporte aussi des contradictions potentielles — par exemple, si les phénomènes extrêmes comme les sécheresses et les crues représentent des menaces croissantes pour les sociétés humaines, il sera difficile d'y répondre sans poursuivre à certain degré la modification physique des cours d'eau. Les solutions douces (comme la restauration de continuité latérale en champ d'expansion de crue) et vertueuses (comme les économies d'eau)  ne suffiront pas forcément à protéger les grands bassins urbanisés ni à répondre aux besoins agricoles en situation de changement climatique.

Concernant plus particulièrement la morphologie et la continuité, le Plan d'action de la commission européenne observe :
Si les évaluations de l'état écologique doivent encore être améliorées, il apparaît que la pression la plus courante sur l'état écologique des eaux de l'UE (19 États membres) provient de modifications des masses d'eau dues, par exemple, à la construction de barrages pour des centrales hydroélectriques et la navigation ou pour assécher les terres pour l'agriculture, ou à la construction de rives pour assurer une protection contre les inondations. Il existe des moyens bien connus pour faire face à ces pressions et il convient de les utiliser. Lorsque des structures existantes construites pour des centrales hydroélectriques, la navigation ou à d'autres fins interrompent un cours d'eau et, souvent, la migration des poissons, la pratique normale devrait être d'adopter des mesures d'atténuation, telles que des couloirs de migration ou des échelles à poissons. C'est ce qui se fait actuellement, principalement pour les nouvelles constructions, en application de la directive-cadre sur l'eau (article 4, paragraphe 7), mais il est important d'adapter progressivement les structures existantes afin d'améliorer l'état des eaux.
La pratique "normale" pour l'Europe ne consiste donc pas à privilégier la destruction comme solution de première intention – choix opéré par la seule administration française – mais l'atténuation des impacts des ouvrages par des dispositifs de franchissement. Par ailleurs, la Commission européenne parle d'une évolution raisonnée ("adapter progressivement"), en aucun cas d'une restauration brutale de continuité longitudinale consistant à classer des bassins versants avec des dizaines à centaines d'ouvrages pour en supprimer le plus grand nombre en l'espace de quelques années.


Pour l'évaluation de l'état écologique des eaux, la Commission européenne fonde ses jugements sur la base des rapportages qui lui sont faits par les Etats-membres. Elle prend soin de rappeler que ces évaluations doivent "encore être améliorées". Dans le cas de la France, l'hypothèse selon laquelle la moitié des masses d'eau serait altérée par la morphologie a été faite lors des premiers états des lieux de bassin de 2004-2005. A cette époque, les gestionnaires (Agences de l'eau responsables du rapportage) ne disposaient d'aucune base scientifique solide pour évaluer l'état des 10.000 masses d'eau superficielles françaises, en particulier elles n'avaient pas l'ensemble des mesures biologiques, physico-chimiques et chimiques indispensables à la caractérisation précise des pressions. Cette précipitation a conduit la France à s'engager imprudemment dans l'objectif de 2/3 des masses d'eau en bon état 2015, un but qui ne fut jamais atteint (nous sommes actuellement à 44% des masses d'eau en bon état, et l'Europe s'inquiète plutôt de la qualité chimique de nos rivières).

Aujourd'hui encore, le plus grand flou règne quand on attribue une variation d'état écologique à l'hydromorphologie. Car en fait, la morphologie concerne tous les processus influençant l'érosion, le transport et le dépôt des sédiments par l'eau, ce qui est vaste. Certains phénomènes de long terme, comme l'alternance de l'emprise et de la déprise agricoles sur les sols des bassins versants ou l'effet des grands aménagements hydrauliques du XXe siècle, sont loin d'être correctement caractérisés. Les milieux ne sont probablement pas en situation d'équilibre, c'est-à-dire qu'ils évoluent encore aujourd'hui sous l'effet des impacts passés. Cet ajustement dynamique fait du diagnostic morphologique des bassins un exercice difficile, surtout si l'on prétend statuer par rapport à un "état de référence" de l'eau et de ses milieux.

Gardons-nous donc d'un certain simplisme et d'une certaine précipitation dans le discours gestionnaire des rivières, en particulier pour l'écologie où interdépendance et complexité sont les maîtres-mots des phénomènes naturels que nous observons. L'Europe nous demande à bon droit d'améliorer l'état écologique et chimique de nos rivières et de nos nappes. Elle ne signe pas un blanc-seing à des logiques d'apprentis-sorciers.

Illustration : aménagement du Rhône et du port Edouard-Herriot, 1935, Compagnie nationale du Rhône (CNR) (source, creative commons). En Europe, la morphologie des cours d'eau a été progressivement modifiée par l'occupation humaine de tous les bassins versants, et le phénomène a connu une intensification au XXe siècle, le machinisme et la croissance permettant de multiplier petits et grands travaux hydrauliques à un rythme inaccessible aux époques antérieures.

24/01/2017

La moitié des rivières européennes devrait changer d'écotype d'ici 2050 (Laizé et al 2017)

Selon une étude venant de paraître, la moitié des masses d'eau de surface européennes devrait changer de régime hydrologique d'ici quelques décennies sous l'effet des changements climatiques et des usages humains associés. Avec d'inévitables conséquences sur les écosystèmes aujourd'hui en place. La France sera particulièrement concernée. Ce résultat repose une question intriguant déjà nombre de chercheurs en écologie des milieux aquatiques: pourquoi donc la directive cadre européenne sur l'eau s'est-elle construite sur l'idée qu'il existerait un "état de référence" intangible de chaque rivière?

Le travail de Cédric Laizé, Mike Acreman et Ian Overton s'inscrit dans le projet SCENES (water SCenarios for Europe and for NEighbouring States) visant à anticiper les évolutions hydrologiques du Vieux Continent ainsi que de ses voisins anatolien et méditerranéen. Deux modèles climatiques de circulation globale ont été mobilisés, IPSL-CM4, de l'Institut Pierre Simon Laplace (France) ; MIROC3.2, du Centre de recherche sur le système climatique (Japon). Les chercheurs ont comparé les données de référence 1961-1990 (Climate Research Unit, Royaume-Uni) avec le projections 2040-2069 des modèles.

Les auteurs rappellent l'importance du régime hydrologique des débits dans la caractérisation écologique des rivières. "Bien que beaucoup de facteurs influencent le type et la condition des écosystèmes d'eaux douces, incluant la lumière, la température de l'eau, les nutriments et les interactions entre espèces (Moss et al 2009), dans les rivières c'est le débit (c'est-à-dire l'écoulement mesuré comme volume par unité de temps) qui est considéré comme le facteur clé (…) le paradigme du régime de débit naturel (Poff et al 1997) pose que le caractère dynamique du débit naturel d'un cours d'eau - caractérisé par son amplitude, sa fréquence, sa durée, sa période et son rythme de changement – est central pour soutenir la biodiversité et l'intégrité de l'écosystème (Lytle et Poff 2004)".

Laizé et ses collèges ont donc créé des indicateurs de débit (Monthly Flow Regime Indicators MFRIs) avec 14 métriques d'intérêt pour leur influence sur les écosystèmes de rivière. Par une analyse en partitionnement (clustering), 13 écotypes d'écoulement ont été définis (10 existant aujourd'hui et 3 n'existant pas actuellement en Europe). Ces types éco-hydrologiques se différencient par la saisonnalité des hautes eaux (hiver, printemps), par l'ampleur et la variabilité des régimes (basses eaux, hautes eaux), par la fréquence des extrêmes.



Changement des régimes hydrologiques autour de 2050 selon le modèle IPCM4 EcF, en vert pas de changement, en bleu changement dans un régime déjà existant, en rouge apparition d'un nouveau régime inexistant sur la zone. On voit que les bassins français devraient être massivement concernés par des évolutions hydroclimatiques.  Extrait de Laizé et al 2017, art cit, droit de courte citation.

Résultats (fourchettes basses et hautes des deux modèles):
  • 30 à 49% des rivières ne changent pas de type de débit;
  • 42 à 55% des rivières changent de type, pour un type connu;
  • 9 à 18% des rivières entrent dans un type encore inconnu (plutôt des régimes à dominante hivernale avec peu de variabilité et d'extrêmes).
Conclusion des scientifiques : "il est donc raisonnable de dire que si une rivière change d'un type éco-hydrologique de débit pour un autre, il existe un potentiel pour de nouveaux écosystèmes, particulièrement si cela résulte en une perte d'espèces existantes. Cependant, l'écosystème qui se dévelopera réellement dépendra de la capacité des nouvelles espèces qui arrivent à exploiter des niches disponibles".

Discussion
Les prévisions des modèles mobilisés par Cédric Laizé et ses collègues se réaliseront-elles? C'est incertain, car les modèles hydroclimatiques appliquées aux échelles régionales donnent encore des résultats divergents (ce qui est le cas, dans le détail, des 2 modèles ici mobilisés). Le climat fonctionne par couplage dynamique océan-atmosphère, avec des oscillations naturelles et des évolutions stochastiques, donc savoir comment les forçages anthropiques vont altérer ces mécanismes et leur téléconnexions restent un champ assez ouvert pour la modélisation climatique.

Cette réserve étant posée, la plupart des climatologues et hydrologues pensent que le régime des rivières sera bel et bien modifié de manière substantielle par les changements climatiques annoncés au cours du siècle. S'il est encore difficile de prédire avec précision l'avenir de chaque grand bassin, des évolutions thermiques et hydrologiques sont à peu près inévitables. Et cela à relativement court terme – quelques décennies, ce qui est peu pour le vivant.

Comme le relèvent Cédric Laizé et ses collègues, les changements hydrologiques impliqueront des évolutions écosystémiques. Cela rend quelque peu problématique l'approche choisie par l'Union européenne dans la directive cadre sur l'eau : définir des "états de référence" biologiques et physico-chimiques afin de déterminer quels peuplements et écoulements "naturels" sont attendus sur des cours d'eau, et forment donc l'objectif de la conservation ou de la restauration de ceux-ci. En effet, en prenant comme base des statistiques d'observation de la fin du XXe siècle, nous avons de bonnes chances de poser des référentiels de qualité ou d'intégrité qui deviendront automatiquement désuets à mesure que le vivant s'adaptera aux conditions nouvelles. Ce malentendu fondateur de la DCE 2000, déjà souligné par des chercheurs dubitatifs sur l'approche choisie par les gestionnaires (voir Bouleau et Pont 2015), gagnerait à être éclairci au plus vite.

Mais la Direction générale Environnement de la Commission de Bruxelles est-elle davantage ouverte aux nuances, incertitudes et réserves des débats scientifiques en écologie que ne le sont nos bureaucraties nationales? Au regard de la genèse de la directive cadre (voir Loupsans et Gramaglia 2011), il y a quelques craintes à avoir…

Référence : Laizé C et al (2017), Projected novel eco-hydrological river types for Europe, Ecohydrology & Hydrobiology DOI: 10.1016/j.ecohyd.2016.12.006

19/01/2017

Loire-Bretagne, doublement en huit ans des rivières en état mauvais ou médiocre

Entre 2006 et 2013, le nombre de rivières du bassin Loire-Bretagne en état écologique médiocre ou mauvais a été multiplié par deux, alors que le nombre de rivières en état excellent a été divisé par deux. Imperturbable, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne nous assure tout de même que "la mobilisation est payante". Loire-Bretagne, c'est aussi un bassin pilote des politiques les plus extrêmes en matière de continuité écologique, là où la doctrine du rapport Malavoi 2003 faisait la promotion de la destruction systématique des ouvrages sans usage. On voit le brillant résultat des choix opérés par les gestionnaires publics… 

En éditorial de la dernière livraison de L'Eau en Loire-Bretagne (janvier 2017), Martin Gutton, directeur général de l'Agence de l'eau, affirme : "Notre bassin affiche aujourd’hui 30 % de ses cours d’eau en bon ou très bon état et il ambitionne d’atteindre l’objectif de 61 % à l’échéance 2021. Cela pourrait être décourageant si le suivi de la qualité de l’eau ne montrait pas que là où l’on agit de façon éclairée et concertée, la mobilisation est payante et les résultats sont là."

Le tableau de synthèse est le suivant:

On constate qu'entre 2006 et 2013:
  • le nombre rivière en état mauvais a doublé
  • le nombre de rivière en état médiocre a doublé
  • le nombre de rivière en bon état a stagné
  • le nombre de rivière en état excellent a été divisé par deux
Quant à l'état chimique des eaux du bassin, déjà absent lors de l'adoption du Sdage 2016-2021, le mystère plane encore. "À côté de l’état écologique, nous dit la publication, l’état chimique des eaux de surface s’appuie sur 56 substances prioritaires et prioritaires dangereuses retenues au niveau européen. Ce sont des substances qui posent un problème globalement en Europe, certaines pouvant ne pas être retrouvées en quantité importante en France. L’Union européenne permet de séparer les substances dites ubiquistes (contamination générale de l’environnement) des autres substances.Un suivi spécifique des substances prioritaires a été lancé sur la période 2015-2017. En 2015, les suivis ont été effectués sur 105 stations du réseau de contrôle de surveillance (RCS). Pour les substances non ubiquistes, 87 stations sont en bon état chimique et 3 en mauvais état. Pour les 15 dernières stations, l’état chimique n’a pas pu être déterminé".

Mais la même publication nous dit qu'il y a 837 stations dans le réseau de contrôle de surveillance: pourquoi les mesures sont-elles faites dans 105 d'entre elles, soit 12,5% seulement? On l'ignore. Et comme la plupart des rivières sont polluées par des substances ubiquistes (comme les HAP, hydrocarbures aromatiques polycycliques) ainsi que par un cocktail de centaines de micro-polluants échappant aux obligations de surveillance de la DCE, on suppose que le bilan n'est pas fameux et que très peu de rivières du bassin peuvent afficher un bon état écologique et chimique (l'obligation européenne concernant ces deux dimensions).

Le bilan est donc celui d'un échec flagrant. Loin de répondre à la question que tout le monde se pose – à savoir l'utilité des centaines de millions d'euros dépensés chaque année pour atteindre le bon état écologique et chimique des eaux –, le magazine de l'Agence de l'eau se contente d'énumérer les problèmes par sous-bassins et de se décerner quelques satisfecit de-ci de-là. Mais pourquoi ce qui n'a pas fonctionné depuis 2006 aurait des effets demain? Et qui paiera les amendes à l'Europe si cette tendance se poursuit?

30/04/2016

Pollution chimique des eaux: la France n'applique pas les règles

Les centaines de millions d'euros dépensées annuellement pour la "restauration physique" des rivières n'ont pas seulement des effets négligeables sur la qualité chimique et biologique de l'eau, voire des effets négatifs si l'on supprime des étangs, biefs, retenues et réservoirs: ce sont autant d'investissements qui manquent pour mesurer et combattre efficacement la contamination des milieux aquatiques. La France vient de subir un nouveau rappel à l'ordre de la Commission européenne à ce sujet. Nous devons surveiller une infime partie des contaminants qui circulent réellement dans les eaux superficielles et souterraines, et nous n'en sommes même pas capables. Manque de moyens? Allons donc, pour casser un moulin, l'Agence de l'eau sera toujours prête à dilapider l'argent public…

Dans un avis motivé publié cette semaine, la Commission européenne demande à la France d’envoyer des informations complémentaires sur la mise en œuvre de la directive relative aux substances prioritaires dans le domaine de l’eau (la directive 2013/39/UE) dans la législation française. Cette obligation devait être remplie pour le 14 septembre 2015.

Les substances prioritaires sont des produits chimiques qui présentent un risque significatif pour ou via l’environnement aquatique au niveau de l’Union. La directive vise à réduire à la source ce type de pollution des eaux en fixant des niveaux de concentration ne présentant de dangers ni pour l’environnement aquatique, ni pour la santé humaine – du moins selon l'évaluation dominante des experts, qui n'ont pas de consensus à ce sujet. La France ne s’étant pas conformée au délai initial fixé, la Commission européenne lui a adressé une lettre de mise en demeure le 20 novembre 2015. La législation nationale transposant la directive présentée par les autorités françaises restant incomplète à ce jour, la Commission lui fait cette fois parvenir un avis motivé. Si la France ne donne pas suite dans un délai de deux mois, la Commission pourra saisir la Cour de justice de l’Union européenne.

De quoi s'agit-il?
La Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) impose, pour le volet chimique de qualité de l'eau, le suivi d'un certain nombre de contaminants. Dans un premier temps, 20 substances ont été définies comme "prioritaires", 13 substances comme "prioritaires et dangereuses" : des pesticides (triazines, organophosphorés, organochlorés, chlorobenzènes, urée substituée, chlorophénols, dinitroanilines), des solvants, plastifiants, isolants, surfactants et autres intermédiaires industriels (esters, composés organiques volatils, hydrocarbures halogénés, phénols, composés du tributylétain), des hydrocarbures aromatiques (HAP) et halogénés, des métaux et métalloïdes, des retardateurs de flamme (diphényléthers bromés). S'y ajoutent 8 substances supplémentaires déjà surveillées depuis 1976 soit un total de 41 contaminants définissant initialement l'état chimique au sens de l'annexe 9 et 10 de la DCE 2000. Il faut noter que les excès d'azote et phosphore sont traités dans le volet écologique de la DCE 2000, et non le volet chimique.

La Directive de 2013 a ajouté 12 nouvelles substances prioritaires à l'annexe 10 de la DCE 2000: dicofol, acide perfluorooctane sulfonique et ses dérivés (perfluoro-octanesulfonate PFOS), quinoxyfène, dioxines et composés de type dioxine, aclonifène, bifénox, cybutryne, cypermethrine, dichlorvos, hexabromocyclododécanes (HBCDD), heptachlore et époxyde d'heptachlore, terbutryne. Cette Directive a aussi élevé les normes de qualité environnementale pour 7 substances déjà suivies : anthracène, diphényléhers bromés, fluoranthène, plomb et ses composés, naphtalène, nickel et ses composés, hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Enfin, cette Directive a posé le principe d'une liste de vigilance sur 10 polluants émergents, à mesurer avant d'établir des valeurs-seuils, avec 3 molécules déjà définies en 2013 : diclofénac, 17-bêta-estradiol et 17-alphaéthinylestradiol.

La France n'est donc pas en conformité avec cette mise à jour de la surveillance de la pollution chimique de ses eaux.



Une situation autrement plus inquiétante qu'un simple retard
Cet avis motivé de la Commission européenne n'est pas une surprise pour les lecteurs de ce site, qui connaissent la faillite de la politique publique de l'eau en de nombreux domaines, à commencer par le plus élémentaire et le plus indispensable à tout débat démocratique : la disposition des informations et connaissances sur l'environnement, des pressions sur les milieux et des effets de ces pressions.
  • La première inquiétude vient du fait que l'état chimique au sens de la DCE 2000 représente déjà un service très minimal d'évaluation des eaux. Ce volet chimique reflète davantage le poids des lobbies industriels à Bruxelles que la réalité des contaminations des milieux aquatiques. Pour rappeler les ordres de grandeur, on estime que circulent 100.000 composés de synthèse dans notre environnement, dont l'évaluation systématique avance péniblement dans le cadre du règlement REACH. Une cinquantaine de substances surveillées dans les rivières, les lacs et les nappes, ce n'est pas rien… mais ce n'est pas grand chose non plus.
  • Par exemple, si l'on prend la seule famille des pesticides, il existe 500 molécules utilisées en France dans 2900 produits commerciaux. 92% des rivières françaises comportent au moins une de ces substances, le nombre moyen de molécules identifiées par point de mesure est de 15 (CGEDD 2015). De l'aveu même des chercheurs, la toxicité des expositions multiples (effet cocktail) reste peu connue et évaluée. Certains scientifiques considèrent que les normes de qualité européennes (fondées sur un seuil de concentration par molécule en dessous duquel on présume une absence d'effet) ne tiennent pas compte correctement de la toxicité déjà reconnue pour la faune aquatique et que les 3/4 des relevés français disponibles dépassent la dose admissible (voir Stehle et Schulz 2015).
  • Les pesticides ne doivent pas être l'épouvantail qui fait oublier le reste : nous rejetons dans les rivières des molécules provenant d'usages pharmaceutiques, vétérinaires, cosmétiques, etc. ainsi que tous les composés chimiques présents dans les objets de consommation courants. Les stations de traitement des eaux usées ont été conçues pour épurer principalement les dérivés de l'azote et du phosphore, elles ne sont pas aptes à traiter efficacement les micropolluants émergents à moins de consentir à des investissements conséquents.
  • Non seulement nous sommes très loin de mesurer tous ces polluants, mais nous sommes également très loin de les contrôler partout en ce qui concerne les cours d'eau. Il existe 11.523 masses d'eau superficielles en France métropolitaine (plus de 500.000 km de linéaire), pour 1881 stations de contrôle de surveillance (mesures réellement pérennes) et 4588 stations de contrôle opérationnel (mesures généralement plus ponctuelles). Cela signifie que la grande majorité des ruisseaux, étangs, lacs, rivières ne font pas l'objet d'une analyse régulière de la qualité chimique de leurs eaux. 
  • La Commission européenne reproche (pudiquement) à la France le manque de clarté de ses rapportages de qualité des eaux (voir l'avis le plus récent). Ce qui permet de nourrir les plus vives inquiétudes: quand une administration déjà peu exigeante sur les normes de qualité reproche à une autre administration de lui transmettre des rapports confus, on craint que l'opacité du processus dépasse de loin la dose admissible pour les esprits soucieux de clarté, de vérité et de transparence sur les données publiques.
  • Les citoyens et associations qui tentent d'accéder à ces données s'arrachent rapidement les cheveux face à la confusion organisée des publications en ligne de chaque Agence de l'eau, sans banque nationale consolidée où l'on peut réellement et facilement accéder aux données brutes et corrigées des mesures (voir le site d'Anne Spiteri qui a tenté une alerte scientifique et citoyenne là-dessus, sans aucun effet sur le monolithe politico-administratif).
Rassurez-vous cependant, chers lecteurs : le gouvernement français n'est certes pas capable de lutter efficacement contre les pollutions des eaux, mais avec les représentants attitrés et subventionnés de la société civile en charge de la vigilance aquatique (à savoir les écologistes de FNE et les pêcheurs de FNPF), il a quand même engagé une mesure tout à fait audacieuse, intelligente et prioritaire, la destruction systématique des seuils de moulins et étangs qui "nuisent  à l'auto-épuration de rivières". Casser à la pelleteuse de vénérables chaussées de pierres parfois présentes depuis l'époque médiévale, ou les bétonner de passes à poissons moribonds, voilà la grande urgence écologique du moment selon nos gestionnaires.

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Illustration : Zil, travail personnel, Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0

23/03/2016

La restauration physique des rivières peine à prédire ses résultats (Muhar et al 2016)

Connaissez-vous la différence entre la communication politico-administrative et la littérature spécialisée sur les rivières? La première affiche des certitudes, annonce des succès et promet des triomphes ; la seconde examine des faits, souligne des limites et appelle à la prudence modeste dans nos progrès théoriques et pratiques. Nous faisons plutôt confiance aux chercheurs pour notre part. Un numéro spécial de la revue Hydrobiologia analyse le retour d'expérience sur 20 sites de restauration physique de rivière en Europe. Bilan : il existe des gains dans ces opérations, mais souvent sur des traits spécialisés ou des fonctionnalités discrètes. L'effet sur la biodiversité totale est faible à nul, et les changements observés sur les sites restaurés ne répondent pas vraiment à la manière dont la DCE 2000 évalue aujourd'hui des gains écologiques. Ni sans doute le citoyen quand il imagine une rivière restaurée.

Dans le cadre du projet européen REFORM (REstoring rivers FOR effective catchment Management) d'évaluation des restaurations de rivières, des chercheurs ont essayé de cerner la variabilité des résultats observés pour ce type de travaux. Rappelons que cette restauration physique des habitats donne des résultats très contrastés, ce qui est considéré comme un sujet de discussion majeur dans la communauté scientifique depuis une dizaine d'années. Plusieurs raisons pour lesquelles les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous sont suspectées : mauvaise qualité de l'eau, exploitation intensive du bassin versant, altération hydrologique (quantitative), manque de populations sources pour ré-occuper les habitats, existence d'autres barrières de colonisation, effets faibles des restaurations sur des micro-habitats très spécialisés, temps de réponse du milieu excédant le temps de suivi.

Des équipes de chercheurs ont suivi 20 projets en Europe centrale, orientale et septentrionale. Ces projets avaient des ambitions variables : 10 projets larges (médiane 1,6 km de chenal modifié) et 10 projets plus modestes (0,5 km), sur des bassins versants de 339 à 6275 km2, dans deux types de rivière : petite rivière de montagne à substrat graveleux, rivière de plaine à substrat sableux. Nous restons donc dans la catégorie des projets de petit dimensionnement, par rapport à des travaux menés sur des fleuves et des larges tronçons de plaine alluviale (voir par exemple les publications récentes de l'équipe de Lamouroux sur le Rhône dans Freshwater Biology, synthèse in Lamouroux 2015).

Les mesures de restauration physique consistaient en élargissement de lit chenalisé, création de méandres ou de bras latéraux, modification d'écoulement par pose de gros bois ou rocher, reconnexion d'annexes latérales. Pour l'évaluation, 20 stations de contrôle non restaurées ont été choisies à proximité des 20 sites restaurés. Le tronçon de suivi mesurait 200 à 500 m selon le critère d'intérêt. Les chercheurs ont analysé soit des indices génériques de qualité biologique (macrophytes aquatiques, invertébrés benthiques, poissons) soit des groupes plus spécialisés (scarabées, végétation de plaine inondable).

Dans le papier de synthèse du numéro, S. Mular et leurs collègues donnent quelques indications sur les principaux résultats :
  • la taille ne compte pas sur l'échantillon étudié, les effets observés ne sont pas corrélés à la longueur du linéaire restauré (sauf pour la catégorie des petits rhéophiles au sein des poissons);
  • aucune mesure de restauration ne donne des résultats clairement meilleurs que les autres, celle qui a le plus d'effet étant l'élargissement du lit (effets sur les scarabées, les macrophytes, les espèces sensibles aux crues) mais à prendre avec précaution car elle intervient souvent des zones d'altitude où le bassin versant est moins dégradé (la restauration répond généralement mieux dans cette hypothèse) ;
  • il paraît plus important de restaurer des habitats très spécifiques que de la diversité d'habitats en général (exemple de la bonne réponse des scarabées selon la végétation rivulaire, contre-exemple de l'absence d'effet des opérations sur les macro-invertébrés benthiques) ;
  • la restauration donne des résultats plus probants en richesse spécifique sur les espèces terrestres et amphibiennes plutôt que sur les espèces aquatiques (réponse faible à nulle des invertébrés et poissons, meilleure réponse des macrophytes, mais contre-exemple des végétations de plaine inondable, qui n'ont pas répondu en biodiversité) ;
  • l'analyse en services rendu par les écosystèmes donne des résultats positifs, il est intéressant d'observer que c'est surtout en usage culturel (appréciation du paysage) et en fonction de régulation (crue). 
Un point soulevé par les chercheurs : la focalisation sur les objectifs de la directive-cadre européenne sur l'eau donnera de mauvais résultats, car la DCE estime surtout des gains en biodiversité (richesse spécifique totale, peu affectée par les mesures) alors que les effets des restaurations concernent des fonctionnalités plus discrètes ou des espèces spécialisées.


Quelques commentaires
Ce numéro spécial, dont nous avions commenté plus en détail le travail de Schmutz et al 2015 sur les poissons en prépublication électronique, intéressera l'écologiste, le naturaliste, le gestionnaire. Pour le citoyen se demandant où mène la politique de restauration engagée au nom de la DCE, il provoque bien sûr un certain scepticisme.

L'examen de la littérature spécialisée est aux antipodes des effets d'annonce de la communication politique et administrative. Le discours dominant laisse  entendre qu'au terme de 3 exercices quinquennaux étalés entre 2010 et 2027, les eaux européennes vont toutes retrouver un bon état morphologique, écologique, chimique, à quelques exceptions près. Et dans l'imaginaire, cela signifie une biodiversité florissante qui aura reconquis comme par magie les rivières et les berges. Il n'en est manifestement rien : les progrès seront lents, incertains et coûteux, en particulier dans le domaine de la restauration physique des masses d'eau où le succès n'est pas du tout garanti compte-tenu des altérations persistantes du bassin versant (dont celles affectant la qualité chimique de l'eau), du caractère encore expérimental des opérations et de la complexité de la réponse biologique aux changements d'habitats à différentes échelles spatiales et temporelles.

Au-delà, la question se pose des progrès que les citoyens consentent à financer. Les gains biologiques mis en avant sont souvent ténus et spécialisés; la notion de services rendus renvoie surtout à des attentes classiques d'appréciation paysagère ou de lutte contre l'aléa; on a dans cet article des exemples d'aménagements non destructifs, donc ceux qui ne sont pas les plus problématiques en terme d'acceptabilité sociale, de coûts d'indemnisation et de changement du cadre de vie des riverains. On risque donc de voir se creuser le fossé culturel et démocratique déjà existant entre des gestionnaires de rivière qui dépensent  l'argent public pour des gains hydrobiologiques et hydromorphologiques relevant d'une appréciation de spécialistes sur des dimensions perçues comme assez minuscules par le commun des mortels, des citoyens dont les attentes dominantes vis-à-vis de la rivière ne se situent pas dans ces priorités, des normes bruxelloises de réussite qui ont leur propre logique d'évaluation. Il vaudrait mieux ne pas attendre 2027, année d'échéance de la DCE 2000, pour mettre ces questions sur la table.

Référence : Muhar S et al (2016), Evaluating good-practice cases for river restoration across Europe: context, methodological framework, selected results and recommendations, Hydrobiologia, 769, 1, 3-19

Illustration : site de restauration de la rivière Drau, extrait de Muhar et al 2016 cité ci-dessus, image publiée en licence Creative Commons.

22/03/2016

Les analyses coût-bénéfice sont défavorables à la directive-cadre européenne sur l'eau (Feuillette et al 2016)

Huit économistes (dont six en agences de l'eau) viennent de publier un article sur les analyses coût-bénéfice (ACB) appliquées à l'environnement, en prenant l'exemple de l'évaluation de la directive-cadre sur l'eau (DCE 2000) en France. On y apprend que 710 ACB ont été menées (alors qu'il y a plus de 11.500 masses d'eau), que les trois-quarts montrent des coûts excédant très largement les bénéfices, que ce résultat est aggravé en zones à faibles populations (soit toute la ruralité, par ailleurs riche en linéaire de rivière). Les auteurs concluent que l'ACB est un outil présentant de nombreux défauts. On pourrait aussi conclure à la nécessité de débattre publiquement de la mise en oeuvre de la DCE 2000, au lieu de l'actuelle confiscation des normes, des méthodologies et des évaluations par les experts. Entre ses exigences peu applicables dans les délais, sa mise en oeuvre complexe et opaque, ses bénéfices incertains et son détournement de la concertation démocratique, la politique de l'eau traverse décidément une crise grave.

Sarah Feuillette et ses collègues sont économistes dans les Agences de l'eau de la métropole, Harold Levrel chercheur à AgroParisTech et Blandine Boeuf à l'Université de Leeds. Ces auteurs viennent de publier un article sur l'utilisation des analyses coût-bénéfice dans les politiques environnementale à partir de l'exemple de la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000).

La DCE 2000 prévoyait que le bon état écologique et chimique des masses d'eau devait être atteint en 2015, sauf reports et exemptions prévus dans plusieurs cas : motif technique (pas de moyen pour arriver au bon état), motif naturel (temps trop long de réponse du milieu à la mesure) ou motif économique (coût des mesures disproportionné). L'article 4 en particulier indique que le coût disproportionné justifie soit le report 2021 ou 2017, soit un objectif moins ambitieux que les critères usuels du "bon état".

Plus généralement, les politiques publiques de l'environnement demandent des critères d'évaluation de leurs normes et de leur implémentation, en particulier la proportion dans laquelle l'amélioration de l'environnement contribue au bien-être et à l'intérêt général. Les analyses coût-bénéfice (ACB) font partie de la panoplie des instruments pour procéder à de telles évaluations.

L'ACB exige d'évaluer les coûts comme les bénéfices en équivalent monétaire. Les coûts ne posent pas de problème majeur, car ils correspondent au budget des mesures et de leurs suivis. (On notera qu'il y a cependant des incertitudes sur le coût final, par exemple quand des mesures environnementales ont des effets adverses imprévus demandant des travaux correctifs 5 ou 10 ans plus tard, ce qui n'est pas rare dans le domaine de l'eau).

Les bénéfices sont plus complexes : on distingue ceux qui ont une valeur d'usage (cas le plus simple, par exemple usage indirect comme la vente de carte de pêche ou usage direct comme la prévention de dommages liés aux inondations) et ceux qui ont une valeur de non-usage ou valeur d'existence. Ces derniers sont beaucoup plus subjectifs. Une méthode pour essayer d'objectiver est le consentement à payer sur un marché hypothétique : on analyse ce qu'une population de référence est prête à payer pour un service non-marchand, on rapporte au nombre d'usagers ou adeptes connus de ce service. Mais d'autres cas sont plus complexes, par exemple savoir le prix que l'on accorde à la présence ou l'absence de certaines espèces. Vu la difficulté donc le coût à réunir les conditions d'une bonne ACB, on tend à utiliser la technique des transferts de bénéfices, c'est-à-dire à adapter les bénéfices connus d'une situation déjà évaluée à une autre. Ce qui n'est pas sans poser d'autres problèmes, car toutes les populations n'ont pas forcément les mêmes évaluations de tous les usages.

Durant le premier cycle d'implémentation de la DCE 2010-2015, les Agences de l'eau ont procédé à 710 analyses coût-bénéfice. On notera que ce chiffre est faible en comparaison des 11.523 masses d'eau superficielles que compte le pays, même si un peu moins de la moitié d'entre elles sont considérées comme en bon état écologique ou chimique (la masse d'eau est l'unité hydrographique de mesure du bon état et donc, en théorie, d'ACB sur les moyens d'y parvenir). Les Agences de l'eau ont retenu comme critère du coût disproportionné le fait que le bénéfice représente moins de 80% du coût. Ce critère est arbitraire – on aurait aussi bien pu considérer que le bénéfice devait valoir le coût, ce qui serait logique si l'on vise l'intérêt général.

Les auteurs font observer que "les trois-quarts des 710 ACB ont montré des bénéfices considérablement moins élevés que les coûts". Ils donnent un exemple sur la masse d'eau Béthune et Arques où le coût est de 235 M€ pour un bénéfice de 18,2 M€. Le rôle de la population de référence joue : une zone rurale avec peu de bénéficiaires affronte des coûts relatifs plus importants qu'une zone urbaine. Par exemple, un train de mesures similaire sur la Vidourle (42.000 habitants) et sur le Lez-Mosson (414.000 habitants en raison de Montpellier) va produire une ACB très défavorable dans un cas, favorable dans l'autre. Dans un bassin comme Artois-Picardie, aucune analyse n'avait un bénéfice supérieur à 80% des coûts. En Seine-Normandie, 10% seulement étaient dans ce cas. C'est Adour-Garonne qui parvient au meilleur résultat (66% d'ACb favorables) à ceci près que ce bassin en met en avant que 4 ACB (contre par exemple 150 pour Loire-Bretagne).

Outre le biais géographique et démographique, les auteurs soulignent les autres limites : la difficulté à ramener à des termes monétaires des bénéfices relatifs à l'environnement; l'utilisation des ACB par des usagers économiques pour influer sur le processus en exagérant ses coûts pour défendre des intérêts privés. Ils suggèrent en conclusion d'utiliser des méthodes non-monétaires ou semi-qualitatives pour certaines dimensions des politiques de l'eau.


Les biais potentiels sont nombreux, pas seulement ceux des lobbies économiques
Les biais dans la réalisation et l'exploitation des ACB peuvent être nombreux, et on aurait tort de les limiter aux seules stratégies des entreprises pour défendre des intérêts privés (même si ces luttes d'influence sont une réalité) ou aux démographies des territoires. Les valeurs que l'on donne aux écosystèmes, à la biodiversité, à la présence de certaines espèces peuvent aussi bien être déformées par la pression organisée des convictions idéologiques (par exemple le conservationnisme) et des usages sectoriels non-marchands (par exemple la pêche). Plus généralement, il y a un problème de méconnaissance de ces questions dans la population générale, pour qui la rivière est d'abord un phénomène paysager et récréatif, éventuellement une menace (pollution, inondation) mais rarement un processus écologique complexe. Qui dit consentement à payer dit que le consentement ne doit pas être vicié, notamment que la personne doit se représenter correctement les tenants et aboutissants des objectifs comme des moyens. Or, c'est rarement le cas, notre action associative ne cesse de l'éprouver sur le terrain.

Les biais peuvent donc exister aussi bien dans la manière dont sont évalués des consentements à payer, en fonction par exemple du niveau de précision sur les bénéfices attendus ou des coûts à venir dans des enquêtes avec questionnaires. Ainsi, dans un domaine connexe, on observe que les sondages produits par les Agences en accompagnement des SDAGE (consultation du public) sont conçus de telle sorte qu'il est très difficile d'avoir un avis négatif sur la question posée ou de comprendre ses attendus (personne n'est contre une "biodiversité plus riche" ou une "rivière moins polluée" ; mais si ce genre de questions devient "avoir davantage d'insectes d'eaux vives", "démanteler les seuils, barrages et digues", "utiliser les propriétés riveraines comme champ d'expansion des crues" ou "interdire les pesticides et herbicides dans votre jardinage", ce sera nettement moins évident de recueillir de l'adhésion citoyenne… alors que ce serait beaucoup plus honnête).

Le principal enseignement de l'article étant que les coûts de la DCE semble outrepasser largement ses bénéfices sur les 710 ACB menées, on regardera avec un certain scepticisme la conclusion (peu développée) des auteurs sur l'opportunité de chercher d'autres méthodes. Non pas que l'ACB soit l'alpha et l'oméga de l'évaluation des politiques publiques, mais cette proposition de Feuillette et al ressemble fort à la recherche d'une technique permettant de valider malgré tout des objectifs posés a priori en sélectionnant l'outil qui finit par y parvenir – et en évacuant ainsi l'hypothèse dérangeante selon laquelle la politique en question est tout simplement mauvaise au regard de ce que la majorité des citoyens peut en retirer!

DCE 2000 et implémentation française,
entre sclérose technocratique et déficit démocratique

Deux chercheurs avaient déjà observé que "l'état de référence" écologique d'une masse d'eau, outil méthodologique central des visées normatives de la DCE, présente des biais dans sa conception et ne fait nullement consensus chez les scientifiques (voir Bouleau et Pont 2015). Ce nouvel article suggère que l'évaluation des coûts et bénéfices est lui aussi un exercice qui peut être biaisé. Sa conclusion actuelle (avec ou sans biais) paraît que les coûts de la DCE 2000 pour les citoyens excèdent le plus souvent les bénéfices qu'ils peuvent en attendre, en particulier dans les zones rurales peu peuplées, les plus riches en linéaires de cours d'eau.

Des normes complexes sont décidées à partir des savoirs (partiels, parfois concurrents) des experts et spécialistes, puis elles sont imposées de manière verticale. L'essentiel de la posture politique et administrative consiste aujourd'hui à habiller l'exercice d'application de ces normes d'un faux-semblant de débat démocratique, en prenant soin d'anesthésier l'opinion d'assertions grandiloquentes, forcément consensuelles et indiscutables ("il faut sauver la rivière", "nous devons préserver la nature", etc.), mais en modulant au final la rigueur d'application des normes dans des négociations très discrètes avec les principaux lobbies concernés.

Est-ce la "démocratie de l'eau" que nous voulons? En quoi le citoyen peut-il adhérer, ou même faire confiance, à une politique dont il est méthodiquement exclu – sauf comme contribuable sommé de payer ses coûts? Des blocages complets (Sivens, Notre-Dame-des-landes) vont-ils devenir la norme de politiques incapables de trouver une voie politique pour asseoir sinon des consensus, du moins des choix majoritaires ? Nos sociétés ne vivent-elles pas dans l'illusion qu'elles ont encore les moyens de payer des politiques publiques environnementales à forte ambition alors qu'il est de plus en plus difficile de solvabiliser ces mêmes politiques publiques dans des domaines jugés plus centraux par une large majorité de citoyens (emploi, santé, logement, etc.)? Y a-t-il une cohérence à poser la croissance marchande classique comme premier objectif de l'économie tout en demandant de réduire les impacts propres à la plupart des activités productives permettant cette croissance? La politique de l'eau souffre déjà de sclérose technocratique et de déficit démocratique : elle ne pourra pas échapper indéfiniment à ces questions de fond.

Référence : Feuillette S et al (2016), The use of cost–benefit analysis in environmental policies: Some issues raised by the Water Framework Directive implementation in France, Environmental Science & Policy, 57, 79–85

Illustration : la suppression des seuils et barrages est un cas classique de restauration des rivières, présentée en France comme l'un des moyens de remplir les objectifs de la DCE 2000 (ce qui est contesté au plan des résultats). La rigueur de l'analyse coût-bénéfice est mise à l'épreuve dans ce genre de travaux. Comment évalue-t-on les bénéfices réels (changements d'usage avérés) des pêcheurs, promeneurs, kayakistes, etc. en face des coûts pour la collectivité, le propriétaire, les riverains? Que vaut le manque à gagner au plan du patrimoine, du paysage, de l'esthétique? Avec quelle précision est évalué l'apport du chantier pour la biodiversité de la rivière (c'est-à-dire en quoi l'hydrosystème sans retenue a-t-il davantage d'espèces, des bactéries aux oiseaux en passant par les insectes, les poissons, les mammifères et toute la flore)? Si l'effet est de simplement changer des répartitions de telle ou telle espèce, quelle valeur a le changement en équivalent monétaire? Comment intègre-t-on les coûts d'accompagnement, y compris parfois à long terme si l'érosion des berges ou la fragilisation des bâtis demandent des travaux supplémentaires ? Il serait intéressant de disposer des méthodologies des Agences de l'eau pour contrôler la qualité de l'analyse des consentements à payer et des transferts de bénéfice dans ce genre de situation, d'autant que ces Agences financent de 80 à 100% les destructions, soit les barèmes les plus élevés en soutien public (chantier en Irlande, source, tous droits réservés).