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11/09/2020

Assèchement de la petite Seine à Pothières, du jamais vu de mémoire d'habitants

Pierre Potherat, lanceur d'alerte de la dégradation des têtes de bassin en Nord Bourgogne, nous fait parvenir un témoignage et une analyse sur la disparition d'un bras de Seine dans le Châtillonnais. Outre la sécheresse sévère, la cause en est une brèche dans un ouvrage répartiteur ancien, que les services de l'Etat et du syndicat de rivière n'ont pas accepté de réparer de manière simple, posant des exigences à coût exorbitant. Qui ont, comme partout, produit l'inertie. Et au final l'assec de milieux aquatiques et humides soit une discontinuité écologique tout à fait radicale pour les espèces locales éradiquées. Quand va-t-on sortir des vues dogmatiques où tout aménagement humain est instruit comme un problème a priori, au lieu d'en faire des outils de gestion écologique, sociale et paysagère au service des territoires et du vivant? 

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Dans la deuxième quinzaine d’aout 2020, la petite Seine qui passe à Pothières et rejoint la Seine à l’Enfourchure de Charrey a été asséchée (fig.1). Je n’avais jamais vu un tel phénomène et de mémoire d’habitants rien de tel ne s’était jusqu’alors produit, ni n’avait été relaté dans les annales régionales.


Figure 1. .Vue de la petite Seine desservant Pothières asséchée. Le moulin est visible dans l’axe de la rivière.(photo du 7 septembre 200)


Les précipitations à Chatillon, bien que très faibles en juillet/août (40 mm cumulés relevés à Thoires), ont été largement excédentaires lors du premier semestre 2020 : 523 mm à Chatillon. Mieux encore, si nous ajoutons à ces chiffres les précipitations de l’automne 2019 (433 mm) nous obtenons 956 mm en neuf mois soit largement plus que la moyenne annuelle.

A titre de comparaison, lors de la sécheresse de 1976, il n’était tombé que 150 mm de pluie lors des six premiers mois et pourtant les pêcheurs ont continué de fréquenter la petite Seine pendant l’été.

En raison de la position de la Seine sur les marnes de l’Oxfordien supérieur imperméable à partir de de Chatillon, il ne s’agit probablement pas d’un manque d’eau dû à la sécheresse qui sévit depuis deux mois car les eaux de l’aquifère karstique en charge sous les marnes fournissent des apports à la rivière. Une vérification de terrain et une enquête s’imposait.

Nous avons vu précédemment que le cours de la Seine a subi des modifications importantes après la révolution. Modifications révélées par la comparaison des cartes de Cassini (feuille de Dijon datant de 1758) et de l’État-major, publiée vers le milieu du XIXème siècle (fig. 2, 3 et 4).


Figure 2. Position de la zone de divergence des deux Seines. Extrait de la carte IGN de 1950


Figure 3. Extrait de la carte de Cassini (XVIIIe siècle), feuille de Dijon, 1958. L’unique bras de Seine passe à Pothières.


Figure 4. Extrait de la carte de l’Etat major du milieu du XIXème siècle. Le bras de raccordement au ru de Courcelles est entouré de rouge


La figure 3 est sans équivoque : la Seine passait à Pothières au XVIIIème siècle et le ru de Courcelles la rejoignait peu avant le moulin de Charrey.

La figure 4 montre en revanche que le raccordement de la Seine au ru de Courcelles existait au moment de la publication de la carte de l’Etat-major.

Les travaux, effectués entre la publication de ces deux cartes, ont consisté en la création d’un bras de raccordement de la Seine en direction du ru de Courcelles. Le but de ces travaux a été vraisemblablement d’augmenter le débit du ru de Courcelles juste à l’amont du moulin de Villers-Patras (le moulin Cholet) afin d’accroître la puissance de ce dernier.


Figure 5. Les nouveaux et anciens tracés de la Seine à Pothières sur extrait de la carte IGN. Les modifications du XIXème figurent en pointillés rouges (nouveaux tracés) et bleus (tracé supprimé)


Au début du XIXème siècle, la Seine à Pothières est donc devenue la petite Seine qui n’est donc pas un bief d’accès au moulin de Pothières mais le tracé primitif et historique du fleuve qu’elle rejoint quelques 3 km plus bas, à l’approche de Charrey.

Un seuil équipé de deux vannages permettait de répartir de façon probablement équitable l’eau en direction du moulin Cholet et du moulin de Pothières.

Cet état de fait a perduré pendant deux cent ans à la satisfaction générale jusqu’à ce que, le vannage étant fortement dégradé aujourd’hui, une brèche se produise dans le seuil, laissant passer toute l’eau dans le cours principal de la Seine (fig. 5)


Figure 6. Vue de la brèche dans le seuil de répartition de l’eau de la seine à Pothières (Photo du 7 septembre 2020)


Une rapide enquête réalisée auprès de la population m’a informé que devant ce problème une tentative de colmatage de la brèche, avant travaux de réfection du seuil, a été effectuée par un habitant de Pothières en posant des blocs béton (fig. 6). Cette tentative a été stoppée par des agents de l’EPAGE Sequana qui a proposé des travaux de reconstruction ainsi que la création d’une passe à poissons pour une somme astronomique à la charge de la commune.

Signalons que cet aménagement très ancien est situé à cheval sur les communes de Pothières et de Vix. Est-ce aux communes de financer ces travaux pour un ouvrage vieux de 200 ans ?

L’état ne doit-il pas garantir la circulation de l’eau simultanément dans les deux bras de Seine ?


Figure 7. Vue de la brèche et des travaux de colmatage tentés par les habitants de Pothières (photo du 7 septembre 2020)


Quoiqu’il en soit la petite Seine, haut lieu de la pêche à la truite dans le secteur, qui possédait de belles frayères encore fréquentées, a été asséchée, provoquant une catastrophe écologique sans précèdent dans ce secteur, sans que les services de l’état bougent le petit doigt.

Tous les organismes vivants, notamment de nombreuses truitelles, ont péri sur un linéaire de 3 km au nom de la continuité écologique qui prétend faire revenir les poissons dans nos rivières.

Cet épisode, qui s’ajoute à bien d’autres, notamment celui de l’Ource quasiment à sec de Brion à Leuglay et bientôt Recey rend compte que pour l’instant nous faisons un constat très négatif de la politique de gestion de l’eau dans notre région, politique qu’il faudra bien un jour reconsidérer sous peine d’avoir à très court terme, quatre à cinq mois de l’année, des oueds à la place de nos rivières et, malgré de belles passes à poissons, plus de poissons du tout.

Thoires, le 10 septembre 2020, Pierre Potherat (ICTPE retraité)

14/08/2020

Cinq siècles d'étiages et sécheresses

L'examen des 500 ans passés par l'histoire de l'environnement montre que nos épisodes de sécheresse ne sont pas seulement des anomalies récentes: la France a connu de longues périodes de pluies très basses dans le passé. Ce qui inquiète évidemment pour l'avenir, puisque la hausse des températures et des usages par rapport aux siècles antérieurs va accentuer la pression sur la ressource, cela en situation d'incertitude inédite sur des épisodes climatiques extrêmes. Les politiques de l'eau doivent s'inspirer du long terme et être davantage orientées vers la maîtrise des risques.


Ce graphique montre les épisodes de sécheresse (en ordonnées, le nombre de jours sans pluie) reconstitués sur 5 siècles (1500-2000) par l'historien Emmanuel Garnier, dans quatre zones : Languedoc-Roussillon, Lyonnais, Rhin, Ile-de-France.

Les flèches en rouge indiquent les périodes sèches pluridécennales. L'historien remarque :
"Une première interprétation globale démontre (...) que le XXe siècle ne détient pas le monopole des sécheresses. Si les dernières décennies enregistrent bien une tendance à la hausse, elles n’en demeurent pas moins inférieures à des périodes antérieures.

Qu’il s’agisse du Rhin, du Rhône, de la Saône ou encore de la Garonne, tous ces fleuves sont victimes de sécheresses accrues entre les années 1550 (avec une rémission ponctuelle vers 1590 néanmoins) et 1650. Or, ce pas de temps séculaire coïncide grosso modo, dans la grande histoire climatique, au fameux « hyper- PAG », tel que défini par Emmanuel Le Roy Ladurie. Une telle discordance ne cesse d’interroger quand on pense que le climat d’alors se caractérise par des années «froides et humides». Il en est de même pour le «petit» réchauffement de la première moitié du XVIIIe siècle. Observé sur les terres franciliennes, il est confirmé sur les rives du Rhin, dans la capitale des Gaules alors qu’il semble moins probant sous le soleil de Méditerranée. Une nouvelle fois, il y a de quoi être à l’image du temps de l’époque, autrement dit perturbé... En effet, la phase aride prend naissance dans la dernière décennie du Grand Siècle et englobe le «Grand Hiver» 1709, autant d’épisodes plus souvent associés au Minimum de Maunder (MM) au cours duquel on assiste à une quasi-disparition des tâches solaires. A l’image des travaux récents du climatologue suisse Luterbacher, les sécheresses historiques tendraient à renforcer l’impression d’une phase ascendante (dans quelle proportion?) combinée des températures et des épisodes secs voire très secs. Pour mémoire citons les chapelets de sécheresses très sévères de 1684, 1694, 1702, 1705, 1714, 1717, 1718 et enfin 1719 à Paris ou encore celles de 1685, 1694-1695, 1700, 1705-1706, 1716, 1718 et 1719 en territoire languedocien pour s’en convaincre définitivement."
Cette histoire des sécheresses sur le temps long inspire deux réflexions :
  • il serait naïf de penser que "la nature fait bien les choses" et que les seules perturbations récentes par l'homme du sol ou de l'atmosphère provoquent des sécheresses sévères. En réalité, les sociétés humaines ont toujours dû vivre avec des incertitudes climatiques et hydrologiques. Les mortalités des épisodes climatiques extrêmes se chiffraient jadis par centaines de milliers de personnes, essentiellement en raison des récoltes détruites et des maladies hydriques;
  • la période récente montre une hausse des sécheresses et, comme nous le savons, le climat terrestre ajoute désormais à sa variabilité naturelle le forçage anthropique par gaz à effet de serre, avec des niveaux de CO2 et CH4 jamais atteints depuis 2 millions d'années. Les scientifiques annoncent une hydrologie plus instable, des épisodes de canicule plus intenses et fréquents. Ce changement survient alors que la pression démographique et économique sur les milieux est plus élevée qu'elle n'a jamais été dans l'histoire, les sociétés modernes consommant bien plus d'eau que les sociétés anciennes.
Gouverner, c'est prévoir : il est indispensable que la politique française de l'eau fasse l'objet d'un ré-examen par des expertises contradictoires et d'un débat démocratique national sur nos options pour l'avenir. Le passage du paradigme hydraulique (gestion de l'eau par le besoin) au paradigme écologique (gestion de l'eau par l'équilibre naturel) après le vote de la loi sur l'eau de 1992 a entrainé un évident flottement dans l'action publique. Une raison en est que les concepts de l'écologie scientifique ne sont pas stabilisés et que les pratiques d'ingénierie écologique demeurent largement expérimentales. Or, dans une période à risque élevé, nous avons besoin de garantir la robustesse des choix opérés et la dimension adaptative des aménagements réalisés. Les générations présentes manquent déjà d'eau par endroit, et cela peut devenir pire pour les générations futures. Préserver l'eau sur nos territoires est un impératif qui doit irriguer tous les choix publics.

Source : Garnier Emmanuel (2009), Bassesses extraordinaires et grandes chaleurs.
500 ans de sécheresses et de chaleurs en France et dans les pays limitrophes, Colloque 193 SHF «Etiages, Sécheresses, Canicules rares et leurs impacts sur les usages de l’eau», Lyon, 7-8 octobre 2009

En complément
Trois bilans à mener sur les bassins versants pour anticiper les crises de demain
Mille ans d'évolution des zones humides
Sécheresses et conditions climatiques extrêmes: les risques sont-ils correctement pris en compte dans la gestion des rivières?

03/08/2020

Le molinotope, 8 siècles de paysages culturels autour du moulin (Brykała et Podgórski 2020)

Deux chercheurs polonais analysent la construction historique du paysage de la Vistule au fil de l'implantation de moulins à eau depuis le 12e siècle. Ils nomment "molinope" la modification des bassins autour de cette réalité hydraulique, qui a connu une évolution constante. Après leur extension maximale aux 18e et 19e siècles, les moulins évoluent tantôt vers la ruine et la renaturation, tantôt vers un ré-usage pour de nouvelles fins, notamment des petites centrales hydro-électriques. 


Voici le résumé de cette recherche :

"L'article présente le rôle des moulins à eau dans la formation et l'évolution du paysage culturel. La distribution de 1217 moulins à eau le long des rivières dans le bassin versant inférieur de la Vistule depuis le 12e siècle a été reconstituée sur la base de documents cartographiques et de sources historiques. 

Leur nombre a changé au fil du temps, avec les progrès de la civilisation, à la suite des guerres, des changements dans l'utilisation des terres, du drainage, de l'irrigation et du changement climatique. La période de 800 ans de fonctionnement des moulins à eau dans le nord de la Pologne a conduit à la création d’un type particulier de paysage culturel, appelé «molinotope». Parmi le large éventail de facteurs biotiques et abiotiques, le rôle le plus important dans la formation des paysages à base de moulins a été joué par des formes artificielles de relief et des transformations spécifiques du réseau hydrographique. 

En tenant compte du progrès technologique, de la taille et de la nature des changements dans le paysage dus au fonctionnement des moulins à eau, un modèle conceptuel de développement de paysages culturels basés sur les moulins a été construit. Les résultats de cette étude indiquent que le statut du paysage de moulin (à chacune des 7 étapes distinctes de développement) correspond aux types de paysage fluvial, considérés comme système technologie-paysage. Le cycle complet de développement de ces paysages à base de moulins ne concerne que certains des sites étudiés et il est déterminé par le degré de développement et d'utilisation du paysage depuis la construction d'un moulin à eau jusqu'à nos jours."

Ce schéma représente le modèle à 7 étapes des auteurs.


Types de paysages basés sur les moulins, nature des changements de terrain et du réseau hydrographique. Symboles: 1- source; 2- rivière; 3- moulin à eau; 4- ruines de moulins à eau; 5- déversoir; 6- digue; 7- restes de digue; 8- petite centrale hydroélectrique. Extrait de Brykała et Podgórski 2020, art cit.

Les auteurs précisent : "en suggérant un modèle de l'évolution des paysages culturels autour des moulins dans le nord de la Pologne, nous soulignons que les étapes décrites du développement de ces paysages ne sont pas toujours entièrement synchronisées avec les changements du paysage dans les parties spécifiques de régions plus vastes. Dans certaines régions, les paysages peuvent subir des changements évolutifs, et dans d'autres, ils peuvent rester à un stade antérieur de développement et d'utilisation des terres". Ils montrent plusieurs cas d'évolution de bâtiments et d'aménagements, de la ruine au ré-usage, par exemple sur ces photos :


Référence : Brykała D et Podgórski Z (2020), Evolution of landscapes influenced by watermills, based on examples from Northern Poland, Landscape and Urban Planning, 198, 103798

16/07/2020

L'assèchement des étangs et marais, une politique publique (Dumont et Dumont 1845)

Assécher les eaux stagnantes, laisser filer les eaux courantes... ce programme est un fil directeur des aménagements du territoire mais aussi des politiques publiques en France depuis plusieurs siècles. Il est notamment à l'origine de la disparition de presque toutes les zones humides du pays, avec leur biodiversité. Nous publions un extrait d'un essai de deux publicistes du 19e siècle, Adrien Dumont et Aristide Dumont, permettant de comprendre l'idéal de santé publique et de la valorisation agricole qui présidait à cet objectif du point de vue de l'Etat et de ses hauts fonctionnaires. Egalement de comprendre la construction sociale et politique des paysages que nous connaissons — paysages réputés "naturels" au prix de notre ignorance de leur histoire longue. Même aujourd'hui, on trouve certaines réminiscences de cette période et de cet imaginaire dans la valorisation symbolique de l'eau courante, assimilée par divers acteurs à sa "qualité", en opposition à une eau stagnante que l'on suspecte d'être "dégradée".


Adrien Dumont (1813-1869), magistrat, avocat à la Cour de Paris, publiciste, et Aristide Dumont (1819-1902), ingénieur des Ponts et chaussées, ancien élève de l'école Polytechnique, ont publié en 1845 un ouvrage sur l'organisation légale des cours d'eau. Le document est intéressant pour l'histoire du droit, mais aussi pour l'histoire des institutions et la compréhension de la manière dont la haute fonction publique a de longue date orienté la gestion de la nature en France.

Les auteurs homonymes y expriment une idéologie administrative dominante à leur époque. Nous publions ici deux extraits représentatifs sur les marais et les étangs. Ces zones humides y sont dépréciées comme inutiles, de moindre rendement que l'agriculture, source d'insalubrité (épidémie, épizootie). Les marais doivent être desséchés pour les auteurs — ce qui correspond à une longue tradition. Cette doctrine sera poursuivie jusque dans les années 1980. Après le vote de la loi sur l'eau en 1992, le rapport du préfet Bernard (1994) constatera que les deux tiers des zones humides ont disparu en France entre la fin du 19e siècle et la fin du 20e siècle. Quant aux étangs, Dumont et Dumont se montrent à peine plus tolérants à leur égard que pour les marais. Ils regrettent que le préfet ne soit pas plus dirigiste dans leur création et leur interdiction, évoquant avec nostalgie la loi du 14 frimaire an II ordonnant que tous les étangs du pays soient mis à sec...

Extraits

Le mot marais s'applique aux lieux situés en fond de bassin, couverts d'eaux qui deviennent stagnantes faute de canaux d'écoulement.

La législation a toujours tendu à encourager le dessèchement des marais.

Ces desséchements - présentent, en effet, un double but d'intérêt public. En restituant à la culture de vastes terrains, ils détruisent une des causes qui nuisent à la santé des hommes et à la prospérité des végétaux.

Un édit du mois de janvier 1607 contenait quelques dispositions éminemment favorables aux dessèchements. Non seulement la noblesse et le clergé pouvaient sans déroger s'intéresser dans ces entreprises, mais encore on exemptait de tous droits les matériaux nécessaires à leur exécution. Les terres desséchées devenaient nobles, n'étaient frappées d'aucun impôt pendant vingt ans , et les étrangers qui venaient se fixer sur les terrains. assainis étaient naturalisés de plein droit.

Dans le système des lois les plus anciennes, la moitié du fonds desséché était délaissée à l'entrepreneur du dessèchement; peu importait qu'il convînt au propriétaire de garder la totalité de ses terres, que l'amélioration n'eût été que d'une très-légère importance, cette inflexible proportion de la moitié ne se modifiait par aucun motif de convenance,

par aucune règle de justice. Les nombreuses difficultés survenues entre les concessionnaires de desséchement et les propriétaires de marais, ayant forcé d'avoir recours à d'autres moyens, on autorisa les entrepreneurs à exproprier les propriétaires à la charge de leur payer le prix des marais; mais il n'était que trop évident que cette expropriation heurtait directement toutes les habitudes , tous les droits de la propriété. D'ailleurs , cette faculté donnec t aux entrepreneurs n'était pas toujours pour eux un encouragement, car ils se trouvaient dans la nécessité de dépenser de grands capitaux au moment même Oll ils avaient besoin de toutes leurs ressources pour l'exécution des travaux.

L'assemblée nationale considéra les desséchements comme une mesure très-essentielle, et la loi du 5 janvier 1791 fut la preuve de toute sa sollicitude à cet égard ; mais cette loi ayant consacré de nouveau le principe de l'expropriation préalable, resta sans exécution, soit par l'effet du système vicieux qu'elle avait adopté, soit à cause des grands événements politiques qui la suivirent.

Cette législation exigeait d'autant plus une réforme qu'elle se lie intimement à l'intérêt général, à la santé, à la vie des hommes , et à l'accroissement des produits du territoire.

La loi du 16 septembre 1807 a été substituée à celle de 1791. Aujourd'hui, les entrepreneurs ne deviennent pas plus propriétaires d'une partie du terrain assaini qu'ils n'ont le pouvoir d'exproprier les marais à dessécher.

(...) Quoi qu'il en soit, il existe encore en France 800,000 hectares de marais ; c''est la quatre-vingt-septième partie du territoire ; ces terrains une fois assainis sont d'une qualité excellente, et on peut facilement en obtenir un revenu moyen de 100 fr. Supposons donc ces marais desséchés, et notre revenu agricole s'accroît immédiatement d'une somme de 80 millions; qui représente un capital de 2 milliards 500 millions. Si à cet accroissement de richesse on ajoute tous les avantages sanitaires qui doivent résulter des dessèchements, on aura la mesure de toute l'importance que le législateur doit y attacher. (...)



On appelle étang un amas d'eau réuni dans un terrain dont la partie inférieure est fermée par une digue ou une chaussée et dans lequel on nourrit ordinairement du poisson.

Sous l'empire des coutumes il était généralement permis de faire, de son autorité privée, des étangs sur son héritage, pourvu qu'on n'entreprît point sur les chemins ni sur les droits d'autrui.

Le projet du code rural apportait une restriction à cette liberté en prescrivant l'autorisation préalable du préfet dans le cas où la superficie de l'étang excéderait cinquante hectares, ou si la chaussée, quelle que fût la superficie de l'étang, devait être placée sur ou contre un chemin public. Dans cette double hypothèse le préfet était chargé de consulter le conseil municipal et les propriétaires intéressés.

Ce projet n'ayant pas été adopté, les étangs restent placés sous les règles du droit commun, en sorte que chacun a la faculté d'en établir sur son terrain à la seule condition de s'adresser au préfet pour faire fixer la hauteur de la chaussée ou du déversoir et de prendre des mesures telles que le gonflement des eaux ne puisse porter préjudice aux propriétaires supérieurs et que leur écoulement ait lieu sans nuire à ceux dont les fonds sont situés en aval.

Il est à regretter que l'autorisation de l'administration ne soit pas nécessaire pour l'établissement des étangs dont les émanations occasionnent trop souvent dans nos campagnes des maladies épizootiques; d'ailleurs ils occupent une étendue de terrain qui, livrée à la culture, donnerait de nouveaux éléments de prospérité à l'industrie agricole.

L'assemblée nationale avait compris combien la destruction des étangs est commandée dans l'intérêt de la salubrité et de l'agriculture. Aussi a-t-elle rendu une loi spéciale (Voy. la loi du 11 sept. 1792) pour autoriser les conseils généraux (aujourd'hui les préfets) à ordonner cette destruction , sur la demande formelle des conseils généraux des communes, et d'après les avis des administrateurs du district, lorsque les étangs peuvent occasionner, par la stagnation de leurs eaux, des maladies épidémiques ou épizootiques, ou que par leur position ils sont sujets à des inondations qui envahissent et ravagent les propriétés inférieures.

Bientôt le législateur fit un pas de plus. L'existence de cette sorte de propriété lui parut incompatible avec le salut des habitants et, par une loi du 14 frimaire an II, il ordonna que, sauf quelques exceptions, tous les étangs seraient mis à sec, sous peine de confiscation au profit des citoyens non propriétaires des communes où sont situés lesdits étangs.

Le sol des étangs desséchés devait être ensemencé en grains de mars ou planté en légumes propres à la subsistance de l'homme.

Mais cette dernière loi fut malheureusement rapportée par une autre du 13 messidor an III.

Cette nouvelle loi chargea les administrateurs du département de faire reconnaître par des agents les moyens de faire prospérer l'agriculture, et de rendre l'air plus salubre, dans les contrées connues ci-devant sous les noms de Sologne, Bresse et Brenne; d'y faire cesser, ainsi que dans toutes les autres parties de la république, les abus résultant de l'élévation des eaux pour le service des moulins; de donner aux rivières obstruées et encombrées un libre cours; d'indiquer les mesures les plus efficaces pour ordonner et faire maintenir les lois de police, tant sur le cours des eaux d'étangs que des marais qui se forment annuellement; d'ouvrir notamment dans les trois contrées ci-dessus désignées des canaux de navigation pour le tout être présenté au plus tard dans le délai de trois mois à la convention, et être statué par elle sur les mesures les plus efficaces pour chaque contrée.

Source : Dumont Adrien, Dumont Aristide (1845), De l'organisation légale des cours d'eau sous le triple point de vue de l'endiguement, de l'irrigation et du desséchement, ou Traité des endiguements, des alluvions naturelles et artificielles, des irrigations...: avec la jurisprudence, suivi d'un exposé de la législation lombarde, L. Mathias, paris, 535 p.

A lire aussi
La mémoire des étangs et marais (Derex 2017)
La mémoire des fleuves et rivières (Lévêque 2019)
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06/07/2020

Le rôle historique des pollutions chimiques dans le blocage des poissons migrateurs de la Seine (Le Pichon et al 2020)

Attention une discontinuité peut en cacher une autre! Si certaines barrières physiques bloquent des poissons migrateurs à capacité insuffisante de nage et de saut pour les franchir, il en va de même avec des barrières de pollution chimique. Dans une étude passionnante d'histoire environnementale, des chercheurs français montrent que dans la seconde moitié du 20e siècle, la Seine était tellement polluée et pauvre en oxygène à l'aval de Paris que le parcours remontant des saumons, aloses et lamproies depuis l'estuaire était de toute façon compromis, d'autant que les barrages de navigation avaient des passes à poissons peu fonctionnelles. L'amélioration de la qualité de l'eau et la construction de nouvelles générations de passes à poissons permettent aujourd'hui le retour (encore timide) de migrateurs. Une bonne nouvelle, mais aussi une sérieuse relativisation de l'impact des ouvrages, surtout les petits ouvrages de l'hydraulique ancienne qui n'empêchaient pas la présence de migrateurs en amont de Paris, jusqu'au 19e siècle. En Seine-Normandie comme ailleurs, une eau de qualité doit être le premier objectif pour les humains, pour les poissons migrateurs comme pour le reste du vivant. 



La Seine de Paris à la mer, zone étudiée par les scientifiques, extrait de Le Pichon et al 2020, art cit. 

Céline Le Pichon et ses collègues (INRAE laboratoire Hycar, Sorbonne Université unité Metis), dont nous avions déjà recensé des travaux, s'intéressent à l'histoire de la continuité physique et chimique dans le bassin de la Seine. Leur travail, fondé sur l'exploration des archives des poissons migrateurs et la modélisation, aboutit à des observations particulièrement intéressantes.

En voici le résumé :

"Pour comprendre le sort à long terme des assemblages de poissons dans le contexte du changement global et pour concevoir des mesures efficaces de restauration dans la gestion des rivières, il est essentiel de considérer la composante historique de ces écosystèmes. Le bassin de la Seine, impacté par l'homme, est un cas pertinent qui a connu l'extinction des poissons diadromes au cours des deux derniers siècles et a récemment assisté à la recolonisation de certaines espèces. Un enjeu clé est de comprendre l'évolution historique de l'accessibilité de l'habitat pour ces espèces migratrices. 

Grâce à la disponibilité unique de sources historiques, principalement manuscrites de plusieurs types (projets d'ingénierie fluviale, cartes de navigation, bases de données papier sur l'oxygène, etc.), nous avons documenté et intégré, dans une base de données associée à un système d'information géographique, les modifications des barrières physiques et chimiques dans la Seine de la mer à Paris pour trois périodes (années 1900, 1970 et 2010). L'impact potentiel de ces changements sur les parcours de trois espèces migratrices qui ont des comportements migratoires différents - le saumon de l'Atlantique, l'alose et la lamproie marine - a été évalué par modélisation de la connectivité écologique, en utilisant une approche au moindre coût qui intègre la distance, les coûts et les risques liés aux obstacles. 

Nous avons constaté que l'accessibilité était contrastée entre les espèces, soulignant le rôle crucial du type de migration, de la période et du niveau de tolérance aux faibles valeurs d'oxygène dissous. La plus grande perturbation de la connectivité écologique était visible dans les années 1970, lorsque les effets de grandes zones hypoxiques étaient aggravés par ceux des déversoirs de navigation infranchissables (c.-à-d. sans passes à poissons). Étant donné que l'approche a révélé la contribution relative des barrières physiques et chimiques à la connectivité fonctionnelle globale, elle peut constituer un travail modèle pour évaluer le fonctionnement des grands écosystèmes fluviaux."

En 1850, les poissons migrateurs remontaient encore jusqu'assez haut dans les bassins de la Cure, de l'Aisne ou de la Marne. Cette carte montre les zones concernées en 1850 (bleu) et celles reconquises en 2018.


Extrait de Le Pichon et al 2020, art cit.

Pour rendre la Seine navigable, rehausser son cours par rapport au lit, des barrages ont été construits à partir du 19e siècle, soit avec des systèmes à aiguilles pour les plus anciens, soit avec des vannes et écluses pour les plus récents. Au total, cela représente environ 25 m de chute aménagée entre Paris et l'estuaire. Il y avait 10 ouvrages en 1900, réduits à 7 par la suite. La plupart de ces ouvrages ont été aménagés avec des passes dès le début du 20e siècle, qui ont été modernisées entre 1991 et 2017. Les premières passes n'étaient pas forcément fonctionnelles par rapport aux capacités des poissons concernés.

Ce schéma indique l'évolution des barrières physique (barrages de navigation et régulation, avec une centrale hydro-électrique) de la Seine entre 1900 et aujourd'hui, ainsi que leurs dispositifs de franchissement, extrait de Le Pichon et al 2020, art cit.



Lors de leur installation au 19e siècle, ces barrières physiques sans système de franchissement pour les poissons ont entraîné un déclin des migrateurs, comme le rappellent les chercheurs : "Au cours de la période 1850–1881, les déversoirs Martot et Amfreville / Poses les plus en aval (hauteur cumulée de 6,8 m sur 20 km seulement) sont connus pour avoir eu un impact majeur en réduisant l'accessibilité d'une grande partie du bassin. La construction des 12 premiers déversoirs de navigation (1846-1869), le retard de la plupart des constructions d'échelles à poisson (1880-1903) et leur faible efficacité ont conduit à l'effondrement des stocks de saumon de l'Atlantique dans les années 1900 et à la disparition de l'alose dans les années 1920".

Mais les barrières physiques ne sont pas tout. La migration demande des eaux de qualité, notamment en terme d'oxygène dissout (DO). Les seuils de 3, 4 et 6 mg/l sont considérés comme critique pour respectivement la lamproie, l'alose et le saumon. Cette mesure a été faite sur la Seine à partir de 1871 par le département chimique de l'Observatoire de Montsouris (22 stations de Paris à Rouen), puis par l'Agence de l'eau à compter de 1964 (41 stations de Paris à Honfleur). Or, suite aux pollutions massives ayant accompagné les 30 glorieuses et notamment les phase d'eutrophisation par phosphates et nitrates non traités, la qualité chimique de la Seine a été lourdement altérée.

Dans les années 1970, une large proportion des tronçons aval de la Seine formait ainsi des barrières chimiques. Cette infographie montre les niveaux à 2 périodes, avec l'exemple (en bas) des blocages du saumon par hypoxie dans les années 1970, extrait de Le Pichon et al 2020, art cit.



Les chercheurs rappellent cette période : "La perturbation cumulative de la connectivité écologique la plus élevée a été observée dans les années 1970 en raison du boom de l'après-guerre avec une période de forte industrialisation. La barrière chimique à longue distance dans l'estuaire de la Seine (et bien d'autres le long de la rivière) a concouru à la rénovation et à l'élévation des barrages sans passes à poissons, expliquant ainsi ce résultat. Le très faible niveau d'OD dans l'estuaire de la Seine était principalement lié aux apports de son bassin versant amont. Dans les années 1970, plus de la moitié des eaux usées produites par Paris étaient rejetées dans la Seine sans traitement. Des affluents comme l'Oise ne jouent plus le rôle de réoxygénation de la Seine. La modification de la qualité de l'eau était telle que l'extinction des espèces était considérée comme irréversible et l'idée de maintenir et de reconstruire les passes à poissons était abandonnée."

La continuité physique et chimique s'est aujourd'hui améliorée pour les saumons, aloses et lamproies. Comme l'observent Céline Le Pichon et ses collègues : "Dans les années 2010, des conditions d'oxygénation favorables ont été observées pour les trois espèces, et toutes les périodes de migration parallèlement à la construction d'une nouvelle génération de passes à poissons efficaces. Nos résultats confirment la tendance récente à l'absence de nouvelles périodes anoxiques longues dans la Seine et son estuaire depuis 2007 [61], conséquence des progrès réalisés dans les années 1990 en matière de traitement des eaux usées suite à la loi sur l'eau (1964). Dans le même temps, la loi sur la pêche de 1984 a relancé la construction de passages à poissons. Les «contrats de retour aux sources», qui proposaient les premiers plans de gestion des poissons migrateurs, ont été mis en place, et plusieurs associations de poissons migrateurs dans les bassins fluviaux français ont été créées. Dans ce contexte, une étude a défini la stratégie de retour du saumon atlantique sur la Seine au début des années 1990 [74], et le premier passage à poissons de Poses a été construit en 1991. La DCE de l'Union européenne et le Plan national pour la continuité écologique (2010) vient conforter ce tournant, et le renouvellement de la construction des passes à poissons s'est déployé lors de la récente rénovation des barrages de navigation. L'amélioration récente de l'accessibilité des voies de migration a très récemment conduit à la recolonisation spontanée de la Seine par des individus d'espèces de poissons migrateurs."

Les chercheurs concluent à la nécessité de développer des modèles historiques des bassins versants, dans lesquels la question climatique devra être prise en compte: "Un enjeu important pour la gestion durable des bassins fluviaux en Europe est d'intégrer les futurs scénarios de changement global. Le changement climatique aura des effets importants sur le bassin de la Seine, notamment en modifiant son régime d'écoulement. Cela affectera à son tour la future connectivité écologique des espèces qui recolonisent maintenant le bassin de la Seine. Par conséquent, la modélisation de ces effets est importante pour guider les futures actions de gestion. Les projections de la répartition des espèces en Europe et les scénarios d'évolution de la température dans le bassin de la Seine suggèrent la dimension favorable potentielle du bassin pour les aloses mais décroissante pour les salmonidés. Dans ce contexte, la priorisation des efforts de restauration de la connectivité écologique pourrait également consister à privilégier les affluents plus frais et les parties amont de la Seine, de l'Oise et de la Marne."

Discussion
Ce travail de recherche confirme les observations faites par de nombreux riverains âgés que nous avons interrogés, et qui situent tous le tournant de dégradation des eaux vers les années 1960-1970, sans lien particulier à des ouvrages en rivière (en tête de bassin), mais en lien direct avec les 30 glorieuses, les changements agricoles (mécanisation, engrais, début des pesticides), la consommation et la production de masse de nombreux produits incluant des composés de synthèse (voir les travaux sur la "grande accélération" de l'Anthropocène). Des travaux précurseurs menés vers cette même époque par des hydrobiologistes de tête de bassin versant, comme Jean Verneaux en Franche Comté, avaient aussi pointé en direction des dégradations chimiques pour expliquer la chute des taxons polluo-sensibles de poissons et d'insectes, même non migrateurs. Le rôle majeur des pollutions apparaît encore dans les analyses récentes d'hydro-écologie quantitative, qui placent les polluants et les usages des bassins versants en tête des facteurs explicatifs de baisse de qualité biologique des eaux (voir cette synthèse)

La position défendue par les associations de riverains sur ce sujet est donc confortée :

  • traiter en priorité les pollutions chimiques et physico-chimiques afin d'avoir des eaux et des sédiments de qualité (mais aussi de respecter nos obligations européennes),
  • assurer la ressource quantitative en eau, qui va être sous pression du climat, des usages et de la démographie des bassins versants,
  • traiter les ouvrages hydrauliques au cas par cas, sur des rivières à espèces migratrices avérées à l'aval et avec zone amont propices à la reproduction, en choisissant des solutions "douces" et efficaces de franchissement, 
  • mener cette politique de manière raisonnable et ciblée, car les poissons migrateurs sont loin de résumer toute la biodiversité aquatique, ne pourront probablement pas retrouver toute leur expansion passée et ne doivent pas absorber des fonds publics disproportionnés alors que l'écologie de la conservation a de nombreux autres enjeux.

Référence : Le Pichon C et al (2020 ), Historical changes in the ecological connectivity of the Seine river for fish: A Focus on physical and chemical barriers since the Mid-19th Century, Water, 12, 1352

11/06/2020

Huit siècles dans la vie d'un ruisseau français (Leblé et Poirot 2019)

Des fouilles et analyses d'archéologie préventive ont permis de mettre en évidence huit siècles d'évolution du fond de vallon autour d'un ruisseau de Tremblay-en-France. Cette recherche montre des variations importantes du lit, des berges, de la nappe et de l'hydraulique de surface, tenant aux occupations humaines successives, mais aussi au changement climatique lors de la phase du Petit Âge glaciaire. De tels travaux rappellent que nos cours d'eau de l'aire européenne sont des co-constructions de l'humain et du non-humain, ce que certains nomment une "socio-nature" ou une "nature hybride". Cela rend assez douteux et simplistes les discours publics actuels sur la "renaturation" de ces cours d'eau - comme s'il existait un seul modèle de nature idéale du passé à retrouver - ou sur l'existence d'un "état de référence" de ces cours d'eau par rapport auquel nous pourrions juger, dans l'absolu, de leurs propriétés physiques et écologiques. 

Photo extraite de Leblé et Poirot 2019, art cit.

Dans les années 2010, une opération d’archéologie préventive est menée au lieu-dit Chemin des Ruisseaux à Tremblay-en-France, dans le département de la Seine-Saint-Denis. Les travaux d'extension d'une entreprise y avaient révélé les vestiges d'une occupation médiévale très dense sur le versant de la vallée.

Geoffrey Leblé et Agata Poirot ont publié une analyse de l'occupation du lieu, en particulier de la morphologie du lit et des berges. L'étude du remplissage sédimentaire a mis en évidence six grandes séquences de dépôts, chacune ayant façonné la topographie et l’identité du fond de vallon. Ce schéma montrent les profils de fond de vallon qui se sont succédés dans le temps :

Extrait de Leblé et Poirot 2019, art cit.


Les six séquences organisent l'histoire du fond de vallon depuis le Moyen Age.

La séquence 1 indique les plus bas niveaux alluviaux, "un environnement de dépôt très humide, mais plus bas de près de deux mètres que la surface actuelle, et daté immédiatement après la principale phase d’occupation du site (Moyen-Âge central)". La sédimentation alluviale se réalise au gré de dépôts argileux qui colmatent le fond de la vallée, sans doute principalement le fait de l’aménagement anthropique. On ne peut exclure une occupation de type moulin ou pêcherie à cette époque.

La séquence 2 est datée par radiocarbone du XVIe au XVIIe siècles, soit pendant le Petit Âge Glaciaire (période froide dans l'Hémisphère Nord, surtout en Europe). Elle est "marquée par une nouvelle dynamique alluviale puisque le méandrage du ruisseau a laissé des traces jusque dans le transect étudié. L’incision observée en coupe n’est pas de nature anthropique comme on l’a cru à première vue, mais bien d’origine naturelle." Les années froides du petit Âge glaciaire européen sont marquées par des hivers très humides, connus pour avoir "profondément et durablement modifié les cours d’eau de plus faible énergie".

La séquence 3 a enregistré un dépôt limoneux en bas et argileux en haut, signalant un environnement hydraulique déconnecté du courant principal. Ce peut être lié aux grandes crues ont affecté le Bassin parisien au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle. "Ces épisodes de débordement interviennent préférentiellement lorsque le lit de la rivière est encombré, aussi on peut supposer que l’entretien des berges n’était pas régulier au cours de cette période."

Les séquences 4 à 6 sont marquées surtout par la remontée du niveau de la nappe phréatique.

La séquence 4 a enregistré deux épisodes colluviaux successifs, probablement à peu de temps d’intervalle : "La présence de sédiments très calcaires pourrait être la marque de labours profonds en amont de la pente, ou bien de la mise en place massive du marnage et du chaulage comme en Sarthe au XVIIIe siècle. Au niveau régional, les XVIIIe et XIXe siècles apparaissent comme la période d’érosion la plus importante, liée à l’essor des cultures extensives et aux hivers rigoureux".

Les sédiments de la séquence 5 indiquent quant à eux "une adaptation de la nappe phréatique à la présence d’une importante quantité de sédiments qui encombrent le lit, sous la forme d’une remontée nette de la nappe". Il y a eu alors "un rehaussement significatif du lit mineur du Sausset, et donc un exhaussement de la nappe phréatique". On peut y lire la matérialisation physique du lit majeur sur un versant voué à l’agriculture. La séquence 6 est essentiellement constituée de remblais contemporains.

Les auteurs concluent notamment : "les conséquences du Petit Âge Glaciaire peuvent être facilement appréciées au sein de tels contextes, et la mise en œuvre d’études sédimentaires plus complètes et systématiques pourraient permettre à terme d’évaluer les débits moyens des crues qui ont sévi à cette période. Dans le contexte de déstabilisation climatique rapide que nous connaissons, ces connaissances pourraient être utiles pour l’anticipation des risques au niveau local et régional".

Discussion
Cette étude rappelle que la morphologie des bassins versants et des cours d'eau évolue sans cesse dans le temps, et que l'on ne peut s'abstraire des occupations humaines pour la comprendre. Elle pose d'intéressantes questions quand on applique ses enseignements aux politiques publiques de l'eau menées en France et en Europe.

Comme on le sait, les pouvoirs publics en charge de l'écologie des milieux aquatiques ont adopté en France un paradigme de la "renaturation" ou "restauration de la nature", de manière assez peu débattue, essentiellement sous l'influence d'experts ayant une représentation biophysique de la nature. Mais de quelle "nature" parle-t-on ici, alors que les paramètres d'évolution du ruisseau sont sous influence humaine de longue date (et le restent bien entendu, à diverses échelles de temps et d'espace)? Pareillement, la directive cadre européenne sur l'eau - conçue en comité assez restreint dans les années 1990, avec des experts partageant le même type d'approche biophysique - a affirmé que l'on devait juger un cours d'eau selon un "état de référence" adossé à l'état de milieux très peu ou pas anthropisés. Mais là encore, que signifie cette référence dont l'humain serait exclu ou quasi-exclu? En quoi doit-on s'y référer si les cours d'eau ont une existence sociale autant que physique? De fil en aiguille, quelles réalités biologiques et morphologiques retient-on comme "dans la norme", quelles réalités humaines exclut-on comme "hors de la norme"?

Quand un pouvoir veut s'exercer en minimisant les contradictions, il a parfois recours à un procédé que l'on nomme la naturalisation : laisser entendre qu'une option est "dans la nature des choses", c'est dire qu'on ne peut pas vraiment s'y opposer puisqu'il en est ainsi. L'idéal du cours d'eau naturel agit parfois de la sorte pour ses promoteurs : que leur vision soit la seule vision que l'on puisse avoir puisque telle serait la "vraie" nature du cours d'eau. Nous devons identifier, dénoncer et renverser ce procédé rhétorique partout où il s'exerce : il n'y a jamais que des choix humains. La renaturation en est un, bien sûr, mais parmi d'autres, ni plus ni moins légitime en soi que d'autres. Et loin d'être l'apanage d'experts décidant seuls des règles, de tels choix doivent toujours se justifier démocratiquement, en particulier quand ils impliquent dépenses publiques et contraintes normatives.

Référence : Leblé G., A. Poirot (2019), Rythmes d’évolution d’un fond de vallon du Moyen-Âge à l’époque moderne : étude géoarchéologique de la haute vallée du Sausset (Tremblay-en-France), Géomorphologie : relief, processus, environnement, 25, 1, 69-78.

27/11/2019

La géohistoire du bassin de la Seine à travers ses cartes

ArchiSEINE est le nom d'un projet du PIREN (programme de recherche interdisciplinaire en environnement) né de la volonté de décrire l’évolution du territoire du bassin de la Seine en tenant compte des pressions exercées par l'action humaine depuis le XIXe siècle. Les évolutions territoriales du système fluvial sont retracées grâce à un corpus de cartes et documents anciens. Cette démarche montre notamment l'ancienneté des aménagements humains de l'eau et la persistance actuelle de dynamiques à l'origine déjà lointaine dans le temps. Une complexité qui devrait nous prémunir de certains discours un peu simplistes sur la nature et la renaturation.  


Rescindement d’une boucle de la Seine à Riancey (1821)

Les cartes en France proviennent notamment de la gestion royale puis républicaine du territoire, avec des corps d'experts rattachés à l'administration centrale ou d'autres répondant à ses commandes:
"L’avènement de la carte en France est lié à la création de l’Académie des Sciences par Colbert en 1666. Des méthodes cartographiques précises ont été développées. La triangulation est née sous l’égide de Jean Picard ainsi que de la célèbre dynastie du géographe Jean-Dominique Cassini qui a procédé à la couverture cartographique de la France dans son ensemble. Au XVIIIe siècle, la création de l’École des Ponts et Chaussées permet la formation pratique des élèves qui ont dans leur cursus l’obligation de participer au levé de la carte du Royaume. Progressivement, les fonctions de la carte évoluent et passent du statut d’objet à celui d’outil, utile aux projets d’aménagement d’un territoire et nécessaire à la prise de décision. (...) Cet intérêt pour la représentation cartographique des cours d’eau est aujourd’hui encore au cœur des questions d’aménagement et de gestion des territoires. En 2015, une instruction du gouvernement demandait aux services de l’État d’établir une cartographie complète des parties du réseau hydrographique qui doivent être considérées comme des cours d’eau." 

Ce fascicule du PIREN-Seine s’intéresse à la manière dont la carte ancienne peut être mobilisée pour caractériser l’état d’un milieu à un moment donné à ce temps « t ». La comparaison de cartes de différentes périodes permet ensuite de reconstruire la trajectoire des rivières du bassin de la Seine.

Dans le cas de la Seine, la navigation a été l'un des principaux motifs d'aménagement du fleuve. Par exemple, cet extrait d’une série de cartes de la Seine de Paris à Rouen par Philippe Buache [1731-1766] indique les principaux obstacles à la navigation en vue de les corriger par calibrage du lit:


Environs de Nanterre et Chatou au XVIIIe siècle, carte de Philippe Buache. Cliquer pour agrandir.

Un chapitre du fascicule est consacré à La Bassée, plus grande plaine inondable du bassin de la Seine supérieure et la plus importante zone humide d’Île-de-France, entre la confluence Seine-Aube (Romilly-sur-Seine) et la confluence Seine-Yonne (Montereau-Fault-Yonne), classée en zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique. La Seine rectifiée y côtoie de nombreux bassins nés de gravières, soit un système largement artificialisé.

La superposition de cartes permet de retracer près de deux siècles d'évolution du lit:


Évolution du tracé en plan entre 1839 et 2010, issue de l’analyse des cartes anciennes. Cliquer pour agrandir.

Dans leur conclusion, les auteurs soulignent :
"les études géohistoriques présentées ici montrent l’importance des bouleversements subis par la Seine. Deux points méritent d'être soulignés : (1) les changements sont rapides (moins de deux siècles) et induits par une grande diversité d’aménagements, (2) la plasticité naturelle de l’hydrosystème s’ajuste et s’équilibre en fonction des transformations et rend complexe l’équation entre développement socio-économique, gestion du risque d’inondation et maintien de la biodiversité".

Ces données rendent aussi perplexes sur la présentation de la "renaturation" non comme projet paysager (ce qui peut se concevoir) ou comme préférence à certaines fonctionnalités plutôt qu'à d'autres (idem) mais comme restauration d'un profil antérieur idéalisé de la nature. D'autant que si l'on remonte par l'archéologie et l'histoire environnementales vers des états plus anciens que ceux représentés sur les cartes modernes, on trouve que la Seine avait déjà évolué à partir de l'Antiquité. Il faut alors admettre, à rebours du naturalisme naïf entourant parfois la mise en scène des questions écologiques, que nous sommes toujours devant des choix sociaux, économiques et politiques de configuration de la nature. Mais d'où parlent tous les acteurs de ces choix, lorsque le voile d'illusion de "la nature" est levé? Voilà une cartographie qu'il faut aussi dresser pour informer le débat démocratique.

Référence : L. Lestel, D. Eschbach, R. Steinmann, N. Gastaldi (2018), ArchiSEINE : une approche géohistorique du bassin de la Seine, Fascicule #18 du PIREN-Seine, ISBN : 978-2-490463-07-7, ARCEAU-IdF, 64 p.

13/09/2019

Les modifications des rivières depuis 15 000 ans (Gibling 2018)

La directive cadre européenne sur l'eau affirme que les rivières pourraient être conformes à un "état de référence" entendu comme peu impacté par l'homme. Si cela a un sens pour la mesure de pollutions, qu'est-ce que cela signifie au juste en évolution de la biologie et de la morphologie? Quelle "référence" serait celle de la nature? Dans un article récent visant à réfléchir à la notion d'Anthropocène, le géologue Martin R. Gibling montre ainsi que les premières altérations humaines des rivières sont nettement perceptibles voici 10 000 ans, puis que les cours d'eau commencent à être plus ou moins largement modifiés dans le monde voici 6500 ans, avec les techniques d'irrigation et de diversion de l'eau pour les populations sédentaires. Alors quel est donc "l'état de référence" d'une rivière française actuelle? Pourquoi faudrait-il revenir à une forme fluviale de 1900, de 1700 ou d'un âge antérieur, forme qui n'est pas plus "naturelle" qu'une autre si l'on entend par là "non-humaine"? La politique de l'eau doit réviser ses concepts en intégrant les données nouvelles de l'écologie et de l'archéologie de l'environnement. 



Schéma illustrant l'ampleur des influences anthropiques sur les systèmes hydrologiques. Les exemples illustrés proviennent principalement de milieux à influence technologique modeste, en particulier sur une période d'environ 10 000 à 4 000 ans BP. Figure conçue et rédigée par Meredith Sadler, extrait de Ginling et al 2018, art cti

Voici le résumé de l'article de Martin R. Gibling (Université Dalhousie, Canada):

"Les rivières sont au centre des débats sur l’Anthropocène car de nombreuses activités humaines depuis l’antiquité se sont concentrées sur leurs cours et dans les plaines inondables.

Une compilation de littérature sur le début de la modification humaine des rivières identifie six étapes qui représentent des innovations clés, concentrées au Proche-Orient et dans les zones voisines:

(1) des effets minimaux avant environ 15 000 BP, avec utilisation du feu et cueillette de plantes et de ressources aquatiques;
(2) des effets mineurs dus à une culture accrue après environ 15 000 ans BP, avec domestication des plantes et des animaux après environ 10 700 ans BP;
(3) l'ère agricole débutant environ 9800 ans BP, avec les sédiments mobilisés, l'utilisation répandue du feu, les premiers barrages et l'irrigation, la fabrication de briques;
(4) la période de l'irrigation à partir d’environ 6500 ans BP, avec irrigation à grande échelle, grandes villes, premiers grands barrages, approvisionnement en eau en milieu urbain, utilisation accrue des eaux souterraines, navigation sur rivières et exploitation alluviale;
(5) l'ère de l'ingénierie avec des remblais, des barrages et des moulins à eau après environ 3000 ans BP, en particulier dans les empires chinois et romains;
(6) l'ère technologique après environ 1800 de notre ère.

Les effets anthropiques sur les rivières étaient plus variés et plus intenses qu'on ne le reconnaît généralement, et ils devraient être systématiquement pris en compte dans l'interprétation des archives fluviales du Pléistocène supérieur et du Holocène".

Référence: Gibling MR (2018), River Systems and the Anthropocene: A Late Pleistocene and Holocene Timeline for Human Influence, Quaternary, 1, 3, 21

29/08/2019

Mille ans d'évolution des zones humides

Dans un rapport ayant fait date, au milieu des années 1990, il était rappelé que les zones humides encore résiduelles en France sont bien souvent des milieux artificiels issus d'une transformation des marais et marécages entamée au Moyen Age. Cette première évolution, ayant vu la création des étangs, retenues, salines et polders d'Ancien Régime, avait transformé mais pas réduit à néant la capacité biologique des milieux aquatiques et humides. Ce n'est pas le cas de la transition complète des sols vers des milieux secs à vocation agricole ou urbaine, qui a commencé après la Révolution et s'est accéléré surtout au 20e siècle, jusqu'aux années 1980. A l'heure où le gouvernement cherche des solutions pour affronter les futures sécheresses et retenir l'eau dans les bassins versants, il importe d'avoir à l'esprit cette évolution historique. Détruire au lieu de gérer des milieux aquatiques et humides hérités de l'Ancien Régime est aujourd'hui un choix stupide et coûteux. Outre l'évolution des pratiques agricoles vers des techniques éco-productives plus durables, c'est la rétention d'eau intelligente sur le maximum de parcelles qui est nécessaire, y compris par la création de petits plans d'eau optimisés pour l'écologie et l'hydrologie. Non pas la ruine des zones humides artificielles ayant traversé les siècles sans faire disparaître le vivant, et apportant aujourd'hui encore des milieux et ressources d'intérêt.    



Coordonné par Paul Bernard, préfet de la région Rhône-Alpes, le rapport du Commissariat général au plan et Comité interministériel de l'évaluation des politiques publiques sur les zone humides avait permis de faire un état des lieux sur la question en France, au milieu des années 1990. Faisant suite à la loi sur l'eau de 1992, le rapport constatait que "si les deux tiers des zones humides ont disparu en France en un siècle environ (Barnaud, 1993), c'est au cours des dernières décennies que la régression a été la plus spectaculaire". Environ 2,5 millions d'hectares de marais, marécages et prairies humides ont été drainés entre 1970 et 1990, essentiellement pour créer des zones agricoles, mais aussi par extension de l'habitat et des réseaux de transport. Le rythme a atteint son maximum dans les années 1980 avant de fléchir ensuite.

Un point intéressant du rapport était de distinguer deux phases dans l'évolution des zones humides:
- la première est marquée par une transformation des zones humides naturelles en zone humides artificielles (comme les étangs ou les polders), avec maintien de fonctions biologiques d'intérêt autour des productions économiques de l'époque,
- la seconde est marquée par la disparition pure et simple des zones humides par drainage et assèchement, pour étendre le sol agricole (aussi faire régresser les zones paludéennes).

A l'heure où nous devons réfléchir aux meilleures stratégies pour retenir l'eau dans les bassins versants et préserver leur biodiversité, la destruction des zones humides artificielles déjà installées n'est certainement pas la solution. Il faut au contraire préserver ces milieux en adaptant leur gestion aux nouveaux enjeux hydroclimatiques de ce siècle.

Extraits

"Cette déjà longue histoire des interventions humaines sur les zones humides de notre pays permet de distinguer deux étapes. Dans une première phase, on a principalement transformé des zones humides - conversion de zones marécageuses en étang, remplacement de marais salés et de vasières soumises aux marées par des marais littoraux parcourus par de l'eau douce - et gagné des surfaces sur la mer par endigage et poldérisation, accélérant ainsi les processus naturels de comblement de fonds de baie. Cela a été le cas de tous les marais littoraux, le record étant battu par le marais Poitevin avec 96 000 hectares gagnés sur la mer en moins de neuf siècles grâce à l'action simultanée de l'atterrissement naturel et des endigages successifs.

Tous ces marais ont été réaffectés ou conquis pour développer des activités économiques liées aux zones humides : produire du sel (salines), du poisson (étangs), de la viande ou du lait (élevage de bovins sur prairies humides). La phase de transformation des milieux s'est bien entendu accompagnée de perturbations majeures (mise en eau, passage de l'eau salée à l'eau douce, etc.), mais il s'est ensuite constitué un système à la fois productif pour l'économie du moment et biologiquement intéressant (Lefeuvre, 1993 a et b). De nombreux indicateurs témoignent de la qualité biologique de ces milieux humides, tels le nombre d'oiseaux d'eau accueillis en période de reproduction ou d'hivernage, ou bien la densité de loutres, véritable espèce-symbole de certains marais. Cet équilibre s'est maintenu pendant des centaines d'années.

Une seconde phase débute avant la Révolution, période d'influence des physiocrates en France (1764-1789), durant laquelle se développe une politique de progrès agricole. Les marais commencent à disparaître définitivement,laissant la place à des terres agricoles après drainage et dessèchement. Les prairies humides permanentes sont alors labourées (retournement) et mises en culture.

Ce mouvement s'est poursuivi jusqu'à nos jours et s'est amplifié ces dernières décennies grâce à la mécanisation. Les techniques d'assainissement et de drainage sont désormais très au point et permettent en un temps record de convertir des prairies humides en terres labourables et cultivables analogues à celles de Beauce, notamment par la technique des casiers hydrauliques avec pompe de relevage. Une fois desséchées, les anciennes zones humides peuvent également être remblayées et devenir des espaces urbanisés. Là encore, le  progrès technique (bulldozers...) accélère les processus.

Les zones humides françaises ont donc été depuis plus de mille ans profondément modifiées, mais de manière différente dans l'espace et dans le temps. L'exemple de la Dombes illustrera ces différences. Cette région, marécageuse à l'origine, a changé d'aspect à partir du Moyen Age en raison de la création d'étangs. Ce processus a atteint son apogée en 1850, où l'on dénombrait 2 000 étangs couvrant une superficie de 19 000 hectares. Ce système "modifié" mais biologiquement riche a atteint un nouvel équilibre, bien que ce paysage d'étangs soit fondamentalement différent de celui constitué par les marécages d'origine. Récemment, ce milieu a de nouveau été transformé mais d'une tout autre manière : dans une grande partie de la Dombes, assèchements et mises en culture ont fait disparaître le caractère "humide" preservé jusque-là, et l'on peut actuellement tabler sur une surface en eau d'à peine 8 500 hectares pour 800 étangs environ (Lebreton et al., 1991).

Un autre exemple est celui de la façade atlantique de la France. Les marais salés originels ont été drainés par des canaux à ciel ouvert devenant ainsi marais continentaux, puis marais temporaires, avant d'atteindre le stade dit "marais desséchés". Malgré cette appellation, ces derniers étaient jusqu'à une date récente constitués de prairies temporairement inondables, intéressantes à la fois, comme dans le marais Poitevin, sur le plan économique (production de lait pour le beurre de Poitou-Charentes) et biologique (l'une des zones françaises les plus importantes, avec la Camargue, pour l'accueil des oiseaux d'eau). Les nouvelles techniques de drainage ont en quelques années fait basculer l'équilibre établi, ainsi que le montre la vitesse de transformation du marais Poitevin : de 1973 à 1990, la surface de prairies est passée de 75 % à moins de 40 %.

Paradoxalement, la richesse biologique des zones humides peut, au moins temporairement, être compromise par un processus de non-intervention.En effet les agriculteurs abandonnent souvent les prairies humides lorsqu'il existe des difficultés d'accès ou lorsque la mise en culture est trop coûteuse en raison des contraintes pédologiques et hydrauliques. Il en résulte en général une fermeture du milieu et parfois à terme la dominance d'une espèce végétale (fougères sur certaines zones du marais Vernier abandonnées depuis plus de 40 ans, roselières comme en Brière, aulnaies comme dans le marais de Lavours, saulaies, etc.). L'abandon conduit parfois au même appauvrissement biologique que la mise en culture avec intensification des productions agricoles. Ainsi les oies rieuses ont totalement déserté les deux sites d'hivernage les plus importants de France : le marais Vernier en raison de la fermeture du milieu consécutive à l'abandon du pâturage et les polders du Mont Saint-Michel suite au retournement puis à la mise en culture des prairies humides.

(...)

En résumé, les zones humides qui demeurent aujourd'hui en France ne sont pas, pour la plupart, des espaces "naturels" au sens strict du terme : elles sont le fruit des transformations faites par l'homme au cours des siècles dans des buts précis (agriculture, pisciculture, saliculture, etc.). La découverte de leur rôle "en tant que telles" dans l'équilibre de notre milieu de vie change complètement les données du problème. La question n'est plus "doit-on les préserver?" mais "comment peut-on les protéger, les restaurer, les réhabiliter? Doit-on même en recréer ? Le cas échéant, comment doit-on les gérer ?"

Pour répondre à ces questions, il est évident qu'il faut avant tout bien les connaître pour sauvegarder leur rôle multifonctionnel, puis savoir transmettre ces éléments nouveaux aux différents acteurs de la gestion du territoire national. Ces derniers se doivent de changer rapidement d'attitude vis-à-vis de zones qui, soulagées des réminiscences négatives, sont désormais des éléments essentiels d'une politique de l'eau et de l'aménagement du territoire."


Ce même rapport faisait observer que bon nombre de zones humides artificielles perdent de leurs fonctionnalités d'intérêt par des négligences ou ignorances de gestion. Par exemple, l'absence de marnage (variation de niveau) de retenues ou de canaux sous-utilise l'exploitation écologique des vasières, alors que ce sont des milieux d'accueil très riches. Lorsqu'il n'existe pas d'usage professionnel exigeant un emploi prioritaire et quasi-permanent des débits ou un enjeu fort de riveraineté avec maintien permanent de berges en eau, il n'est pas particulièrement difficile d'obtenir de tels marnages, en fonction de l'hydrologie,  par ouverture et fermeture limitée des vannes menant à une vidange puis un remplissage progressif, sur plusieurs jours à semaines, du milieu concerné. Autre exemple venant à l'esprit, de nombreux plans d'eau d'agrément de particuliers ont des berges trop abruptes et trop nues de végétation : quelques modifications les rendraient plus accueillants à divers assemblages (invertébrés, amphibiens, oiseaux) sans perdre la fonction d'agrément, voire en l'améliorant.

Depuis 25 ans, les responsables des politiques publiques et les experts en écologie ont-ils réfléchi à ce genre d'information et d'association des propriétaires d'ouvrages particuliers ou communaux à de nouveaux horizons de gestion? Pas à notre connaissance. On s'est intéressé aux professionnels d'un côté, aux milieux "naturels" les moins anthropisés de l'autre, mais on a laissé en plan les milieux intermédiaires qui cumulent pourtant des dizaines à des centaines de milliers de sites sur le territoire français. Cette situation est d'autant plus dommageable que, depuis la parution du rapport Bernard, des recherches scientifiques ont montré que les petits plans d'eau et autres milieux aquatiques-humides d'origine artificielle ont de l'intérêt pour la biodiversité (par exemple Chester et Robson 2013, Bubíková et Hrivnák 2018), mais qu'ils sont toujours négligés dans les choix publics (Hill et al 2018, Clifford et Hefferman 2018, Bolpagni et al 2019).

Les crises à répétition des canicules et sécheresses vont-ils conduire à un changement culturel dans les administrations de l'eau et chez les riverains? On peut l'espérer.

Référence citée : Commissariat général du Plan (1994), Les zones humides. Rapport de l'instance d'évaluation, Documentation française, 391 p.

Illustration en haut : paysage de manoir à étang, Wenceslas Hollar (1607-1677), vers 1650. En bas : ancien étang de flottage en haut Morvan (Préperny).

A lire aussi sur l'histoire de l'eau
La mémoire des étangs et marais, éloge des eaux dormantes (Derex 2017)
La mémoire des fleuves et des rivières contée par un hydrobiologiste (Lévêque 2019) 

18/08/2019

La plus ancienne représentation graphique connue d'un moulin à eau

C'est dans les catacombes paléochrétiennes de Rome que l'on trouve la première représentation connue d'une roue à aube de moulin à eau, sur une fresque murale du Coemeterium Maius. Explications.



Cette image est une photographie de fresque murale du Coemeterium Maius (catacombe majeure), située le long de la Via Nomentana, dans le quartier moderne de Trieste. Cette catacombe a été bâtie vers le milieu du 3e siècle de notre ère. Divers peuples de l'Antiquité enterraient déjà leurs défunts dans des souterrains, mais les premiers Chrétiens créèrent des cimetières à hypogée plus complexes et plus vastes. Leurs peintures, mosaïques, sculptures reflètent des récits religieux et parfois des scènes de la vie ordinaire.

C'est à l'historien et archéologue suédois Örjan Wikander, spécialiste des technologies anciennes de l'eau, que l'on doit d'avoir identifié cette fresque du Coemeterium Maius comme la plus ancienne représentation graphique actuellement connue d'une roue de moulin (Wikander 1980; Wikander 1985; voir aussi Reynolds 1983).

L'origine exacte des moulins à eau reste encore débattue. Des descriptions anciennes du 3e et du 2e siècles avant notre ère mentionnent des roues que la plupart des historiens des techniques considèrent comme des noria (outil pour élever l'eau d'un point bas) plutôt que des moulins. Il paraît néanmoins probable que de premières utilisations énergétiques de roues virent localement le jour dans cette période, en Asie mineure et au Proche Orient, dans le sillage des nombreuses expérimentations de la mécanique de l'ère hellénistique. Strabon puis Vitruve et Pline décrivent explicitement le moulin à eau au tournant de notre ère, tant en roue horizontale que verticale. A partir de l'empire romain, qui l'utilisa dans ses zones rurales (voir exemple de Barbegal), le moulin à eau se répandit en Occident.  Le moulin à eau représente la première machine de production pouvant être mue automatiquement sans nécessiter de force humaine ou animale. C'est une étape majeure de l'histoire des techniques, et une exceptionnelle continuité historique puisque des moulins sont encore en usage de nos jours.

Source image : Archives pontificales, commission pour l'archéologie sacrée, STO - Mag, D, 98

17/08/2019

Cesser d'opposer patrimoine naturel et patrimoine culturel (Sajaloli 2019)

Le 6e colloque international du Groupe d'histoire des zones humides s'était tenu en Morvan et ses actes viennent d'être publiés. Dans leur conclusion, le président du GHZH Bertrand Sajaloli livre de très intéressantes réflexions sur le caractère hybride de la nature, que révèlent de plus en plus clairement les progrès en histoire et archéologie de l'environnement. L'universitaire revient de manière critique sur certains choix faits en matière de continuité écologique, avec une cécité initiale au patrimoine culturel et aux dynamiques historiques de l'environnement modifié par l'homme. Il souhaite une démarche plus participative, associant les riverains à la construction dynamique du paysage, ce lieu où nature et société fusionnent.  


Bertrand Sajaloli (Université d’Orléans, Laboratoire EA 1210 CEDETE) dirige le Groupe d'histoire des zones humides, fondé en 2003 par des historiens, des géographes, des juristes et des environnementalistes. Le GHZH a tenu son 6e colloque international dans le Morvan, et ses actes viennent d'être publiés par la revue Bourgogne-Franche-Comté Nature. Nous publions ci-après quelques extraits de la conclusion du colloque par Bertrand Sajaloli. L'universitaire y revient sur les controverses de la continuité écologique, qu'il replace dans le contexte des paradigmes en compétition de la nature : y a-t-il une nature originelle qui aurait été perturbée par l'humain, dont nous devrions retrouver les propriétés, ou une nature co-construite par l'humain, dont nous devons accepter le caractère hybride? L'histoire et l'archéologie de l'environnement montrent pour leur part que l'évolution des bassins fluviaux, notamment des zones humides, est inséparable de l'action humaine.

Extraits

Patrimoine écologique versus patrimoine archéologique, écouler l'eau et dissoudre le temps des hommes?
L'articulation entre patrimoine naturel et patrimoine culturel fournit aussi de belles perspectives de réflexion que la table-ronde a notamment évoquées en abordant la restauration de la continuité écologique des cours d'eau et des milieux aquatiques préconisée par l'Union Européenne dans la Directive Cadre sur !'Eau (DCE)  en 2000 et reprise par la France dans la Loi sur l'Eau et les Milieux Aquatiques (LEMA) de 2006. S'y confrontent, parfois violemment, deux systèmes de valeur dissemblables et inconciliables, la défense de la nature et la possibilité pour les espèces et les sédiments de migrer librement d'une part, la défense du patrimoine historique lié aux aménage­ments fluviaux (gués, moulins, miroirs d'eau, écluses...) dont certains, pluriséculaires, déterminent de riches écosystèmes, d'autre part. La LEMA de 2006 et la loi Grenelle 2 de 2010 (Trame verte et bleue) accordent une place importante à l'hydromorphologie et notamment à la continuité écologique afin d'assurer le bon transport des sédiments (charge solide) et la circulation amont-aval des poissons ainsi que la connectivité des milieux. Cette continuité préconise l'effacement ou l'aménagement des «obstacles à l'écoulement» en lit mineur (continuité longitudinale) ou en berge (continuité latérale) . Selon le référentiel des obstacles à l'écoulement, il en existe à ce jour plus de 97 000 qu'il s'agirait de supprimer sur une période courte (2013-2018). Outre les contestations inhérentes au bien-fondé écologique de l'effacement de ces ouvrages, beaucoup de conflits naissent de la non prise en compte de leur valeur archéologique et paysagère alors même que certains sont protégés au titre des Monuments historiques. Dès lors, les débats s'engagent sur les modalités d'arbitrage entre ces deux types de patrimoine.

Les premières relèvent de la concertation et de la diffusion des informations. Il s'agit que les gestionnaires archéologiques du territoire (DRAC, INRAP... ) s' engagent en amont dans les SDAGE et les SAGE afin de réaliser des inventaires patrimoniaux et d'envi­sager des opérations préventives. Il s'agit également de favoriser des rapprochements entre l'AFB (Agence Française de la Biodiversité) et les DREAL (Direction Régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement), en charge de la continuité écologique, avec les DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), en charge du patrimoine historique• La vigueur des conflits et parfois l'aberration des décisions prises, tient en effet à l'absence de transversalité dans l'analyse des territoires de l'eau et plus encore à celle d'instances où des sensibilités différentes peuvent s'exprimer. De même, l'échelle locale, qui seule permet de hiérarchiser les différentes valeurs patrimoniales des obstacles à effacer, doit prendre le pas sur l'échelle nationale où des impératifs administratifs ou doctrinaires monothématiques sont avancés.

Mais ceci ne résout pas toutes les situations! Restaurer la continuité écologique, c'est accélérer l'écoulement et donc menacer, par abaissement des niveaux d'eau, bon nombre de marais adjacents et leurs vestiges archéologiques comme le souligne Annick Ribhard (2009), notamment au sujet de Clairvaux et de Chalain (Arbogast & Richard, 2014). Effacer un barrage, comme celui du Port Mort sur la Seine en amont de Rouencomme l'évoque Philippe Fajon, c'est aussi supprimer ce que l'ouvrage hydraulique a laissé dans le paysage environnant, et notamment les systèmes parcellaires sur les deux rives. Enfin, abattre un ouvrage sur une petite rivière, c'est encore éradiquer des espèces liées aux eaux calmes d'amont comme la très belle libellule dite la Naïade aux yeux rouges. Franck Faucher oppose quant à lui, la protection des espèces d'eau courante, plus rares, menacées et patrimonialisées, aux espèces d'eau stagnante, plus banales et répandues, mais ceci doit-il être systématique alors même que dans la Creuse, par exemple, des barrages construits dans les années 1930 ne sont pas concernés par la DCE car ils produisent de l'électricité ? Yves Billaud (Ministère de la Culture, laboratoire Archéologie et archéométrie) pose dès lors la question de la finalité de la gestion, de l'impossible recherche de l'état de référence, prétendu initial et supposé antérieur à l'occupation humaine  (Magny et al., 2015). Philippe Fajon rajoute celle du choix territorial et de la trajectoire paysagère effectué à propos du marais Vernier où l'édiction d'un nouveau règlement de l'eau modifiera usages et paysages (Fajon, 2011). Sachant que plus de 1 700 personnes vivent dans cet ancien méandre de la Seine, combien de courtils faut-il garder : quelques-uns afin de montrer comment le système maraîcher fonctionnait, ou alors faut-il muséographier tout le paysage ? Ces interrogations nécessitent de s'ouvrir aux autres disciplines mais les naturalistes  sont alors désarmés  car  les études archéologiques et géohistoriques des zones humides, notamment des plus petites, sont rares et manquantes. L'approche culturelle des lieux d'eau apparaît bien sous-investie! Et avec elle, la question de la place de l'homme dans ces milieux: parce que les densités humaines y sont souvent moins importantes aujourd'hui qu'hier, parce que les usages y sont à la fois moins nombreux et moins vitaux, il faudrait alors, pour reprendre les mots de Marie-Christine Marinval, effacer les marais, détruire les vestiges archéologiques, noyer toute trace d'intervention anthropique? Quel est ce nouveau mythe de l'eau qui coule? Quelles représentations inconscientes masque-t-il?

Enjeux naturalistes versus enjeux culturels : des limites floues pour des milieux hybrides?
Cesser d'opposer patrimoine naturel et patrimoine culturel, de dramatiser le choix entre telle ou telle espèce protégée et tel autre vestige archéologique inscrit, se résout en partie en dépassant la vision duale, binaire du couple nature-culture. Christine Dodelin (Conservatrice de la Réserve naturelle régionale des Tourbières du Morvan) s'étonne en effet que l'on scinde ces enjeux et dénonce le caractère artificiel, flou des limites entre ces deux patrimoines. Évoquant la moule perlière,  bivalve  d'eau douce,  espèce phare du Morvan, qui vit 100 ans au fond des sédiments  des rivières et ne se déplace pas, sauf par le biais des Salmonidés descendant et montant les cours d'eau, qui a besoin d'une eau d'extrême qualité pour se reproduire, Christine Dodelin souligne comment cette espèce extraordinaire est un formidable marqueur de l'histoire séculaire du bassin­ versant, de la manière  dont  on l'a  aménagé,  de celle dont on y  vit  actuellement. Il n'y a donc pas  d'antagonismes systématiques  entre  la chronique  des hommes et celle de la biodiversité : la nature  est un  construit  historique,  une œuvre  sociale  ; inversement, la biodiversité est un problème de société dont doivent s'emparer les historiens, les anthropologues, les géographes et les sociologues. Dès lors, pourquoi ne pas davantage s'appuyer sur la vie quotidienne des habitants, des usagers, des riverains? Sur leurs perceptions et représentations, sur leurs pratiques du territoire et raisonner en termes de services rendus et d'attentes en biens de nature? Il  s'agit  de confronter,  par exemple, les valeurs d'une retenue d'eau d' amont (biodiversité, économie de loisir, agrément paysager, importance des vestiges archéologiques... ) à celles que provoqueraient sa disparition (fin de la déstabilisation des berges que le piégeage des  sédiments  suscite en aval, retour des espèces d'eau courante... ). Quelles fonctionnalités sont mobilisées dans ce choix? Comment se répètent-elles sur le linéaire du chevelu hydrographique?

L'expérience du Parc naturel régional du Morvan engagé depuis six ans dans la restau­ration de la continuité écologique révèle un grand choix des possibles et des modalités d'intervention, après concertation. Les ouvrages à enjeux historiques et patrimoniaux forts ont été laissés, d'autres abaissés, d'autres équipés de passes à poissons, d'autres enfin supprimés en accord avec leur propriétaire. Le bruit de la chute d'eau, la présence de truites, le spectacle d'une surface étale ou au contraire d'un débit rapide... sont sou­vent apparus décisifs, comme éteindre les controverses (Barraud & Germaine, 2017) par le dialogue et le jeu des acteurs de terrain!

Dans cette approche participative, le paysage, par son caractère intégrateur, parce qu'il reflète les interactions entre l'évolution des milieux naturels et celle des interventions anthropiques, parce qu'enfin il détermine des cadres de vie autour desquels se nouent le bien-être et l'identité des habitants, fournit un cadre de réflexion idoine et fédérateur. (…)

Le paysage facilite également le glissement d'une conception linéaire des impacts de l'humain sur la nature vers une approche plus novatrice liée à son hybridité. li s'agit en effet de cesser de raisonner en termes de gradients de naturalité ou d'artificialité qui, par des étapes repérables et donc rectifiables par des mesures de gestion, assureraient le passage d'une nature naturelle, vierge de toute empreinte anthropique, à une nature artificielle, voire à une absence de tout élément biologique ! Appréhender les milieux naturels comme des milieux hybrides, comme le suggère Laurent Lespez (Dufour & Lespez, 2019), c'est leur reconnaître des propriétés et des caractéristiques spécifiques, uniques, fruit d'un rapport singulier entre les temps longs et courts de l'histoire des sociétés et de celle de la nature. Le bocage, construction on ne peut plus anthropique dotée d'une biodiversité singulière, fournit un bel exemple de la pertinence de ce concept d'hybridité. La biodiversité ne répond donc à aucun gradient d'artificialité des milieux comme le souligne Patrice Notteghem mais à une qualité des rapports dialectiques entre sociétés et écosystèmes, d'où la notion de culturalité écologique.



Commentaire
Depuis quarante ans, les politiques publiques des sociétés industrielles sont saisies par la question écologique, avec de grandes lois ayant émergé à partir des années 1970 et s'étant renforcées depuis. Ces politiques publiques s'inspirent des savoirs positifs et des expériences de terrain.

Mais l'objet "nature" ou "environnement" est complexe, et les savoirs sont multiples. De plus, ces savoirs évoluent. Des écosystèmes que l'on croyait jadis des expressions d'une "naturalité sans l'homme" se révèlent en fait issus en partie d'interventions humaines. L'histoire et l'archéologie des zones humides révèlent cet entralecement, que l'on nomme le caractère hybride de la nature. Il en va de même pour d'autres milieux (rivières, forêts).

Du même coup, cela interroge aussi nos actions contemporaines et ce à partir de quoi nous devrions juger ces actions.

La création d'une retenue va par exemple noyer des micro-habitats en place sur sa superficie, et représentera donc une perte nette de biodiversité locale lors de sa création. Mais au fil du temps, la retenue va elle-même devenir un habitat pour d'autres espèces et en dernier ressort, elle ne sera pas éternelle, laissant place à d'autres milieux plus tard. Dans cette dynamique sans fin, doit-on et de toute façon peut-on "geler" un état présent du vivant? Doit-on faire une stricte comptabilité des espèces et vouloir "ne rien perdre", "ne rien changer", quand la nature elle-même montre le spectacle de gains et de pertes tout au long de son évolution? Et quand un choix avantage une espèce menacée mais désavantage une autre espèce menacée, ce qui devient finalement courant à mesure que les données s'enrichissent et que des lois protègent un plus grand nombre de ces espèces, comment affronte-t-on ces choix cornéliens? Parmi les humains - puisque nous parlons toujours en dernier ressort de décisions humaines -, qui fera le choix de l'état de la nature au sein des différentes trajectoires possibles, par quelle légitimité sociale et politique? Ces questions n'ont aucune réponse simple, mais elles se posent déjà et se poseront de plus en plus. Avec l'Anthopocène vient la conscience que l'humain instaure sans cesse de nouveaux états de la nature. On notera que ces questions concernent aussi bien le patrimoine bâti qui évolue lui aussi au fil du temps.

La continuité écologique en long se révèle un cas d'école de ces débats. Sa mise en oeuvre s'est révélée particulièrement conflictuelle en France (en large part pour des raisons d'objectifs irréalistes assortis d'une gouvernance autoritaire et opaque) mais elle n'est en réalité apaisée nulle part, car les ouvrages hydrauliques hérités de l'histoire, parfois naturalisés, sont l'objet d'usages socio-économiques et d'attachements psychologiques. Il existe aussi un désir de continuité historique et de continuité symbolique dans l'imaginaire humain. Au-delà, ce sont des visions de la nature idéale qui s'entrechoquent, sauvage et spontanée pour les uns, maîtrisée et aménagée pour les autres. Un schéma un peu naïf voudrait qu'après les excès rationalistes, productivistes et prométhéens de la première modernité, nous revenions simplement aux vertus d'une nature laissée à son libre cours. Mais ce serait supposer que la modernité fut juste une erreur, un moment d'égarement, alors que de toute évidence la maîtrise moderne de la nature a aussi apporté des bénéfices aux humains. Le débat renaît d'ailleurs dès que nous affrontons des adversités naturelles, comme le révèle l'actualité des sécheresses et canicules à répétition, avec la question du choix entre ingénierie grise (construire de nouvelles retenues) ou verte (reprofiler des lits d'inondation). Dans tous ces débats, l'éclairage de l'historien et de l'archéologue est aussi précieux que celui du naturaliste et de l'écologue pour nourrir des réflexions pluridisciplinaires et permettre des échanges mieux informés.

Sources : Sajaloli B (2019), Archéologie en zones humides: une heuristique de l'hybridation entre nature et culture, in Zones humides et archéologie, Actes du VIe colloque international du groupe d'histoire des zones humides, revue scientifique Bourgne-Frenche-Comté Nature, HS 16, 245-251

Pour aller plus loin : Zones humides et archéologie. Actes du VIe colloque international du groupe d'histoire des zones humides 
Ce VIe colloque international Zones humides et Archéologie, organisé par le Groupe d’histoire des zones humides (GHZH), avec le concours du Centre archéologique européen du Mont-Beuvray et du Parc naturel régional du Morvan, a pour objectif d’appréhender les zones humides au prisme de l’archéologie. L'étude de données brutes et les informations « hors sites » de nouvelle nature : structures en creux naturelles (paléomarais, paléoméandres) ou anthropiques (mares, etc.) ont impliqué l’élaboration de marqueurs spécifiques – bio-indicateurs végétaux et animaux, sédiments – par les disciplines des archéosciences (palynologie, dendrologie, macro-restes végétaux). Ces éléments sont devenus des vecteurs de reconstitutions paysagères et paléoécologiques de reconnaissance de milieux humides. Les exemples archéologiques, qui se sont multipliés un peu partout, mettent l’accent sur la complexité de ces espaces qu’il s’agisse de tourbières, de zones humides littorales, de vallée alluviale ou encore de plaine : diversité de leurs trajectoires spatio-temporelles, de leurs modes de valorisation. Ces rencontres ont favorisé le croisement des regards, nourri la réflexion accompagnant les prises de décision dans le cadre d’une gestion durable – de restauration et préservation – de ces milieux d’eaux.
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Illustrations : biefs et seuil sur le Serein.