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24/05/2023

Les lacs naturels et artificiels perdent de l'eau depuis 30 ans – mais pas tous et pas toujours pour les mêmes raisons (Yao et al 2023)

Plus de la moitié des grands plans d’eau naturels et artificiels dans le monde ont vu leur volume se réduire au cours de ces trois dernières décennies, sous l’effet du changement climatique et des activités humaines, selon une étude venant de paraître dans Science. Un quart a vu ce volume augmenter et un quart n'a pas de tendance claire. Le stockage en réservoir artificiel a néanmoins connu un léger gain sur la période, car les constructions de nouveaux sites ont compensé les pertes des sites existants. La principale cause de perte de volume d'eau stocké en réservoir artificiel est la sédimentation, ce que les chercheurs suggèrent de prendre en compte dans les politiques de gestion des barrages et retenues. 


Tendance du volume d'eau des grands lacs, extrait de Yao et al 2023, art cit.

Les plans d'eau naturels comme artificiels ont un rôle important pour les sociétés humaines, comme le rappellent Fangfang Yoao et ses collègues en introduction de leur recherche : "Les lacs couvrent 3 % de la superficie terrestre mondiale, stockant de l'eau stagnante ou à écoulement lent qui fournit des services écosystémiques essentiels d'eau douce et d'approvisionnement alimentaire, d'habitat des oiseaux d'eau, de cycle des polluants et des nutriments et des services récréatifs. Les lacs sont également des éléments clés des processus biogéochimiques et régulent le climat par le cycle du carbone. Leurs biens et services potentiels sont modulés par le stockage de l'eau du lac (LWS), qui fluctue en réponse aux changements de précipitations et de débit des rivières, ainsi qu'en réponse aux activités humaines directes (barrages et consommation d'eau) et au changement climatique."

Pour mener leur évaluation, les chercheurs ont agrégé près de 249 000 images par satellite, en même temps que des batteries de données météorologiques et d'informations sur l’évaporation, l’humidité des sols et la transpiration des végétaux, les ruissellements et les écoulements, l’irrigation. Ainsi ont-ils pu estimer le poids des facteurs dans l'évolution de la ressource hydrique à la surface de la Terre.

Voici d'abord le résumé de leur étude :
"Le changement climatique et les activités humaines menacent de plus en plus les lacs qui stockent 87 % de l'eau douce de surface liquide de la Terre. Pourtant, les tendances récentes et les facteurs de changement du volume des lacs restent largement inconnus à l'échelle mondiale. 
Ici, nous analysons les 1972 plus grands lacs mondiaux à l'aide de trois décennies d'observations satellitaires, de données climatiques et de modèles hydrologiques, et nous avons constaté des baisses de stockage statistiquement significatives pour 53 % de ces masses d'eau au cours de la période 1992-2020. La perte nette de volume dans les lacs naturels est largement attribuable au réchauffement climatique, à l'augmentation de la demande d'évaporation et à la consommation humaine d'eau, tandis que la sédimentation domine les pertes de stockage dans les réservoirs. 
Nous estimons qu'environ un quart de la population mondiale réside dans un bassin d'un lac en voie d'assèchement, ce qui souligne la nécessité d'intégrer les impacts du changement climatique et de la sédimentation dans la gestion durable des ressources en eau."

Plus en détail, voici les informations clés qui ressortent de cette étude :
  • Une base de données mondiale des stockage d'eau en grands lacs a été composée de séries temporelles (1992 à 2020) de stockage infra-annuelles pour 1972 grandes masses d'eau, dont 1051 lacs naturels (100 à 377 002 km2) et 921 réservoirs (4 à 67 166 km2), qui représentent 96 et 83% du stockage naturel des lacs et réservoirs de la Terre.
  • Plus de la moitié (53 ± 2 %) des grands lacs ont subi des pertes d'eau importantes. La perte prévaut notamment l'ouest de l'Asie centrale, le Moyen-Orient, l'ouest de l'Inde, l'est de la Chine, le nord et l'est de l'Europe, l'Océanie, les États-Unis contigus, le nord du Canada, l'Afrique australe et la majeure partie de l'Amérique du Sud. 
  • Environ un quart (24%) des grands lacs ont connu des gains d'eau importants, qui se trouvent en grande partie dans les lieux de construction de barrages et dans les régions isolées ou sous-peuplées, telles que le plateau tibétain intérieur et les grandes plaines du nord de l'Amérique du Nord. 
  • À l'échelle mondiale, le stockage en lac a montré une baisse nette à un taux de −21,51 ± 2,54 Gt an−1, ou de 602,28 km3 en volume cumulé, ce qui équivaut à l'utilisation totale de l'eau aux États-Unis pour l'année entière de 2015
  • La perte de volume cumulée est d'environ 40 % supérieure à la moyenne des variations annuelles (c'est-à-dire les différences entre les valeurs maximales et minimales) sur la période 1992-2020
  • Le volume naturel des lacs naturels a diminué à un taux net de −26,38 ± 1,59 Gt an−1, dont 56 ± 9% sont attribuables aux activités humaines directes et aux changements de température et d'évapotranspiration potentielle (PET), c'est-à-dire la demande d'évaporation. Un total de 457 lacs naturels (43 %) ont subi des pertes d'eau importantes avec un taux total de −38,08 ± 1,12 Gt an−1, tandis que des gains d'eau importants ont été constatés dans 234 lacs naturels (22 %) à un taux total de 13,02 ± 0,41 Gt an−1. Les 360 lacs restants (35 %) n'ont montré aucune tendance significative. Plus de 80 % du déclin total des lacs asséchés provient des 26 pertes les plus importantes (>0,1 Gt an−1, p < 0,1).
  • Près des deux tiers (64 ± 4 %) de tous les grands réservoirs artificiels ont connu des baisses de stockage importantes, bien que les réservoirs aient affiché une augmentation globale nette à un taux de 4,87 ± 1,98 Gt an−1, en raison de 183 (20 %) réservoirs récemment remplis. Des baisses de stockage dans les réservoirs existants, c'est-à-dire déjà remplis avant 1992, ont été observées dans la plupart des régions. Le déclin global du stockage dans les réservoirs existants (−13,19 ± 1,77 Gt an−1) peut être largement attribué à la sédimentation : "Nos résultats suggèrent que la sédimentation est le principal contributeur à la diminution globale du stockage dans les réservoirs existants et a un impact plus important que la variabilité hydroclimatique, c'est-à-dire les sécheresses et la récupération après les sécheresses".
Discussion
Cet article de recherche montre que la disponibilité de l'eau devient un enjeu de plus en plus pressant en période de changement climatique et face aux besoins des sociétés. Une autre mission récemment lancée  – SWOT (Surface Water Ocean Topography) pour le Centre national d’études spatiales et la NASA – permettra à terme d'étendre ce travail à des millions de petits lacs et plans d'eau.

Il est notable que les chercheurs insistent sur le rôle de la sédimentation dans la perte de volume stocké des réservoirs artificiels. Le gestionnaire public doit réfléchir à simplifier les travaux de curage lors des vidanges d'entretien ainsi que la valorisation des sédiments. Car face au manque d'eau, et en particulier à la variabilité plus forte du cycle de l'eau (épisodes de fortes pluies alternant avec des épisodes de sécheresse), les sociétés humaines ne vont certainement pas abandonner le stockage en surface : il s'agit de rendre ce stockage plus efficient en même temps que de l'adapter aux connaissances nouvelles en écologie aquatique.

Référence : Yao F et al (2023), Satellites reveal widespread decline in global lake water storage, Science, 80, 6646, 743-749

19/05/2023

Considérer l'eau de surface et l'eau souterraine comme une seule et même ressource (Scanlon et al 2023)

L'analyse satellitaire par gravimétrie (mission GRACE) permet d'estimer l'évolution globale des ressources en eau douce superficielle et souterraine, par bilan de masse. Les dernières mesures publiées par les chercheurs montrent une forte variabilité interannuelle, une progression globale de la superficie de stockage d'eau en surface, une déplétion régionale de la ressource en raison du climat ou des usages, au premier rang desquels l'irrigation.

Tendance des ressources en eau depuis le début de la décennie 2000.

Entre 2012 et 2020, la crise de l'eau est apparue huit fois parmi les cinq risques à fort impact répertoriés par le Forum économique mondial. La 77e Assemblée générale des Nations Unies en 2022 a émis une alerte rouge sur le climat et l'approvisionnement en eau. La gestion quantitative de l'eau est donc revenue au premier plan des préoccupations publiques.

Une équipe internationale de chercheurs vient de publier une estimation des ressources globales d'eau douce à partir du satellite GRACE, qui permet (par bilan massique) de mesurer le stockage total d'eau en surface et en sol, à échelle de la planète. Ces chercheurs font aussi un passage en revue des options pour gérer l'eau douce, en insistant sur le fait que l'eau de surface et l'eau souterraine doivent être considérées comme une seule et même ressource. 

Voici le résumé de leur travail :
L'eau est une ressource essentielle, mais assurer sa disponibilité confronte à des défis liés aux extrêmes climatiques et à l'intervention humaine. Dans cette revue, nous évaluons l'évolution actuelle et historique des ressources en eau, en considérant les eaux de surface et les eaux souterraines comme une ressource unique et interconnectée. 
Les tendances du stockage total de l'eau ont varié d'une région à l'autre au cours du siècle dernier. Les données satellitaires de Gravity Recovery and Climate Experiment (GRACE) montrent des tendances à la baisse, à la stabilité et à la hausse du stockage total de l'eau au cours des deux dernières décennies dans diverses régions du monde. La surveillance des eaux souterraines fournit un contexte à plus long terme au cours du siècle dernier, montrant une augmentation du stockage de l'eau dans le nord-ouest de l'Inde, le centre du Pakistan et le nord-ouest des États-Unis, et une diminution du stockage de l'eau dans les hautes plaines et la vallée centrale des États-Unis. La variabilité climatique entraîne certains changements dans le stockage de l'eau, mais l'intervention humaine, en particulier l'irrigation, est un moteur majeur.
La résilience des ressources en eau peut être accrue en diversifiant les stratégies de gestion. Ces approches comprennent des solutions vertes, telles que la préservation des forêts et des zones humides, et des solutions grises, telles que l'augmentation des approvisionnements (dessalement, réutilisation des eaux usées), l'amélioration du stockage dans les réservoirs de surface et les aquifères épuisés, le transport de l'eau. Un portefeuille diversifié de ces solutions, associé à la gestion des eaux souterraines et des eaux de surface en tant que ressource unique, peut répondre aux besoins humains et écosystémiques tout en construisant un système d'eau résilient.
Voici les points clés mis en avant par les chercheurs : 
Les tendances nettes des données sur le stockage total de l'eau de la mission satellite GRACE vont [selon les grands bassins] de −310 km3 à 260 km3 au total sur une mesure de 19 ans dans différentes régions du monde, variations causées par le climat et l'intervention humaine.

Les eaux souterraines et les eaux de surface sont fortement liées, 85 % des prélèvements d'eau souterraine provenant du captage des eaux de surface et d'une évapotranspiration réduite, et les 15 % restants provenant de l'épuisement des aquifères.

Les interventions climatiques et humaines ont causé la perte d'environ -90 000 km2 de superficie d'eau de surface entre 1984 et 2015, tandis que 184 000 km2 de nouvelle superficie d'eau de surface se sont développées ailleurs, principalement en remplissant des réservoirs.

L'intervention humaine affecte les ressources en eau directement par l'utilisation de l'eau, en particulier l'irrigation, et indirectement par le changement d'affectation des terres, comme l'expansion agricole et l'urbanisation.

Les stratégies visant à accroître la résilience des ressources en eau comprennent la préservation et la restauration des forêts et des zones humides, et la gestion conjointe des eaux de surface et des eaux souterraines.


A propos des stockages en surface, les auteurs font les remarques suivantes :
"Le stockage géré de l'eau, y compris les réservoirs de surface et le stockage souterrain dans les aquifères, peut résoudre les déconnexions temporelles entre l'offre et la demande causées par les extrêmes climatiques (inondations et sécheresses). La diminution du stockage naturel dans le manteau neigeux dans le cadre du changement climatique souligne la nécessité de développer une capacité de stockage supplémentaire pour compenser les impacts climatiques.

À l'échelle mondiale, environ 58 000 grands barrages (≥15 m de haut) fournissent une capacité de stockage agrégée d'environ 7 000 à 8 300 km3. Les barrages à usage unique sont construits pour l'irrigation (~50%), l'hydroélectricité (21%) et l'approvisionnement en eau (12%). Cependant, les barrages mal gérés perturbent la connectivité écologique des rivières et la quantité et la qualité de l'eau en aval. Bien que la construction de barrages ait déjà atteint son apogée dans certains pays (en particulier à revenu élevé) parce que des sites de stockage appropriés ont été développés au maximum, les progrès du niveau de compétence en matière de prévision encouragent les efforts visant à optimiser le stockage sur les sites existants en utilisant des opérations de réservoir informées par les prévisions (FIRO), comme démontré à Lake Mendocino, en Californie. Le FIRO consiste à transférer l'excès d'eau de surface avant l'inondation des réservoirs vers les aquifères épuisés adjacents pour améliorer le stockage de l'eau. La Ganges Water Machine fournit un autre exemple de gestion conjointe des eaux de surface et des eaux souterraines pour améliorer le stockage de l'eau. L'irrigation étendue alimentée par les eaux souterraines pendant les périodes autres que la mousson offre un espace accru pour stocker les eaux de crue de la période de mousson de 3 mois, améliorant ainsi l'échange d'eau de surface et souterraine.

La construction de barrages augmente nettement dans les pays à revenu faible et intermédiaire où il existe encore un grand potentiel de réservoirs. Environ 3 700 barrages hydroélectriques sont en construction ou prévus, principalement en Amérique du Sud, en Asie du Sud et de l'Est et en Afrique. Il y a des inconvénients à utiliser des réservoirs pour réduire les pénuries d'eau. Par exemple, le remplissage du Grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD, capacité de 74 km3) pourrait réduire considérablement les niveaux des réservoirs dans le réservoir du barrage du Haut Assouan en aval, et la gestion des deux réservoirs sera nécessaire pour faire face aux sécheresses pluriannuelles. Sur la base du paradoxe de Jevons, et comme ce qui concerne l'efficacité de l'irrigation, l'augmentation de l'approvisionnement en eau peut augmenter la demande et rendre les systèmes plus vulnérables aux pénuries.

Il existe un intérêt croissant pour le stockage de l'eau dans les aquifères épuisés en utilisant la recharge gérée des aquifères (MAR), le processus d'infiltration ou d'injection artificielle d'eau dans le sous-sol pour le stockage et la récupération ultérieure. De plus, avec l'augmentation des extrêmes climatiques, on s'intéresse de plus en plus à la capture des débits de crue et de tempête pour recharger les aquifères épuisés. Le volume annuel d'eau stockée à l'échelle mondiale grâce au MAR est passé à environ 10 km3 en 2015. Bien que les volumes de stockage du MAR soient faibles par rapport aux réservoirs de surface, le MAR peut être une stratégie extrêmement importante à l'échelle locale pour aider à atténuer le stress hydrique régional. Par exemple, dans le comté d'Orange, en Californie, le MAR est un composant essentiel du portefeuille local d'approvisionnement en eau et fournit suffisamment d'eau pour 850 000 personnes, en plus de co-bénéfices tels que la prévention de l'intrusion d'eau de mer et l'amélioration de la qualité de l'eau. L'épuisement du stockage des aquifères aux États-Unis a été estimé à 1 000 km3 entre 1900 et 2008, dépassant la capacité des nouveaux réservoirs de surface (673 km3) construits au cours de cette période. Cet héritage de l'épuisement de l'aquifère représente une grande capacité potentielle de réservoir souterrain pour soutenir le MAR, même en tenant compte de la perte permanente de stockage de l'aquifère due au compactage (par exemple, ~ 20 % en Californie). Les projets MAR peuvent étendre davantage les options de stockage local grâce à une gestion conjointe des réservoirs de surface traditionnels avec des installations MAR colocalisées. Bien que le MAR puisse avoir de multiples avantages, notamment l'atténuation de l'affaissement des terres et la restauration des écosystèmes, il peut également avoir des effets néfastes sur l'environnement, notamment l'engorgement, la salinisation des sols et la dégradation de la qualité de l'eau."
Discussion
La gestion intégrée de l'eau ne doit pas séparer l'eau de surface et l'eau souterraine, puisque ces deux réalités sont interconnectées dans le fonctionnement naturel des bassins versants comme dans les usages humains de l'eau (s'y ajoute, encore marginalement mais en forte croissance mondiale, le dessalement de l'eau de mer créant un apport d'eau douce en zone littorale). Cela suppose déjà de disposer d'un réseau de mesure complète de la ressource eau. 

Si ces estimations globales sont utiles et permises par la mission GRACE, elles ne doivent pas faire oublier que l'eau se gère toujours localement. Par exemple, outre les 58 000 grands barrages de plus 15 m dans le monde, il existe des millions d'ouvrages de moindre hauteur (1,2 million en Europe, voir Belletti et al 2020). Bien que passant sous le radar des réflexions globales, ces ouvrages ont aussi des fonctions de ralentissement, stockage, diversion de l'eau.  Il faudrait d'ailleurs ajouter aux barrages artificiels créés par les humains ceux résultant de processus non humains (embâcles, éboulis, castors etc.). Si l'eau doit être gérée face à l'aléa climatique et à la demande socio-économique, cette gestion s'opère sur chaque bassin versant, d'autant que le transport longue distance de l'eau reste une option énergie-intensive et difficilement actionnable, hors quelques très grands projets (cités dans l'article des chercheurs). 

Un point particulièrement intéressant pour la réflexion est la connexion des réservoirs de surfaces créés par des barrages, des digues ou des canaux avec les sols, aquifères et nappes. L'intérêt de stocker l'eau sous la surface est lié à une moindre évaporation, notamment en période de changement climatique – même s'il ne faut pas négliger que l'eau de surface reste nécessaire à la biodiversité très riche des milieux aquatiques et humides, les espèces ne pouvant évidemment se réfugier sous le sol en été, hormis une toute petite fraction adaptée aux assecs. A petite échelle, on peut imaginer que la gestion des ouvrages hydrauliques serve à des élévations de nappes, inondations contrôlées de lit majeur en saison pluvieuse, détournements par canaux vers des zones favorables à l'infiltration (cf par exemple les analyses locales sur une tête de bassin karstique in Potherat 2021). Cela suppose que le gestionnaire revienne à une culture hydraulique en la connectant aux connaissances hydrologiques et écologiques.

Référence : Scanlon BR et al (2023), Global water resources and the role of groundwater in a resilient water future, Nature Reviews Earth & Environment, 4.2, 87-101

16/05/2023

Le retour des castors oblige à repenser le concept de continuité de la rivière (Larsen et al 2021)

Ayant décliné depuis quelques millénaires et frôlé l'extinction à l'âge moderne, puis ayant bénéficié de protection stricte au 20e siècle, le castor fait désormais son grand retour dans l'aire américaine (Castor canadensis) et l'aire européenne (Castor fiber). Les chercheurs constatent que les bassins versants favorables au rongeur aquatique sont alors parsemés de nombreux barrages formant des plans d'eau et modifiant substantiellement le régime d'écoulement de la rivière, ses connexions au lit majeur comme aux aquifères. Cette observation empirique conduit à réviser le concept de continuité de la rivière, car la réalité historique des cours d'eau dans les zones à castor a sans doute été une série de discontinuités. Rien à voir avec la carte postale formant souvent vitrine des politiques de renaturation et de continuité dite "écologique", où l'on voit des petites rivières dégagées et s'écoulant sagement dans un lit sans aucun obstacle. Une image d'Epinal davantage qu'une réalité scientifiquement validée.



Trois spécialistes (Annegret Larsen, Joshua R. Larsen et Stuart N. Lane) ont proposé une synthèse de la littérature savante sur les effets hydrologiques et géomorphologiques des barrages de castors. Voici le résumé de leur recherche :
"Les castors (Castor fiber, Castor canadensis) sont l'un des ingénieurs des écosystèmes les plus influents parmi les mammifères, modifiant fortement l'hydrologie, la géomorphologie, le cycle des nutriments et les écosystèmes des corridors fluviaux. En tant qu'agent de perturbation, ils y parviennent d'abord et avant tout par la construction de barrages, qui retiennent l'écoulement et augmentent l'étendue des eaux libres, et dont découlent tous les autres impacts sur le paysage et l'écosystème. Après une longue période d'éradication locale et régionale, les populations de castors se sont rétablies et se sont développées dans toute l'Europe et l'Amérique du Nord, ainsi qu'une espèce introduite en Amérique du Sud, ce qui a nécessité une révision complète de l'état actuel des connaissances sur la façon dont les castors influencent la structure et le fonctionnement des corridors fluviaux. 
Ici, nous synthétisons les impacts globaux sur l'hydrologie, la géomorphologie, la biogéochimie et les écosystèmes aquatiques et terrestres. Nos principales conclusions sont qu'un complexe de barrages de castors peut augmenter le stockage de l'eau de surface et souterraine, modifier la répartition des bilans hydriques à échelle des tronçons, permettre une atténuation des inondations spécifique au site, modifier l'hydrologie à faible débit, augmenter l'évaporation, augmenter les temps de séjour de l'eau et des nutriments, augmenter l'hétérogénéité géomorphologique, retarder le transport des sédiments, augmenter le stockage du carbone, des nutriments et des sédiments, étendre l'étendue des conditions et des interfaces anaérobies, augmenter l'exportation en aval du carbone organique dissous et de l'ammonium, diminuer l'exportation en aval du nitrate, augmenter les transitions de l'habitat lotique à l'habitat lentique et l'eau primaire aquatique production, induire une succession «inverse» dans les assemblages de végétation riveraine et augmenter la complexité de l'habitat et la biodiversité à l'échelle du tronçon.
Nous examinons ensuite les principales rétroactions et les chevauchements entre ces changements causés par les castors, où la diminution de la connectivité hydrologique longitudinale crée des étangs et des zones humides, les transitions entre les écosystèmes lentiques et lotiques, l'augmentation des gradients d'échange hydraulique vertical et le cycle biogéochimique par unité de longueur de cours d'eau, tandis que l'augmentation la connectivité latérale déterminera l'étendue de la zone d'eau libre et des habitats des zones humides et littorales, et induira des changements dans les assemblages des écosystèmes aquatiques et terrestres. Cependant, l'étendue de ces impacts dépend d'abord du contexte hydrogéomorphique du paysage, qui détermine l'étendue de l'inondation des plaines inondables, un facteur clé des changements ultérieurs de la dynamique hydrologique, géomorphique, biogéochimique et écosystémique. Ensuite, cela dépend de la durée pendant laquelle les castors peuvent supporter des perturbations sur un site donné, qui est limitée par des rétroactions descendantes (par exemple, la prédation) et ascendantes (par exemple, la concurrence), et détermine en fin de compte les voies du paysage du corridor fluvial et la succession écosystèmique après abandon du castor. Cette influence démesurée des castors sur les processus et les rétroactions des corridors fluviaux est également fondamentalement distincte de ce qui se produit en leur absence. 
Les pratiques actuelles de gestion et de restauration des rivières sont donc ouvertes à un réexamen afin de tenir compte des impacts des castors, tant positifs que négatifs, de sorte qu'ils puissent potentiellement accueillir et améliorer les services d'ingénierie écosystémique qu'ils fournissent. Nous espérons que notre synthèse et notre cadre holistique d'évaluation des impacts des castors pourront être utilisés dans cette entreprise par les scientifiques et les gestionnaires de rivières à l'avenir, car les populations de castors continuent de croître en nombre et en aire de répartition."

Les chercheurs soulignent que le castor oblige à repenser le "river continuum concept" qui est une des bases savante de la continuité écologique. Il faut selon eux envisager que la rivière connaît en réalité des discontinuités :
"Les modifications à grande échelle des castors des modèles de processus physiques sur lesquels les écosystèmes s'adaptent et fonctionnent perturbent donc ce cadre traditionnel du RCC (river continuum concept), en particulier dans les habitats de cours d'eau d'ordre inférieur, avec des conséquences importantes pour notre conceptualisation des processus des écosystèmes fluviaux. La principale raison pour laquelle les modifications du castor perturbent autant le RCC est due à l'étendue croissante des eaux de surface retenues derrière les barrages individuels et collectivement au sein des complexes de barrages de castor, qui constituent un changement brusque d'échelle de portée de presque exclusivement lotique (eau courante) à un mélange complexe de conditions lentiques (eau calme) et lotiques et de transitions entre elles. Cette variation entre les écosystèmes lotiques et lentiques a été couverte dans des modèles conceptuels qui incluent des barrages anthropiques dans des systèmes fluviaux régulés (par exemple : le concept de discontinuité en série de Ward et Stanford, 1995), mais l'échelle et le nombre de transitions lentiques-lotiques sont probablement très différents. entre les étangs de castors et les réservoirs artificiels. Ainsi, en s'appuyant sur ces concepts, ainsi que sur le concept de patch dynamique en écologie fluviale (Poole, 2002), Burchsted et al. (2010) ont présenté un cadre écologique élégant qui reconnaît les castors comme le perturbateur consommé des continuums fluviaux. Ce paradigme d'écosystème fluvial discontinu reconnaît l'inégalité des transitions lotiques-lentiques fournies par les barrages de castor sur des échelles de portée, et l'évolution temporelle d'un tel système vers des corridors fluviaux plus ouverts composés d'habitats de zones humides et de prairies plutôt que de hautes forêts riveraines (Burchsted et al. , 2010)."



Paysage de rivières à castors, extrait de Larsen et al 2021, art cit.

Sur la comparaison des barrages de castors et des barrages d'humains, les chercheurs font les observations suivantes dans l'évaluation des capacités de stockage d'eau :
"La capacité de stockage des plaines inondables peut être encore améliorée à mesure que les castors modifient leur habitat, par exemple en creusant de petits réseaux de canaux et d'étangs dans les plaines inondables (Johnston et Naiman, 1990a, Johnston et Naiman, 1990b; Stocker, 1985). Bien que la capacité de stockage en surface des barrages de castors individuels (étang et plaine inondable) soit faible par rapport aux réservoirs artificiels, les stockages en surface cumulés de plusieurs barrages dans une cascade de barrages de castors peuvent augmenter considérablement leur impact hydrologique (Fig. 6a et b) (Puttock et al., 2017 ; Nyssen et al., 2011). Les estimations publiées de la densité des barrages varient entre moins de 1 (par exemple 0,1) et > 70 barrages par km de tronçon de rivière (Gurnell, 1998 ; Pollock et al., 2003 ; Zavyalov, 2014), bien que des estimations de densité considérablement plus faibles aient été compilées par Johnston (2017). ). À des densités élevées, même de petites capacités de stockage de barrages individuels (L3) par rapport aux débits entrants (L3T−1) peuvent, dans l'ensemble, modifier considérablement les bilans hydriques, les temps de séjour de l'eau et les régimes d'écoulement. (...)
Il existe au moins quatre façons dont la comparaison entre les barrages de castor et les réservoirs ou déversoirs artificiels divergent, avec des implications importantes pour l'interprétation de la dynamique de stockage. Premièrement, la structure du barrage elle-même est perméable (Burchsted et al., 2010) et apportera une contribution largement inconnue aux débits sortants (discuté dans la section ci-dessous). Deuxièmement, la hauteur relativement faible du barrage par rapport à la largeur de la vallée entraîne des rapports surface/volume très élevés qui peuvent accroître les pertes par infiltration et évaporation. Troisièmement, les barrages de castor sont généralement construits dans des vallées alluviales de débit modéré à faible (Pollock et al., 2003 ; Suzuki et McComb, 1998), des conditions favorables à une connectivité hydraulique plus élevée entre les aquifères alluviaux superficiels et peu profonds. Cela signifie que les changements de volume de stockage souterrain ont le potentiel d'être comparables, voire supérieurs, aux changements de volume de stockage de surface, un point abordé plus en détail dans la section 2.5 sur la connectivité entre la surface et les eaux souterraines. Enfin, l'emplacement physique des barrages de castors peut être très dynamique dans l'espace et dans le temps, ajoutant une complexité importante à la façon dont les changements de stockage évoluent dans les tronçons de rivière, en particulier ceux avec plusieurs barrages sur de courtes distances. Tous ces processus peuvent modifier la dynamique du stockage de l'eau dans les bassins versants et avoir des implications importantes sur la façon dont le cycle hydrologique est équilibré sur une gamme d'échelles de temps."

Discussion
Contrairement à ce que laissent entendre certains critiques, les chercheurs comparent couramment les barrages de castors et les barrages des humains. La raison en est simple : ces artifices partagent des propriétés, comme la création d'un obstacle à l'écoulement en long, d'une différence de hauteur entre l'amont et l'aval, d'un plan d'eau n'ayant plus les mêmes propriétés physiques, chimiques, biologiques que l'eau courante. Si différents barrages ont différentes propriétés – c'est aussi vrai pour la diversité des barrages humains allant du seuil de 30 cm de hauteur au grand barrage de 300 m de hauteur –, il n'en reste pas moins que ce sont d'abord des barrages, avec des implications physiques similaires en premier ordre. 

Parmi ces implications, l'une d'elles nous intéresse particulièrement : la capacité à retenir et divertir l'eau, au lieu que la rivière soit vue comme un canal d'évacuation rapide des eaux vers l'aval. On ne sera pas surpris de constater que le bilan des barrages et retenues de castor est favorable à la préservation de l'eau dans les bassins versants. Mais davantage que certains chercheurs laissent entendre que des barrages et retenues humains ne pourraient pas avoir le même effet.

Le "libre écoulement" de la rivière est un motif ancien des politiques publiques de l'eau (notamment en raison du blâme qui a longtemps frappé les eaux stagnantes et leurs problèmes sanitaires), mais ce n'est pas spécialement le régime naturel de cette rivière, au moins là où on laisserait libre cours aux forêts et aux castors. L'idée d'un petit cours d'eau à écoulement rapide, rives dégagées et méandres paisibles est en fait une esthétique fluviale tardive (18e-19e siècles), à l'époque où les bassins versants sont déjà très modifiés (voir Lespez et al 2015, Brown et al 2018) : à cette époque, les forêts comme les castors ont largement disparu ; l'agriculture a colonisé la plupart des bassins de plaine avec élévations de berges et digues, chenalisations et incisions de lits ; les retenues (et canaux) des moulins, forges, étangs et autres ouvrages hydrauliques ont remplacé de manière plus permanente les artifices des castors. Un bassin versant réellement "naturel" au sens de non modifié dans ses écoulements par intervention humaine ressemblerait plutôt dans nos régions à un chaos de barrages d'embâcles et de castors, avec des débordements récurrents, des marécages en forêt humide, des lits instables d'une année l'autre, des plans d'eau aussi nombreux que les zones rapides. Rien à voir avec la "nature" de carte postale qui est le plus souvent promue par les politiques de "renaturation". Ni avec la rivière souhaitée par certains lobbies (comme les pêcheurs de salmonidés) qui naturalisent ce qui correspond à leurs usages particuliers et à un style tardif des rivières.

06/05/2023

Où sont passés les saumons de l’Atlantique ? (Dadswell et al 2022)

Nous allons faire disparaître les obstacles des rivières (seuils, barrages), reconnecter des habitats fluviaux, et le saumon Atlantique reviendra à son abondance passée. Cette promesse majeure de la politique dite de continuité écologique est fondée sur une science du 20e siècle. Problème : cette vision est fausse. Dans un passage en revue critique de l’état des stocks de saumon Atlantique, des scientifiques montrent que si le saumon a souffert dans le passé des barrages, de la pollution et de la surexploitation de pêche continentale, ces causes n’expliquent pas le fort déclin observé depuis le milieu des années 1980, même dans des rivières sans obstacle, sans polluant et à pêche interdite ou très restreinte. L’hypothèse dominante retenue par ces chercheurs est une pression de la pêche illégale, non déclarée, non réglementée (INN), d’autant plus forte que le bassin de retour des saumons est situé loin du gyre subpolaire formant une étape de leur migration marine.


Illustration par Timothy Knepp, U.S. Fish and Wildlife Service.

La présence des saumons atlantiques adultes (Salmo salar Linnaeus, 1758), retournant dans les rivières autour de l'océan Atlantique Nord, a été étroitement surveillée depuis que les humains ont commencé à exploiter la ressource. Historiquement, les populations de saumon ont été très abondantes, même si les chroniques historiques évoquent des périodes de pénurie. L'examen des retours d'adultes au cours des 100 à 200 dernières années où nous disposons de chroniques historiques fiables et continues suggère qu'il existait un cycle naturel d'abondance annuelle, avec des quantités de saumons en rivière pouvant varier d’un facteur 10 entre les période d’abondance et les périodes de rareté. La quantité globale  de saumons a cependant décru régulièrement au fil du temps en raison de causes anthropiques connues (grands barrages, pollutions, surpêche). Mais, depuis les années 1980, une nouvelle baisse globale et mal expliquée est observée alors que les pressions anciennes se sont stabilisées ou ont régressé.

Sept spécialistes nord-américains et européens du saumon Atlantique ont publié un passage en revue critique des causes possibles de déclin récent du saumon Atlantique. Voici le résumé de leur étude :
« Les retours d'adultes dans de nombreux stocks de saumon atlantique sauvage et d'écloserie de l'Atlantique Nord ont diminué ou se sont effondrés depuis 1985. L'amélioration, les fermetures de la pêche commerciale et les restrictions de pêche à la ligne n'ont pas réussi à enrayer le déclin. Les impacts humains tels que les barrages, la pollution ou la surexploitation marine étaient responsables de certains déclins de stocks dans le passé, mais les retours d'adultes dans les stocks de rivières et d'écloseries sans impacts locaux évidents ont également diminué ou se sont effondrés depuis 1985. De nombreuses études ont postulé que la récente occurrence généralisée de faibles retours d'adultes peuvent être causés par le changement climatique, la salmoniculture, la disponibilité de nourriture en mer ou les prédateurs marins, mais ces possibilités ne sont pas soutenues par certains  stocks qui persistent près des niveaux historiques, la perte de stocks éloignés des sites d'élevage, un éventail de proies marines diversifié et la rareté des grands prédateurs du large. 

Le déclin et l'effondrement des stocks ont des caractéristiques communes : 1) les retours cycliques annuels d'adultes cessent, 2) les retours annuels d'adultes sont stables, 3) la taille moyenne des adultes diminue et 4) les effondrements de stocks se sont produits le plus tôt parmi les bassins versants éloignés du gyre subpolaire de l'Atlantique Nord (NASpG). Les montaisons annuelles cycliques d'adultes étaient communes à tous les stocks dans le passé qui n'étaient pas touchés par des changements anthropiques dans leurs cours d'eau natals. 

Une ligne plate d'abondance des adultes et une réduction de la taille moyenne des adultes sont des caractéristiques communes à de nombreux stocks de poissons surexploités et suggèrent une exploitation de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) en mer. L'éloignement de la NASpG entraînant une mortalité plus élevée des post-saumoneaux migrateurs augmenterait le risque d'effondrement de ces stocks dû à l'exploitation INN. Les prises accessoires de post-saumoneaux et d'adultes dans les pêches au chalut en couple au large de l'Europe et les captures d'adultes interceptés au large du Groenland, dans le golfe du Saint-Laurent et au large de l'Europe ont été des sources de mortalité marine, mais il semble peu probable qu'elles soient la principale cause de la déclin. La répartition dans le temps et dans l'espace des anciennes pêcheries hauturières légales indiquait que les pêcheurs connaissaient bien le schéma migratoire océanique du saumon et, combiné au manque de surveillance depuis 1985 en dehors des zones économiques exclusives ou dans les régions nordiques éloignées, cela pourrait signifier une mortalité élevée en mer à cause de la pêche INN. Le problème des pêcheries océaniques INN est aigu, a entraîné l'effondrement de nombreux stocks d'espèces recherchées dans le monde entier et est probablement lié au déclin et à l'effondrement imminent de la population de saumons de l'Atlantique Nord. »

Estimation de l'abondance avant la pêche (lignes pleines) et retours d'adultes (lignes pointillées ou tirets) de saumons atlantiques sauvages unibermarins (gris) et bibermarins (noir) en millions provenant du stock d'Amérique du Nord (AN), d'Europe du Nord (NE) et d'Europe du Sud (SE) dans l'Atlantique Nord entre 1971 et 2019. Extrait de Dadswell et al, art cit.

Le cas emblématique de deux rivières à bonnes conditions où le saumon décline malgré tout
Un exemple de ce qui est arrivé aux stocks de saumon dans certaines parties de l'Atlantique Nord est illustré par l'histoire récente de deux rivières tributaires de la baie de Fundy, au Canada. Il est utile de s’attarder sur le récit des chercheurs, car la description des actions menées sur ces bassins rappelle ce qui est fait en France depuis 50 ans de plans grands migrateurs, avec la même absence de résultat probant.

Voici ce qu’expliquent les chercheurs : 
« La rivière Upper Salmon (USR) et la rivière Point Wolfe (PWR) sont de petits bassins hydrographiques situés dans le parc national Fundy avec respectivement 10 et 23,3 km d'habitat du saumon accessible. Les rivières ont été endiguées à la tête de la marée dans les années 1800 à des fins d'exploitation forestière et leurs populations ont disparu. Après la création du parc en 1948, l'exploitation forestière a été interdite, les barrages sont tombés en désuétude et se sont finalement effondrés ou ont été enlevés.

Le cours supérieur de la rivière Upper Salmon est devenu accessible au saumon en 1954 et, en 1963, la population de la rivière était estimée à 100 adultes par les gardes du parc. La rivière a une eau extrêmement claire et les poissons sont visibles même dans les bassins les plus profonds depuis les hautes berges rocheuses. La réintroduction s'est probablement produite par divagation naturelle ou à partir d'une petite population survivante dans les affluents en aval de l'ancien barrage. Lorsque les premiers relevés scientifiques ont été menés de 1965 à 1968, on estimait que la montaison annuelle variait de 312 à 1 363 poissons. Pendant la période d'augmentation de la population, une pêche commerciale au saumon au filet dérivant existait encore dans la baie de Fundy et la pêche à la ligne dans la rivière était autorisée après 1965. Les prises à la ligne variaient de 4 à 113 poissons/an ou un taux d'exploitation de 1,1 à 27,5 %.

La rivière Point Wolfe n'était pas accessible au saumon jusqu'en 1984, lorsque les installations de franchissement du poisson ont été achevées au barrage à marée. L'ensemencement annuel de 42 000 alevins d'automne a été réalisé de 1982 à 1985 (Gibson et al. 2003).

Les montaisons annuelles d'adultes dans l’USR ont persisté à des niveaux durables jusqu'en 1985, mais la pêche à la ligne a été fermée en 1991, après que les montaisons annuelles eurent diminué rapidement. En 1998, des enquêtes sur les retours d'adultes ont révélé que la montaison de frai s'était effondrée avec peu ou pas de poissons. De petits nombres de retours d'adultes provenant de l'empoissonnement des REP ont été observés (peu de comptages disponibles) mais la montaison annuelle n'a jamais établi un niveau durable.

À partir de 2006, Canada Parks a lancé un effort concerté pour rétablir le saumon atlantique dans les deux rivières. Entre 2006 et 2017, un total de 968 670 tacons et 1 679 adultes élevés en écloserie ont été stockés dans les rivières et des pièges à vis, la surveillance des montaisons de smolts a capturé jusqu'à ∼ 2 000 smolts quittant les rivières chaque année. De 2011 à 2019, un total de 4 534 adultes de smolts capturés dans l’USR  ont été élevés jusqu'à maturité dans une ferme salmonicole marine et, une fois mûrs, relâchés dans la rivière pour frayer (∼400–900/an). (...) Bien que la production de juvéniles ait augmenté en raison de cet effort, en 2019, les retours d'adultes sauvages (3 en USR) n'avaient toujours pas augmenté de manière substantielle dans les deux rivières. »
Discussion
Les causes alléguées de déclin des saumons et d’autres grands migrateurs comme l’anguille (qui a connu le même effondrement dans les années 1980) sont nombreuses : surpêche en haute mer dans le cadre légal, acidification des océans, changement climatique, polluants émergents, salmoniculture, retour de prédateurs en conséquence de protection (phoques et cétacés par exemple). Mais aucune n’est convaincante pour Michael Dadswell et ses collègues, d’où l’hypothèse privilégiée par eux de la pêche illégale, non déclarée  et non réglementée. 

Nous ne savons pas si cette hypothèse se confirmera et il faudrait déjà mettre des moyens pour contrôler les effets de ces pêches océaniques dans la zone Atlantique nord. En revanche, le travail des chercheurs montre combien la politique publique des migrateurs en France est éloignée de l’état actuel de la réflexion scientifique. 

La guerre des seuils et des barrages lancée au nom de la continuité écologique est une représentation du 20e siècle, qui ne correspond plus à la réalité. Elle est en fait une redite des politiques halieutiques commencée au 19e siècle, comme nous l'avions exposé, sans réflexion de fond sur les nouvelles conditions à l'Anthropocène et en particulier la bifurcation sensible après le milieu du 20e siècle. Sans surprise, même sur les rivières ayant fait l’objet de politique saumon depuis longtemps, on n’assite pas au retour en masse du migrateur malgré des ouvertures de nouveaux habitats (voir nos articles sur la Loire, sur la Vire).  Cela signifie que l’argent public est mal dépensé à deux titres : d’une part, on se trompe sur les problèmes du saumon et on investit sur de mauvais chantiers, en particulier quand ils concernent des seuils anciens n’ayant jamais entravé historiquement le saumon (voir Merg et al 2020) ; d’autre part, en détruisant les ouvrages, on se prive de leurs services écosystémiques rendus à la société, en particulier leurs possibles usages pour la transition énergétique comme l’adaptation climatique et la régulation des niveaux d'eau.

Référence : Dadswell M et al (2022), The decline and impending collapse of the Atlantic Salmon (Salmo salar) population in the North Atlantic Ocean: A review of possible causes, Reviews in Fisheries Science & Aquaculture, 30,2, 215-258.

20/04/2023

Pas d'impact sédimentaire notable d'un seuil en rivière (Rollet el al 2022)

Des chercheurs ont étudié le seuil le plus important du fleuve côtier Gapeau, dans le sud de la France. A l'occasion de trois crues, ils montrent que la retenue de 700 m créée par cette chaussée ancienne ne sédimente pas la charge grossière et évacue les charges plus fines de sables et graviers. Les scientifiques concluent que se focaliser sur les seuils dans ce contexte ne sera pas de nature à recharger en sédiment les côtes et les plages à l'aval, car le déficit sédimentaire a d'autres causes. Leur travail rappelle aussi que la plupart des recherches menées sur la sédimentation dans les ouvrages modestes (seuils, chaussées, petits barrages et déversoirs) ne montrent pas d'effet notable. Soit le contraire de ce qui est affirmé dans le discours du gestionnaire public.



Le seuil de Sainte-Eulalie, étudié par les chercheurs. DR.

Anne-Julia Rollet, Simon Dufour, Romain Capanni et Mireille Lippmann Provansal ont analysé l'impact sédimentaire d'un seuil sur une petite rivière du Sud de la France. Le Gapeau est un fleuve côtier de 47,5 km de long (pente : 0,7 m.m-1) qui draine un bassin versant de 564 km² entre les crêtes montagneuses de la Sainte Baume et de Morières au nord et à l'ouest et la crête montagneuse des Maures à l'est. La rivière s'ouvre au sud sur la plaine et se jette dans la rade d'Hyères. Le bassin versant du Gapeau contient deux sous-bassins aux caractéristiques géologiques contrastées : le sous-bassin versant ouest, où la rivière Gapeau coule sur un substrat calcaire, perméable et favorable à l'infiltration, et  le sous-bassin versant est de la rivière Réal-Martin (principal affluent de la rivière Gapeau), qui coule sur des substrats métamorphiques imperméables. La rivière Gapeau présente un chenal étroit et profond sur la majeure partie de sa longueur ainsi que des berges élevées. Cette morphologie est particulièrement adaptée au transit des flux d'eau et de sédiments. 

Dans la partie aval du Gapeau, le seul ouvrage pouvant piéger les sédiments en transit est le seuil de Sainte Eulalie. Cette chaussée est un ouvrage en maçonnerie de 3,75 m de haut et génère en amont un plan d'eau d'environ 700 mètres de long en régime d'étiage. Sa date exacte de construction est inconnue, mais elle est indiquée sur des cartes de 1896. 

Pour déterminer l'influence du seuil sur la continuité sédimentaire de la rivière, les chercheurs ont suivi l'évolution du stock sédimentaire en amont du seuil de Sainte Eulalie, qui est la principale zone de piégeage. La capacité de piégeage des sédiments du déversoir a été évaluée en analysant les différentiels bathymétriques avant vs après les crues, avec quatre mesures par point pour assurer une marge d'erreur verticale de ± 0,10 m après post-traitement. Trois relevés bathymétriques ont été réalisés pour décrire la mobilité sédimentaire générée lors de crues de trois intensités différentes : débit d'eau instantané de 42 m3.s-1, 57 m3.s-1 et 67 m3.s-1.

Voici le résumé de leur travail :
"Dans les systèmes littoraux et fluviaux en déficit sédimentaire la restauration du transport solide fait aujourd’hui l’objet d’une attention particulière. La suppression d’ouvrages transversaux (seuils, barrages) est parfois préconisée même si l’effet réel   des petits seuils sur le transport de la charge de fond n’est pas démontré dans tous types de contexte. Dans ce cadre, notre étude a pour objectif d’apporter des éléments quantifiés pour (i) documenter l’interruption des transferts sédimentaires grossiers (> sables fins) par un petit seuil sur un système fluvial côtier méditerranéen (le Gapeau), et (ii) discuter la pertinence de sa suppression pour la restauration de la continuité sédimentaire. Ces éléments sont produits partir d’approches croisées de suivis de la dynamique sédimentaire du fond du lit (bathymétrie, traçages sédimentaires, chaines d’érosion et suivis topographiques) et de modélisation de capacités de transport. Nos résultats nous permettent de conclure que le seuil étudié ne semble pas constituer d’entrave physique au transfert de la charge de fond dans la mesure où aucune accrétion nette n’a été observée en amont de l’ouvrage malgré des crues importantes enregistrées durant le suivi. Néanmoins, la mesure indirecte du transport solide montre qu’il n’existe pas ou plus de charriage sur ce cours d’eau qui connait un fort déficit sédimentaire. Ainsi, la suppression de seuil sur le Gapeau serait insuffisante pour atténuer le déficit sédimentaire fluvial et/ou littoral. Il conviendrait plutôt de concentrer la réflexion sur la réalité des entrées sédimentaires et l’efficacité des connexions entre les versants et le chenal."
Les auteurs précisent encore :
"La mesure indirecte du transport sédimentaire a montré que la charge de fond n'est pas (ou plus) transportée le long de la rivière Gapeau (à l'exception d'un peu de transport résiduel de sable et de gravier que nous n'avons pas réussi à quantifier). Le transport sédimentaire mesuré, même lors d'une crue de 5 ans, avait un volume extrêmement faible (456 m3) et était très inférieur à la capacité de transport (20 200 m3). Cette différence indique que la rivière Gapeau présente un important déficit sédimentaire. Nous avons également observé un pavage important du lit de la rivière qui variait de 2,1 à 10,5 en aval de la zone d'étude. Le lit de la rivière Gapeau est ainsi quasi stable lors des crues les plus courantes, et il ne reste qu'une faible coulée sédimentaire composée de sable et de gravier. Ce débit est trop faible pour être détecté par des mesures indirectes de transport sédimentaire, mais nous l'avons détecté lors du suivi de la retenue de Sainte Eulalie.

Des mesures bathymétriques supplémentaires effectuées à l'embouchure de la rivière Gapeau avant et après la crue de décembre 2008 ont indiqué que 1 300 à 1 400 m3 de sédiments (sable moyen à grossier) ont été apportés aux plages (Brunel, 2010; Capanni, 2011). Cependant, ces apports en conditions hydrologiques actives (Q5) ne compensent pas les 2 700 m3.an-1 estimés d'érosion côtière (Capanni, 2011). Ainsi, les apports fluviaux de la rivière Gapeau semblent peu contribuer au trait de côte. Les volumes actuels de sédiments grossiers fluviaux ne sont pas suffisants pour maintenir la rivière en bon état, et le système fluvial du Gapeau présente un déficit sédimentaire sévère malgré la présence du seuil de Sainte Eulalie. Ces éléments soulèvent ainsi des questions sur l'utilité de retirer le seuil pour rétablir la continuité sédimentaire et entretenir le trait de côte. Le déversoir n'entrave pas l'écoulement du sable, dont le volume est beaucoup trop faible pour contrebalancer les déficits côtiers en sable. Sur la base de nos observations du seuil de Sainte Eulalie, nous émettons l'hypothèse que la plupart des autres ouvrages du bassin versant ne gênent pas le transfert sédimentaire soit parce qu'ils sont déjà engorgés soit parce qu'ils n'ont jamais complètement interrompu le transfert sédimentaire. Le seuil de Sainte Eulalie, comme tous les seuils de la rivière Gapeau, était déjà présent dans le « profil des grands efforts hydrauliques » en 1954 (et probablement bien avant). Avant les années 1970, cependant, les données topographiques indiquent qu'aucune incision ou rétraction n'a eu lieu (Capanni, 2011). Les autres ouvrages sont situés en amont dans la zone du bassin versant, dans des contextes aux pentes souvent plus fortes que ceux de Sainte Eulalie, qui est aussi l'ouvrage le plus haut (3,5 m, contre 2,0 m pour les autres). Ainsi, si le seuil de Sainte Eulalie ne stocke pas de charriage, les autres seuils ne le sont probablement pas non plus. Ces observations sont cohérentes avec les résultats de la plupart des études sur l'influence des petites structures sur le transport du charriage dans des contextes géomorphologiquement dynamiques."

Discussion
Le faible effet sédimentaire des petits ouvrages hydrauliques est un trait récurrent des recherches menées sur ce sujet. Dans leur travail, les chercheurs le rappellent : "De nombreuses études ont mis en évidence l'influence des petites structures sur la morphologie des chenaux (Fencl et al., 2015), mais seules quelques études morphologiques se sont concentrées sur l'influence des déversoirs sur la continuité des sédiments grossiers. Les modifications morphologiques qu'entraînent les seuils couvrent souvent une superficie relativement réduite et sont liées soit à un engorgement de l'ouvrage en amont (ex. : sédimentation), soit à une poussée hydraulique en aval (ex. : incision en aval de l'ouvrage, apparition de berges médianes). A ce jour, aucun changement morphologique en aval des seuils n'a été explicitement corrélé au déficit sédimentaire qu'ils ont généré. Les quelques études portant sur l'influence des déversoirs sur la continuité sédimentaire suggèrent qu'ils ne l'influencent pas fortement (Csiki et Rhoad, 2010 ; Pearson et Pizzuto, 2015 ; Peeters et al., 2020 ; Casserly et al., 2021). Les sédiments de charriage peuvent quitter un réservoir lors d'épisodes de débit élevé (Pearson et al., 2011; Casserly et al., 2021) ou après avoir dépassé la capacité de stockage du réservoir (Major et al., 2012). Pearson et Pizzuto (2015) ont suggéré que toutes les fractions granulométriques dans le matériau du lit fourni en amont auraient pu être transportées à travers le réservoir qu'ils ont étudié, le long de la rampe en pente et au-dessus du barrage de 2,5 m, tandis que Peeters et al. (2020) ont observé un transfert sélectif de particules autour de la médiane. Cependant, la réponse des rivières à l'existence à long terme de déversoirs varie considérablement (Csiki et Rhoad, 2010) et dépend principalement des caractéristiques des ouvrages (c'est-à-dire la forme, la hauteur de la crête, la présence ou l'absence de systèmes de vannage), la rivière (c.-à-d. occurrence de grandes crues, taille des sédiments, capacité de l'hydraulique fluviale à transporter les sédiments au-dessus de la crête du déversoir) et les caractéristiques générales du bassin versant (p. ex. densité du déversoir en amont, apport de sédiments disponible) (Pearson et Pizzuto, 2015) . Par conséquent, comprendre l'influence des déversoirs sur les flux de sédiments (et donc la pertinence de les enlever) nécessite une approche de recherche et de gestion différente et plus intégrée que l'approche individualiste qui a été appliquée aux grands barrages (Fencl et al., 2015)."

A rebours du discours public tenu depuis 15 ans pour justifier la destruction des petits ouvrages, ceux-ci ne représentent donc pas a priori un problème grave de transfert sédimentaire. Le même discours public avait déjà menti sur la soi-disant "auto-épuration" des rivières, que les barrages entraveraient alors que l'inverse est vrai (toutes choses égales par ailleurs, une retenue tend à éliminer divers intrants et polluants). La rhétorique est désormais connue : on ne met en avant que des aspects négatifs des ouvrages hydrauliques, quitte à les exagérer voire les inventer dans certains cas, alors que l'on passe sous silence leurs aspects positifs. Cette politique publique partisane et nuisible aux patrimoines des rivières doit cesser.

Référence : Anne-Julia Rollet et al (2022), Is removing weirs always effective at countering the sediment deficit? Case study in a Mediterranean context: the Gapeau River, Géomorphologie : relief, processus, environnement, 28,3, 187-200

22/03/2023

La complexité des relations nappes-rivières dans les crues et sécheresses (Pelletier et Andréassian 2023)

En ces temps de sécheresse hivernale laissant craindre un été très sec, on parle beaucoup de la question des nappes. Une étude menée par des hydrologues montre que la relation entre nappe, crue et sécheresse est toutefois complexe et dépend de la géologie locale. Le travail distingue 5 sous-groupes selon le niveau de corrélation entre l’état de l’eau souterraine et le comportement de l’eau de surface, notamment lors des événements extrêmes qui inquiètent les riverains. Un travail utile pour rappeler d’une part la nécessité de données informant les politiques de l'eau, d’autre part le besoin d’étudier l’eau dans chaque bassin, et non par des excès de généralités. 


Diversité géologique des aquifères et réseau des piézomètres.

Les rapports du GIEC préviennent de longue date : les événements hydrologiques extrêmes seront plus intenses et/ou plus fréquents dans un climat modifié disposant de davantage d’énergie pour évaporer et transporter l'eau tout en modifiant les cycles régionaux de circulation océanique et atmosphérique. Pour s’adapter, il faut anticiper. Et pour anticiper, il faut disposer de modèles efficaces des crues et sécheresses, incluant aussi l’eau invisible qui est dans les nappes souterraines. Antoine Pelletier et Vazken Andréassian (Ecole des Ponts, U. Paris Saclay) ont posé une brique de ce travail en analysant les relations entre aquifères, crues et sécheresse dans des bassins représentatifs de la diversité géologique de la France métropolitaine. 

Voici le résumé de leur étude :
« Le rôle des aquifères dans les événements hydrologiques extrêmes a été souligné dans divers contextes, tant pour les crues que pour les étiages. De nombreux aquifères sont surveillés par des réseaux de piézomètres, qui mesurent le niveau piézométrique : là où de longues chroniques sont disponibles, une analyse conjointe avec les séries de débits observés est possible. Pourtant, les données de niveaux piézométriques sont rarement utilisées en modélisation hydrologique de surface, à cause de la grande complexité des relations nappes–rivières. Nous proposons ici une simple étude de corrélation entre les extrema annuels de la piézométrie et du débit, entreprise sur un ensemble de 107 bassins versants et 355 piézomètres, répartis sur l’ensemble du territoire de France métropolitaine. Avec cette étude, il est possible de distinguer les aquifères où la piézométrie est corrélée uniquement avec les crues, uniquement avec les étiages, avec les deux ou avec aucun des deux. Cette catégorisation ouvre de nouvelles opportunités pour caractériser la relation nappe–rivière, ce qui peut être crucial pour comprendre les événements hydrologiques extrêmes. »
L'analyse en sous-groupes selon le contexte géologique montre des schémas divers : certains aquifères d'échelle régionale ont une réponse univoque à la fois aux événements d'étiage et de haut débit, tandis que d'autres ne répondent qu'à un type d'événement, et certains ne semblent pas suivre une trajectoire liée à des événements fluviaux. 

Voici les 5 groupes de relation nappe-rivière identifiés :
  • groupes à fortes corrélations pour les sécheresses et les inondations : mélasse du Dauphiné et craie picarde ;
  • groupes à fortes corrélations pour les crues et comportement incertain pour les sécheresses : plaine d'Alsace, craie de Champagne et de Bourgogne, craie du Nord, Jurassique du Bassin parisien ;
  • groupes à fortes corrélations pour les sécheresses et comportement incertain pour les crues : aquifères tertiaires du bassin parisien, craie normande, aquifères du bassin secondaire aquitain ;
  • groupe à faibles corrélations pour les sécheresses et les inondations : graves du graben de la Dombes et de la Bresse ;
  • groupes au comportement incertain à la fois en crue et en sécheresse : sables crétacés du bassin parisien, aquifères triasiques et soubassements, aquifère multicouche cénozoïque, craie du bassin ligérien.
Les auteurs observent : « la mise en place d'une modélisation couplée fleuve/eaux souterraines est généralement une tâche complexe et conséquente et ce type d'analyse préalable permet d'évaluer la pertinence d'un tel établissement à des fins de modélisation opérationnelle, comme la prévision des crues et des sécheresses. Par exemple, la remarquable corrélation entre les faibles niveaux d'eau souterraine et les événements de sécheresse hydrologique dans la région de la Beauce et de son aquifère tertiaire montre la nécessité d'inclure dans un modèle la composante souterraine du cycle de l'eau — voir, par ex. Flipo et al. [2012] pour un exemple de modélisation couplée. Un autre cas intéressant est la nappe de craie, du fait de la variabilité spatiale de son comportement – elle a été identifiée comme le principal habitat des monstres hydrologiques [Le Moine et Andréassian, 2008], c'est-à-dire des bassins versants dans lesquels l'écoulement est particulièrement difficile à simuler et prédire  pour les modèles hydrologiques. La zone de craie peut également bénéficier d'approches de modélisation utilisant des informations sur le niveau des eaux souterraines, mais pas dans toutes les régions. Il est également à noter que plusieurs aquifères, bien que d'importance majeure pour les ressources en eau régionales, présentent des relations équivoques avec les eaux de surface, par exemple les sables du Perche du Cénomanien et les grès du Trias vosgien.»

En conclusion, ils soulignent la nécessité d'avoir une politique cohérente d'acquisition de données pour nourrir des politiques de l'eau informées et adaptatives : «Comme dernière recommandation, nous encourageons le développement de mesures de niveau des eaux souterraines à long terme et à haute fréquence dans les bassins hydrographiques jaugés, pour que les hydrologues de surface puissent mener des études approfondies de modélisation couplée.»

Référence : Pelletier A, V  Andréassian (2023), An underground view of surface hydrology: what can piezometers tell us about river floods and droughts?, Comptes Rendus. Géoscience, 355,S1, 1-11

05/03/2023

Le déclin des zones humides depuis 1700 (Fluet-Chouinard et al 2023)

Une nouvelle étude scientifique estime à 21% la surface mondiale de zones humides ayant disparu depuis 1700. Cette estimation est revue à la baisse, mais la recherche confirme que l'Europe fait partie des régions où les pertes sont les plus importantes, dépassant les trois-quarts de la surface humide ayant été asséchés en France par exemple.


Marais et marécages, prairies et forêts régulièrement inondées, tourbières... depuis des millénaires, les zones humides ont été considérées comme des «terres improductives» ayant vocation à être valorisées pour l'agriculture et l'urbanisation. Le drainage des sols gorgés d'eau a produit certaines des terres agricoles les plus fertiles de la planète. Il a aussi servi pour empêcher la salinisation ou la paludification du sol, contrôler les maladies à transmission vectorielle, extraire la tourbe comme énergie ou les amendements pour le sol. Les zones humides figurent de ce fait parmi dans les écosystèmes les plus menacés au monde. Leur conservation est reconnue comme priorité internationale depuis la Convention de Ramsar (1971), et elle a été réaffirmée dans les objectifs de développement durable des Nations Unies. 

Toutefois, les estimations globales (planétaire) des pertes de zones humides sont encore imprécises. Etienne Fluet-Chouinard et ses 20 collègues viennent de se livrer à cet exercice d'inventaire sur trois siècles, à partir des archives disponibles. Leur travail est publié dans Nature

Voici le résumé de cette recherche :
"Les zones humides ont longtemps été drainées pour l'utilisation humaine, affectant ainsi fortement les flux de gaz à effet de serre, le contrôle des inondations, le cycle des nutriments et la biodiversité. Néanmoins, l'étendue mondiale de la perte de zones humides naturelles reste remarquablement incertaine. Ici, nous reconstruisons la distribution spatiale et le moment de la perte de zones humides par la conversion en sept utilisations humaines des terres entre 1700 et 2020, en combinant des enregistrements nationaux et infranationaux de drainage et de conversion avec des cartes d'utilisation des terres et des étendues de zones humides simulées. Nous estimons que 3,4 millions de km2 (intervalle de confiance 2,9–3,8) de zones humides intérieures ont été perdues depuis 1700, principalement pour être converties en terres cultivées. Cette perte nette de 21 % (intervalle de confiance de 16 à 23 %) de la superficie mondiale des zones humides est inférieure à celle suggérée précédemment par des extrapolations de données disproportionnées à partir de régions à forte perte. La perte de zones humides s'est concentrée en Europe, aux États-Unis et en Chine et s'est rapidement étendue au milieu du XXe siècle. Notre reconstruction élucide le moment et les moteurs de l'utilisation des terres des pertes mondiales de zones humides, fournissant une base historique améliorée pour guider l'évaluation de l'impact de la perte de zones humides sur les processus du système terrestre, la planification de la conservation pour protéger les zones humides restantes et la hiérarchisation des sites pour la restauration des zones humides."
Cette illustration montre l'évolution historique et géographique des pertes de zone humide (cliquer pour agrandir). On note la forte accélération au 20e siècle. 


L'estimation des pertes de zones humides dans ce nouveau travail est plus faible que les chiffres (très disparates) circulant dans la littérature scientifique ou experte, chiffres qui allaient de 28% à 87%. C'est plutôt une bonne nouvelle à échelle globale. En revanche, à échelle régionale, l'étude confirme que l'Europe a massivement fait disparaître ces milieux. 


Le graphique ci-dessus montre la comparaison entre les reconstructions moyennes régionales (axe des x) et la reconstruction du nouveau travail (axe des y). On y voit que la France aurait perdu entre les deux-tiers (travaux antérieurs) et les quatre-cinquièmes (présent travail) de ses zones humides. 

Discussion
Les zones humides jouent des rôles importants pour réguler l'eau et elles forment des réservoirs de biodiversité. Ces milieux ont souvent été négligés dans les politiques de conservation ou de restauration au profit des fleuves, rivières et estuaires. Pire encore, on a vu en France la reprise de la vieille politique d'assèchement des eaux stagnantes à travers le choix de "continuité écologique" donnant une importance disproportionnée aux milieux et espèces d'eaux vives, arbitrant pour des assèchements de zones humides d'origine anthropiques qui avaient souvent remplacé les zones humides naturelles.  Il faut souhaiter une modification rapide de ces choix et une ré-allocation de l'argent public de la restauration écologique, d'autant que la pression du réchauffement climatique sur la ressource indique la nécessité de mieux retenir l'eau dans les milieux propices à cette rétention. 

Référence : Fluet-Chouinard E et al (2023), Extensive global wetland loss over the past three centuries, Nature, 614, 7947, 281-286

19/02/2023

Réponse du vivant aquatique à la baisse des nutriments dans les rivières françaises (Rosebery et al 2023)

Des chercheurs français ont analysé 20 ans de données sur les diatomées, insectes et poissons des rivières françaises. Leurs résultats montrent une réponse des espèces à la baisse des nutriments en rivière, suite aux politiques de réduction des pollutions engagées dans les années 1980-1990.

Les données de diatomées benthiques, de poissons et de macro-invertébrés utilisées dans cette recherche proviennent respectivement de 258, 222 et 253 sites distincts, acquises entre 1994 et 2013 selon des protocoles normalisés, associées aux conditions du milieu prélevé : variables physico-chimiques (hors micropolluants toxiques) et variables climatiques. Au total : 2 613 échantillons de diatomées pour 977 espèces dénombrées. Concernant les , 2 868 échantillons de macro-invertébrés pour 133 familles, 3 638 échantillons de poissons pour 49 espèces.

Les données physico-chimiques ont montré une tendance à la baisse des nutriments (phosphore total, orthophosphates et ammonium) responsables de l'eutrophisation. En réponse et comme le montre le schéma ci-dessous, les espèces sensibles à la pollution en ont profité, comme les espèces de milieux plus oligotrophes (moins riches en nutriments).




Concernant les différentes formes de biodiversité, les tendances sont variables, comme le montre le schéma ci-dessous.


Commentaire des chercheurs : "Concernant les diatomées, les changements temporels les plus marqués ont été observés au niveau de la richesse spécifique et fonctionnelle, qui diminuent dans 58,6 % et 53,1 % des sites, respectivement. En revanche, la richesse taxonomique des macro-invertébrés a connu une tendance temporelle positive dans la majorité des cas (51,8 %). Chez les poissons, les métriques de diversité n'ont montré aucune tendance temporelle dans la plupart des sites. Nous avons néanmoins observé une légère tendance à la baisse de la richesse taxonomique et fonctionnelle (respectivement dans 15,8 et 14,4 % des sites)."

Discussion
Il est intéressant de constater que la baisse des nutriments a des effets concrets sur les assemblages d'espèces et réseaux trophiques, ce qui avait déjà été observé chez les invertébrés (Van Looy et al 2016). Tout ne va pas toujours mal en écologie, et il est utile de le rappeler quand on obtient des résultats. Mais pour caractériser l'évolution du vivant aquatique, il manque cependant ici des données quantitatives sur la biomasse, c'est-à-dire le nombre total d'individus hébergés par unité de surface dans le milieu. On sait que dans le domaine terrestre, par exemple, la biomasse de la plupart des insectes est en chute libre dans certains milieux depuis 30 ans. Le même phénomène existe-t-il dans les rivières? Le maintien d'une diversité taxonomique et fonctionnelle peut être accompagné d'une baisse numérique des populations si les conditions sont défavorables.

Par ailleurs, les nutriments azotés et phosphorés ne sont qu'un des marqueurs de la pollution et de l'influence du bassin versant sur la rivière. Les micropolluants agricoles, industriels et domestiques sont aussi très nombreux, mais mal mesurés. En outre, la quantité d'eau peut devenir de plus en plus problématique sur certains bassins versants où les assecs deviennent plus fréquent au fil du temps. 

Finalement, nous souhaitons aussi que des études se consacrent à corréler systématiquement les indices de biodiversité des cours d'eau de la source à la confluence avec les indices de fractionnement / étagement de ces cours d'eau par les ouvrages de retenues et diversion, en incluant une typologie des ouvrages (hauteur, pente). Ce travail n'a jamais été fait de manière systématique, alors que la politique publique des ouvrages hydrauliques accorde une grand importance à leur supposé effet négatif sur les différentes formes de biodiversité. Un effet que rien ne démontre à échelle d'un cours d'eau — contrairement à l'impact avéré et documenté de certains ouvrages sur certains taxons précis (comme les migrateurs longue distance). Mais ces taxons ne résument pas à eux seul les enjeux de biodiversité des milieux aquatiques, humides et rivulaires.

Références : Rosebery J et al (2023), Dynamique temporelle de la biodiversité en cours d’eau, Sciences Eaux & Territoires, (42), 43–47. Tison-Rosebery J et al (2022), Decadal biodiversity trends in freshwater ecosystems reveal recent community rearrangements, Science of the Total Environment, 823, 153431

05/02/2023

La mobilité des pêcheurs de loisir, des autoroutes à espèces invasives ? (Weir et al 2022)

En utilisant les millions de données issues d’une application sur téléphone mobile pour pêcheur, des chercheurs montrent aux Etats-Unis la forte mobilité des pratiquants de la pêche récréative. Cette pratique qui relie des bassins et des lacs séparés tend à créer des conditions propices à l’expansion d’espèces invasives dans les cours d’eau.


La croissance des réseaux de transport a facilité la propagation d'espèces envahissantes, en particulier dans les cours d’eau qui sont des milieux naturellement fragmentés et donc partiellement isolés par bassins versants. Les données sur les mouvements humains sont difficiles à collecter pour les chercheurs : carnets de voyage, entretiens et enquêtes peuvent avoir des biais, des coûts élevés de collecte et/ou de faibles taux de réponse. Mais les appareils intelligents mobiles peuvent être une source de données de mouvement de qualité, à haute résolution et individualisées sur de larges échelles spatiales.

Pour contourner la pauvreté des sources, Jessica Weir et ses collègues ont ainsi analysé aux Etats-Unis 10 ans de données de mouvement de l'application de pêche populaire Fishbrain pour montrer comment les pêcheurs récréatifs connectent plus de 100 000 lacs à travers les États-Unis contigus, et comment ce réseau de connectivité fournit un aperçu unique de la distribution actuelle et future de espèces aquatiques envahissantes.

Voici le résumé de leur article :
« Les activités humaines sont la principale cause des invasions biologiques qui causent des dommages écologiques et économiques dans le monde. Les espèces aquatiques envahissantes (EAE) sont souvent propagées par les pêcheurs récréatifs qui visitent deux plans d'eau ou plus dans un court laps de temps. Les données de mouvement des pêcheurs à la ligne sont donc essentielles pour prévoir, prévenir et surveiller la propagation des AIS. Cependant, le manque de données sur les déplacements à grande échelle a limité les efforts aux grands lacs populaires ou à de petites étendues géographiques. 

Ici, nous montrons que les applications de pêche récréative sont une source abondante, pratique et relativement complète de « grandes » données sur les mouvements à travers les États-Unis contigus. Nos analyses ont révélé un réseau dense de mouvements de pêcheurs qui était considérablement plus interconnecté et étendu que le réseau formé naturellement par les rivières et les ruisseaux. Les mouvements à courte distance des pêcheurs se sont combinés pour former des autoroutes d'invasion qui ont traversé les États-Unis contigus. Nous avons également identifié des fronts d'invasion possibles et des lacs centraux envahis qui pourraient être des super-épandeurs pour deux envahisseurs aquatiques relativement communs. 

Nos résultats fournissent un aperçu unique du réseau national par lequel les AIS peuvent se propager, augmentent les possibilités de coordination intergouvernementale qui sont essentielles pour résoudre le problème des AIS et soulignent le rôle important que les pêcheurs peuvent jouer pour fournir des données précises et prévenir les invasions. Les avantages des appareils mobiles à la fois comme sources de données et comme moyen d'engager le public dans sa responsabilité partagée de prévenir les invasions sont probablement généraux pour toutes les formes de tourisme et de loisirs qui contribuent à la propagation des espèces envahissantes. »
L’image en tête de cet article montre les 18 principaux bassins fluviaux des États-Unis contigus sont reliés par des pêcheurs à travers les frontières hydrologiques naturelles. (A) Une carte des 18 principaux bassins fluviaux des États-Unis contigus qui s'étendent dans certaines parties du Canada et du Mexique.  Le ∗ représente une zone où les lacs du réseau sont hydrologiquement connectés à travers la limite du bassin fluvial. (B) Un diagramme d'accord montrant les connexions du mouvement des pêcheurs parmi les 18 principaux bassins fluviaux. L'anneau extérieur et la couleur correspondent à la région d'origine de la connexion du pêcheur, et l'anneau intérieur correspond au bassin dans lequel se terminent ces connexions. Des lignes plus épaisses indiquent plus de mouvement et, par conséquent, une pression de propagules plus élevée. Bassins : 01 Nouvelle-Angleterre, 02 Centre-Atlantique, 03 Atlantique Sud-Golfe, 04 Grands Lacs, 05 Ohio, 06 Tennessee, 07 Haut Mississippi, 08 Bas Mississippi, 09 Souris–Rouge–Rainy, 10 Missouri, 11 Arkansas–Blanc–Rouge , 12 Texas–Gulf, 13 Rio Grande, 14 Haut Colorado, 15 Bas Colorado, 16 Grand Bassin de l’Ouest, 17 Pacifique Bord-Ouest et 18 Californie.


Les cartes ci-dessus (cliquer pour agrandir) montrent la distribution ponctuelle des espèces envahissantes (A) de Myriophyllum et (B) de Dreissena. Les points qui se chevauchent apparaissent avec une plus grande intensité de couleur. Les comtés (États-Unis) et les unités de recensement (Canada) sont en niveaux de gris pour représenter le pourcentage de connexions entrantes pondérées qui sont vraisemblablement à haut risque parce qu'elles proviennent d'un lac envahi (par l’une ou l’autre des espèces de Dreissena et Myriophyllum) et terminées dans un lac non envahi.

Une étude similaire en Europe serait bien sur très utile. Mais l’analyse des impacts de la pêche récréative reste un parent pauvre de la recherche en écologique aquatique.

Référence : Weir JL et al (2022), Big data from a popular app reveals that fishing creates superhighways for aquatic invaders, PNAS Nexus, 1.3, pgac075

11/01/2023

Forte progression des espèces exotiques dans les communautés de poissons du Rhin (Le Hen et al 2023)

Gwendaline Le Hen et neuf collègues ont étudié la composition piscicole du Rhin supérieur en Allemagne, sur 35 ans de données. La tendance est marquée par la forte progression des espèces exotiques, qui représentent aujourd'hui 30% des espèces et 32% des individus, contre respectivement 5% et 0,1% au début des années 1980. Le changement climatique favorise cette évolution de la biodiversité qui modifie les traits fonctionnels des communautés biotiques. Ce phénomène de diversification des espèces de poisson, déjà généralisé dans les grands fleuves connectés et ayant tendance à s'accélérer, pose la question des conditions de référence et des objectifs de conservation que les politiques publiques choisissent en gestion de la biodiversité aquatique. De toute évidence, le vivant évolue rapidement à l'Anthropocène.


Voici le résumé du travail des chercheurs :

"Les poissons exotiques ont un impact considérable sur les communautés aquatiques. Cependant, leurs effets sur la composition des traits restent mal compris, en particulier à de grandes échelles spatio-temporelles. Ici, nous avons utilisé des données de biosurveillance à long terme (1984-2018) de 31 communautés de poissons du Rhin en Allemagne pour étudier les changements de composition et fonctionnels au fil du temps. 

La richesse communautaire totale moyenne a augmenté de 49 % : elle a été stable jusqu'en 2004, puis a diminué jusqu'en 2010, avant d'augmenter jusqu'en 2018. L'abondance moyenne a diminué de 9 %. Partant de 198 individus/m2 en 1984, l'abondance a largement décliné à 23 individus/m2 en 2010 (−88 %), puis a augmenté de 678 % jusqu'à 180 individus/m2 jusqu'en 2018. Les augmentations d'abondance et de richesse à partir de 2010 environ étaient principalement entraînée par l'implantation d'espèces exotiques : alors que les espèces exotiques représentaient 5 % de toutes les espèces et 0,1 % du total des individus en 1993, elles sont passées à 30 % (7 espèces) et 32 % des individus en 2018. Concomitant à l'augmentation des espèces exotiques , la richesse et l'abondance moyennes des espèces indigènes ont diminué de 26 % et 50 % respectivement. Nous avons identifié l'augmentation de la température, les précipitations, l'abondance et la richesse des poissons exotiques comme forces motrices de changements de composition après 2010. 

Pour mieux comprendre les impacts des espèces exotiques sur les communautés de poissons, nous avons utilisé 12 caractéristiques biologiques et 13 caractéristiques écologiques pour calculer quatre métriques de caractéristiques chacune. La dispersion des traits écologiques a augmenté avant 2010, probablement en raison de la diminution des espèces indigènes écologiquement similaires. Aucun changement dans les paramètres de trait n'a été mesuré après 2010, bien que les parts relatives des modalités de trait exprimées aient considérablement changé. Le changement observé dans les modalités des traits a suggéré l'introduction de nouvelles espèces portant des modalités de traits à la fois similaires et nouvelles. Nos résultats ont révélé des changements significatifs dans les compositions taxonomiques et caractéristiques suite aux introductions de poissons exotiques et au changement climatique. 

Pour conclure, nos analyses montrent des changements taxonomiques et fonctionnels du Rhin sur 35 ans, probablement indicatifs de changements futurs dans les services écosystémiques."

Discussion
L'introduction et la dispersion des espèces exotiques est un phénomène devenu commun sur les fleuves et rivières connectés, en Europe comme dans le reste du monde. Concomitamment, des espèces endémiques et spécialisées voient souvent leur population se restreindre, tant sous l'effet du changement climatique que sous la pression de compétiteurs dans leur niche trophique. Nous avions commenté une étude sur la Seine montrant que 46% des espèces de ce bassin sont désormais d'origine exotique, avec une accélération du phénomène depuis un siècle (voir Belliard et al 2021). L'analyse de Gwendaline Le Hen et de ses collègues sur le Rhin confirme les mêmes tendances, mais de manière plus accélérée et sur trois décennies seulement.

L'arrière-plan de la politique écologique des rivières en Europe est de conserver une biodiversité représentative des "conditions de référence" de chaque cours d'eau, selon les termes choisis par la directive européenne. Mais plus nous avançons dans la condition anthropocène – que ce soit ici le changement climatique ou le brassage des espèces – et plus cette idée d'un référentiel fixe de biodiversité ou de fonctionnalité des communautés biotiques paraît irréelle.

Référence : Le Hen G et al (2023), Alien species and climate change drive shifts in a riverine fish community and trait compositions over 35 years, Science of The Total Environment, 867, 161486