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17/11/2022

La renaturation fait l’apprentissage de la démocratie, réponse à Truites & compagnie

Par leur récente victoire au conseil d’Etat, notre association et ses consœurs ont rétabli la démocratie riveraine et la démocratie environnementale en soumettant à l’étude d’impact et à l’enquête publique tout chantier qui modifie un linéaire conséquent de milieux aquatiques. Un billet de Truites & compagnie déplore cette décision du conseil d’Etat, prétend qu’elle serait contraire à l’intérêt général et accuse notre association d'être mue par la simple quête d'un intérêt privé lié à l'hydro-électricité. Réponse et précisions à ce sujet.


L’article de Truites et compagnie est principalement axé sur l’idée que «l’intérêt général» et «les intérêts privés» s’opposent. En forçant le trait (mais à peine, car le billet est assez caricatural), il y a les gentils défenseurs de l’intérêt général qui veulent renaturer les rivières selon leur vision de l’écologie et sans qu’on les importune, les méchants défenseurs des intérêts privés qui osent leur mettre des bâtons dans les roues (car leur désir secret serait de se faire plein d’argent avec de l'hydro-électricité). 

L’intérêt général, ce n’est pas chacun qui le proclame
Depuis 1789, et comme l’observe un universitaire spécialiste du sujet (Truchet 2017), «l’intérêt général désigne toujours les besoins de la population, ou pour reprendre une expression de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, «la nécessité publique» : est d’intérêt général ce que ces besoins ou cette nécessité commandent ou permettent en un lieu donné et à un moment donné.» Il est donc pour le moins curieux de considérer comme contraire à l’intérêt général une avancée du droit qui permet à la population de donner son avis (ici, sur des chantiers en rivière). En fait, tout le sens de la démocratie environnementale depuis 30 ans est justement de conférer ce droit aux citoyens.

L’intérêt général s’exprime dans la loi, après que le législateur a entendu l’ensemble de la société. Eventuellement, si les citoyens sont en désaccord sur le sens de la loi, l’intérêt général se tranche par le juge. L’intérêt général n’est donc pas la décision arbitraire d’une faction administrative et gestionnaire qui estimerait être au-dessus des autres citoyens, ici dans sa vision et gestion de la nature. Ne pas comprendre cela, c’est avoir un problème profond de cohérence vis-à-vis de ce que sont la démocratie et l’état de droit. Ce n’est pas tenable longtemps pour une action publique.

L’auteur du billet de Truites & compagnie dit à ses pairs qu’il leur faut se pencher sur le droit. C’est en effet indispensable et il est bien dommage que le personnel d’instances publiques ou d’associations à agrément public ne dispose pas d’une solide formation en ce domaine. Se pencher sur le droit, c’est découvrir que les normes de l’action humaine ne sont pas réductibles à l’idéologie de tel ou tel citoyen ou de telle ou telle faction de citoyen. Le droit est donc une bonne école de découverte du pluralisme, de compréhension de la complexité et de respect de la diversité des vues en démocratie. 

Les chantiers de renaturation sont des chantiers comme les autres
Comme nous l’avions déjà exposé, le droit français et plus précisément le code de l’environnement définit les termes de la gestion durable et équilibrée de la rivière. Les chantiers dit de renaturation ou restauration de rivière sont des chantiers de gestion : ils doivent donc respecter ce que dit le droit à ce sujet. Or il suffit de lire le texte de la loi pour comprendre que les dimensions naturelles de l’eau (fonctionnalités, biodiversités, etc.) y sont équilibrées par des considérations sociales, sanitaires, sécuritaires, économiques. Demander un « blanc-seing » pour changer des linéaires importants de milieux aquatiques sans contrôle du citoyen et sans étude d’impact de ce que l’on fait, c’est évidemment arbitraire. 

Il faut aussi rappeler qu’un chantier est un chantier. N’importe quel manuel de génie écologique reconnaît que certains travaux, et en particulier les destructions d’ouvrages hydrauliques, ont des effets adverses et indésirables à contrôler. Citons notamment :
  • incision de lit,
  • affaissement de berge,
  • risque géotechnique par rétraction argile ou pourrissement de fondation bois, 
  • remobilisation de sédiments pollués, 
  • baisse du niveau de la nappe et effet sur les réseaux d’eau, 
  • changement du régime local des crues et des sécheresses, 
  • risque de destruction d’espèces protégées ayant colonisé l’habitat, 
  • risque de remontée d’espèces invasives. 
Cette liste ne concerne que des dimensions physiques, chimiques, biologiques, sans parler de l’appréciation des citoyens sur les usages et les paysages, ainsi que des droits de propriété protégés constitutionnellement. 

Et vous voulez que tout cela se passe d’étude d’impact et d’enquête publique ? C’est vraiment inquiétant si vous prétendez avoir un rôle de gestionnaire public… 

L’hydro-électricité sans caricature
Concernant l’hydro-électricité, le billet est franchement caricatural. Mais assez classique des éléments de langage du milieu pêcheur, qui fait croire aux élus que les personnes relançant des moulins à eau sont d’affreux capitalistes voulant amasser des fortunes immenses en tuant des poissons. Ce type de discours est un résidu assez archaïque des années 1980,  déconnecté de la réalité des sites et des pratiques. Il est à peu près inaudible à l’heure où tout le monde a désormais conscience des risques climatiques et où chaque kWh compte pour éviter les émissions carbone, tant en production (élimination du carbone) qu’en consommation (sobriété du carbone).

En tout état de cause, Hydrauxois n’est pas un syndicat de producteur d’hydro-électricité, c’est une association de riverains qui défend l'eau et le droit de l'eau (voir le PS plus bas). Cela inclut l’écologie et le climat mais aussi bien la culture, le paysage, la société, l’économie. Car justement, l’intérêt général ne peut pas être confisqué par une seule vision de l’eau, ses usages, ses imaginaires. 

L’hydro-électricité fait partie des énergies soutenues à échelle nationale, européenne et mondiale dans le cadre de la lutte contre le changement climatique et de l'urgence à ne pas dépasser les 2°C de hausse de température, si possible les 1,5°C. Elle est aussi promue comme option par le GIEC. C’est donc difficile de recevoir des leçons d’intérêt général de la part de gens qui s’opposent au développement de cette hydro-électricité, voire qui détruisent des ouvrages producteurs, même des ouvrages EDF détenus par l'Etat, donc les citoyens

La renaturation n’est pas une mission sacrée, elle est objet d’examen critique
A dire vrai, beaucoup de chantiers de restauration des milieux aquatiques sont intéressants et notre association y est favorable. Ce sont certains travaux qui ont focalisé une forte opposition, dont la nôtre, et il faut comprendre pourquoi. 

La restauration de continuité écologique en long est la plus contestée des politiques publiques de l’eau, car elle a de nombreux défauts quand elle se fonde sur la destruction des ouvrages hydrauliques (choix français ultra-majoritaire de la décennie 2010). Elle nuit en ce cas à des éléments de biens communs comme à des règles inscrites dans la loi sur la gestion durable et équilibrée de l’eau : protection des milieux aquatiques et humides en place, stockage de la ressource en eau, adaptation climatique, lutte contre la pollution, promotion de l’énergie renouvelable, protection du patrimoine culturel. C’est justement son défaut d’intérêt général qui a mené à sa réforme et, parfois, à sa condamnation par la justice. Cette destruction d'ouvrages et de milieux liés aux ouvrages est d'autant plus déplorable qu'il existe diverses options non destructrices pour assurer la continuité.

Plus largement, les politiques de renaturation ou restauration de rivière doivent être soumises à l’examen critique et à l’avis des citoyens. Les rivières sont un hybride de nature et de culture, il est impossible de prétendre les confisquer dans une vision purement naturaliste alors que c’est contraire à l’expérience humaine depuis toujours. L’écologique contre le social, cela ne marche pas. Il est symptomatique que l’auteur voit sa mission comme «offrir aux milieux les moyens d’être plus résilients face aux agressions de notre société».

Les humains vivent avec l’eau comme l’eau vit avec les humains, une séparation mentale à ce sujet est une sorte de contradiction insoluble (je défends l’eau contre les humains… alors que je suis humain et que mon action vise comme celle des autres humains à un certain état de l’eau). 

Même le choix de «renaturer» est lui aussi un choix humain de configuration de la rivière selon certains objectifs et certaines préférences. Mais ce choix se discute forcément, il ne peut pas être arbitraire. Au demeurant, les politiques de renaturation affirment en général qu’elles vont apporter d’autres choses que la seule nature (baisser des pollutions, réduire des crues, adapter au climat, élargir les services de la biodiversité, etc.) et il faut donc au minimum démontrer que leurs chantiers parviennent vraiment à de tels objectifs. 

Qui a gâché l’idée de continuité au nom de dogmes et d’intérêts particuliers ? 
La restauration de continuité écologique en long par démolition des sites et milieux en place échoue souvent à cette démonstration de son intérêt, elle a donc suscité une forte résistance citoyenne dont notre association est l'une des voix. Dans bien des cas, la continuité en long aura été l’alibi de publics particuliers pour des intérêts particuliers (par exemple, dépenser l'argent public rare de l'écologie pour maximiser des salmonidés à la demande des pêcheurs de salmonidés). Cela s’explique notamment par le fait que cette continuité a été reprise en France de la loi pêche 1984, c’est-à-dire par le petit bout de la lorgnette halieutique.

En fait, la continuité ou connectivité de milieux est plutôt une idée intéressante issue de la recherche écologique, mais elle a été largement gâchée par une approche dogmatique, une mise en œuvre brutale et centrée sur les buts de certains publics. 

Le principal enjeu de la continuité de l’eau est la continuité latérale, bien plus importante pour la biodiversité et pour la régulation de l’eau. Or elle a été ignorée dans la loi et reléguée au second plan parce que certains voulaient juste casser du moulin et de l’étang au nom de leurs dadas. Un autre enjeu est la continuité temporelle, les assecs sont un facteur de destruction massive de la biodiversité ainsi que de mise en péril de la santé et de la sécurité de nos sociétés. Mais cette continuité temporelle de l’eau n’a pas à être prisonnière, elle non plus, d’un dogme de «naturalité» : des solutions humaines et des habitats anthropiques peuvent aussi aider à conserver de l’eau, donc à avoir davantage de vivant aquatique et humide qu’en laissant les rivières et plans d’eau se vider. Opposer les solutions fondées sur la nature et sur la technique relève, là encore, d’un dogmatisme dont notre société n’a pas besoin. Et le vivant non plus.

En conclusion
Si certains se pensent comme des croisés de la nature en lutte contre la société, ils doivent donc mener un important travail de réflexion critique et de recul sur soi. Une telle posture mène à l’impasse. La nature (pour peu que ce terme ait un sens) est un objet de la discussion démocratique, elle n’est pas séparable de la société. Les citoyens sont égaux devant elle comme devant la loi.  C’est pourquoi les citoyens disposent du droit d’être informés et de donner leur avis sur toute évolution des milieux naturels, peu importe les motivations de cette évolution.  

Post scriptum
L'objet légal de l'association Hydrauxois est le suivant.
L’association a pour objet la protection de la nature, de l’environnement et des patrimoines de l’eau dans une perspective de développement durable, et donc notamment de :
Protéger et restaurer les espaces, ressources, milieux et habitats naturels, terrestres et marins, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres fondamentaux de la biosphère, l'eau, l'air, le sol, le sous-sol, les sites et paysages, le cadre de vie,
Promouvoir une utilisation de l'énergie sobre et efficace, un développement des énergies renouvelables compatible avec les intérêts environnementaux, sociaux, économiques et paysagers,
Prévenir les dommages écologiques et les risques naturels et technologiques et leurs impacts sanitaires, notamment dans le domaine des déchets et pollutions,
Exiger un urbanisme économe, harmonieux et équilibré dans l'aménagement du territoire et défendre la protection du littoral et de la montagne,
Susciter l'intérêt, la connaissance et la participation des citoyens à la protection des patrimoines naturels et bâtis, encourager l’information, la formation et l’éducation en ce sens,
Agir pour une meilleure transparence des décisions publiques, de favoriser l'information et la participation des organisations représentatives de la société civile et du public à l'élaboration des décisions ayant un impact sur l'environnement,
Veiller à la bonne application de la législation et de la réglementation ainsi qu'au bon emploi des fonds publics en matière d'environnement, cela dans tous les domaines liés à l'eau et aux usages de l’eau,
Agir en justice pour faire valoir la défense des intérêts qu'exprime son objet statutaire et ceux de ses membres.

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Quelles sont les minorités promouvant la destruction des plans d’eau, des canaux et des ouvrages en rivière?

Les riverains de France ne manifestent pas tous les week-ends pour dire combien ils ont horreur de vivre près d’un moulin ou d’un étang. C’est même le contraire, les enquêtes publiques sur les démolitions d’ouvrage en rivière ont des avis souvent très négatifs de la population. L’idée assez folle de détruire le maximum de ces héritages hydrauliques vient de publics précis. Non seulement ces publics sont fort minoritaires par rapport à la population, mais ils sont sur-représentés par l’administration au détriment des principaux concernés (propriétaires et riverains des rivières aménagées et des plans d’eau). Cette confiscation est connue et elle a été dénoncée par le CGEDD (audit administratif donc peu suspect de lobbying). Mais elle perdure sans aucun effort public pour changer. Une telle injustice démocratique ne peut que nourrir incompréhensions, conflits et contentieux, d’autant que le monde des ouvrages hydrauliques mesure désormais clairement combien il a été sciemment exclu par l’administration des débats le concernant. 


A la demande de notre association et de ses consoeurs, le conseil d'Etat vient de censurer le ministère de l'écologie et de rétablir l'enquête publique ainsi que l'étude d'impact pour les chantiers de destruction de moulins, d'étangs, de plans d'eau, de canaux au nom de la restauration de continuité dite "écologique". C'est une victoire pour la démocratie environnementale et riveraine. Mais c'est aussi l'occasion de rappeler que si le ministère de l'écologie avait tenté un incroyable coup de force en imposant ces chantiers sans consultation, la raison en est le faible soutien citoyen à cette politique.

Quand vous discutez avec vos proches des problèmes écologiques de notre temps, vous n’entendez sans doute pas souvent des phrases comme «je suis malade à l’idée qu’il existe ce moulin sur ma rivière» ou «c’est scandaleux de vivre non loin de cet étang». Non, les gens vous parlent plutôt de leurs soucis climatiques ou de leur crainte des pollutions ou du dernier bétonnage en date au nom d'un projet public. Et si par hasard ils parlent d’un moulin ou d’un étang, ce n’est pas vraiment de manière négative. Sauf exception.

Quelles sont ces exceptions, c’est-à-dire les gens qui émettent des avis systématiquement négatifs sur les moulins, étangs et autres éléments du paysage de bassins versants, au point de souhaiter leur disparition? 

Publics des pêcheurs sportifs de salmonidés
Ce point est classique : le pêcheurs sportifs de truites, saumons et autres salmonidés ont toujours été en pointe contre les barrages en rivière. Jadis, au début du 20e siècle, c’était contre les grands barrages dont l’impact est assez indéniable. Aujourd’hui c’est pour la destruction des petits seuils de moulins et étangs en rivières salmonicoles (fleuves côtiers et tête de bassin). Tous les pêcheurs sont loin d’être sur cette ligne, car beaucoup reconnaissent l’intérêt d’avoir des retenues pour les poissons. Mais les fédérations de la pêche, en lien direct avec l’Etat du fait de leur agrément public, mettent en avant des personnels en phase avec la direction eau et biodiversité du ministère de l’écologie. Le résultat est que de nombreuses fédérations départementales de pêche ont été en pointe du lobbying auprès des élus pour casser les ouvrages, voire ont exécuté ces destructions. Mais la pêche aux truites et aux saumons – qui en soi n’est pas très écologique – ne représente évidemment qu’une infime partie de la population.

Public des ONG naturalistes pro « nature sauvage »
Le monde de l’environnementalisme et de ses associations est vaste, car les sujets qui motivent les citoyens sont vastes aussi : pollution, climat, biodiversité, paysage, artificialisation du cadre de vie, etc. Dans le cas particulier de la biodiversité, une fraction des ONG de l’environnement est engagée pour la défense de la faune et de la flore sauvages avec une vision assez radicale d’élimination du maximum de présence humaine dans la nature. La destruction de barrage a été pour certains une cause iconique – on se souvient que c’était le thème du best-seller du Gang de la clé à molette d’Edward Abbey, roman ayant influencé l’association Earth First et l’aile radicale du naturalisme, mais aussi que le refus des barrages a été l'acte fondateur en France de Loire vivante dans les années 1970-1980. D’où une pression pour la «rivière sauvage» venant de ces milieux. Là encore, ces militants naturalistes radicaux peuvent avoir un agrément public et des moyens afférents pour certaines de leur structures, mais ils ne représentent pas pour autant un grand nombre de citoyens quand on en vient à l’idée que la rivière idéale devrait avoir fait disparaître tous ses aménagements humains et tous ses patrimoines hérités.

Public des chercheurs et experts en biologie et écologie de la conservation
Il peut paraître surprenant de citer des scientifiques, alors que la science est réputée objective, neutre, détachée des engagements et des subjectivités. Mais nous observons que ce n’est pas le cas, et au demeurant certains chercheurs aussi l’observent (Lévêque 2013, Dufour et al 2017). Des disciplines comme la biologie de la conservation ou l’écologie de la conservation ont développé des paradigmes où l’humain est analysé comme «impact» sur une naturalité pré-humaine, concluant immanquablement que l’ouvrage hydraulique en rivière représente une déviation de la naturalité et que sa destruction produirait un état alternatif plus désirable. Des chercheurs ou des experts peuvent s’engager en faveur de cette issue  dans des prises de position publiques – ne serait-ce que pour avoir des objets et budgets d’étude sur la manière dont évolue la rivière après destruction. La recherche appliquée étant liée à des enjeux politiques et des choix sociaux, la frontière entre connaissance et engagement y est plus poreuse qu’ailleurs. Ce n’est pas un problème au demeurant (la recherche est libre), mais du point de vue démocratique, combien de personnes sont dans cette recherche? Là encore très peu par rapport à la population. Et au sein même de la science comme démocratisation de la connaissance, pourquoi les sciences de l’eau mobilisées en vue applicative donnent-elles la prime à certaines disciplines scientifiques et pas d’autres?



Le problème démocratique de l’aménagement de rivière : des minorités sur-représentées, d’autres bâillonnées et la majorité ignorée
Que ces publics expriment une préférence pour la démolition du patrimoine hydraulique et pour des retours à des rivières de style «sauvage» avec éviction des usages et paysages humains, cela ne pose pas de problème en démocratie. Après tout, chacun est libre de ses opinions et préférences. Chacun est aussi libre en science de ses méthodes d’enquête menant à telles ou telles conclusions selon le choix des observables et des objectifs.

En revanche, ces publics sont très minoritaires. Les pêcheurs de saumons, les naturalistes militant pour la rivière sauvage et les biologistes ou écologues de la conservation ne forment pas un collège nombreux ni surtout représentatif de l’ensemble de la population. 

Là où le problème commence, c’est avec le personnel de l’administration, censément neutre du point de vue idéologique, devant exécuter les lois et concerter avec l’ensemble de la population. Nous parlons ici de la direction ministérielle (eau et biodiversité), des agences de l’eau, de l’office français de la biodiversité, des services DREAL et DDT-M des préfectures. 

Il est manifeste et démontrable que ces services administratifs ont accordé  un poids prépondérant à certains acteurs sociaux  mais pas à d’autres. Que ces services ont eux-mêmes porté une idéologie en manquant à leur devoir de neutralité, de représentativité des citoyens, de respect du texte et de l’esprit des lois.  Dans le cas des ouvrages hydrauliques, cela frise la caricature, au point que le conseil d’Etat a censuré plusieurs fois le ministère de l’écologie sur une politique environnementale, ce qui est assez rare (en général, le gouvernement est censuré sur un défaut d’exécution d’une politique environnementale, pas sur des abus de pouvoir et d’interprétation dans cette politique).

Un exemple simple : dans son rapport 2016, le CGEDD (audit administratif peu suspect de connivence) avait pointé qu’il est anomal que les riverains, les moulins, les étangs, les plans d’eau, les protecteurs du patrimoine historique ne disposent pas d’une place permanente dans toutes les instances administratives où l’on discute de leur cas. Cela des commissions locales de l’eau sur chaque rivière au comité national de l’eau à Paris en passant par les comités de bassins des agences de l’eau et les travaux départementaux des missions préfectorales sur l’eau. Rien n'a changé, en 2020 un décret a encore consacré la reconduction des exclusions de ces publics. Ou encore le tout récent plan national pour l’eau souhaité par le ministère de l’écologie, mais auquel les propriétaires et gestionnaires d’ouvrages hydrauliques n’ont évidemment pas été conviés en phase de concertation et de co-conception.

L'eau est un bien commun, mais tout le monde n'a pas le droit de dire ce qu'il veut pour l'avenir de ce bien commun...


La démocratie environnementale bafouée par des technocraties autoritaires
Connaissez-vous une seule politique publique qui n’est pas construite avec les principaux concernés par cette politique publique? Eh bien la continuité dite écologique et la «renaturation» de bassin ont été bâties ainsi. Pour être plus précis, on a entendu les représentants des 2500 ouvrages producteurs d’hydro-électricité (grands et moyens barrages souvent) mais on a complètement ignoré les 100 000 propriétaires et 10 millions de riverains des ouvrages hydrauliques de toute nature sur les rivières, sans parler du million de plans d’eau hors du lit mineur, invisibles dans les instances administratives, et même dans les nomenclatures administratives. Le même problème existe en Europe, comme le démontre la construction intellectuelle assez aberrante du projet de régulation Restore Nature, ou de la directive cadre sur l'eau.

La démocratie environnementale suppose que tous les citoyens participent à la discussion et la délibération sur les sujets relatifs à leur environnement. Elle suppose aussi une bonne qualité de l‘information sur l’environnement, donc une pluralité des recherches scientifiques en amont. Cette démocratie environnementale a été bafouée dans le cas des ouvrages hydrauliques. Elle est confisquée par quelques minorités sur-représentées au détriment de la diversité des opinions et des visions, des intérêts et des valeurs, de hypothèses et des méthodes. 

Tant que l’appareil administratif et politique n’admet pas cette anomalie et ne la corrige pas en rétablissant une approche concertée et équilibrée sur l’avenir des rivières, de leurs ouvrages, de leurs usages et de leurs paysages, les conflits et les contentieux ne pourront que perdurer.

03/11/2022

Biefs et canaux, les grands oubliés du débat sur la continuité des rivières

Le débat sur la continuité écologique des rivières s'est focalisé sur l'ouvrage hydraulique barrant le lit mineur, que ce soit une chaussée, un seuil ou un barrage. Eventuellement sur sa retenue en amont. Mais on a oublié que dans de nombreux cas, cet ouvrage dérive un canal appelé bief ou béal. Il sert à la production d'énergie dans le cas des moulins, à l'irrigation dans le cas de l'agriculture traditionnelle, parfois à des agréments urbains lorsque le canal traverse la ville. Dans les campagnes, il n'est pas rare que le bief soit de bonne longueur et représente à lui seul un milieu aquatique avec des marges humides. Mais les services instructeurs de la biodiversité montrent souvent une indifférence complète à cette réalité. Le motif de ce mépris: tout ce qui est "artificiel" n'aurait aucun intérêt, le seul objectif est la rivière "naturelle". Une erreur dont il faut sortir, y compris pour conseiller les propriétaires et riverains de canaux et biefs sur la bonne gestion écologique et hydraulique de ce milieu.



Le mot bief (langue d'oïl) ou béal (langue d'oc) désigne un canal dérivé d'un ouvrage hydraulique sur la rivière. Le plus souvent, ce canal dessert un moulin, qui produisait (ou produit encore) de l'énergie à partir d'une chute. Ce peut être aussi une usine hydro-électrique. La fonction du bief est alors de créer une chute, de hauteur à peu près équivalente au dénivellé entre la prise d'eau du bief en amont et la restitution d'eau du bief en aval. Parfois, le canal sert à l'irrigation et dérive dans des parcelles agricoles qui se partagent un droit d'usage de l'eau (béalières du Midi, par exemple). Il arrive aussi que les ouvrages hydrauliques servent à des canaux urbains, jadis pour des usages usiniers et des évacuations de déchets, désormais surtout avec des fonctions d'agrément, de fraîcheur en été parfois d'arrosage des jardins.

La longueur des biefs est très variable. Certains ouvrages dérivent un canal d'une dizaine de mètres seulement, juste pour permettre la chambre d'eau ou le radier de roue d'un moulin. Mais parfois le canal peut faire plusieurs kilomètres. A notre connaissance, il n'existe aucune statistique disponible sur le linéaire total des biefs et canaux en France.

Les canaux et biefs sont les grands oubliés des discussions sur les ouvrages hydrauliques, la continuité écologique et la restauration de rivières. Les analyses se focalisent sur l'ouvrage barrant le lit mineur de la rivière (seuil, chaussée , barrage), sur la retenue / plan d'eau d'eau dans le lit mineur de la rivière, mais le bief lui-même est rarement considéré. Dans les travaux de bureaux d'études procédant à la restauration de continuité écologique, le bief est mentionné mais il est très souvent laissé de côté et ne fait l'objet d'aucune investigation poussée. 
  • On n'étudie pas sa longueur, sa profondeur, ses berges, ses sédiments, sa faune ni sa flore, son hydraulicité. 
  • On ne regarde pas s'il est associé à des zones humides (ni s'il faut le considérer comme zone humide ou cours d'eau lui-même).
  • On ne mesure pas son fonctionnement en crue et en sécheresse.
  • On n'analyse pas sa connexion aux nappes d'accompagnement.
  • On ne s'intéresse pas à ses usages sociaux.
Nous connaissons l'origine de cette indifférence : l'idéologie actuelle de la "restauration de rivière" ou "renaturation" considère que tout milieu d'origine artificiel est sans intérêt. Inutile de l'étudier, inutile de le conserver, ce n'est pas grave si les travaux font disparaître 100 mètres ou 1000 mètres de milieux aquatiques et humides liés à un bief, ainsi que les fonctions hydrologiques de ce canal.


Exemple d'un système complexe de biefs dans une rivière de zone rurale (Ource, Côte d'Or). On voit que le linéaire en eau des biefs est supérieur à celui de la rivière, et que ces biefs forment des annexes de cette rivière dans le lit majeur (souvent les dernières avec les fossés, quand on a drainé les zones humides lors des siècles passés).

Il va sans dire que nous considérons cette vision comme délétère pour la ressource en eau comme pour les milieux aquatiques. En particulier quand on parle de biefs de moulin ou de canaux d'irrigation qui ont plusieurs siècles d'âge et qui ont souvent donné lieu à des processus de renaturation partielle spontanée, donc qui se rapprochent fortement de ces milieux dits naturels que l'on juge seuls dignes d'intérêt. Ce cas est assez fréquent dans les campagnes. 

Il nous est arrivé de voir des biefs charmants et complexes de plus d'un kilomètre mis à sec sans la moindre étude au nom du dogme de l'intérêt unique du lit mineur de la rivière. Ce sont les ravages de l'idéologie. Car quand nous disions à nos interlocuteurs que la moindre des choses était d'étudier ce milieu avant de le détruire, photos  à l'appui sur des habitats et peuplements d'intérêt, nous rencontrions un silence buté et un déni de réalité. Tout ce qui disjonctait le dogme "un milieu naturel c'est bien; un milieu artificiel c'est mal" ne parvenait pas à se frayer un chemin dans l'esprit des gestionnaires de rivières concernées. Ce n'était pas marqué dans le manuel, donc ce ne pouvait être vrai. Ce n'était pas non plus l'idéologie dominante de l'Office français de la biodiversité, dont le seul intérêt était centré sur les lits mineurs et leur restauration en cours d'eau lotique, le reste étant négligé (et donc sans examen dans l'instruction des dossiers). Un vrai problème puisqu'en cas de contentieux, le juge administratif (qui n'est pas un spécialiste) a tendance à suivre ce que dit l'OFB sans se poser trop de questions. Il faut alors faire des contre-expertises, mais elles coûtent cher si elles sont réalisées par des entreprises spécialisées, alors que le rôle d'un établissement public devrait être un inventaire objectif et complet des réalités.

Le problème est qu'à détruire les ouvrages en lit mineur, on réduisait la rivière à ce seul lit, on asséchait les biefs formant les annexes latérales, on perdait sur surfaces parfois considérables de milieux aquatiques et humides, ainsi que des annexes appréciables en diversion de crue, alimentation en eau du lit majeur, approvisionnement de la nappe et des aquifères.  


Biefs et canaux urbains, souvent dérivés d'anciens ouvrages usiniers.

Cette position de déni des biefs et canaux est d'autant moins soutenable qu'une littérature scientifique convergente dit que les milieux aquatiques d'origine artificielle peuvent aussi avoir de l'intérêt pour la biodiversité (même de simples fossés, a fortiori des biefs anciens). C'est aussi vrai des fonctionnalités, comme l'aide à la prévention des crues par diversion latérale, des sécheresses par diffusion de l'eau dans les berges et les sols (télécharger notre dossier de synthèse sur quelques-uns de ces travaux). Sans parler des dimensions sociales d'agrément et de l'aide à l'adaptation climatique, par exemple quand les canaux urbains réduisent les chaleurs pénibles des canicules.

Il est donc nécessaire que l'instruction administrative des ouvrages hydrauliques intègre pleinement la réalité des canaux et des biefs, en visant leur étude, leur préservation et leur bonne gestion. Les milieux anthropiques ne doivent plus être délaissés; ils sont issus de plusieurs siècles voire millénaires d'évolution des lits, ce qui rend peu sensé de les opposer à une nature antérieure qui serait idéalement vierge de présence humaine. Ces canaux et biefs ont un potentiel très intéressant pour l'environnement et la société, mais l'indifférence à leur encontre nous prive actuellement d'une valorisation intelligente.

22/10/2022

Comprendre les rivières comme artefacts culturels

Nous publions une traduction du manifeste de l’archéologue Matt Edgeworth, auteur d’un livre paru voici une dizaine d’années déjà sur la réalité archéologique des modifications des flux d’eau par les sociétés humaines. Loin d’être analysable comme une anomalie industrielle récente,  la relation transformative de l’humanité à l’eau a commencé dès la préhistoire. L’ignorer, c’est entretenir une représentation fausse des fleuves et rivières, une incompréhension du devenir hybride de l’eau, entre puissance sauvage et appropriation sociale.  Ce texte est d’une actualité manifeste à l’heure où les politiques publiques en France et en Europe s’entichent d’un naturalisme amnésique, réducteur voire naïf, faisant comme si le destin culturel et naturel de l’eau n’était pas enchevêtré depuis des millénaires. Et appelé à le rester dans le flux incessant des eaux, des sédiments et des destinées humaines. Une écologie de l’Anthropocène ne pourra pas être une nostalgie d’un paradis perdu, ni sur le plan scientifique, ni sur le plan imaginaire.


Un détail de la série de 15 cartes de la plaine inondable du Mississippi inférieur par le géologue Harold Fisk (Fisk 1944, United States Army Corps of Engineers), montrant les cours actuels et anciens de la rivière. 

Manifeste pour l’archéologie du flot*

par Matt Edgeworth

La matière peut être dans l'un des trois états principaux suivants : solide, liquide ou gazeux. Dans l'étude archéologique des paysages, la matière solide est prioritaire. Procurez-vous presque n'importe quel livre sur l'archéologie du paysage britannique et vous trouverez des matériaux solides mis en évidence, avec des matériaux fluides  liquides et gazeux laissés dans l'ombre. Les fleuves et les rivières sont la matière noire de l'archéologie du paysage (mais pas moins vibrante pour autant). Traversant le cœur des paysages, changeant de formes et d'états au fur et à mesure, ils sont rarement soumis au type d'analyse culturelle appliquée aux matériaux solides. L'eau qui coule a tendance à être considérée comme faisant partie d'un arrière-plan naturel sur lequel l'activité culturelle passée apparaît, à côté duquel se trouvent des sites, auquel une signification culturelle est appliquée ou dans lequel des éléments culturels sont placés, plutôt que comme ayant une dimension culturelle en soi. Or l'activité humaine, sous forme de modification des cours d'eau, est inextricablement liée au cycle dit «naturel» de l'eau. En tant qu'enchevêtrements dynamiques de forces naturelles et culturelles, les rivières ont le potentiel de remodeler le paysage et notre compréhension de celui-ci. Ce manifeste présente six raisons interdépendantes d'amener cette matière noire des paysages dans le domaine de l'étude archéologique.

1. Les rivières sont des artefacts culturels
Les rivières, en particulier dans les pays densément peuplés comme la Grande-Bretagne, sont parmi les caractéristiques du paysage les plus culturellement modifiées. Mais en utilisant le terme artefact, je ne veux pas seulement dire que les rivières et leur débit ont été façonnés artificiellement. Je veux dire aussi que, étant manipulés et contrôlés dans une certaine mesure, leur flux est utilisé pour façonner d'autres choses. À travers les moulins à eau, le flux a été déployé dans le passé pour façonner de nombreux matériaux et les transformer également en artefacts. Plus récemment, l'électricité produite par les centrales hydroélectriques sur les rivières a été transformée en d'innombrables utilisations pour façonner tous les aspects du monde industrialisé moderne. Le débit des rivières a même été utilisé en temps de guerre comme une arme. Les rivières modifiées et manipulées ont également changé la forme des deltas, des plaines inondables et d'autres reliefs à grande échelle.

2. Les rivières sont partiellement sauvages
Aussi façonnées, contrôlées et gérées soient-elles, les rivières ont aussi un aspect sauvage qui n'est pas entièrement prévisible, peuvent agir de manière inattendue et surprenante, et ont la capacité d'échapper au moins temporairement aux formes culturellement appliquées. Cette nature sauvage signifie que toute tentative de contrôler le flux ne sera pas simplement l'application d'une force culturelle sur une substance inerte et passive, car l'eau qui coule est un type de matière particulièrement vibrant, qui peut agir ou répondre de manière parfois imprévue et surprenante, nécessitant des contre-mesures. Cela fait de toute implication humaine avec les rivières davantage une lutte, un entrelacement, une confluence, un maillage, un assemblage ou un enchevêtrement. Quelle que soit la métaphore utilisée, c'est cette fusion dynamique de matériaux et d'agents naturels et culturels, se formant et déformant à travers le temps, qui rend l'étude archéologique des rivières si intéressante.

3. L'activité humaine et l'activité fluviale sont imbriquées
Auparavant, on supposait que l'activité fluviale et la formation des plaines inondables étaient principalement des processus naturels, donc non soumis à une analyse archéologique (culturelle). Mais il s'avère que bon nombre des modèles hydrologiques standard de l'érosion et de la sédimentation des rivières sont basés sur des études de cours d'eau qui - loin d'être naturels comme on le pensait - avaient en réalité fait l'objet de modifications humaines importantes dans le passé. Les preuves d'une intervention humaine extensive dans la morphologie des rivières et des plaines inondables sont claires pour le monde moderne, pas si évidentes pour les périodes antérieures. Pourtant, on le trouve, par exemple, dans l'Europe médiévale et le long des oueds du Proche-Orient ancien, comme des digues monumentales et des plaines inondables surélevées du fleuve Jaune en Chine. Pour leur part, les rivières se sont frayées un chemin dans le tissu même de l'existence humaine - traversant le centre des villes, sous les ponts, le long des parcs et des jardins, dans les écluses, les ponceaux et les tours de refroidissement. Les rivières coulent aussi à travers les rêves, les chansons, les dessins, les projets, les poèmes, les souvenirs et les mythes. Ils font partie de l'histoire humaine.

4. Comprendre les rivières implique de comprendre les activités humaines passées (et vice versa)
Il est maintenant temps d'en finir avec ces vieilles leçons de géographie physique et ces diagrammes omniprésents qui présentent le cycle hydrologique (évaporation → condensation → précipitations → débit → évaporation → etc.) comme des processus entièrement naturels, en quelque sorte séparés de l'activité humaine. En intervenant dans les schémas d'écoulement des rivières - soit directement (par la construction de barrages, la dérivation, le dragage, l'endiguement, le drainage, l'irrigation, etc.) ou indirectement (par la déforestation, les pratiques agricoles, etc.) - les humains ont fait partie du cycle de l'eau pendant des milliers d'années, affectant les flux de sédiments et les formations paysagères. Les rivières et les ruisseaux ont longtemps été des cyborgs (Haraway 1985) ou des hybrides (Latour 1993) – des assemblages dynamiques de matériaux, de flux et de forces, humains et non humains – tout en faisant partie d’autres cyborgs et hybrides. Les interventions humaines dans les cours d'eau sont aujourd'hui d'un ordre de grandeur beaucoup plus important, il est vrai, mais celles-ci restent sur des trajectoires historiques d'enchevêtrement homme-fleuve originaires d'un passé plus ou moins lointain. On pourrait se demander comment comprendre les fleuves et comment mettre en place des stratégies efficaces pour traiter les fleuves si ces trajectoires historiques ne sont pas prises en compte ?

5. Les rivières sont dangereuses, il est donc bon de penser avec elles
Comme lorsqu'un fleuve en crue détruit ou franchit ses rives artificielles et se creuse un nouveau chemin, l'écoulement menace toujours de rompre l'ordre culturel des choses. C'est précisément cet aspect dangereux et sauvage des rivières qui fait qu'elles sont bonnes à penser. Le flux a sa propre logique, qui fonctionne dans les tourbillons, les courants, les lignes de courant, les vortex et les turbulences, circulant autour et au-dessus de la logique des matériaux solides. Elle nous encourage à briser les polarités de pensée, telles que les oppositions rigides entre nature et culture, et à ne pas trop respecter les frontières entre différentes disciplines. Adopter une approche multidisciplinaire, s'appuyer à la fois sur les sciences naturelles et les études culturelles, passer d'une échelle d'analyse à l'autre, rechercher toujours des façons différentes de voir les choses, serait tout à fait conforme à l'archéologie des flots. Le flux lui-même nous met au défi d'adopter des formes d'investigation plus fluides et dynamiques. Penser en termes de flux conduit à mettre davantage l'accent sur les continuités – moins sur les discontinuités. Le simple fait d'introduire le flux dans le champ d'étude a le potentiel de changer radicalement notre façon de penser les choses.

6. L'eau qui coule fournit des modèles pour comprendre d'autres types d'écoulements paysagers
L'eau et la boue ne sont pas les seuls types de matériaux qui traversent les paysages archéologiques. Les personnes, les biens, l'argent, les véhicules, les troupeaux d'animaux et de nombreuses autres entités présentent des modèles de comportement fluides, laissant des traces dans les archives archéologiques. Les rivières et les ruisseaux ne sont pas non plus les seuls éléments matériels à canaliser l'écoulement. Sentiers, chemins creux, voies de procession, escaliers, halls de gare, panneaux de signalisation, berges de rue, câbles à fibres optiques, tourniquets de terrains de football, tracés de rues dans une ville et ainsi de suite – tous les flux de matériaux de chenal  d'un type ou d’un autre, l'un de ces flux étant le déplacement des archéologues eux-mêmes. Même les animaux peints dans les grottes de Lascaux attirent un flux vers eux, lorsqu'ils sont considérés à la lumière de la perspective d'un spectateur incarné se déplaçant à travers les grottes, au lieu de les étudier d'un point de vue fixe.
Que se passe-t-il si nous appliquons des modèles de flux à des preuves archéologiques qui n'étaient auparavant comprises que comme des matériaux solides ?

Références citées
Fisk, HN (1944) Enquête géologique de la vallée alluviale du fleuve Mississippi inférieur, rapport pour le US Army Corps of Engineers, Vicksburg, MS.
Haraway, D. (1985) « Un manifeste pour les cyborgs : science, technologie et féminisme socialiste dans les années 1980 », Socialist Review 80 : 65-108.
Latour, B. (1993) Nous n'avons jamais été modernes (Cambridge MA, Harvard University Press).

(*) NDT :  L’anglais « flow » est difficile à traduire ici. Le même terme signifie le débit et l’écoulement, mais ces mots ne sont pas toujours évocateurs en français. Le mot flux aurait pu être choisi, mais il a une dimension physique un peu détachée de la matérialité de l’eau (nous l’utilisons dans le corps du manifeste quand il est mieux approprié dans une phrase). Nous avons donc opté pour « flot » dans le titre, qui est aussi phonétiquement évocateur du « flow » anglais.

Remarques
Cet article est composé d'extraits d'un livre intitulé Fluid Pasts: Archaeology of Flow  de Matt Edgeworth, publié en septembre 2011 par Bristol Classical Press (Bloomsbury Academic). Le livre a commencé sa vie sous la forme d'un article intitulé «Rivers as Artifacts» écrit pour Archaeolog en 2008. Le «manifeste» a d'abord été présenté sous forme d'article lors de la session «Manifestos for Materials», TAG, Université de Bristol, 2010.

15/10/2022

La recherche scientifique va-t-elle enfin étudier les ouvrages hydrauliques autrement que comme "impact"?

A la conférence Integrative Science Rivers tenue à Lyon l’été dernier, neuf chercheurs français ont appelé à une démarche scientifique pluridisciplinaire pour éclairer tous les effets de la restauration de continuité écologique. Ces chercheurs emploient le terme juste de «socio-écosystème» pour désigner la rivière. Nous commentons ici leur point de vue, et nous les invitons à constater que la recherche dont ils sont représentants a surtout été intéressée ces 20 dernières années par la compréhension des ouvrages hydrauliques comme «impact» à faire disparaître. Alors, quand commence-t-on à les étudier autrement? 


Maria Alp et ses collègues sont intervenus à la conférence IS Rivers pour exposer leur analyse des effets de la restauration écologique sur les systèmes fluviaux, faite à partir d’une revue de la littérature scientifique et grise. Voici le résumé de leur intervention :
«La réglementation environnementale, à l’échelle européenne comme à l’échelle nationale, détermine des objectifs écologiques pour la gestion des rivières. Elle incite les acteurs publics en France à mettre en place une politique ambitieuse de restauration des cours d’eau. Or, les rivières ne peuvent aujourd’hui être dissociées des nombreux usages anthropiques dont elles font l’objet. Cela rend nécessaire de les envisager dans des perspectives multiples et d’intégrer les connaissances de plusieurs disciplines pour comprendre et éventuellement prédire les effets d’un projet de restauration sur les différents compartiments de ces socio-écosystèmes. Nous nous sommes focalisés sur la restauration de la continuité écologique, enjeu d’un débat public très animé en France, et avons réalisé une analyse interdisciplinaire d’un corpus bibliographique large. L’étude poursuit deux objectifs principaux : 1) identifier les limites des connaissances scientifiques actuelles sur les effets de la restauration de la continuité écologique des rivières; 2) identifier les points de vigilance qui pourraient être déterminants pour la trajectoire prise par le socio-écosystème fluvial suite à un projet de restauration. Sans viser une synthèse exhaustive, ce travail propose une perspective interdisciplinaire sur le sujet et encourage les chercheurs et les praticiens travaillant sur la restauration des cours d’eau à s’approprier la complexité des socio-écosystèmes que forment les rivières, de façon à gagner en assurance face aux inévitables incertitudes associées au choix de restaurer, ou de ne pas restaurer. »
Les chercheurs rappellent  que les sciences de l’environnement ont acquis des outils plus performants pour prédire l’évolution d’une rivière depuis un état initial et selon un choix de restauration : modélisation des habitats, du réseau trophique, des flux géniques, etc. 

Ils soulignent néanmoins que la dépendance au contexte de chaque projet crée des inconnues et incertitudes : héritage de la pollution, niveau des populations sources d'espèces cibles, usage des sols dans le bassin fluvial, situation socio-économique locale, variations des conditions climatiques, occurrence d'inondations majeures, etc. L’échelle de temps de la réponse du milieu à une restauration écologique est aussi variable : «plusieurs décennies peuvent être nécessaires aux communautés aquatiques pour trouver un nouvel équilibre». En outre, la restauration écologique a des effets sur la vie de la rivière et des riverains : «Bien que principalement guidée par des objectifs écologiques, la restauration des rivières affecte inévitablement les questions socio-économiques liées aux rivières, notamment la gestion des risques (par exemple, la lutte contre les inondations et la pollution), la diversité de leurs utilisations (par exemple, la production hydroélectrique, la navigation, le tourisme) et la perception des rivières par la population locale (par exemple, attachement émotionnel à des paysages spécifiques)».

Ces points sont soulignés dans la littérature sur la restauration écologique, mais ils progressent lentement faute de rigueur dans le suivi de projet : «La rareté des données de haute qualité et à long terme suite aux projets de restauration, ainsi que la rareté des projets où les effets environnementaux et sociaux de la restauration sont documentés avec rigueur, limitent notre capacité à faire progresser nos connaissances sur les effets de la restauration. Nous insistons ainsi sur l'importance cruciale d'une surveillance à long terme qui doit commencer bien avant le projet de restauration lui-même et doit être associée à une standardisation, un stockage et une gestion rigoureux des données.»

Finalement, les auteurs soulignent «l'importance de créer une culture commune de la rivière entre les acteurs concernés par un éventuel projet de restauration ainsi qu'entre les différentes disciplines de recherche concernées par le thème de la restauration fluviale», en pointant que «la restauration de la continuité de la rivière concerne toujours un territoire spécifique avec contexte écologique et social spécifique, et elle doit être considérée dans le contexte de la trajectoire à long terme de ce socio-écosystème spécifique».

Discussion
Nous notons avec intérêt l’usage de la notion de «socio-écosystème», actant le fait que la rivière n’est pas simplement un fait de nature, mais aussi un fait de culture, une réalité hybride. Reste une énigme : cette vue existait déjà dans des textes des années 1980-1990 à l’occasion notamment d’ateliers du Piren, or elle semble avoir été marginalisée ensuite au profit d’un «naturalisme» moins riche, moins ouvert, consistant seulement à voir l’eau dans ses paramètres physiques, chimiques et surtout biologiques. La faiblesse de sciences sociales et humanités de l'eau s'observe dans l'ensemble de la recherche sur ce thème, comme l'ont montré récemment deux chercheurs. Il est cependant dommage que la communauté scientifique attende les années 2020 et l’échec relatif d’une politique publique (continuité écologique) pour se souvenir que systèmes sociaux et systèmes naturels ne sont pas dissociables. Encore plus dommage que cette communauté n’alerte pas de temps en temps le décideur sur les problèmes prévisibles que rencontrera toute politique naturaliste ignorant la part humaine des modifications de la nature. 

Concernant la continuité écologique, on remarquera que la continuité latérale ne fait pas à notre connaissance l’objet d’opposition à haute intensité, hors la difficulté locale d’acquérir le foncier riverain indispensable. Pas grand monde ne s’oppose à la recréation de zones humides ou d’annexes des lits, au reprofilage de berge, au reméandrage ou à la recharge sédimentaire de lit. Au pire le ratio coût-bénéfice de ces opérations est discuté, ce qui n’est pas toujours illégitime eu égard à la dimension encore expérimentale de la restauration écologique et au manque de suivi sérieux des effets

Le problème s’est en fait concentré sur un phénomène précis : le choix de la continuité longitudinale par destruction des ouvrages hydrauliques, de leurs milieux, de leurs fonctions, de leurs usages. De toute évidence, l’opposition suscitée par ce choix de restauration a révélé un défaut préalable de compréhension de la réalité du socio-écosystème de la rivière. 

Le cas des moulins
Prenons le cas des moulins. Il est intéressant puisque, en dehors des grands fleuves  et des zones urbaines, ces sites représentent probablement entre la moitié et les trois-quarts des «obstacles à l’écoulement» référencés sur les petits et moyennes rivières en France. Le moulin n’est pas juste un «vestige», il représente avec l’étang piscicole et la canalisation urbaine la plus ancienne et la plus répandue des interventions techniques humaines sur le lit mineur ayant des traces toujours présentes aujourd’hui. Outre ses biefs (canaux) qui, dans certaines zones, sont quasiment les dernières annexes latérales du lit mineur dans la plaine d’inondation. Dans bien des vallées, on peut faire l’hypothèse (à vérifier par la recherche) que la rivière aménagée par ces ouvrages à compter du Moyen Âge a pu créer au fil du temps un état écologique alternatif relativement stable, certes différent de celui d’une rivière non-aménagée, mais dont le supposé défaut de «fonctionnalité» reste à caractériser au cas par cas et à échelle du bassin (non pas à décréter a priori par rapport à un modèle théorique de rivière libre).

Combien peut-on compter de publications scientifiques sur ces moulins depuis la loi sur l’eau de 1992 et plus encore celle de 2006 ayant inauguré la politique de «continuité écologique» (longitudinale)? Est-ce que les sciences se sont penchées sur une réalité aussi massive de dizaines de milliers d’ouvrages en rivières (110 000 à leur plus forte présence au 19e siècle) dont plus de 10 000 en rivières classées restauration de continuité écologique, des ouvrages ayant contribué à façonner l’histoire, le paysage, la morphologie, l’hydrologie et la biologie de nombreux bassins? Est-ce que l’acteur « moulin », qui compte deux fédérations et des centaines d’associations, qui conserve une place symbolique et une présence hydraulique dans tant de villages, a été envisagé par les sciences humaines, sociales et politiques? Ne serait-ce que pour des raisons pratiques, y a-t-il eu un effort savant pour caractériser la diversité fonctionnelle des ouvrages de moulin, de leurs impacts hydrologiques, piscicoles et sédimentaires, de leur priorité de traitement?

Pour assurer une veille sur ce sujet, nous pouvons témoigner que peu de choses ont été publiées en recherche revue par les pairs, en dehors de trop rares travaux de géographie sociale (souvent motivés par des controverses), en histoire environnementale et analyse géomorphologique sur la longue durée, ainsi que de récentes avancées autour du « limnosystème », des états semi-lotiques et des écotones de transition. 

Une culture partagée suppose une recherche diversifiée
Le manque d'investigation scientifique sur la réalité des ouvrages hydrauliques et de leurs différentes dimensions est un problème. Il regarde aussi la direction de la recherche, le choix de ses objets, la collecte des faits, la formation des praticiens, l’information du décideur public et en dernier ressort du citoyen. 
  • Si nous devons partager une «culture de la rivière», il faut encore que cette culture soit correctement informée, et non biaisée au départ par une avalanche d’études sur certains aspects et une négligence quasi-complète sur d’autres. 
  • Si la rivière est un socio-écosystème, il nous faut comprendre comment le «socio» et l’«éco» se déploient et interagissent, non seulement dans la société actuelle, mais aussi dans la construction historique des rivières et de leurs bassins versants, qui co-détermine leur dynamique présente et future. 
  • Si les praticiens de la restauration doivent intégrer le «contexte local», il leur faut pour cela des grilles d’analyse et des méthodologies, donc un travail scientifique antérieur de compréhension des réalités (et non de réduction des réalités à un seul angle en vue d’un seul objectif). 
  • Si la restauration écologique veut être acceptable et acceptée, elle peut difficilement se présenter sur un territoire en disant du moulin (comme de bien d’autres) «c'est juste un impact», c’est-à-dire en avançant (même sous la sophistication de concepts savants) une idéologie assez brutale de la nature «normale» sans humain et de l’humain comme présence «anormale» dans un milieu, en négligeant aussi l’évidence matérielle des habitats d’origine anthropique en place autour des ouvrages.
La conférence IS Rivers proposait dans son programme 4 visites techniques dont deux sur des sites industriels, Génissiat (CNR) et Romanche Gavet (EDF). Il nous semble probable que le ton des visites ne consistait pas à promouvoir la disparition hydraulique de ces éléments du patrimoine industriel et la vie économique locale. Or le même raisonnement s’applique à des petits sites qui, fussent-ils simplement des moulins, des étangs, des plans d’eau, des canaux, sont l’objet d’un attachement riverain, ont des usages familiaux, sociaux ou économiques, ont toujours des dimensions culturelles, symboliques et imaginaires, sont parfois là depuis des siècles et disposent alors de singularités hydro-écologiques d’intérêt. 

Les associations, syndicats et collectifs attachés à la défense et à la valorisation des ouvrages hydrauliques pour des raisons patrimoniales, culturelles, énergétiques, économiques ou autres accueilleront à bras ouverts des doctorants ou des chercheurs voulant étudier ces ouvrages et leur hydrosystème local, dans le contexte de leur bassin, selon un angle pluridisciplinaire. L’invitation est lancée : à la recherche de dire si elle est intéressée !

Référence : Maria Alp, Fanny Arnaud, Carole Barthélémy, Marylise Cottet, Christelle Gramaglia, et al. Taking an Interdisciplinary perspective to disentangle complex effects of restoring ecological continuity in riverine socio-ecosystems.  4ème Conférence internationale I.S.Rivers, Jul 2022, Lyon, France. Hal-03760362

10/10/2022

Petite hydro-électricité, environnement et biodiversité

La coordination Eaux & rivières humaines produit un document d’information sur les effets environnementaux de la petite hydro-électricité. A télécharger et à diffuser à vos élus locaux, ainsi qu’aux députés et sénateurs qui examinent à la fin de ce mois une loi d’accélération des énergies renouvelables.


Toutes les extractions d’énergie ont des effets sur les milieux naturels, et l’hydraulique ne fait pas exception. Toutefois, en ce qui concerne le développement de l’hydro-électricité par équipement des seuils et barrages déjà en place, nous sommes bien loin de l’image noire que certains lobbies ont essayé de propager dans l’opinion. Les effets négatifs d’un ouvrage producteur peuvent être atténués assez aisément. Et la petite hydraulique a aussi des effets positifs sur la ressource en eau, outre que les sites anciens ont fini par créer de nouveaux habitats anthropiques. La politique publique doit donc s’orienter vers l’équipement énergétique prioritaire des sites hydrauliques pouvant produire la plus décarbonée des énergies, tout en mobilisant agences de l’eau et syndicats de rivière sur l’accompagnement écologique de ce choix. 


Rappel : un autre dossier a été produit en septembre 2022 par la CNERH, présentant plus largement les enjeux énergétiques, environnementaux, économiques et sociaux de la relance de la petite hydraulique. Si vous ne l’avez pas encore téléchargé et diffusé, c’est le moment ! Votre mobilisation est indispensable pour faire circuler les informations et donner aux décideurs les clés de compréhension pour agir. 



02/10/2022

Le projet de règlement Restore Nature montre que nous sommes loin d'une démocratie de la nature

La coordination Eaux & rivières humaines débat en ce moment avec les parlementaires européens du projet de règlementation Restore Nature, qui doit être discuté et voté en début d'année prochaine. Le texte proposé par la commission européenne est très problématique en l'état, avec la destruction d'obstacle comme seule ambition pour les rivières. Mais plus problématique encore, le processus de décision est vicié : des technocraties choisissent les expertises et les intérêts qu'elles ont envie d'entendre pour fabriquer des normes conçues en haut et imposées en bas. Cela n'a pas marché au niveau français, cela ne sera pas mieux au niveau européen. Avant de restaurer la nature, démocratisons-la pour savoir ce que les citoyens en attendent. Et partons du terrain, pas des bureaux lointains.


Hier des experts disaient qu'il fallait exploiter la nature. Aujourd'hui, des experts disent qu'il faut restaurer la nature. Dans l'un et l'autre cas, on dépense beaucoup d'argent public, parfois pour détruire des aménagements que l'on venait à peine de finir de payer. Dans l'un et l'autre cas, le citoyen passif est censé accepter le verdict de l'expertise. Le cas n'est pas nouveau. L'histoire sociale et l'histoire environnementale ont multiplié depuis deux décennies les travaux montrant que les pouvoirs publics ont décidé de projets ou de règles sans consulter les populations concernées, avec de nombreuses résistances riveraines. Et souvent avec des effets délétères non anticipés des politiques publiques. 

Notre association et la coordination Eaux & Rivières humaines constatent le phénomène dans la discussion actuelle sur la règlementation Restore Nature.

L'Union européenne veut obliger les Etats-membres à adopter des programmes nationaux de restauration écologique. L'enjeu est évidemment intéressant, mais le diable se cache comme toujours dans les détails. Ainsi, l'actuel article 7 de cette règlementation (concernant les rivières) n'envisage que la "destruction d'obstacle" comme politique publique.

D'abord, ce choix est proprement navrant par son manque de vision : la restauration des milieux aquatiques et humides a de nombreuses directions, les plus pertinentes en écologie concernent plutôt les interventions sur les connexions entre lit mineur et lit majeur. La perte la plus notable de biodiversités et de fonctionnalités des siècles écoulés vient de ce que le lit majeur a été artificialisé, drainé, asséché, en même temps que les rivières étaient enfermées dans un chenal vu comme un tuyau d'évacuation de l'eau à la plus grande vitesse possible. D'ailleurs, l'obsession actuelle du "libre écoulement" s'inscrit dans cette trajectoire qui a toujours voulu que l'eau file au plus vite à l'aval, par crainte des inondations et pour évacuer des pollutions. 

Ensuite, le choix de placer l'effacement comme seule option est simpliste et autoritaire. Nous l'avons exposé au rapporteur du parlement sur ce projet, et nous en ferons un casus belli. L'expérience française complètement ratée en matière de continuité longitudinale montre que ces diktats ne fonctionnent pas. Ils sous-estiment les rôles des ouvrages hydrauliques ainsi que l'attachement des riverains à leur persistance, leur paysage ou leur usage. Ils vantent le retour à une nature de carte postale alors que les rivières sont modifiées depuis des millénaires et qu'en éliminer ici un seuil ou là un barrage relève de l'opération cosmétique, masquant aux citoyens la réalité des transformations lourdes de l'Anthropocène, et notamment celles aux effets les plus délétères. Ils ignorent le fait que le changement climatique d'origine anthropique devient le premier moteur de l'évolution hydrologique et thermique, avec des conséquences autrement plus graves à anticiper sur 2050 et 2100, au lieu d'avoir pour horizon intellectuel de revenir à une nature (déjà modifiée) de 1800 ou de 1500.

Enfin, ce choix a résulté des décisions de la direction environnement de la commission européenne. Ce n'est pas le parlement européen qui a conçu le projet avec des auditions, débats, délibérations – cela de manière publique et mené par les représentants élus des citoyens –, mais la technocratie qui a choisi les idées qu'elle avait envie de retenir et celles qu'elle avait envie d'écarter au terme d'une consultation ne l'engageant pas. Les parlementaires européens se retrouvent avec quelques mois seulement pour placer une discussion sur un texte touffu et technique de dizaines de pages de justification. Ce n'est pas une méthode saine pour prendre des décisions éclairées et réellement représentatives des attentes citoyennes.

La politique publique de restauration de la nature montre que nous manquons déjà d'une politique publique de démocratisation de la nature. Car c'est bien le fond de la question. 

Quelle(s) natures(s) voulons nous? Quels sont nos choix éthiques, esthétiques, techniques, sociaux, économiques, écologiques sur la manière dont peut ou doit évoluer la nature, c'est-à-dire en fait les milieux de vie partagés entre des humains et des non-humains? Le rôle des experts qui conseillent les décideurs devraient être de poser la nécessité de ces questions et d'éclairer le débat depuis les multiples aspirations sur la nature. Ce n'est pas le cas, et c'est bien dommage. Les citoyens éduqués et informés n'ont plus envie de dogmes, de catéchismes et de grands projets imposés, mais de participation à la construction de leurs cadres de vie. 

Rappel : nous sommes les seuls à défendre aujourd'hui auprès de l'Europe la voix des communautés riveraines concernées par l'avenir des petits ouvrages hydrauliques. Cette mission-là excède le seul bénévolat et nous avons besoin de votre soutien financier (adhésion, don Paypal ci-contre)  pour informer correctement les décideurs. Merci.

15/09/2022

Barrages, gestion des barrages et sécheresses: précision sur un communiqué de FNE

Dans un communiqué, France Nature Environnement prétend que les suppressions de barrages améliorent la situation en cas de sécheresse. Ce lobby copie-colle un argument selon lequel une étude espagnole aurait montré que les barrages aggravent les sécheresses. Nous détaillons ce que dit exactement cette étude, qui en réalité pointe la question non des barrages eux-mêmes, mais des règles de gestion et partage de l'eau des barrages entre l'amont et l'aval. La même étude signale que les rivières non régulées sont vulnérables à l'aggravation tendancielle des sécheresses, ce qui contredit les assertions de France Nature Environnement – mais confirme la triste expérience des riverains dont les cours d'eau ont été saccagés au nom de la "continuité écologique" et ont subi de plein fouet la gravité de la sécheresse. 


France Nature Environnement a produit un communiqué pour dire que les barrages et plans d'eau ne sont surtout pas une solution aux sécheresses. Et combien il est utile de les détruire sous le vocable flou de la "renaturation". Nous passerons ici sur l'assertion fantaisiste du lobby selon laquelle les riverains de Mayenne, cités dans le communiqué, ont vécu avec joie au bord des rivières où les ouvrages hydrauliques avaient été détruits : la presse régionale a au contraire multiplié pendant l'été les rapports sur les plaintes au bord de ces rivières sans eau lorsque les plans d'eau ont été détruits au nom de la "continuité écologique", alors que le problème a été moins aigu dans celles où ces ouvrages avaient été préservés (voir ici, ici, ici, etc.).  Que des bureaucraties publiques manient une certaine langue de bois pour nier ou euphémiser les conséquences négatives de leurs actions, c'est un peu usuel. Qu'elles trouvent des citoyens complices dans cette négation de la réalité, c'est bien triste.

Ce communiqué comporte l'assertion suivante :
"À l’échelle plus large du bassin, il est également à noter que plusieurs études ont démontré que la présence de plusieurs barrages sur un même cours d’eau pouvait aggraver la sécheresse. En Espagne, pays fortement impacté cette année par les assecs, l’analyse a montré, au regard des sécheresses entre 1945 et 2005, que les épisodes les plus sévères et les plus longs avaient lieu sur les bassins les plus régulés par la présence de barrages."

Il importe de clarifier ce point, surtout que des experts très engagés dans la justification de la politique des agences de l'eau ont aussi fait des affirmations semblables et un peu rapides (voir ce lien). 

Cette assertion sans référence concerne le travail suivant : Lorenzo-Lacruz, J., Vicente-Serrano, S. M., González-Hidalgo, J. C., López-Moreno, J. I., & Cortesi, N. (2013). Hydrological drought response to meteorological drought in the Iberian Peninsula. Climate Research, 58(2), 117-131.

Notons que ce travail est avant tout une caractérisation de le réponse des sécheresses hydrologiques aux sécheresses météorologiques, pas une étude spécifique sur le rôle des barrages. Ceux-ci sont simplement mentionnés dans le cadre des rivières "régulées".

Voilà exactement ce que dit cette étude concernant la question des barrages et de la régulation de l'eau :
"Une tendance récente au développement de différentes approches pour évaluer les sécheresses fluviales se dessine, englobant l'étude des bassins fluviaux perturbés et régulés, qui correspondent à la plupart des grands bassins des pays en développement comme des pays développés. Par exemple, Timilsena et al. (2007) ont évalué des scénarios de sécheresse du bassin du fleuve Colorado (États-Unis), y compris des sous-bassins hydrologiques perturbés. Wu et al. (2008) ont suivi une approche similaire, en utilisant une approche par niveau de seuil et la théorie des parcours pour analyser les sécheresses d'écoulement dans le bassin du fleuve Missouri au Nebrasaka (États-Unis), malgré les nombreux barrages et réservoirs construits pour l'irrigation et d'autres utilisations à l'intérieur du bassin. Wen et al. (2011) ont également évalué les impacts de la régulation et du détournement des eaux sur la nature des sécheresses hydrologiques dans la rivière Murrumbidgee (Australie). Ainsi, inclure les rivières régulées dans l'évaluation des sécheresses hydrologiques devrait être une tâche obligatoire puisque la régulation et la gestion de l'eau peuvent renforcer les sécheresses d'écoulement en aval des barrages. Cela a été démontré dans différents bassins de la péninsule ibérique.
 
Par exemple, Lopez-Moreno et al. (2009) ont évalué les effets d'un grand barrage transfrontalier entre l'Espagne et le Portugal sur les sécheresses hydrologiques dans le bassin du Tage (péninsule ibérique ; IP), montrant comment la nature des sécheresses avait subi de graves changements en aval du barrage d'Alacantara. Ces changements sont associés à une augmentation de la durée et de l'ampleur des épisodes de sécheresse comme conséquence de la gestion du barrage, avec des implications pour la disponibilité des ressources en eau en aval affectant la partie portugaise du bassin. En amont du bassin du Tage, Lorenzo-Lacruz et al. (2010) ont également montré comment l'exploitation de barrages à des fins d'irrigation et de transfert d'eau a modifié le régime naturel de la rivière et augmenté la durée et l'ampleur des étiages en aval, avec des implications sur la disponibilité et la qualité de l'eau à moyen terme. cours de la rivière. Cela a été une grande source de conflits entre les écologistes, les organisations agricoles du bassin et les gestionnaires de l'eau. Ainsi, indépendamment de l'origine des sécheresses fluviales (climatique ou induite par la gestion de l'eau), elles provoquent des impacts négatifs et soulignent la nécessité d'analyser en profondeur les impacts de la gestion de l'eau sur les sécheresses hydrologiques. Les résultats des études citées ci-dessus sont encore plus intéressants que ceux centrés sur les bassins « naturels » puisque des recommandations opérationnelles de gestion de l'eau peuvent en découler. Toutes les études citées ont indiqué que la gestion de l'eau associée à l'exploitation des réservoirs est responsable de l'agrégation temporelle et de l'aggravation des sécheresses hydrologiques en aval des barrages.

Les objectifs de notre étude étaient centrés sur la caractérisation des sécheresses hydrologiques dans la Péninsule ibérique, indépendamment du niveau de régulation des cours d'eau, avec un périmètre limité à l'évaluation des changements observés dans la durée et l'ampleur des sécheresses fluviales. Cependant, étant donné que dans la réalité, les fleuves ibériques sont pour la plupart régulés et affectés par diverses activités humaines, l'inclusion de systèmes régulés est nécessaire pour englober la variabilité et les impacts induits par les barrages sur les changements dans les sécheresses de débit. Ainsi, l'analyse permet de définir des régions hydrologiques indépendantes avec des caractéristiques de sécheresse distinctes (il est à noter que les sécheresses les plus sévères et les plus durables ont été observées dans les bassins à haut degré de régulation)."

Notons d'abord que la corrélation entre niveau de sécheresse et niveau de régulation des rivières n'est pas surprenante, ni concluante en soi : c'est bien dans les zones tendues où l'eau manque le plus que l'on cherche des parades. Les parapluies sont aussi plus nombreux en zone pluvieuse, mais ils ne provoquent pas pour autant la pluie...

Surtout, le point des auteurs n'est pas que les barrages aggravent la sécheresse, mais que la mauvaise gestion de l'eau des barrages peut les aggraver, essentiellement à l'aval. Ce point, largement documenté et à l'origine de conflits nombreux d'usages, signifie que si l'eau est stockée et utilisée à l'excès en amont, notamment pour des usages d'agriculture intensive (ou de tourisme massif), elle peut manquer à l'aval. Mais c'est un problème de gestion du barrage (et des usages de l'eau), pas du barrage lui-même. Il existe aussi de nombreux autres cas où des conventions de gestion permettent le partage bénéfique de l'eau des réservoirs sur l'ensemble du bassin, y compris avec des soucis écologiques d'éviter les assecs complets de rivières (préservation du débit environnemental, zone refuge comme noté par l'étude de Beatty et al 2017). Plusieurs régions auraient d'ailleurs une chute brutale de leur fréquentation touristique si le débit estival des rivières n'était pas soutenu par les réservoirs amont. 

Au demeurant, le même travail souligne que les bassins non régulés par des barrages et réservoirs sont aussi vulnérables aux sécheresses:
"Dans les bassins non régulés, la durée et l'ampleur croissantes de la sécheresse affectent le maintien des débits écologiques et menacent le maintien des écosystèmes riverains et fluviaux. L'absence de réservoirs pour lisser les impacts de la sécheresse sur les débits natureks augmente la vulnérabilité de ces bassins à la survenue de sécheresses."
C'est donc un contensens de dire simplement que le travail de Lorenzo-Lacruz et al. conclut que les barrages aggravent la sécheresse : d'une part ce n'est pas l'objet spécifique de leur étude, comme ils le reconnaissent ; d'autre part c'est le problème de la gestion de ces barrages (de l'eau en général) qui est mentionné dans l'étude ; enfin l'absence de barrages crée aussi de la vulnérabilité. 

Un autre point à rappeler est que l'écologie consiste à tenir compte des contextes : les régions semi-arides (à pluviométrie structurellement déficitaire par rapport à l'évapotranspiration) n'ont pas les mêmes enjeux que les régions tempérées. Une recherche pionnière menée aux Etats-Unis, couplant modèles hydrologiques, modèles climatiques et modèles d’usage de sols montre que dans les zones tempérées et à condition d’éviter l’agriculture intensive la plus consommatrice d’eau estivale, les barrages vont jouer un rôle positif pour limiter les effets des sécheresses hydrologiques et agricoles liées au réchauffement climatique. Cela ne se vérifie cependant pas dans les zones les plus arides et celles qui ont une utilisation excessive de l’eau agricole d’été (voir recension de Wan et al 2018... qui avait déjà été déformée par FNE dans une autre de ses communications). Une telle simulation n’existe pas à échelle de l’Europe. 

Conclusion : qu'un lobby (et parfois aussi bien un chercheur, un expert) ait une préférence pour la nature sauvage quitte à créer des pénuries pour la société, c'est tout à fait entendable en démocratie. Chacun a ses opinions et préférences. Cela ne doit cependant pas mener à travestir le sens exact et le contenu complet des résultats scientifiques. Les exemples de rôle bénéfique des barrages dans la gestion des crues et sécheresses sont innombrables dans le monde, sans parler de leurs nombreux usages sociaux et économiques. Les exemples de conflits d'usages de l'eau ou de mauvaises gestions de barrages sont nombreux aussi. Il convient donc de travailler à réduire ces conflits et à améliorer cette gestion pour le bénéfice du plus grand nombre et de l'environnement. C'est la définition de l'intérêt général et d'une écologie pragmatique, nous semble-t-il. 

A retenir
  • Les barrages ne créent ou n'aggravent pas en eux-mêmes des sécheresses météorologiques ou hydrologiques
  • Une mauvaise gestion de l'eau des barrages peut aggraver des sécheresses hydrologiques, en particulier en aval
  • Des barrages ayant des règles de gestion de l'eau conformes aux enjeux d'intérêt général définis sur chaque bassin versant sont des outils d'atténuation des effets des sécheresses (comme des crues)
  • Des rivières sans outil de gestion sont vulnérables aux aléas climatiques et hydrologiques, qui vont s'aggraver avec le changement climatique
  • La réponse des bassins versants à l'usage des barrages et aux évolutions hydro-climatiques n'est pas la même en zone aride ou tempérée
  • Les barrages ne sont qu'une des options à mobiliser avec d'autres pour stocker l'eau dans tous les bassins versants, ce qui passe aussi par d'autres pratiques sur les sols, les zones humides, les cultures (points sur lesquels nous pouvons avoir des accords avec FNE)
  • Les lobbies de la destruction des barrages en place sont les lobbies de l'aggravation de la pénurie de l'eau et de l'énergie, à ce titre ne sauraient inspirer la norme publique