12/10/2016

Pourquoi tout chantier doit faire l'objet d'une autorisation et d'une enquête publique s'il modifie plus de 100 m de rivière

Notre requête en interruption immédiate du chantier non réglementaire de Belleydoux sur la Semine fait la une de l'édition locale du Dauphiné ce matin. Le débat démocratique avec les riverains et usagers, que certains voulaient empêcher au nom de procédures discrétionnaires, aura lieu malgré tout. Et notre association va y participer à Giron, mais aussi sur l'ensemble des sites voués à la destruction par le PNR Haut Jura et Rivières Sauvages. Nous revenons dans cet article sur cette fameuse règle des 100 mètres linéaires, en montrant que le Ministère de l'Environnement et le Conseil d'Etat ont déjà considéré qu'elle s'applique à tout chantier, indépendamment de sa motivation première. Mais surtout, le sens élémentaire de la justice l'exige : le bouleversement d'une rivière en son équilibre et ses usages actuels ne peut pas être facilité pour les uns et compliqué pour les autres, sauf à ébranler la légitimité même de l'Etat, dont l'administration se comporterait alors comme un organe clanique au service et à l'écoute d'une partie seulement des citoyens. Les éléments ci-dessous peuvent être librement repris par les associations ou riverains pour faire valoir leur droit à une enquête publique sur les chantiers liés à la continuité écologique ou à l'abrogation des droits d'eau.


1. Rappel du régime général des installations, ouvrages, travaux, activités (IOTA) en rivières (article R 214-1 Code de l'environnement)

Dans le cadre de la réforme progressive du droit de l'environnement, une nomenclature à visée "universelle" des travaux en rivière a été développée à partir de 1993. Son objectif est simple à comprendre : pour garantir le respect des milieux et pour assurer à chaque propriétaire, exploitant ou gestionnaire une prédictibilité du contrôle administratif, tout chantier mené en berge ou en lit mineur fait l'objet de prescriptions de procédure.

C'est le régime installations, ouvrages, travaux, activités (IOTA). Il est défini par un article de la partie réglementaire du Code de l'environnement, l'art. R 214-1 CE.

Il faut ajouter que si ces mesures IOTA ont pour but premier de protéger les milieux, elles permettent également de prendre en compte les droits des tiers, en particulier des tiers riverains.

Le point qui oppose notre association à l'administration de l'Ain (et à d'autres avant elle) concerne le titre III de cet article, "impacts sur le milieu aquatique ou sur la sécurité publique".

Ce titre prévoit notamment les dispositions suivantes :
3.1.2.0. Installations, ouvrages, travaux ou activités conduisant à modifier le profil en long ou le profil en travers du lit mineur d'un cours d'eau, à l'exclusion de ceux visés à la rubrique 3.1.4.0, ou conduisant à la dérivation d'un cours d'eau :  1° Sur une longueur de cours d'eau supérieure ou égale à 100 m (A) ; 2° Sur une longueur de cours d'eau inférieure à 100 m (D). Le lit mineur d'un cours d'eau est l'espace recouvert par les eaux coulant à pleins bords avant débordement.
3.1.5.0. Installations, ouvrages, travaux ou activités, dans le lit mineur d'un cours d'eau, étant de nature à détruire les frayères, les zones de croissance ou les zones d'alimentation de la faune piscicole, des crustacés et des batraciens, ou dans le lit majeur d'un cours d'eau, étant de nature à détruire les frayères de brochet :
1° Destruction de plus de 200 m2 de frayères (A) ; 2° Dans les autres cas (D).
La différence entre une simple déclaration (D) et une autorisation (A) tient à l'importance du chantier. Elle va impliquer une procédure plus lourde en cas d'autorisation (étude d'incidence, enquête publique, cf art. R 214-6 CE). C'est assez logique : un propriétaire ou un gestionnaire peut difficilement modifier une zone importante de la rivière sans garantir à la société les bonnes pratiques de son chantier. Les seuils fixés par le Code sont 100 m de profil en long ou en travers, et 200 m2 de frayères (sans qu'il soit précisé les espèces en fraie).

2. Pourquoi les chantiers d'effacement d'ouvrages hydrauliques doivent respecter le régime IOTA
L'effacement d'un ouvrage hydraulique est une opération lourde, qui fait intervenir des engins mécaniques en berge et généralement sur le lit mineur. Par ailleurs, cette opération modifie l'équilibre en place de la rivière. Parfois, les ouvrages sont de création récente. Le plus souvent, ce sont des ouvrages présents depuis plusieurs siècles autour desquels le vivant (comme la société) s'est ré-organisé.

L'effacement des ouvrages, en vertu de ses objectifs affichés, a des effets sur le site : il modifie le transit des sédiments, la nature des substrats, le régime local des crues et étiages, la hauteur, largeur et vitesse de l'écoulement, les échanges avec la nappe. Outre le lit mineur et sa berge, l'effacement tend également à modifier le régime d'annexes hydrauliques (biefs, canaux) qui hébergent aussi des espèces. Enfin, des sédiments de la retenue sont remobilisés, et ils peuvent être pollués (outre l'impact de colmatage sur les frayères aval).

Il ne fait donc aucun doute qu'il existe un "impact sur les milieux aquatiques", objet du régime IOTA, titre III de l'article R214-1 CE. Bien sûr, l'objectif du chantier est présumé être favorable aux milieux. Mais cette "bonne intention" n'est pas une preuve de qualité, de bien-fondé et de succès du chantier. Elle n'est pas non plus une garantie de l'absence d'effets secondaires mal anticipés faute d'une préparation sérieuse. Le régime d'autorisation et d'enquête publique vise à contenir ces risques.

Il existe également un enjeu sur la "sécurité publique", deuxième objet du titre III de l'article R214-1 CE. En effet, un ouvrage hydraulique modifie le régime de l'érosion. Pour un très petit ouvrage, cela ne prête pas forcément à conséquence (encore que certains protègent spécifiquement des piles de pont, par exemple). Pour un ouvrage plus important, cela peut entraîner des déstabilisations de bâtis ou de berges. Il faut donc que l'étude d'incidence apporte aux tiers dans l'influence du remous liquide et solide de la retenue la garantie d'une absence de risques.

Enfin, il faut ajouter que l'intervention sur les ouvrages hydrauliques a très souvent des enjeux connexes d'usage qui justifient une attention particulière, et légitiment le recours à une enquête publique :
  • proximité de sites classés ou inscrits aux monuments historiques ou signalés comme patrimoine remarquable des documents d'urbanisme;
  • développement d'usages autour de la retenue ou de la chute (pêche, canyoning, réserve incendie, baignade, pompage ou AEP à l'amont, etc.).

3. Ce que le Ministère de l'Environnement a répondu aux députés et sénateurs en septembre 2016
La plupart des chantiers d'effacement d'ouvrage un peu important font l'objet d'une autorisation et donc d'une enquête publique. Mais pas tous. Certains gestionnaires se plaignent du régime IOTA, à leurs yeux trop lourds quand il s'agit de faire des chantiers de destruction de seuils et de digues, ou de restauration morphologique (voir par exemple cet échange sur un forum sur le bassin Rhône-Alpes).

Il se trouve qu'un député (Jacques Cresta) et un sénateur (Gilbert Bouchet) ont questionné le Ministère de l'Environnement à ce sujet. Voici la réponse, en septembre 2016.
"La restauration de la continuité écologique des cours d'eau est un axe important pour l'atteinte du bon état des eaux préconisé par la Directive cadre sur l'eau de 2000. Sa mise en œuvre, tout comme l'importance du rôle des collectivités territoriales dans sa mise en place ne peut être négligée. Les travaux effectués sur un cours d'eau, qu'ils soient de renaturation ou d'artificialisation peuvent avoir un impact plus ou moins significatif sur celui-ci ou sur les terrains riverains et usages associés. Il est donc justifié que les travaux de restaurations morphologiques des cours d'eau soient soumis à des procédures d'autorisation ou déclaration au titre de la loi sur l'eau. Les rubriques de la loi sur l'eau ont plutôt été créées en principe pour gérer les travaux d'artificialisation. Il pourrait être considéré que certaines opérations de restaurations morphologiques relèvent plus de la remise en état qui pourrait bénéficier d'une procédure adaptée. Toutefois, pour le moment cette question n'a pas de solution clairement établie. Elle pourrait s'inscrire dans les réflexions menées sur les réformes de simplification du droit de l'environnement dans le cadre des états généraux pour la modernisation du droit de l'environnement (EGMDE)."
Donc clairement (et pour une fois logiquement), le Ministère souligne que la motivation d'un chantier (renaturation ou artificialisation) ne permet pas de s'affranchir des obligations liées à son impact immédiat par rapport aux milieux, aux propriétés ou aux usages.

4. Ce que le Conseil d'Etat a posé en 2012 (CE n°345165, 14 novembre 2012)
Certains avancent que les règles découlant de l'article L 214-17 CE et suivant (sur la continuité écologique) ne sont pas les mêmes que celles découlant de l'article L 214-1 CE et suivants (sur le régime d'autorisation des ouvrages, de modification ou d'abrogation de cette autorisation).

Notons d'abord que cette interprétation ad hoc n'a pas de sens par rapport à la protection des milieux et des droits des tiers, qui est la finalité de l'autorisation et de l'enquête publique : ce n'est pas le motif du chantier qui compte, mais sa nature et son effet. Et, comme le Ministère l'a retenu dans sa réponse aux parlementaires, cette interprétation n'a pas de fondement pour le moment, aucune "procédure adaptée" permettant d'échapper au régime IOTA n'étant spécifiée dans le Code de l'environnement.

Il se trouve que dans le cadre d'un contentieux de la FFAM contre la circulaire de 2010 sur le Plan de restauration de continuité écologique, le Conseil d'Etat a traité la question dans un de ses considérants. Les hauts magistrats ont en effet noté :
"Considérant qu'il résulte des articles L. 214-1 à L. 214-3 du code de l'environnement que les travaux réalisés à des fins non domestiques entraînant des prélèvements sur les eaux superficielles ou souterraines, restitués ou non, une modification du niveau ou du mode d'écoulement des eaux, la destruction de frayères, de zones de croissance ou d'alimentation de la faune piscicole ou des déversements, écoulements, rejets ou dépôts, directs ou indirects, chroniques ou épisodiques, sont soumis à autorisation ou à déclaration ; que la circulaire décrit dans la fiche n° 2 de son annexe II la procédure à suivre pour démanteler les ouvrages dont la présence et l'usage sont définitivement remis en cause et pour remettre en état les cours d'eau ; que, contrairement à ce que soutient la fédération requérante, il résulte des dispositions de cette fiche que ces travaux devront être exécutés conformément aux dispositions des articles L. 214-1 à L. 214-3 du code de l'environnement, selon la procédure d'autorisation ou de déclaration et non dans le cadre de la procédure simplifiée par modification d'autorisation, le cas échéant avec fixation de prescriptions complémentaires telle qu'organisée par l'article R. 21 4-18 du même code ; que la requérante n'est donc pas fondée à soutenir que la circulaire attaquée aurait méconnu les articles L. 214-1 à L. 214-3 du code de l'environnement"
Le Conseil d'Etat a donc rappelé que des autorisations, modifications ou abrogations d'autorisation impliquent des travaux qui devront se faire "selon la procédure d'autorisation ou de déclaration et non dans le cadre de la procédure simplifiée par modification d'autorisation".

5. Ce que l'aspiration élémentaire à la justice commande
L'Etat démocratique existe pour protéger les citoyens face à l'arbitraire et à l'injustice, c'est une de ses fonctions régaliennes les plus ancestrales et les plus essentielles. Si, au nom d'on ne sait quelle idéologie de la nature placée au-dessus du débat et de la critique, ou au nom d'une boursouflure réglementaire rendant le droit illisible aux citoyens et changeant les règles à chaque cas particulier, l'Etat commence à propager cet arbitraire et cette injustice, il perd toute légitimité.

Il est finalement regrettable, et détestable, que l'on soit obligé de chercher des argumentations aussi complexes pour poser des choses aussi simples : quand une règle existe, tout le monde la respecte. Une règle dit que si l'on modifie 100 ml ou davantage du profil en long ou en travers d'une rivière, on doit avoir une autorisation et soumettre son projet à l'enquête publique. Cette règle vaut pour les hydro-électriciens, les propriétaires de moulin, les gestionnaires d'étang, les fédérations ou associations de pêche, les syndicats et EPTB, les parc naturels régionaux, et tout le monde, y compris l'administration quand elle commande par ses décisions une obligation de chantier en rivière.

Des centaines de travaux d'effacement d'ouvrages ont respecté cette obligation, on ne voit pas au nom de quel régime d'exception d'autres voudraient s'en abstenir. Il est incroyable que, face à l'opposition de plus en plus claire des citoyens à la destruction de leur cadre de vie au nom de la continuité écologique, certains en soient à imaginer que l'on pourrait créer un régime spécial ou une procédure adaptée permettant d'éviter l'enquête publique et donc la libre critique des citoyens !

Nous avons récemment rappelé, en le déplorant, que l'opposition à la casse des ouvrages suscite des conflits de plus en plus forts, et parfois même des violences. L'administration doit cesser de pousser ainsi les gens au désespoir et à la colère en persistant dans le déni démocratique qui entoure cette réforme depuis le PARCE 2009. Et les parlementaires doivent saisir le gouvernement de cette dérive que rien ne semble contenir, notamment pas les appels répétés à cesser la casse du patrimoine par la Ministre de l'Environnement.

09/10/2016

Semine: petits effacements (non autorisés) entre amis des rivières sauvages

Sur la Semine, au vieux moulin de Belleydoux, le Parc naturel régional du Haut Jura, le lobby Rivières sauvages et l'administration ont engagé la destruction de l'ouvrage hydraulique du village. Problème: le chantier va modifier 400 m de profil en long de la rivière, sans qu'aucune autorisation n'ait été accordée. Saisie par les riverains, Hydrauxois demande au Préfet de stopper immédiatement ce chantier non réglementaire et d'organiser l'enquête publique permettant à tout le monde de s'exprimer sur cette casse inutile du patrimoine local. 

Nous avions déjà fait connaissance de Rivières sauvages, un label publicitaire qui a parrainé le dynamitage d'un seuil ancien sur la Valserine. Nous avions aussi signalé avec inquiétude les vues du lobby dans l'Ain, où le Parc naturel régional du Haut Jura a accepté de sacrifier des bassins pilotes à ce grand progrès que représente la "sauvagerie" des rivières restaurées à la pelleteuse ou à la dynamite.



Des riverains et usagers ont saisi notre association à propos d'un projet de destruction systématique des ouvrages de la Semine, affluent de la Valserine. Un  premier chantier est en cours visant à l'effacement du seuil de Belleydoux, commune de Giron. Mais ce chantier n'est pas réglementaire. Le PNR du Haut Jura a en effet produit des documents montrant que 400 mètres linéaires de rivière verront le profil en long et en travers modifiés par les opérations (cf ci-dessous). Or, un chantier d'une telle ampleur relève d'une autorisation avec enquête publique, et non d'une simple déclaration. Le Préfet a donc été saisi ainsi que le greffe du tribunal administratif et les trois parlementaires de l'Ain signataires de l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages.



Il est regrettable que certains représentants de l'administration et des gestionnaires de l'eau, persuadés que leur adhésion au dogme de la continuité écologique les place nécessairement dans le camp de la vertu, prétendent s'affranchir des lourdes formalités "loi sur l'eau" exigées à tous les maîtres d'ouvrages dès lors qu'ils interviennent sur le lit et les berges pour des travaux autres que l'entretien courant. Et il est lamentable que la continuité écologique se déploie ainsi au mépris de la concertation démocratique, avec des solutions toutes faites préparées à l'avance par un cercle fermé de décideurs coupés des riverains.

Signalez-nous tout effacement sans enquête publique:
nous vous aiderons à faire respecter le droit

Nous rappelons à tous nos lecteurs cette règle essentielle : dès qu'un chantier d'effacement modifie l'écoulement (hauteur, largeur) sur plus de 100 m, ce qui est le cas général en dehors des très petits ouvrages, il entre dans le champ de l'autorisation et non de la simple déclaration (article R 214-1 CE, réglant le régime des installations ouvrages, travaux et activités en rivière ou zone humide). A la différence de la simple déclaration, l'autorisation engage notamment une enquête publique permettant aux riverains et associations d'exprimer leurs objections au projet. Il ne faut donc plus laisser passer un seul chantier de destruction ignorant ces règles. L'association Hydrauxois ayant désormais une capacité juridique à agir au niveau national, nous pouvons vous aider à saisir l'autorité administrative pourvu que vous nous fassiez parvenir les éléments du dossier (arrêté, étude préparatoire, etc.).

Illustration : le journal Le Progrès rapporte les contestations des riverains placés devant le fait accompli de la décision de destruction.

07/10/2016

Les petites centrales hydro-électriques ont un effet quasi-nul sur les populations piscicoles (Bilotta et al 2016)

Equiper les seuils et barrages déjà existants de petites centrales hydro-électriques au fil de l'eau a-t-il des effets négatifs sur les poissons? Une équipe anglo-canadienne de chercheurs (universités de Brighton et de Toronto, Agence environnementale du Royaume-Uni) s'est penché sur la question. Les scientifiques n'observent aucun effet sur 5 des 6 marqueurs de population piscicole (dont saumons et truites), et un effet négligeable pour le dernier. Leurs travaux, forcément préliminaires dans un domaine encore peu étudié, soulignent aussi des points dérangeants: la rareté des études sur les petits ouvrages, a fortiori les petites centrales hydro-électriques, le manque de rigueur méthodologique de beaucoup d'analyses en écologie aquatique. En ce domaine, la France s'est hélas dotée d'une politique désastreuse de découragement de l'équipement énergétique et d'incitation à l'effacement des petits ouvrages hydrauliques, politique fondée sur les convictions idéologiques davantage que sur des études scientifiques de qualité. Il faut corriger le tir. 

Les auteurs rappellent en introduction les faibles émissions de CO2 par kWh produit pour les petites centrales hydro-électriques (PCH) au fil de l'eau : 4 grammes équivalent CO2 (g eqCO2) au kWh contre 1001 g CO2eq / WHh pour le charbon, 469 pour le gaz, 46 pour le solaire, 16 pour le nucléaire et 12 pour l'éolien. Ce bilan carbone positif, associé à un faible impact sur les autres usages des rivières et bassins dans le cas des centrales de taille modeste, incite les décideurs à voir dans la petite hydro-électricité un élément légitime de la lutte contre le changement climatique.

Autre point mis en avant par les chercheurs : la pauvreté de la recherche. Autant les grands barrages ont fait l'objet d'analyses scientifiques, autant les PCH en sont généralement orphelines. De surcroît, les choix d'hypothèses et d'observations n'apportent pas toujours des enseignements utiles. "Les précédentes recherches dans ce domaine ont été limitées par l'absence de données standardisées à long terme et la faiblesse de conceptions des études — reposant principalement sur la dynamique post-construction et la comparaison de tronçons de référence amont-aval, ce qui limite les conclusions que l'on peut en tirer".

Gary S. Bilotta et ses collègues ont donc sélectionné des sites où l'on dispose de données de qualité pour effecteur une comparaison, à savoir des mesures:
  • standardisés pour le peuplement piscicole,
  • disponibles à moins d'1 km des sites,
  • en comparaison de mesures similaires et faites sur des tronçons avec des seuils non équipés (l'objet étant de comprendre l'effet spécifique de l'équipement hydro-électrique de ces seuils).
Sur le dernier point, les auteurs soulignent qu'il y a 16.822 petits barrages en Angleterre et Pays de Galles, pour la plupart sans usage, et que les PCH équipent en général ces seuils déjà en place. Il s'agit donc de vérifier si la reprise d'une production hydro-électrique dans une rivière fragmentée se traduit ou non par une altération piscicole.

Pour 161 PCH, seuls 23 ont correspondu aux critères posés par les auteurs. Leur chutes (1, 5 à 96 m), leurs longueurs de tronçon court-circuité (5 à 1150 m), leurs équipements (turbines Kaplan, Turgo, Francis, Banki-Mitchell, vis d'Archimède, roues) et leurs puissances (3 à 450 kW) reflètent la réalité de la petite hydro-électricité. C'est assez rare pour être souligné car nombre d'études mise en avant en France (par exemple sur la mortalité piscicole en turbine) sont faites sur la base de données et modèles issues de sites EDF, avec des puissances de l'ordre de MW ou de la dizaine de MW, sans rapport avec les PCH.

Six données piscicoles ont été analysées (rapportées à 100 m^2 de surface) : nombre d'espèces, nombre de poissons, nombre de saumons atlantiques (Salmo salar), nombre de saumons de plus d'un an, nombre de truites communes (Salmo trutta), nombre de truites de plus d'un an. Le résultat est exprimé dans le graphique ci-dessous (les carrés indiquent la moyenne, les barres l'intervalle de confiance à 95%, avant / après, site de contrôle / site équipé).


Figure extraite de Bilotta et al 2016, art. cit., droit de courte citation.

Les conclusions sur cette analyse avant-après :
  • les effets des PCH sont très faibles (l'intervalle de confiance inclut la valeur nulle),
  • 5 des 6 mesures n'ont pas de variation significative,
  • la seule mesure ayant une variation significative est le nombre d'espèces, avec une baisse négligeable de -0,06 par 100 m^2. 
Ces résultats sont comparables aux conclusions (non publiées en revue scientifique) de Robson et al 2011 sur des PCH au fil de l'eau en Ecosse. Un autre travail (publié) mené au Portugal avait trouvé des différences dans les assemblages piscicoles amont et aval, mais assez faibles et ne concernant ni l'abondance ni la diversité des espèces (Santos et al 2006).

Enfin les auteurs rappellent que la plupart des sites étudiés sont d'équipement récent et ont suivi des bonnes pratiques dans leur conception. Cela ne préjuge pas de l'effet de sites plus anciens, qui serait à étudier avec la même rigueur pour arriver à des conclusions robustes.

Discussion
Les auteurs soulignent en conclusion les limites de leur propre travail, en raison de la faiblesse d'échantillonnage, et rappellent que bon nombre d'études piscicoles ou d'écologie des milieux aquatiques ne disposent d'aucune évaluation de la puissance statistique des méthodes employées, donc du risque des faux positifs ou des faux négatifs. "Le résultat d'études à faible puissance statistique peut être à la fois trompeur et dangereux, pas seulement par leur incapacité à détecter des changements écologiques significatifs, mais aussi parce que cela crée l'illusion qu'une chose utile a été faite".

On ne peut que conseiller aux gestionnaires français de méditer sur ces propos. Nombre de relevés effectués par l'Onema ou des fédérations de pêche sont par exemple avancés comme des "preuves" d'un phénomène (abondance ou rareté d'espèces, écart à une typologie, impact de telle ou telle pression) sans avoir toujours les méthodes nécessaires pour inférer ces conclusions avec un degré raisonnable de confiance (problème déjà souligné par Peterman 1997 dans le cas des études piscicoles, dont 98% n'analysent pas le risque d'erreur de seconde espèce). Dans un domaine qui engage l'argent public et qui recouvre de nombreux enjeux (pas seulement piscicoles au sein de l'écologie, et pas seulement écologiques au sein des bénéfices sociaux), la moindre des choses est d'avertir le décideur du caractère encore incertain et préliminaire de la plupart des connaissances sur les rivières.

Le travail de Bilotta et de ses collègues cherche un signal lié à l'équipement hydro-électrique, mais ne décrit pas l'effet des seuils sur les assemblages piscicoles, puisque l'échantillon de référence est lui aussi fragmenté d'ouvrages sans usages. Toutefois, des travaux français en hydro-écologie quantitative indiquent que cet effet serait modeste (de l'ordre de 12% de la variance des scores de qualité piscicole selon Van Looy et al 2014), en particulier quand l'effet relatif des barrages et seuils est comparé à d'autres causes de variation de l'état écologique des rivières (13e facteur de variation piscicole, selon Villeneuve et al 2015). Ces travaux concordent avec d'autres résultats de la recherche internationale (par exemple Wang et al 2011, Cooper 2016) : si les barrages, et en particulier les grand barrages, ont des effets importants dans la zone d'influence de leur bassin versant, et parfois sur des espèces migrant à longue distance, l'effet cumulé de l'ensemble des ouvrages hydrauliques ne paraît pas pour autant un facteur de premier ordre de la variation de population piscicole (à supposer par ailleurs que cette variation puisse être ramenée par l'écologue à une notion de "qualité", d'"intégrité" ou même de "référence", ce qui est un débat épistémologique chez les chercheurs eux-mêmes, voir par exemple Bouleau et Pont 2015 ou le livre de Lévêque 2013). Quant à l'effet historique des ouvrages et aux évolutions à long terme des populations piscicoles, le sujet reste pour l'essentiel une terra incognita de la recherche, les premiers travaux n'apportant pas forcément des conclusions attendues (voir Clavero et Hermoso 2015,  Haidvogl et al 2015Belliard et al 2016).

Dans le dossier de 2013 consacré au classement des rivières et à la continuité écologique, notre association appelait à une "double modernisation écologique et énergétique" des ouvrages hydrauliques. L'action publique française a hélas! choisi d'inciter par la réglementation et par le financement à la suppression la plus large possible des seuils et barrages. Il est peu compréhensible qu'une posture correspondant à des visions minoritaires dans la société, manquant cruellement d'études scientifiques préalables sur les petits ouvrages, soit ainsi devenue une politique nationale. La correction de cette aberration est une urgence pour les prochaines réformes de la loi sur l'eau. Et l'étude scientifique des cours d'eau fragmentés reste une priorité, pour faire des choix efficaces et proportionnés d'aménagement.

Référence
Bilotta GS et al (2016) The effects of run-of-river hydroelectric power schemes on fish community composition in temperate streams and rivers, PLoS ONE, 11, 5, e0154271. doi:10.1371/journal.pone.0154271

05/10/2016

Continuité écologique: le délai de 5 ans supplémentaires s'applique même sur un ouvrage précédemment classé au titre du L 432-6 CE

Une association nous soumet la cas d'un fonctionnaire (Agence de l'eau) essayant d'influencer un propriétaire de moulin en laissant entendre que le délai de 5 ans supplémentaires (voté à l'été 2016) ne s'appliquera pas à son ouvrage, en raison d'un précédant classement de la rivière au titre du L 432-6 CE. Cette assertion est inexacte. L'administration de l'eau essaie encore et toujours de contourner la volonté démocratique d'apaisement exprimée par les parlementaires. C'est insupportable. 



Un chargé de mission de l'Agence de l'eau Seine-Normandie pose le point suivant lors de la visite d'un moulin :
"M. XXXX précise, d’après les informations dont il dispose, que ce délai supplémentaire ne devrait pas toucher les ouvrages anciennement concernés par l’article L432-6 du Code de l’Environnement, ce qui est le cas de l’ouvrage visité aujourd’hui. En effet, il ajoute, qu’en 2012, lors de la parution des classements actuels (L214-17 du Code de l’Environnement), le législateur n’avait pas souhaité reporter le délai de mise en conformité pour ces ouvrages sur des cours d’eau déjà classés."
Ce que cela signifie
Selon ce fonctionnaire, les ouvrages de moulins qui étaient anciennement classés (au titre du L 432-6 Code de l'environnement, article abrogé) ne pourront pas bénéficier du délai supplémentaire de 5 ans ajouté par les parlementaires au L 214-17 Code environnement.

Est-ce fondé ?
Non. L'article L 214-17 CE a supprimé et remplacé toutes les obligations antérieures relatives à la continuité écologique, qu'elles relèvent de l'ancien L 432-6 CE ou de l'article 2 de la loi de 1919. Ce point est clairement exprimé dans le texte de cet article :
"Le cinquième alinéa de l'article 2 de la loi du 16 octobre 1919 relative à l'utilisation de l'énergie hydraulique et l'article L. 432-6 du présent code demeurent applicables jusqu'à ce que ces obligations y soient substituées, dans le délai prévu à l'alinéa précédent. A l'expiration du délai précité, et au plus tard le 1er janvier 2014, le cinquième alinéa de l'article 2 de la loi du 16 octobre 1919 précitée est supprimé et l'article L. 432-6 précité est abrogé."
On ne peut se réclamer de classements antérieurs et abrogés pour fonder une décision relative à l'application du L 214-17 CE, seul texte en vigueur aujourd'hui pour ce qui est des obligations en rivière classée au titre de la continuité écologique. Le Ministère de l'Environnement a déjà été débouté en tribunal administratif à ce sujet (appel du procureur, en cours), dans un cas pourtant plus favorable à ses vues puisque l'exploitant concerné avait fait l'objet d'un arrêté de mise en demeure.

Contrairement à l'interprétation du fonctionnaire de l'Agence de l'eau Seine-Normandie, il est tout aussi clair que les parlementaires ont reconnu les problèmes liés à la mise en oeuvre de la continuité écologique et ont souhaité assouplir l'exécution du classement (voir cette séance du 22 janvier 2016 au Sénat).
Jacuques Mézard : "Nous connaissons tous les difficultés techniques et financières qui se posent pour la réalisation de ce type de travaux. Mieux vaut accorder un délai supplémentaire aux propriétaires ou exploitants de bonne foi afin qu’ils puissent mener ceux-ci à bien : c’est ce que nous souhaitons tous."
La Ministre de l'Environnement a de surcroît précisé lors des débats que cet assouplissement devait s'accompagner d'une modification des aides financières:
"Ségolène Royal : Le problème étant avant tout d’ordre financier, je vais réfléchir à une réforme des subventions des agences de l’eau, afin que les propriétaires soient fortement incités à effectuer les travaux dans un délai assez bref, en recourant à des solutions permettant de trouver un juste équilibre entre le maintien des ouvrages et de leur fonction agricole ou énergétique et la restauration de la continuité écologique. Je suis convaincue que, dans la plupart des cas, des solutions de conciliation peuvent être trouvées, pour peu que l’on mette en place les moyens financiers d’accompagnement nécessaires. Je vais saisir les agences de l’eau à ce sujet."
L'amendement du délai de 5 ans, voté par les parlementaires avec la bienveillance du gouvernement, vise à tenir compte des excessives complexité technique et charge financière impliquées par la réforme. Il n'est pas tolérable que l'administration, dont l'interprétation tendancieuse de la loi de 2006 est à l'origine des problèmes liés à la continuité écologique, persiste à mépriser et déformer ainsi la volonté des représentants élus des citoyens.

Que faut-il faire ?
Vous devez faire jouer le délai de 5 ans supplémentaires désormais prévu par l'article L 214-17 CE, en prenant les précautions exposées dans cet article. En particulier, vous devez signaler le caractère "spécial" et "exorbitant" de la charge induite par les travaux de continuité écologique, afin que la nécessité d'une indemnité soit reconnue, particulièrement si l'Agence de l'eau ne consent qu'une subvention faible ou nulle par rapport au coût total du chantier.

Lorsque vous êtes confronté à ce genre de pression, nous vous conseillons de procéder également à un signalement de l'agent responsable, pour ce qui s'apparente à une procédure d'intimidation (signalement à la direction concernée, ici Agence de l'eau et à la ministre de l'Environnement, mais aussi à vos parlementaires, qui doivent être impérativement informés de la manière dont leurs décision sont systématiquement vidées de leur substance par l'administration).

Il est possible et même probable que ce fonctionnaire de l'Agence de l'eau (institution qui n'a pas capacité à parler au nom de l'Etat régalien) répète simplement ce que lui a dit la DDT-M de son département, elle-même briefée par le Bureau des milieux aquatiques de la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère. Cela ne change pas la nécessité de dénoncer systématiquement ces interprétations arbitraires, ceux qui les produisent comme ceux qui les reproduisent.

Poursuivre la réforme de la continuité pour en purger l'arbitraire
Ce genre d'incident exprime une réalité désagréable: certains fonctionnaires n'ont aucune envie de suivre la voie indiquée par leur Ministre de tutelle et par les parlementaires, encore moins d'entendre les protestations de plus en plus vives au bord des rivières. Cela fait dix ans que la mise en oeuvre de la continuité écologique est ainsi dégradée par des interprétations sectaires et partiales venant de quelques noyaux militants de l'administration, y compris sa tête à la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère (voir encore récemment l'appel inconsidéré et extrémiste à la "suppression des retenues"). Avec ou sans délai de 5 ans, dans le cas du classement L 432-6 CE comme dans celui du L 214-17 CE, le problème de fond reste le même :
  • les lois ou décrets de continuité depuis 1865 jusqu'à la loi de 2006 sont faiblement et difficilement appliquées en raison de leur coût et contrainte rapportés à un bénéfice incertain pour la société (voir déjà les échanges sur la première loi sur les échelles à poissons);
  • aujourd'hui comme en 2012 ou en 2022, les propriétaires refusent l'alternative intenable de détruire leur bien ou de se ruiner dans des dépenses de dizaines à centaines de milliers d'euros, sommes pharaoniques qu'aucune réforme n'a jamais réclamé à une catégorie de particuliers ainsi condamnée à une lourde charge d'intérêt général;
  • la confiance est rompue entre les citoyens et une administration partisane, s'étant alignée sur les positions radicales de lobbies minoritaires et ayant tout mis en oeuvre pour pousser à la casse pure et simple du patrimoine hydraulique français;
  • notre pays dilapide l'argent public dans ces réformes n'ayant pas de base scientifique solide et ne répondant pas aux priorités définies par l'Europe (DCE 2000). 
Plusieurs parlementaires, parfaitement conscients que le problème ne se résume pas à une affaire de délai et met désormais en question la légitimité de l'action publique, sont d'ores et déjà disposés à une réforme plus substantielle de la continuité écologique. Au regard de l'incapacité manifeste de l'administration à prendre correctement en compte les services (patrimoine, paysage, énergie) associés aux ouvrages hydrauliques et à entendre le message des citoyens qui en sont riverains, ces évolutions législatives seront nécessaires. Dénoncer les excès de pouvoir et combattre les effacements ne fera qu'accélérer cette issue.

Illustration: France écologie énergie, domaine public, Flickr

02/10/2016

Le saumon de l'Allier va-t-il devenir le symbole des échecs et inconséquences de la politique de l'eau?

La politique du saumon Loire-Allier depuis 40 ans est une sorte de laboratoire de la continuité écologique. Son but est louable, ses efforts conséquents, ses résultats décevants. Quand on observe l'importance de l'engagement public et la difficulté à obtenir des effets notables, pour un poisson par ailleurs excellent nageur et sauteur, on se demande quel vent de folie a conduit les décideurs à généraliser la continuité écologique dans les années 2000. D'autant que si la préservation d'une souche unique de saumon sauvage migrant à très longue distance a certainement du sens sur le bassin Loire-Allier, les mobilités réduites des espèces communes en rivières ordinaires représentent des enjeux nettement moins évidents au regard de la dépense publique et des effets négatifs de la politique de destruction des ouvrages. Outre la difficulté à montrer un bilan satisfaisant, le saumon de l'Allier permet d'observer certains doubles discours et certaines pratiques à géométrie variable. L'actualité nous en donne quelques exemples : pressions politiciennes pour satisfaire les pêcheurs contre l'avis des scientifiques, report par EDF de l'aménagement du barrage le plus impactant du linéaire, rêve d'un "saumon-business" pas vraiment écologique… 


Le saumon de l'axe Loire-Allier est considéré comme un enjeu écologique national et européen. La souche sauvage paraît génétiquement conservée, et c'est un des derniers exemples en Europe continentale de migration naturelle à longue distance à l'intérieur des terres. Nous ne sommes pas tout à fait dans une problématique comparable à la Sélune (voir cet article), fleuve côtier de linéaire court (et dégradé sur les zones de frayères à l'amont), dont il existe des centaines d'autres exemples sur les côtes françaises et européennes.

Le saumon circulait à l'âge des moulins et de la petite hydraulique
Le saumon était encore largement présent sur le bassin de l'Allier à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, malgré la présence déjà ancienne de la petite hydraulique (voir cet article sur les discontinuités historiques du bassin de Loire). Ce sont pas les moulins et petites usines qui ont fait disparaître le grand migrateur, mais plutôt les barrages de navigation, puis les barrages hydro-électriques. La raison en est la grande dimension de ces ouvrages, infranchissables même en crue, formant une  barrière physique d'accès aux zones de reproduction (frayères) à leur amont.

Le bassin du haut Allier (hors affluents) a été bloqué au saumon successivement et principalement par le barrage de la Jonchère (Saint-Etienne-de-Vigan, 1895-1896) puis le barrage de Poutès-Monistrol (1939-1941), deux ouvrages gérés par EDF à partir de l'après-guerre. En dehors des grands ouvrages, on estime qu'il existe pour le saumon (excellent nageur et sauteur) une transparence migratoire, même si certains obstacles créent un retard à la montaison ou à la dévalaison. Ces retards peuvent être pénalisant en fonction notamment de la température de l'eau (plus elle est haute, moins le saumon est actif) et d'autres contraintes dans le parcours vers la mer (comme le bouchon vaseux de l'estuaire de la Loire).

Deux barrages en particulier ont entravé la remontée du saumon de l'Allier
Le premier barrage le plus impactant (Saint-Etienne-de-Vigan) a été détruit le 24 juin 1998 dans le cadre du Plan Loire Grandeur Nature, pour un montant d'environ 2,5 millions d'euros, après une vigoureuse campagne de SOS Loire Vivante. C'est un des premiers cas en France de barrage d'une certaine importance (14 m de hauteur) démantelé à fin de continuité écologique.

Le barrage de Poutès-Monistrol (hauteur 17,7 m), quant à lui, paraissait promis au même destin. Le complexe hydroélectrique est situé sur le haut cours de l’Allier, à l’amont de la ville de Langeac, à environ 860 km de la mer et 80 km de la source. L'usine est en fait alimentée par trois retenues (outre Poutès sur l'Allier, les retenues de Saint-Prejet et de Pouzas sur l'Ance du Sud).

Poutès-Monistrol est situé vers le premier tiers d'un tronçon de 200 km formant la principale zone historique de fraie du saumon après montaison (entre Pont-du-Château et Luc, à environ 700-920 km de l'estuaire). Ce linéaire est aujourd'hui une "zone refuge sanctuaire", spécialement protégée pour le saumon sauvage, y compris par rapport aux déversements de saumons d'élevage, même s'ils proviennent à l'origine de la souche sauvage de l'Allier.

Comptage des individus adultes remontant à Vichy depuis le premier Plan saumon lancé en 1976. 

Quarante ans d'effort pour un retour moyen de 500 individus à la passe de Vichy, moins d'une centaine à Poutès
Cela fait maintenant quarante ans que le saumon de la Loire mobilise massivement les efforts publics: Plan saumon 1976-1980, Plan national Poissons migrateurs 1981-1990, Contrat CSP Retour aux sources 1992, Programme Life 2001-2004, Plans Loire Grandeur Nature I, II et III, plans de bassin Plagepomi Loire depuis 1996, etc. La plus grande salmoniculture de repeuplement d’Europe a été créée à Chanteuges (Conservatoire national du saumon sauvage, CNSS). Auparavant, le Conseil supérieur de la pêche (devenu Onema) avait géré une pisciculture dédiée à Augerolles jusque dans les années 1990, avec déjà plus de 800.000 déversements en 20 ans (chiffre in Cohendet 1993). Ce sont donc des millions d'alevins ou smolts qui ont été déversés.

Même si la population des saumons est encore "fonctionnelle", cette politique n'a pas à ce jour portée les fruits attendus.

Pour l'Allier, l'objectif d'étape était d'obtenir entre 2000 et 3000 retours annuels de saumons (après séjour en mer, en majorité des saumons deux hivers, parfois trois, mais la phase maritime de ce poisson est elle aussi soumise à pression depuis les années 1980). Or, on compte en moyenne 500 saumons remontants à la station de Vichy (entre 227 et 1238 depuis 1997, sans tendance claire voir image ci-dessus) et moins d'une centaine à Poutès (entre 14 et 154). Les poissons d'élevage de Chanteuges, en dépit de leur score médiocre de survie et taux de retour après déversement (de l'ordre de 1 pour 1000 à 2000), représentent près de 80% des poissons remontants depuis le début des déversements massifs des années 2000.

En clair, il y a une chute assez nette des poissons remontant l'Allier à la charnière des années 1980 et 1990, le niveau reste bas aujourd'hui et les remontées sont sous perfusion des déversements massifs des années 2000.

Malgré ce score très inférieur aux attentes, les saumons sauvages parviennent à se maintenir : il y a encore environ 30.000 saumons dévalants sur Poutès après reproduction en tête de bassin (avec une mortalité que l'on estime à peu près comparable dans la retenue, le circuit de dévalaison ou les turbines). Tous ces saumons n'atteindront pas l'océan, et peu reviendront.

Premier enseignement : certaines hypothèses de repeuplement n'ont pas été confirmées, le saumon de l'Allier a moins d'effectif remontant dans les années 2000 et 2010 qu'il n'en avait à la fin des années 1970 et au début des années 1980. On ignore si les modèles de dynamique de population du saumon intègrent correctement tous les éléments de son cycle de vie et leur variabilité de longue durée (pluridécennale).

Poutès-Monistrol, un "symbole" à l'aménagement indéfiniment repoussé par EDF
Il existe un certain consensus scientifique aujourd'hui pour dire que le barrage de Poutès-Monistrol forme le principal obstacle à la colonisation du Haut Allier par le saumon. Poutès-Monistrol fait aussi figure de symbole pour le lobby pêcheur et écologiste, le premier étant particulièrement actif.

Malgré la pose d'ascenseur et de passe à poissons ainsi que de système de dévalaison dans les années 1980, les évolutions du complexe de Poutès-Monistrol n'ont pas été jugées suffisantes. Certains espéraient que le barrage de Poutès soit sur la liste des ouvrages à abattre avec ceux de la Sélune, dans le cadre du Grenelle et des marchandages entre ONG-gouvernement (voir cet article sur la décision de la Sélune), mais ce ne fut pas le cas. Des oppositions locales vigoureuses à la perte de l'activité ont différé les choses. Le faible nombre de poissons remontant de Vichy à Poutès n'incitait pas non plus à engager des solutions radicales.

Finalement, un projet alternatif rétablissant la transparence migratoire amont-aval et conservant environ 85% de la production actuelle a été élaboré à partir de la fin des années 2000. Problème : ce projet dit "Poutès II" coûte cher (20-25 millions d'euros). EDF vient d'annoncer que compte tenu de la déprime du marché européen de l'électricité, la rentabilité de la concession n'est plus garantie et le projet du nouveau Poutès est reporté sine die (voir cet article).

Deuxième enseignement : tout le monde n'est pas logé à la même enseigne en France face aux obligations de continuité écologique. Quand on s'appelle EDF, on discute avec les ministres et on fait patienter les préfets en salle d'attente. Quand on s'appelle propriétaire de moulin, on se fait harceler par les agents administratifs jusqu'à accepter la pelleteuse pour démolir son seuil. Au-delà de cette inégalité de traitement, les mesures de continuité écologique sont parfois incompatibles avec la production hydro-électrique, du moins tant que le prix carbone n'est pas réellement reflété dans le marché de l'électricité et dans l'analyse cycle de vie de chaque source renouvelable, et tant que les mesures pour la biodiversité ne font pas l'objet d'un financement public plus conséquent, vu leur caractère d'intérêt général.

Les pêcheurs et le Conservatoire de Chanteuges font du lobbying, "Peter" Vigier est leur porte-parole
Le groupe d’experts saumon qui travaille au Plagepomi Loire a considéré que le sauvetage de la souche Loire -Allier doit reposer prioritairement sur la valorisation maximale des aires de reproduction de saumoneaux sauvages du Haut Allier, en amont de Langeac, désormais considérée comme "zone sanctuaire" fonctionnant comme réservoir biologique. Et non plus sur le soutien d’effectif par le repeuplement en poissons d’élevage, qui a montré ses limites.

Mais voilà : pour certains, le saumon est aussi un business et les contraintes posées par les scientifiques peuvent se révéler un peu trop lourdes. C'est leur voix que porte Jean-Pierre "Peter" Vigier, député du Haut Allier. Son nom est familier aux lecteurs de ce site : il a censuré notre association dans le rapport de février 2016 sur les continuités écologiques, un filtre probablement exigé par le lobby pêcheur dont il est fidèle parte-parole (voir notre lettre ouverte à ce sujet).

Deux articles récents du journal La Montagne (voir ici et ici) lèvent ainsi un voile intéressant sur certaines manoeuvres de la politique du saumon. On apprend que Jean-Pierre Vigier s'est battu becs et ongles pour faire plier le Cogepomi et obtenir le vote de mesures attendues par les pêcheurs locaux et par la pisciculture de Chanteuges. Voilà comment l'enjeu est résumé par le journaliste s'étant entretenu avec le député et les lobbyistes :  "Faut-il soutenir de manière importante le repeuplement afin d'ouvrir une pêche au saumon encadrée, qui constituerait une manne financière importante pour le Haut-Allier, et motiverait les acteurs à améliorer la qualité de l'eau ? Ou faut-il mener des actions a minima afin que le saumon sauvage ne disparaisse pas, même si sa population s'étiole au point qu'on n'en trouve plus que 200 ou 300 individus adultes dans l'Allier ? Avec un risque de disparition de l'espèce… Le Haut-Allier préfère la première solution, et souhaite une 'valorisation' du saumon".

En clair, les pêcheurs considèrent que les scientifiques se trompent, veulent revenir sur l'interdiction de déversement de poissons d'élevage dans la zone sanctuaire et commencent à mettre en avant l'idée d'une "valorisation", à savoir le tourisme halieutique. Il faut dire que la principale hostilité des élus et riverains sur le cas des barrages du complexe de Poutès-Monistrol vient des emplois et revenus que procure l'hydro-électricité pour les territoires. Donc, certains échangeraient bien une rente pour une autre, même si le retour du saumon devait être le fruit de déversement massif d'individus d'élevage.

Jean-Pierre Vigier se félicite d'avoir eu gain de cause en Cogepomi. Nous verrons si cette inflexion décidée la semaine dernière est validée dans le plan de gestion, et notamment ce qu'en pense le conseil scientifique.

Troisième enseignement : même sur l'espèce symbole de leur mobilisation collective, les pêcheurs ne sont pas si à l'aise avec ce que dit la science quand elle commence à aller à l'encontre de leurs convictions ou de leurs intérêts (nous avions d'ailleurs pronostiqué cette tendance, tant il est évident qu'une rivière gérée selon des canons écologiques les plus stricts au bénéfice des milieux aquatiques est une rivière qui deviendra peu à peu inhospitalière à tous les usages humains). Il est étrange qu'un député engagé pour le retour du saumon préfère l'avis des associations locales de pêche à celui des chercheurs.

Un bilan nécessaire, d'autant que les mesures supplémentaires vont coûter cher 
Comme nous l'avons rappelé, après 40 ans d'efforts publics, il n'y a que 500 saumons en moyenne qui remontent jusqu'à Vichy (moins d'une centaine jusqu'à Poutès) et pas de signe clair d'amélioration. Avant de réclamer "toujours plus" (de moyens, de réglementations, de contraintes), il serait certainement nécessaire de faire déjà le bilan chiffré de la politique menée, sur le plan scientifique (pourquoi si peu de saumons par rapport aux prédictions sur les capacités d'accueil, quelle probabilité d'en avoir davantage dans un futur proche) mais également sous son angle économique (coûts directs et indirects du suivi et des mesures cumulées).

Ce bilan paraît d'autant plus nécessaire que nous n'avons peut-être encore rien vu en terme d'investissements. Si l'on veut améliorer la viabilité de la population du saumon de l'Allier et de la Loire, il apparaît en effet que d'autres facteurs sont à corriger, à savoir :
  • la morphologie de la rivière, concernant tous les seuils et barrages du linéaire (même si transparents, ils sont toujours améliorables sur le critère montaison-dévalaison) et la qualité du substrat,
  • la chimie de la rivière, la pollution de l'eau étant reconnue comme un facteur d'appauvrissement de la population du saumon, "sans qu’il soit possible de caractériser clairement cet effet et encore moins de le quantifier" (Philippart 2009),
  • la régulation de la température de la rivière, qui connaît une hausse depuis plusieurs décennies et qui ne devrait pas changer de tendance au cours de ce siècle,
  • la gestion de la pêche professionnelle au filet (qui prend des saumons par inadvertance) et du braconnage (qui implique des garderies)
  • le bouchon vaseux de l'estuaire, qui peut représenter un obstacle à certaines conditions de débit,
  • les espèces prédatrices du saumon, dont le silure en expansion,
  • les conditions du saumon atlantique dans son cycle océanique, lui aussi impacté de diverses manières, comme par exemple les effets du changement climatique sur les zones d'engraissement ou sur les routes migratoires.
Cela fait beaucoup d'éléments à traiter, impactant beaucoup d'activités et demandant beaucoup d'investissements. Or, nous ne sommes plus dans la phase d'enthousiasme présidant à la mobilisation écologiste des années 1970, aux premiers plans saumon, aux premières mesures symboliques comme l'effacement Saint-Etienne-de-Vigan. Les gains pour le saumon ne sont pour le moment pas à la hauteur des actions engagées ni des espérances affichées. Cela n'incite pas la société à signer un chèque en blanc à la poursuite de cette politique.

De surcroît, la réforme de continuité écologique, d'abord testée sur des axes grands migrateurs comme le bassin Loire-Allier, a prétendu se généraliser aux rivières ordinaires. Elle soulève un peu partout une vague d'interrogations sur son bien-fondé, de critiques sur ses conséquences adverses pour les enjeux autres que les poissons, de doutes sur sa représentativité démocratique. On efface des ouvrages le plus souvent modestes, en promettant sans preuve que cela apportera une contribution décisive au bon état des eaux et de leurs poissons. Cette action désordonnée à effet non démontré paraît surtout de nature à généraliser la suspicion sur l'efficience et la pertinence des politiques de continuité.

Faut-il souhaiter la survie du saumon de l'Allier, qui a frôlé l'extinction mais y résiste encore, pour un temps incertain? Certainement. Mais on souhaite également un discours de vérité sur les conditions de cette survie ainsi qu'un débat démocratique allant bien au-delà des échanges en cercles restreints d'experts ou des slogans consensuels abêtissant l'esprit public.

A lire
Sur le saumon de l'Allier : la thèse (vétérinaire) devenue livre de Cohendet F 1993, Le saumon de l'Allier. Son histoire, sa vie, son devenir, AIDSA/CGE.
Sur Poutès-Monistrol : Baglinière JL et al (2005), Le complexe hydroélectrique de Poutès-Monistrol (Haute-Loire). Impact sur la population de saumon de l’Allier et sur les autres espèces migratrices, rapport d’expertise GRISAM. Philippart JC (2009), Rapport Expertise Saumon-Poutès pour MEEDDAT, 115 p.  Travade F et al (2005), Impact de l’aménagement hydroélectrique de Poutès-Monistrol (Allier) sur les poissons migrateurs. Bilan des études réalisées de 1983 à 2000, Rapport EDF HP-76/2001/039/A, 90 p. Sur le nouveau Poutès : site de présentation des enjeux.
Sur les gestions des migrateurs : Les rapports d'études du Plagepomi 

Illustration : le saumon de l'Allier, aux grandes heures de sa pêche (aujourd'hui interdite).