11/12/2023

Les biais des hauts fonctionnaires de l’eau et de la biodiversité

Responsable ressources en eau, milieux aquatiques et pêche en eau douce au ministère de l’écologie, Claire-Cécile Garnier est depuis 15 ans une des pilotes de la politique de continuité écologique en France. Cette politique s’est focalisée sur la volonté de détruire des ouvrages hydrauliques (barrages, seuils, digues) et leurs milieux (retenues, étangs, biefs et canaux). Dans une vidéo récente, la haute fonctionnaire expose les raisons justifiant ces choix. Une bonne occasion d’explorer les biais cognitifs à l’œuvre même dans les têtes de la technocratie publique. Et de comprendre pourquoi la continuité écologique est devenue l’une des politiques environnementales les plus contestées sur le terrain.




Ce qui n'est pas dit dans la vidéo (et cette omission est le premier problème)
Biais de cadrage n°1 : ignorance de la dimension sociale et historique de l’eau
Le biais de cadrage consiste à parler d’un phénomène de manière partielle ou partiale car on prend soin d’évacuer les dimensions qui gênent dans le phénomène en question. Ici, la vidéo adopte une approche naturaliste : l’ouvrage hydraulique ne devrait être envisagé que par rapport à des questions écologiques, en particulier par rapport à la naturalité vue comme fonctionnement physique et biologique d’un cours d’eau sans influence humaine. Or, les cours d’eau sont aussi de constructions sociales, historiques, usagères et paysagères, les ouvrages hydrauliques en sont précisément un témoignage (voir Edgeworth 2011, Linton et Krueger 2020). Plusieurs livres universitaires ont constaté la négligence de la diversité des enjeux et de l'écoute des riverains (Barraud et Germaine 2017, Bravard et Lévêque 2020). En évacuant ce sujet, et en évacuant du même coup tout ce que les riverains pensent des rivières aménagées où ils vivent, on rend invisible un pan entier de la réalité. Ce qui n’existe pas dans l’esprit du haut fonctionnaire et des clientèles qui accomplissent sa politique ne mérite finalement pas d’exister dans la réalité. Du coup évidement, on prive le citoyen de divers apports de l’archéologie, de l’histoire, de la géographie, de sociologie, de la politologie, de l’économie, du droit ou de l’anthropologie. On prive aussi le citoyen de la possibilité de donner un avis sur les ouvrages qui ne soit pas dicté par l’obligation naturaliste de n’en parler qu’à travers des impacts sur ceci ou cela. 

Biais de cadrage n°2 : ignorance des aspects écologiques positifs des milieux, fonctions, services liés aux ouvrages hydrauliques
Autre biais de cadrage dans cette vidéo : ne surtout pas parler des travaux qui attestent que les milieux créés par les ouvrages hydrauliques (retenues, étangs, lacs, biefs, canaux, etc.) ont aussi des avantages selon des critères écologiques (ceux retenus comme seul prisme de l’explication). Pourtant, un passage en revue de la littérature scientifique  a par exemple montré que les petits plans d’eau assurent jusqu’à 39 services écosystémiques (Janssen et al 2020). Il est de tout même incroyable de parler du sujet aux citoyens sans être capable de citer un seul de ces services (épuration de l’eau, îlot de fraîcheur, havre de biodiversité, agréments divers en lien à la nature, etc.) ! En outre, les habitats aquatiques et humides d’origine anthropique accueillent aussi de la biodiversité, dont l’étude est très négligée : voir par exemple pour des analyses multi-sites Chester et Robson 2013  ou Zamora-Marin et al 2021, pour des compartiments particuliers de la faune  Sousa et al 2021  sur les moules d’eau douce, Kolar et al 2021 sur les libellules, Labat et al 2021 sur les végétaux. A nouveau, tout cela est nié, gommé, invisibilisé : quand on défend un dogme, on tait ce qui le contredit.

Biais de cadrage n°3 : ignorance du « schéma global » de l’Anthropocène
L’économie générale du discours sur les ouvrages hydrauliques consiste à focaliser l’attention sur des effets locaux (ils ralentissent et réchauffent un peu l’eau, ils modifient les assemblages du vivant, etc.) et à laisser entendre que ces altérations au sens propre (c’est-à-dire ces créations d’un autre état écologique local de la rivière) sont très importantes. Mais en fait, la recherche scientifique montre qu’à l’âge anthropocène (âge de l’influence humaine majeure sur l’environnement), tous les paramètres qualitatifs et quantitatifs de l’eau, des sédiments et des populations associées sont fortement modifiés.  On peut lire par exemple des études sur les poissons d’eau douce (Su et al 2021), sur le cycle des sédiments (Syvitski et al 2022) et les dynamiques sédimentaires (Verstraeten et al 2017), sur les zones humides (Fluet-Chouinard et al 2023), sur l’histoire longue des modification de rivières et fleuves à échelle millénaire (Brown et al 2018). Des chercheurs ont souligné que les plans d'eau sont absents de la nomenclature administrative alors qu'ils représentent sans doute en France un demi-million de biotopes, pour la plupart créés par les humains (Touchart et Bartout 2020). Les ouvrages hydrauliques anciens ne représentent qu’un élément dans ce flux continu de modification du fonctionnement des bassins versants. Ils sont sans commune mesure avec les effets très récents (à échelle historique et géologique) de la mécanisation et des travaux mécanisés en lit majeur / mineur, des pollutions par produits de synthèse, des hausses de prélèvements liées au boom démographique et à la croissance économique

Citation : « Les altérations physiques à cette continuité, obstacles à l'écoulement seuil, barrage endiguement les rectifications sont avec les pollutions diffuses, la pression principale responsable du mauvais état des cours d'eau. »
Biais de focale : ignorance du poids relatif des altérations de l’eau
Cette citation laisse penser que l’obstacle à l’écoulement est un facteur de dégradation de la qualité chimique et biologique de l’eau aussi important que la pollution. Il n’en est rien. Du propre aveu des indicateurs actuellement utilisés pour mesurer la qualité (de l’eau (dont il faudrait discuter par ailleurs la validité), les obstacles à l’écoulement ont un rôle très faible par rapport aux pollutions et aux occupations du sol des bassins versants. C’est ce qui ressort des études quantitatives ayant pris soin de comparer des rivières pour pondérer chaque impact : voir par exemple cette synthèse, ou encore Villeneuve et al 2015, Cooper 2016, Lemm et Feld 2017, Lemm et al 2021. On trompe le public et on détourne l'attention à laisser croire que l’eau s’est beaucoup dégradée à cause de ces obstacles. 

Citation: « Il est vrai que de nombreux ouvrages en rivière, comme les seuils de moulins à eau, ont été construits il y a plusieurs centaines d'années. En revanche, il est faux de dire qu'ils n'ont jamais eu d'impact sur la biodiversité. Selon une étude scientifique de 2016, la généralisation à partir du 11e siècle des Moulins à roues verticales en Europe a causé un premier effondrement des populations de saumon. »
Biais de halo : une étude devient une généralité
En science d’expérimentation et d’observation, une étude isolée n’a jamais fait une connaissance solide. Il faut que cette étude soit répliquée plusieurs fois. La publication citée a été commentée sur notre site (voir Lenders et al 2016), et nous avons formalisé des objections sur les sources françaises, où les auteurs ne distinguent pas le poids de la morphologie et le poids des pêcheries dans la raréfaction locale du saumon. Par ailleurs, une autre recherche en histoire environnementale ne valide pas l'idée d'un déclin des poissons d'eau douce comme cause de changement des régimes alimentaires, mais plutôt l'arrivée de produits des pêches océaniques (Orton et al 2017). D’autres travaux sur les migrateurs français ont montré que ceux-ci restaient globalement attestés jusqu’aux sources des grands bassins versant à la fin du 18e siècle, quand l’essentiel du patrimoine historique des moulins, forges, étangs était présent, voir Merg et al 2020. Cela étant dit, il est évident que la biodiversité d’un cours d’eau va évoluer selon que ce cours est barré ou non. Même des barrages (tout à fait naturels) de castors produisent une cascade d’effets physiques, chimiques, biologiques, ce qui conduit d'ailleurs des chercheurs à admettre qu'il faut repenser l'idée de continuum fluvial (Larsen et al 2021). La biodiversité évolue, avoir une approche fixiste ou espérer retrouver les mêmes profils du vivant que voici 5 siècles ou 5 millénaires n’a aucun sens. 

Citation : « [La continuité] C'est aussi ce qui permet des inondations dans le lit majeur qui vont recharger les zones humides, les sols et les nappes souterraines, qui vont éroder les terres et amener des matériaux à la rivière. » / « Au contraire, les seuils aggravent plutôt localement les inondations parce qu'ils rehaussent la ligne d'eau en permanence et facilitent ainsi les débordements en amont. »
Biais de contradiction : une qualité devient un défaut quand il faut justifier le dogme…
Quand il s’agit de vanter les bienfaits de la continuité écologique, Claire-Cécile Garnier explique que celle-ci se traduit par des inondations et débordements qui remplissent d’eau les nappes et les sols. Quand il s’agit de vanter la destruction des ouvrages en rivières, la même explique que ceux-ci tendent à provoquer des inondations et débordements en amont, ce qui cette fois devient un problème ! Ce raisonnement ad hoc où des acrobaties intellectuelles justifient une chose et son contraire est le signe assez fiable d’une idéologie sous-jacente qui fait feu de tout bois pour asséner ses croyances. 

En conclusion
Nous pourrions reprendre chaque phrase ou presque de la vidéo pour la nuancer, préciser ou parfois contredire. La lecture de notre rubrique idées reçues ou de notre rubrique science permettra aux lecteurs intéressés de comprendre pourquoi.  Ce n'est probablement pas très utile : le personnel public qui s'est engagé dans la mise en oeuvre de la continuité écologique sous sa dimension destructrice des ouvrages et milieux anthropisés connaît ces arguments, mais préfère les ignorer ou les nier. Pour que cette politique change vraiment, il faudra probablement attendre le poids des réalités (besoins de la transition énergétique, nécessités de l'adaptation climatique, réponses aux événements extrêmes sécheresses, feux de forêt et crues) ainsi que le renouvellement d'une génération de décideurs et experts qui a mal posé le problème, mais peine à la reconnaitre. 

9 commentaires:

  1. Bonjour
    Merci de cette réponse très solidement argumentée, qui decode fort bien la propagande sectaire et ideologique indigne des agents de L'Etat

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  2. La politique de l'eau du Ministère selon AC Garnier nous amène tout droit à une catastrophe écologique nationale. Cet exposé purement idéologique est un tissu de contrevérités pour qui connait nos rivières et pour les scientifiques qui s'expriment clairement sur le sujet.
    Mais l'apothéose de l'absurde est dépassé dans cette vidéo lorsque, je cite AC Garnier "Le problème est que si une rivière comporte un enchaînement de seuils alors les habitats et les espèces s'uniformisent… Ce n'est plus la biodiversité qu'on doit trouver dans un cours d'eau."
    Ah bon ?? Euh ??? C'est quoi la bonne biodiversité qu'on doit trouver dans un cours d'eau ? C'est celle que l'on rêve dans un bureau parisien ? C'est celle que l'on veut pour faire plaisir aux pêcheurs dont les fédérations sont asservies par les grasses subventions du ministère ? Ou c'est celles que l'on trouve sur les rivières sinistrées par les seuils que vous avez détruits où les silures, les brochets et autres espèces invasives, autrefois au moins partiellement cantonnés, envahissent et déciment le peu qui reste des populations aquatiques historiques, truites saumons, anguilles etc qui eux n'avaient jamais été gênés par les seuils depuis des siècles ?
    C'est comme si l'on disait: la forêt de Tronçais et ses chênes millénaires célèbres plantés par l'homme il y a 500 ans, non, non fini tout cela, "ce n'est plus la biodiversité qu'on doit trouver en forêt" Rasons tout et nous on va planter les bonnes espèces, on va renaturer tout ça !!! Absurdité idéologique !!
    Madame, l'histoire jugera bientôt très sévèrement votre désastreuse politique de l'eau

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  3. Un grand merci pour cette réponse excellente à la position idéologique de Mme Garnier qui fait preuve d'une naïveté totale.
    1 – Il faut reconnaitre le cycle de l’eau : environ 70% de la pluie sur le terrain français vient des évaporations sur ce terrain et seulement 30% vient des nuages sur la mer. Donc nous avons besoin d’un terrain humide avec beaucoup de rétention de l’eau pour assurer les évaporations. Les barrages sont essentiels. Si on les enlève, la terre absorbe moins d’eau, l’eau va plus vite dans la mer et il y aura de moins en moins de précipitation.
    2 – Il y une génération, la France retenait à peu près deux tiers de l’eau, un tiers était envoyé dans la mer. Aujourd’hui ces proportions sont inversées. L’Italie, cependant, continue à retenir à peu près 90% de l’eau. Ils savent à quel point l’eau est précieuse !
    Continuons à nous battre contre une fausse idéologie pseudo-environnementale du gouvernement – tous ensemble ! Merci Hydrauxois !!

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  4. Facile de critiquer l’exercice quand on le sort complètement de son cadre effectif. Revoyez votre copie vous ne convainquez personne

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    1. Chacun peut voir la vidéo dans le lien. Un biais de cadrage consiste justement à repérer la manière dont on cadre un sujet pour entretenir l'ignorance sur tout ce qui est hors du cadre choisi. En clair, on écarte des connaissances et des angles d'analyse.

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  5. Une autre perle de cette vidéo je cite: "C'est contre-intuitif parce qu'un seuil crée un petit plan d'eau et donne l'impression que l'eau est encore abondante à cet endroit, même en période de sécheresse. Mais en fait, la quantité d'eau dans un cours d'eau se mesure par le débit et non par un volume" .....
    Madame a dû probablement sécher les cours de SVT et elle doit etre fâchée avec les problèmes de baignoire qui se vide ! ....Une quantité qui ne se mesure pas par le volume mais par le débit c'est quand même assez lunaire ! ou alors le débit pendant un certain temps non ? Facteur aggravant, elle a oublié que le débit est strictement le même dans une section de rivière donnée , qu'il y ait une retenue ou pas...donc la aussi elle va pas avoir une bonne note au test....enfin on peut se demander si elle fait la différence entre un lac et une rivière non ? ...... et que dire du raisonnement suivant (à 4:02) : " lorsqu'il y a beaucoup d'eau et que ça s'évapore c'est bien pire que quand il n'y a plus d'eau et que ça s'évapore quand même" .... là c'est un zéro pointé et redoublement... On s'étonne qu'il n'y ait plus de poissons !!

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    1. Votre remarque démontre simplement qu'un cours d'eau n'est pas une baignoire ... qui aurait pu en douter ?

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    2. Ben si justement! Memes principes de dynamique des fluides avec des baignoires et des tuyaux plus ou moins grands mais pour ce qui est des quantités, des volumes et des débits c'est pareil. Vous deviez faire partie de la meme classe que Mme ou on n'ecoutait pas les cours sur les volumes et les débits.... l'avantage quand on ignore les principes physiques de base c'est que comme vous et Mme vous pouvez raconter n'importe quoi sans même vous en rendre compte, tout en étant persuadés d'avoir raison !! On voit le resultat....

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  6. Le commentateur du 17 décembre ignore l'importance de l'analyse dimensionnelle si indispensable en hydraulique. Cela le classe (comme l'autrice de la vidéo) dans la catégorie des gens qui parle de choses qu'ils ignorent.

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