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03/11/2022

Biefs et canaux, les grands oubliés du débat sur la continuité des rivières

Le débat sur la continuité écologique des rivières s'est focalisé sur l'ouvrage hydraulique barrant le lit mineur, que ce soit une chaussée, un seuil ou un barrage. Eventuellement sur sa retenue en amont. Mais on a oublié que dans de nombreux cas, cet ouvrage dérive un canal appelé bief ou béal. Il sert à la production d'énergie dans le cas des moulins, à l'irrigation dans le cas de l'agriculture traditionnelle, parfois à des agréments urbains lorsque le canal traverse la ville. Dans les campagnes, il n'est pas rare que le bief soit de bonne longueur et représente à lui seul un milieu aquatique avec des marges humides. Mais les services instructeurs de la biodiversité montrent souvent une indifférence complète à cette réalité. Le motif de ce mépris: tout ce qui est "artificiel" n'aurait aucun intérêt, le seul objectif est la rivière "naturelle". Une erreur dont il faut sortir, y compris pour conseiller les propriétaires et riverains de canaux et biefs sur la bonne gestion écologique et hydraulique de ce milieu.



Le mot bief (langue d'oïl) ou béal (langue d'oc) désigne un canal dérivé d'un ouvrage hydraulique sur la rivière. Le plus souvent, ce canal dessert un moulin, qui produisait (ou produit encore) de l'énergie à partir d'une chute. Ce peut être aussi une usine hydro-électrique. La fonction du bief est alors de créer une chute, de hauteur à peu près équivalente au dénivellé entre la prise d'eau du bief en amont et la restitution d'eau du bief en aval. Parfois, le canal sert à l'irrigation et dérive dans des parcelles agricoles qui se partagent un droit d'usage de l'eau (béalières du Midi, par exemple). Il arrive aussi que les ouvrages hydrauliques servent à des canaux urbains, jadis pour des usages usiniers et des évacuations de déchets, désormais surtout avec des fonctions d'agrément, de fraîcheur en été parfois d'arrosage des jardins.

La longueur des biefs est très variable. Certains ouvrages dérivent un canal d'une dizaine de mètres seulement, juste pour permettre la chambre d'eau ou le radier de roue d'un moulin. Mais parfois le canal peut faire plusieurs kilomètres. A notre connaissance, il n'existe aucune statistique disponible sur le linéaire total des biefs et canaux en France.

Les canaux et biefs sont les grands oubliés des discussions sur les ouvrages hydrauliques, la continuité écologique et la restauration de rivières. Les analyses se focalisent sur l'ouvrage barrant le lit mineur de la rivière (seuil, chaussée , barrage), sur la retenue / plan d'eau d'eau dans le lit mineur de la rivière, mais le bief lui-même est rarement considéré. Dans les travaux de bureaux d'études procédant à la restauration de continuité écologique, le bief est mentionné mais il est très souvent laissé de côté et ne fait l'objet d'aucune investigation poussée. 
  • On n'étudie pas sa longueur, sa profondeur, ses berges, ses sédiments, sa faune ni sa flore, son hydraulicité. 
  • On ne regarde pas s'il est associé à des zones humides (ni s'il faut le considérer comme zone humide ou cours d'eau lui-même).
  • On ne mesure pas son fonctionnement en crue et en sécheresse.
  • On n'analyse pas sa connexion aux nappes d'accompagnement.
  • On ne s'intéresse pas à ses usages sociaux.
Nous connaissons l'origine de cette indifférence : l'idéologie actuelle de la "restauration de rivière" ou "renaturation" considère que tout milieu d'origine artificiel est sans intérêt. Inutile de l'étudier, inutile de le conserver, ce n'est pas grave si les travaux font disparaître 100 mètres ou 1000 mètres de milieux aquatiques et humides liés à un bief, ainsi que les fonctions hydrologiques de ce canal.


Exemple d'un système complexe de biefs dans une rivière de zone rurale (Ource, Côte d'Or). On voit que le linéaire en eau des biefs est supérieur à celui de la rivière, et que ces biefs forment des annexes de cette rivière dans le lit majeur (souvent les dernières avec les fossés, quand on a drainé les zones humides lors des siècles passés).

Il va sans dire que nous considérons cette vision comme délétère pour la ressource en eau comme pour les milieux aquatiques. En particulier quand on parle de biefs de moulin ou de canaux d'irrigation qui ont plusieurs siècles d'âge et qui ont souvent donné lieu à des processus de renaturation partielle spontanée, donc qui se rapprochent fortement de ces milieux dits naturels que l'on juge seuls dignes d'intérêt. Ce cas est assez fréquent dans les campagnes. 

Il nous est arrivé de voir des biefs charmants et complexes de plus d'un kilomètre mis à sec sans la moindre étude au nom du dogme de l'intérêt unique du lit mineur de la rivière. Ce sont les ravages de l'idéologie. Car quand nous disions à nos interlocuteurs que la moindre des choses était d'étudier ce milieu avant de le détruire, photos  à l'appui sur des habitats et peuplements d'intérêt, nous rencontrions un silence buté et un déni de réalité. Tout ce qui disjonctait le dogme "un milieu naturel c'est bien; un milieu artificiel c'est mal" ne parvenait pas à se frayer un chemin dans l'esprit des gestionnaires de rivières concernées. Ce n'était pas marqué dans le manuel, donc ce ne pouvait être vrai. Ce n'était pas non plus l'idéologie dominante de l'Office français de la biodiversité, dont le seul intérêt était centré sur les lits mineurs et leur restauration en cours d'eau lotique, le reste étant négligé (et donc sans examen dans l'instruction des dossiers). Un vrai problème puisqu'en cas de contentieux, le juge administratif (qui n'est pas un spécialiste) a tendance à suivre ce que dit l'OFB sans se poser trop de questions. Il faut alors faire des contre-expertises, mais elles coûtent cher si elles sont réalisées par des entreprises spécialisées, alors que le rôle d'un établissement public devrait être un inventaire objectif et complet des réalités.

Le problème est qu'à détruire les ouvrages en lit mineur, on réduisait la rivière à ce seul lit, on asséchait les biefs formant les annexes latérales, on perdait sur surfaces parfois considérables de milieux aquatiques et humides, ainsi que des annexes appréciables en diversion de crue, alimentation en eau du lit majeur, approvisionnement de la nappe et des aquifères.  


Biefs et canaux urbains, souvent dérivés d'anciens ouvrages usiniers.

Cette position de déni des biefs et canaux est d'autant moins soutenable qu'une littérature scientifique convergente dit que les milieux aquatiques d'origine artificielle peuvent aussi avoir de l'intérêt pour la biodiversité (même de simples fossés, a fortiori des biefs anciens). C'est aussi vrai des fonctionnalités, comme l'aide à la prévention des crues par diversion latérale, des sécheresses par diffusion de l'eau dans les berges et les sols (télécharger notre dossier de synthèse sur quelques-uns de ces travaux). Sans parler des dimensions sociales d'agrément et de l'aide à l'adaptation climatique, par exemple quand les canaux urbains réduisent les chaleurs pénibles des canicules.

Il est donc nécessaire que l'instruction administrative des ouvrages hydrauliques intègre pleinement la réalité des canaux et des biefs, en visant leur étude, leur préservation et leur bonne gestion. Les milieux anthropiques ne doivent plus être délaissés; ils sont issus de plusieurs siècles voire millénaires d'évolution des lits, ce qui rend peu sensé de les opposer à une nature antérieure qui serait idéalement vierge de présence humaine. Ces canaux et biefs ont un potentiel très intéressant pour l'environnement et la société, mais l'indifférence à leur encontre nous prive actuellement d'une valorisation intelligente.

22/10/2022

Comprendre les rivières comme artefacts culturels

Nous publions une traduction du manifeste de l’archéologue Matt Edgeworth, auteur d’un livre paru voici une dizaine d’années déjà sur la réalité archéologique des modifications des flux d’eau par les sociétés humaines. Loin d’être analysable comme une anomalie industrielle récente,  la relation transformative de l’humanité à l’eau a commencé dès la préhistoire. L’ignorer, c’est entretenir une représentation fausse des fleuves et rivières, une incompréhension du devenir hybride de l’eau, entre puissance sauvage et appropriation sociale.  Ce texte est d’une actualité manifeste à l’heure où les politiques publiques en France et en Europe s’entichent d’un naturalisme amnésique, réducteur voire naïf, faisant comme si le destin culturel et naturel de l’eau n’était pas enchevêtré depuis des millénaires. Et appelé à le rester dans le flux incessant des eaux, des sédiments et des destinées humaines. Une écologie de l’Anthropocène ne pourra pas être une nostalgie d’un paradis perdu, ni sur le plan scientifique, ni sur le plan imaginaire.


Un détail de la série de 15 cartes de la plaine inondable du Mississippi inférieur par le géologue Harold Fisk (Fisk 1944, United States Army Corps of Engineers), montrant les cours actuels et anciens de la rivière. 

Manifeste pour l’archéologie du flot*

par Matt Edgeworth

La matière peut être dans l'un des trois états principaux suivants : solide, liquide ou gazeux. Dans l'étude archéologique des paysages, la matière solide est prioritaire. Procurez-vous presque n'importe quel livre sur l'archéologie du paysage britannique et vous trouverez des matériaux solides mis en évidence, avec des matériaux fluides  liquides et gazeux laissés dans l'ombre. Les fleuves et les rivières sont la matière noire de l'archéologie du paysage (mais pas moins vibrante pour autant). Traversant le cœur des paysages, changeant de formes et d'états au fur et à mesure, ils sont rarement soumis au type d'analyse culturelle appliquée aux matériaux solides. L'eau qui coule a tendance à être considérée comme faisant partie d'un arrière-plan naturel sur lequel l'activité culturelle passée apparaît, à côté duquel se trouvent des sites, auquel une signification culturelle est appliquée ou dans lequel des éléments culturels sont placés, plutôt que comme ayant une dimension culturelle en soi. Or l'activité humaine, sous forme de modification des cours d'eau, est inextricablement liée au cycle dit «naturel» de l'eau. En tant qu'enchevêtrements dynamiques de forces naturelles et culturelles, les rivières ont le potentiel de remodeler le paysage et notre compréhension de celui-ci. Ce manifeste présente six raisons interdépendantes d'amener cette matière noire des paysages dans le domaine de l'étude archéologique.

1. Les rivières sont des artefacts culturels
Les rivières, en particulier dans les pays densément peuplés comme la Grande-Bretagne, sont parmi les caractéristiques du paysage les plus culturellement modifiées. Mais en utilisant le terme artefact, je ne veux pas seulement dire que les rivières et leur débit ont été façonnés artificiellement. Je veux dire aussi que, étant manipulés et contrôlés dans une certaine mesure, leur flux est utilisé pour façonner d'autres choses. À travers les moulins à eau, le flux a été déployé dans le passé pour façonner de nombreux matériaux et les transformer également en artefacts. Plus récemment, l'électricité produite par les centrales hydroélectriques sur les rivières a été transformée en d'innombrables utilisations pour façonner tous les aspects du monde industrialisé moderne. Le débit des rivières a même été utilisé en temps de guerre comme une arme. Les rivières modifiées et manipulées ont également changé la forme des deltas, des plaines inondables et d'autres reliefs à grande échelle.

2. Les rivières sont partiellement sauvages
Aussi façonnées, contrôlées et gérées soient-elles, les rivières ont aussi un aspect sauvage qui n'est pas entièrement prévisible, peuvent agir de manière inattendue et surprenante, et ont la capacité d'échapper au moins temporairement aux formes culturellement appliquées. Cette nature sauvage signifie que toute tentative de contrôler le flux ne sera pas simplement l'application d'une force culturelle sur une substance inerte et passive, car l'eau qui coule est un type de matière particulièrement vibrant, qui peut agir ou répondre de manière parfois imprévue et surprenante, nécessitant des contre-mesures. Cela fait de toute implication humaine avec les rivières davantage une lutte, un entrelacement, une confluence, un maillage, un assemblage ou un enchevêtrement. Quelle que soit la métaphore utilisée, c'est cette fusion dynamique de matériaux et d'agents naturels et culturels, se formant et déformant à travers le temps, qui rend l'étude archéologique des rivières si intéressante.

3. L'activité humaine et l'activité fluviale sont imbriquées
Auparavant, on supposait que l'activité fluviale et la formation des plaines inondables étaient principalement des processus naturels, donc non soumis à une analyse archéologique (culturelle). Mais il s'avère que bon nombre des modèles hydrologiques standard de l'érosion et de la sédimentation des rivières sont basés sur des études de cours d'eau qui - loin d'être naturels comme on le pensait - avaient en réalité fait l'objet de modifications humaines importantes dans le passé. Les preuves d'une intervention humaine extensive dans la morphologie des rivières et des plaines inondables sont claires pour le monde moderne, pas si évidentes pour les périodes antérieures. Pourtant, on le trouve, par exemple, dans l'Europe médiévale et le long des oueds du Proche-Orient ancien, comme des digues monumentales et des plaines inondables surélevées du fleuve Jaune en Chine. Pour leur part, les rivières se sont frayées un chemin dans le tissu même de l'existence humaine - traversant le centre des villes, sous les ponts, le long des parcs et des jardins, dans les écluses, les ponceaux et les tours de refroidissement. Les rivières coulent aussi à travers les rêves, les chansons, les dessins, les projets, les poèmes, les souvenirs et les mythes. Ils font partie de l'histoire humaine.

4. Comprendre les rivières implique de comprendre les activités humaines passées (et vice versa)
Il est maintenant temps d'en finir avec ces vieilles leçons de géographie physique et ces diagrammes omniprésents qui présentent le cycle hydrologique (évaporation → condensation → précipitations → débit → évaporation → etc.) comme des processus entièrement naturels, en quelque sorte séparés de l'activité humaine. En intervenant dans les schémas d'écoulement des rivières - soit directement (par la construction de barrages, la dérivation, le dragage, l'endiguement, le drainage, l'irrigation, etc.) ou indirectement (par la déforestation, les pratiques agricoles, etc.) - les humains ont fait partie du cycle de l'eau pendant des milliers d'années, affectant les flux de sédiments et les formations paysagères. Les rivières et les ruisseaux ont longtemps été des cyborgs (Haraway 1985) ou des hybrides (Latour 1993) – des assemblages dynamiques de matériaux, de flux et de forces, humains et non humains – tout en faisant partie d’autres cyborgs et hybrides. Les interventions humaines dans les cours d'eau sont aujourd'hui d'un ordre de grandeur beaucoup plus important, il est vrai, mais celles-ci restent sur des trajectoires historiques d'enchevêtrement homme-fleuve originaires d'un passé plus ou moins lointain. On pourrait se demander comment comprendre les fleuves et comment mettre en place des stratégies efficaces pour traiter les fleuves si ces trajectoires historiques ne sont pas prises en compte ?

5. Les rivières sont dangereuses, il est donc bon de penser avec elles
Comme lorsqu'un fleuve en crue détruit ou franchit ses rives artificielles et se creuse un nouveau chemin, l'écoulement menace toujours de rompre l'ordre culturel des choses. C'est précisément cet aspect dangereux et sauvage des rivières qui fait qu'elles sont bonnes à penser. Le flux a sa propre logique, qui fonctionne dans les tourbillons, les courants, les lignes de courant, les vortex et les turbulences, circulant autour et au-dessus de la logique des matériaux solides. Elle nous encourage à briser les polarités de pensée, telles que les oppositions rigides entre nature et culture, et à ne pas trop respecter les frontières entre différentes disciplines. Adopter une approche multidisciplinaire, s'appuyer à la fois sur les sciences naturelles et les études culturelles, passer d'une échelle d'analyse à l'autre, rechercher toujours des façons différentes de voir les choses, serait tout à fait conforme à l'archéologie des flots. Le flux lui-même nous met au défi d'adopter des formes d'investigation plus fluides et dynamiques. Penser en termes de flux conduit à mettre davantage l'accent sur les continuités – moins sur les discontinuités. Le simple fait d'introduire le flux dans le champ d'étude a le potentiel de changer radicalement notre façon de penser les choses.

6. L'eau qui coule fournit des modèles pour comprendre d'autres types d'écoulements paysagers
L'eau et la boue ne sont pas les seuls types de matériaux qui traversent les paysages archéologiques. Les personnes, les biens, l'argent, les véhicules, les troupeaux d'animaux et de nombreuses autres entités présentent des modèles de comportement fluides, laissant des traces dans les archives archéologiques. Les rivières et les ruisseaux ne sont pas non plus les seuls éléments matériels à canaliser l'écoulement. Sentiers, chemins creux, voies de procession, escaliers, halls de gare, panneaux de signalisation, berges de rue, câbles à fibres optiques, tourniquets de terrains de football, tracés de rues dans une ville et ainsi de suite – tous les flux de matériaux de chenal  d'un type ou d’un autre, l'un de ces flux étant le déplacement des archéologues eux-mêmes. Même les animaux peints dans les grottes de Lascaux attirent un flux vers eux, lorsqu'ils sont considérés à la lumière de la perspective d'un spectateur incarné se déplaçant à travers les grottes, au lieu de les étudier d'un point de vue fixe.
Que se passe-t-il si nous appliquons des modèles de flux à des preuves archéologiques qui n'étaient auparavant comprises que comme des matériaux solides ?

Références citées
Fisk, HN (1944) Enquête géologique de la vallée alluviale du fleuve Mississippi inférieur, rapport pour le US Army Corps of Engineers, Vicksburg, MS.
Haraway, D. (1985) « Un manifeste pour les cyborgs : science, technologie et féminisme socialiste dans les années 1980 », Socialist Review 80 : 65-108.
Latour, B. (1993) Nous n'avons jamais été modernes (Cambridge MA, Harvard University Press).

(*) NDT :  L’anglais « flow » est difficile à traduire ici. Le même terme signifie le débit et l’écoulement, mais ces mots ne sont pas toujours évocateurs en français. Le mot flux aurait pu être choisi, mais il a une dimension physique un peu détachée de la matérialité de l’eau (nous l’utilisons dans le corps du manifeste quand il est mieux approprié dans une phrase). Nous avons donc opté pour « flot » dans le titre, qui est aussi phonétiquement évocateur du « flow » anglais.

Remarques
Cet article est composé d'extraits d'un livre intitulé Fluid Pasts: Archaeology of Flow  de Matt Edgeworth, publié en septembre 2011 par Bristol Classical Press (Bloomsbury Academic). Le livre a commencé sa vie sous la forme d'un article intitulé «Rivers as Artifacts» écrit pour Archaeolog en 2008. Le «manifeste» a d'abord été présenté sous forme d'article lors de la session «Manifestos for Materials», TAG, Université de Bristol, 2010.

15/10/2022

La recherche scientifique va-t-elle enfin étudier les ouvrages hydrauliques autrement que comme "impact"?

A la conférence Integrative Science Rivers tenue à Lyon l’été dernier, neuf chercheurs français ont appelé à une démarche scientifique pluridisciplinaire pour éclairer tous les effets de la restauration de continuité écologique. Ces chercheurs emploient le terme juste de «socio-écosystème» pour désigner la rivière. Nous commentons ici leur point de vue, et nous les invitons à constater que la recherche dont ils sont représentants a surtout été intéressée ces 20 dernières années par la compréhension des ouvrages hydrauliques comme «impact» à faire disparaître. Alors, quand commence-t-on à les étudier autrement? 


Maria Alp et ses collègues sont intervenus à la conférence IS Rivers pour exposer leur analyse des effets de la restauration écologique sur les systèmes fluviaux, faite à partir d’une revue de la littérature scientifique et grise. Voici le résumé de leur intervention :
«La réglementation environnementale, à l’échelle européenne comme à l’échelle nationale, détermine des objectifs écologiques pour la gestion des rivières. Elle incite les acteurs publics en France à mettre en place une politique ambitieuse de restauration des cours d’eau. Or, les rivières ne peuvent aujourd’hui être dissociées des nombreux usages anthropiques dont elles font l’objet. Cela rend nécessaire de les envisager dans des perspectives multiples et d’intégrer les connaissances de plusieurs disciplines pour comprendre et éventuellement prédire les effets d’un projet de restauration sur les différents compartiments de ces socio-écosystèmes. Nous nous sommes focalisés sur la restauration de la continuité écologique, enjeu d’un débat public très animé en France, et avons réalisé une analyse interdisciplinaire d’un corpus bibliographique large. L’étude poursuit deux objectifs principaux : 1) identifier les limites des connaissances scientifiques actuelles sur les effets de la restauration de la continuité écologique des rivières; 2) identifier les points de vigilance qui pourraient être déterminants pour la trajectoire prise par le socio-écosystème fluvial suite à un projet de restauration. Sans viser une synthèse exhaustive, ce travail propose une perspective interdisciplinaire sur le sujet et encourage les chercheurs et les praticiens travaillant sur la restauration des cours d’eau à s’approprier la complexité des socio-écosystèmes que forment les rivières, de façon à gagner en assurance face aux inévitables incertitudes associées au choix de restaurer, ou de ne pas restaurer. »
Les chercheurs rappellent  que les sciences de l’environnement ont acquis des outils plus performants pour prédire l’évolution d’une rivière depuis un état initial et selon un choix de restauration : modélisation des habitats, du réseau trophique, des flux géniques, etc. 

Ils soulignent néanmoins que la dépendance au contexte de chaque projet crée des inconnues et incertitudes : héritage de la pollution, niveau des populations sources d'espèces cibles, usage des sols dans le bassin fluvial, situation socio-économique locale, variations des conditions climatiques, occurrence d'inondations majeures, etc. L’échelle de temps de la réponse du milieu à une restauration écologique est aussi variable : «plusieurs décennies peuvent être nécessaires aux communautés aquatiques pour trouver un nouvel équilibre». En outre, la restauration écologique a des effets sur la vie de la rivière et des riverains : «Bien que principalement guidée par des objectifs écologiques, la restauration des rivières affecte inévitablement les questions socio-économiques liées aux rivières, notamment la gestion des risques (par exemple, la lutte contre les inondations et la pollution), la diversité de leurs utilisations (par exemple, la production hydroélectrique, la navigation, le tourisme) et la perception des rivières par la population locale (par exemple, attachement émotionnel à des paysages spécifiques)».

Ces points sont soulignés dans la littérature sur la restauration écologique, mais ils progressent lentement faute de rigueur dans le suivi de projet : «La rareté des données de haute qualité et à long terme suite aux projets de restauration, ainsi que la rareté des projets où les effets environnementaux et sociaux de la restauration sont documentés avec rigueur, limitent notre capacité à faire progresser nos connaissances sur les effets de la restauration. Nous insistons ainsi sur l'importance cruciale d'une surveillance à long terme qui doit commencer bien avant le projet de restauration lui-même et doit être associée à une standardisation, un stockage et une gestion rigoureux des données.»

Finalement, les auteurs soulignent «l'importance de créer une culture commune de la rivière entre les acteurs concernés par un éventuel projet de restauration ainsi qu'entre les différentes disciplines de recherche concernées par le thème de la restauration fluviale», en pointant que «la restauration de la continuité de la rivière concerne toujours un territoire spécifique avec contexte écologique et social spécifique, et elle doit être considérée dans le contexte de la trajectoire à long terme de ce socio-écosystème spécifique».

Discussion
Nous notons avec intérêt l’usage de la notion de «socio-écosystème», actant le fait que la rivière n’est pas simplement un fait de nature, mais aussi un fait de culture, une réalité hybride. Reste une énigme : cette vue existait déjà dans des textes des années 1980-1990 à l’occasion notamment d’ateliers du Piren, or elle semble avoir été marginalisée ensuite au profit d’un «naturalisme» moins riche, moins ouvert, consistant seulement à voir l’eau dans ses paramètres physiques, chimiques et surtout biologiques. La faiblesse de sciences sociales et humanités de l'eau s'observe dans l'ensemble de la recherche sur ce thème, comme l'ont montré récemment deux chercheurs. Il est cependant dommage que la communauté scientifique attende les années 2020 et l’échec relatif d’une politique publique (continuité écologique) pour se souvenir que systèmes sociaux et systèmes naturels ne sont pas dissociables. Encore plus dommage que cette communauté n’alerte pas de temps en temps le décideur sur les problèmes prévisibles que rencontrera toute politique naturaliste ignorant la part humaine des modifications de la nature. 

Concernant la continuité écologique, on remarquera que la continuité latérale ne fait pas à notre connaissance l’objet d’opposition à haute intensité, hors la difficulté locale d’acquérir le foncier riverain indispensable. Pas grand monde ne s’oppose à la recréation de zones humides ou d’annexes des lits, au reprofilage de berge, au reméandrage ou à la recharge sédimentaire de lit. Au pire le ratio coût-bénéfice de ces opérations est discuté, ce qui n’est pas toujours illégitime eu égard à la dimension encore expérimentale de la restauration écologique et au manque de suivi sérieux des effets

Le problème s’est en fait concentré sur un phénomène précis : le choix de la continuité longitudinale par destruction des ouvrages hydrauliques, de leurs milieux, de leurs fonctions, de leurs usages. De toute évidence, l’opposition suscitée par ce choix de restauration a révélé un défaut préalable de compréhension de la réalité du socio-écosystème de la rivière. 

Le cas des moulins
Prenons le cas des moulins. Il est intéressant puisque, en dehors des grands fleuves  et des zones urbaines, ces sites représentent probablement entre la moitié et les trois-quarts des «obstacles à l’écoulement» référencés sur les petits et moyennes rivières en France. Le moulin n’est pas juste un «vestige», il représente avec l’étang piscicole et la canalisation urbaine la plus ancienne et la plus répandue des interventions techniques humaines sur le lit mineur ayant des traces toujours présentes aujourd’hui. Outre ses biefs (canaux) qui, dans certaines zones, sont quasiment les dernières annexes latérales du lit mineur dans la plaine d’inondation. Dans bien des vallées, on peut faire l’hypothèse (à vérifier par la recherche) que la rivière aménagée par ces ouvrages à compter du Moyen Âge a pu créer au fil du temps un état écologique alternatif relativement stable, certes différent de celui d’une rivière non-aménagée, mais dont le supposé défaut de «fonctionnalité» reste à caractériser au cas par cas et à échelle du bassin (non pas à décréter a priori par rapport à un modèle théorique de rivière libre).

Combien peut-on compter de publications scientifiques sur ces moulins depuis la loi sur l’eau de 1992 et plus encore celle de 2006 ayant inauguré la politique de «continuité écologique» (longitudinale)? Est-ce que les sciences se sont penchées sur une réalité aussi massive de dizaines de milliers d’ouvrages en rivières (110 000 à leur plus forte présence au 19e siècle) dont plus de 10 000 en rivières classées restauration de continuité écologique, des ouvrages ayant contribué à façonner l’histoire, le paysage, la morphologie, l’hydrologie et la biologie de nombreux bassins? Est-ce que l’acteur « moulin », qui compte deux fédérations et des centaines d’associations, qui conserve une place symbolique et une présence hydraulique dans tant de villages, a été envisagé par les sciences humaines, sociales et politiques? Ne serait-ce que pour des raisons pratiques, y a-t-il eu un effort savant pour caractériser la diversité fonctionnelle des ouvrages de moulin, de leurs impacts hydrologiques, piscicoles et sédimentaires, de leur priorité de traitement?

Pour assurer une veille sur ce sujet, nous pouvons témoigner que peu de choses ont été publiées en recherche revue par les pairs, en dehors de trop rares travaux de géographie sociale (souvent motivés par des controverses), en histoire environnementale et analyse géomorphologique sur la longue durée, ainsi que de récentes avancées autour du « limnosystème », des états semi-lotiques et des écotones de transition. 

Une culture partagée suppose une recherche diversifiée
Le manque d'investigation scientifique sur la réalité des ouvrages hydrauliques et de leurs différentes dimensions est un problème. Il regarde aussi la direction de la recherche, le choix de ses objets, la collecte des faits, la formation des praticiens, l’information du décideur public et en dernier ressort du citoyen. 
  • Si nous devons partager une «culture de la rivière», il faut encore que cette culture soit correctement informée, et non biaisée au départ par une avalanche d’études sur certains aspects et une négligence quasi-complète sur d’autres. 
  • Si la rivière est un socio-écosystème, il nous faut comprendre comment le «socio» et l’«éco» se déploient et interagissent, non seulement dans la société actuelle, mais aussi dans la construction historique des rivières et de leurs bassins versants, qui co-détermine leur dynamique présente et future. 
  • Si les praticiens de la restauration doivent intégrer le «contexte local», il leur faut pour cela des grilles d’analyse et des méthodologies, donc un travail scientifique antérieur de compréhension des réalités (et non de réduction des réalités à un seul angle en vue d’un seul objectif). 
  • Si la restauration écologique veut être acceptable et acceptée, elle peut difficilement se présenter sur un territoire en disant du moulin (comme de bien d’autres) «c'est juste un impact», c’est-à-dire en avançant (même sous la sophistication de concepts savants) une idéologie assez brutale de la nature «normale» sans humain et de l’humain comme présence «anormale» dans un milieu, en négligeant aussi l’évidence matérielle des habitats d’origine anthropique en place autour des ouvrages.
La conférence IS Rivers proposait dans son programme 4 visites techniques dont deux sur des sites industriels, Génissiat (CNR) et Romanche Gavet (EDF). Il nous semble probable que le ton des visites ne consistait pas à promouvoir la disparition hydraulique de ces éléments du patrimoine industriel et la vie économique locale. Or le même raisonnement s’applique à des petits sites qui, fussent-ils simplement des moulins, des étangs, des plans d’eau, des canaux, sont l’objet d’un attachement riverain, ont des usages familiaux, sociaux ou économiques, ont toujours des dimensions culturelles, symboliques et imaginaires, sont parfois là depuis des siècles et disposent alors de singularités hydro-écologiques d’intérêt. 

Les associations, syndicats et collectifs attachés à la défense et à la valorisation des ouvrages hydrauliques pour des raisons patrimoniales, culturelles, énergétiques, économiques ou autres accueilleront à bras ouverts des doctorants ou des chercheurs voulant étudier ces ouvrages et leur hydrosystème local, dans le contexte de leur bassin, selon un angle pluridisciplinaire. L’invitation est lancée : à la recherche de dire si elle est intéressée !

Référence : Maria Alp, Fanny Arnaud, Carole Barthélémy, Marylise Cottet, Christelle Gramaglia, et al. Taking an Interdisciplinary perspective to disentangle complex effects of restoring ecological continuity in riverine socio-ecosystems.  4ème Conférence internationale I.S.Rivers, Jul 2022, Lyon, France. Hal-03760362

08/10/2022

Profiler et reprofiler le delta du Rhin, entre guerre et inondation (Mosselman 2022)

Saviez-vous que le profil actuel du delta du Rhin a été influencé par l’arrivée des troupes de Louis XIV en 1674 et l’humiliation hollandaise de n’avoir pu les stopper ? A travers quelques exemples, un chercheur néerlandais rappelle dans une publication récente que les aménagements fluviaux suivent les aléas de l’histoire humaine, avec des fenêtres d’opportunité qui permettent de réaliser des projets.  En dernier ressort et même quand ils prennent la forme de «renaturation», ces choix sont évalués à leurs résultats tels que les apprécient les sociétés.


Le passage du Rhin, peinture d'Adam Frans Van der Meulen

Le delta du Rhin aux Pays-Bas, parfois appelé delta Rhin-Meuse-Escaut, est une zone modifiée par les interventions humaines depuis l’époque romaine. Erik Mosselman (Université Delft de Technologie) publie un article intéressant sur les entrelacements des choix hydrauliques et des événements historiques à l’Anthropocène. 

Au 17e siècle, les jeunes Pays-Bas ont émergé comme association de provinces unies après le traité de Westphalie (1648). Mais la province de Gueldre et la province de Hollande ont un différend. Près du delta, le bras du Rhin se sépare, avec le Waal méridional vers l’Ouest qui prend la plus grande part, le Rhin septentrional qui tend à avoir moins d’eau. L’excès d’eau dans le Waal brisait les digues et créait les inondations. Les habitants de Gueldre proposèrent de réduire son débit par une dérivation, mais la Hollande refusa, craignant de perdre la navigabilité de cette voie essentielle pour desservir Rotterdam,  Dordrecht et l’arrière-pays rhénan. 

Las, tout le monde fut mis d’accord… par les armées françaises de Louis XIV lorsqu’elles envahirent le pays en 1674. Les troupes traversèrent sans peine les branches du Rhin à niveau bas. L’événement créa un choc dans les esprits (même si les Provinces-Unies ouvrirent finalement grandes leurs digues et noyèrent le plat pays pour repousser les Français). La Hollande et la Gueldre se mirent d’accord pour réaménager la zone et construire le canal de Pannerden (1701-1709) qui servait à la fois à la répartition des eaux, en ligne de défense et en raccourcissement des transports dans le Rhin inférieure. Un peu plus tard, la gestion de cette région deltaïque qui restait très instable donna naissance au Rijkswaterstaat (1798), organe public de gestion de l’eau et des infrastructures. «Sans cette guerre, le système fluvial des Pays-Bas aurait pu se développer d’une manière complètement différente», souligne Erik Mosselman.

Au 20e siècle, le chercheur prend un autre exemple, dont l’événement fondateur n’est pas une guerre mais une catastrophe naturelle : les grandes inondations de 1953. L’ampleur des dégâts provoque la naissance d’un Comité Delta qui décide de protéger les populations et de réduire le coût économique des aléas par un système d’endiguement des branches du delta du Rhin et de barrage évitant les remontées d’eaux salines. Mais dans les années 1970, la mémoire de la catastrophe s’est estompée et les habitants manifestent de plus en plus d’hostilité à l’endiguement, notamment du fait de démolition de patrimoine historique. Dans les années 1980, un groupe d’écologue propose une option novatrice à l’époque, consistant à élargir les lits plutôt qu’à les endiguer. Malgré un prix d’architecture du paysage, le projet n’est pas retenu. 

C'est alors que survient la grande crue de 1995 (le Rhin atteint 12000 m3/s) qui occasionne le déplacement de 250 000 personnes et de nombreux dégâts dans les zones où l’endiguement avait été stoppé. Un programme appelé « Espace pour la rivière » est lancé, avec un budget de 2,3 milliards, reprenant les idées du projet de 1980 : «les plaines inondables ont été abaissées, les obstacles ont été enlevés, les épis ont été arasés ou remplacés par des murs d’entraînement longitudinaux, des canaux latéraux et des canaux de dérivation ont été creusés et des digues ont été reculées. Ces interventions visaient non seulement à réduire les niveaux d’eau de crue, mais aussi à améliorer la ‘qualité spatiale’, un amalgame de nature, de paysage et de patrimoine culturel». 

Erik Mosselman souligne que les normes de résistance aux crues ont encore changé dans les années 2010 et que la politique publique se ré-oriente vers la consolidation de digues, les options impliquant la «renaturation» répondant moins bien aux nouvelles exigences des évaluations. Il y a donc eu une fenêtre étroite pour modifier le profil du delta du Rhin dans le sens d’un espace de liberté en lit majeur.

Discussion
Si la nature fixe ses conditions d’entrée géologiques et hydrologiques, les rivières sont tout autant les filles de l’histoire et des actions humaines. S’en aviser permet de prendre quelque recul par rapport aux «modes» qui se succèdent dans l’inspiration des politiques publiques. En dernier ressort, ce sont les heurs et malheurs des sociétés humaines qui vont guider l’urgence d’agir, et c’est l’obtention de résultats espérés qui sera l’arbitre de l’intérêt de l’action. 

Ce siècle nous promet de nombreux aléas hydrologiques, en particulier les sécheresses et les crues dont l’intensité devrait augmenter avec le changement climatique. Qu’ils prennent l’argument de la renaturation ou de la maîtrise, les aménagements hydrologiques et hydrauliques seront d’abord jugés à leurs effets, et notamment leurs effets socio-économiques en lien aux aléas. Les aménageurs public doivent s’en souvenir, car la perte de mémoire historique de l'eau, le défaut de culture hydraulique et le manque de vision sur les objectifs de l’action peuvent perdre un temps et un argent précieux dans la course à l’adaptation climatique.

30/09/2022

Comment le cycle des sédiments est totalement modifié à l'Anthropocène (Syvitski et al 2022)

A échelle globale, les activités humaines ont augmenté de 215% le flux des sédiments entrant dans les cours d'eau depuis 1950, en même temps qu'elles ont réduit de 49% les sédiments qui arrivent à la mer du fait notamment des extractions de matériaux et de la construction des grands barrages. Des chercheurs proposent aujourd'hui une synthèse de ces données en soulignant combien le cycle des sédiments de l'Anthropocène diffère en ampleur du cycle naturel pré-humain ou pré-industriel. Les grandeurs impliquées rappellent au passage combien les pinaillages des techniciens de rivières sur les minuscules quantités de limon stockées dans les ouvrages anciens de moulins ou étangs sont hors-sol. Il serait bon que les politiques publiques de l'écologie s'appuient sur les vrais ordres de grandeur et non sur des raisonnements déconnectés du schéma d'ensemble. Car à ne pas comprendre les causes et leur poids relatif, on ne maîtrisera pas les effets de nos actions. 

Evolution (mondiale) des flux sédimentaires à l'Anthopocène, art. cit. 

Le cycle sédimentaire est une caractéristique fondamentale du système terrestre : d'un côté il y a formation de montagnes, d'un autre l'érosion physique et chimique par les précipitations, le vivant, les courants, les vagues ou la glace, avec finalement la séquestration des sédiments qui repartent vers le fonds de l'océan. 

Les humains ont collectivement et considérablement modifié les stock et les flux sédimentaires :  gestion des terres cultivées et des pâturages, modification des sols par les bâtis, opérations minières, extraction de sable et de gravier pour les matériaux de construction, etc. Ces activités entraînent des taux d'érosion des sédiments très supérieurs à ceux des cycles naturels pré-humains. L'ingénierie hydraulique a aussi un rôle important: les barrages et leurs réservoirs stockent une fraction substantielle des flux de sédiments, la canalisation des rivières et les transferts entre bassins redirigent de grandes quantités d'eau et de sédiments. Par conséquent, le cycle naturel pré-humain des sédiments est actuellement très altéré, et il est en déséquilibre dynamique.

Jaia Syvitski et ses collègues viennent de publier une estimation du cycle sédimentaire à l'Anthropocène, en prenant comme date de référence 1950, période où l'action humaine s'est accélérée (notamment grâce à la massification de l'usage des énergie fossile dans des machines). Leur chiffrage, dont ils reconnaissent qu'il est une première approximation d'ordre de grandeur, donne une idée de l'ampleur des modifications à l'oeuvre à l'Anthropocène. Le flux massique de sédiments liés aux humains dépasse les 300 milliards de tonnes par an.

Voici les points-clés de leur travail.

"Points clés

• La production de sédiments (approvisionnement) provenant de l'érosion anthropique des sols, des activités de construction, de l'extraction minière, de l'extraction de granulats et de l'extraction de sable et de gravier des côtes et des rivières a augmenté d'environ 467 % entre 1950 et 2010.

• La consommation de sédiments dans l'Anthropocène, y compris la séquestration des réservoirs, le développement des autoroutes, la consommation de charbon et de béton, a augmenté d'environ 2 550 % entre 1950 et 2010.

• Le transport de sédiments de la terre vers l'océan côtier (via les rivières, le vent, l'érosion côtière et la perte de glace) a diminué de 23 % entre 1950 et 2010, tandis que le transport de particules fluviales, y compris le carbone organique, a diminué de 49 % sur la même période. ; les compensations comprennent l'augmentation de l'apport de sédiments par les icebergs et la fonte des glaces.

• S'il n'y avait pas eu séquestration des sédiments derrière les barrages, les rivières mondiales auraient augmenté leurs charges en particules de 212 % entre 1950 et 2010.

• Les impacts de l'anthropocène sur le milieu sédimentaire marin restent mal caractérisés mais, sur la base de la remise en suspension des sédiments des fonds marins issus du chalutage, du dragage et de la poldérisation, le transport anthropique semble avoir augmenté de 780 % entre 1950 et 2010.

• La charge sédimentaire anthropocène de la Terre (apport net de sédiments terre-mer et production de sédiments anthropiques) dépasse 300 milliards de tonnes (Gt) par an, un flux massique qui inclut une faible contribution (<6%) des processus naturels."

Concernant les barrages, les auteurs observent : 

"Les humains ont modifié par inadvertance l'un des plus grands «systèmes» de la Terre, le débit fluvial mondial, qui est essentiel au flux de sédiments continentaux. Aujourd'hui, du fait des retenues artificielles et des déviations, seuls 23 % des fleuves de plus de 1 000 km coulent sans interruption vers l'océan côtier (10,5 % en Europe, 18,7 % en Amérique du Nord)120. Au moins 3 700 grands barrages (≥15 m de hauteur de retenue verticale), qu'ils soient prévus ou en construction, réduiront le nombre de grandes rivières à écoulement libre restantes d'environ 21 % supplémentaires. Plus de 40% du débit fluvial est intercepté par de grands réservoirs. Les grands barrages sont la principale cause de séquestration des sédiments : sur les 58 519 grands barrages recensés, seuls 1,4 % ont été construits avant 1850 (capacité de 6,1 km3) alors que 10 % ont été construits entre 1850 et 1950 (capacité de 685 km3).
 
95,7 % de la capacité totale des réservoirs mondiaux (>15 000 km3) ont été construits après 1950. L'efficacité globale de piégeage des sédiments des réservoirs est passée de 5 % en 1950 à 30 % en 1985. Les grands barrages ont piégé environ 3 200 Gt de sédiments depuis 1950, dont environ 74 % auraient probablement atteint l'océan côtier. La charge particulaire fluviale « potentielle » combine alors les charges fluviales observées avec cette charge potentielle du réservoir, de sorte que la charge fluviale potentielle en 1950 était d'environ 17,8 Gt par an (et proche des taux de fond du Quaternaire) et 55,5 Gt par an en 2010. S'il n'y avait pas de barrages, les sédiments se déverseraient dans les deltas côtiers."

Discussion
On peut débattre du choix de fixer à 1950 la naissance de l'Anthropocène, car en réalité, la recherche scientifique montre que le cycle de l'eau et du sédiment est modifié depuis la sédentarisation néolithique (lire par exemple nos recensions de Brown et al 2018). Ce qui change au fil des générations, c'est d'une part le nombre total d'humains, d'autre part la capacité technologique à manipuler des quantités de matière. La période 1800-présent a montré une accélération de la démographie et de la technologie, donc des évolutions physiques, chimiques et biologiques induites par les humains. Mais en soi, ces évolutions ont commencé au paléolithique et ont connu une première accélération au néolithique, l'enjeu de sédentarité impliquant une croissance de la maîtrise locale des environnements des groupes humains.

La recherche de Syvitski et de ses collègues parle des grands barrages dans l'altération du flux sédimentaire, parce que ces ouvrages qui entravent tout le lit majeur sont conçus pour ne pas être surversés par l'eau, à la différence des petits ouvrages. Il en résulte qu'ils bloquent dans leur réservoir une fraction considérable de la charge solide (sable, gravier, pierres, blocs). L'effet est long à se déployer complètement : les rivières françaises continuent par exemple aujourd'hui de s'ajuster à la politique de construction des grands barrages entre 1850 et 1980, ainsi qu'aux barrages de correction torrentielle qui ont été conçus pour réduire les éboulements rocheux dans les régions montagneuses. Quant aux sédiments qui circulent dans les rivières, ils sont souvent issu de l'érosion de sols agricoles nus en hiver, du ravinement s'exerçant sur des surfaces artificialisées de bassin versants, de nombreux déchets des sociétés industrielles.

Prendre conscience de l'ampleur de ces phénomènes, c'est aussi prendre conscience du simplisme de certaines politiques de continuité écologique sédimentaire. On a vu depuis 15 ans des techniciens de rivières venir discuter avec gravité des niveaux d'envasement ou des déficits granulométriques sur quelques dizaines de mètres autour des moulins, étangs, plans d'eau, usines hydrauliques. Mais faire grand cas de cet épaisseur du trait, sur des systèmes à faible réservoir datant de plusieurs siècles et se réajustant vite à l'équilibre, cela n'a guère de sens par rapport à la réalité des grandeurs physiques impliquées dans le cycle de l'eau et des sédiments à l'Anthropocène. 

Enfin, ce travail aide aussi à comprendre pourquoi les politiques de "renaturation" relèvent souvent de l'imagerie de carte postale et du slogan technocratique : l'évolution des derniers siècles ne permet pas de laisser penser que l'on pourrait restaurer une nature antérieure par quelques interventions impressionnistes sur le paysage. Les changements des cycles des sédiments, de l'eau, du carbone, de l'azote, du phosphore, de la biomasse continentale et de bien d'autres sont profonds. 

Référence : Syvitski J et al (2022), Earth’s sediment cycle during the Anthropocene, Nature Reviews Earth & Environment, 3, 3, 179-196.

27/06/2022

L’Europe propose une loi de restauration de la nature

La commission européenne vient de proposer un projet de loi relatif à la restauration de la nature. Nous analysons sa disposition sur la continuité des rivières, tout en rappelant que la notion floue de «restauration de la nature» est contestée par une partie de la recherche scientifique: cette construction intellectuelle inspirée de spécialistes de l’écologie de la conservation ne correspond pas à la manière réelle dont les humains vivent leur environnement et interagissent avec lui depuis des millénaires, comme elle n'inclut pas la réalité des nouveaux écosystèmes créés par les humains dans l'histoire. Plusieurs évolutions de ce texte vont donc être suggérées aux parlementaires européens pour son adoption, puis aux parlementaires français pour sa transposition.


La direction générale de l’environnement de la Commission européenne vient de proposer, dans le cadre du Pacte vert, un projet de directive sur les écosystèmes. Voici un extrait de son communiqué :

« La Commission propose aujourd’hui le tout premier acte législatif qui vise explicitement la restauration de la nature en Europe, dans le but de réparer les 80 % d’habitats européens qui sont en mauvais état et de ramener la nature dans tous les écosystèmes, depuis les forêts et les terres agricoles jusqu’aux écosystèmes marins, d’eau douce et urbains. Dans le cadre de cette proposition de loi sur la restauration de la nature, des objectifs juridiquement contraignants en matière de restauration de la nature dans différents écosystèmes s’appliqueront à chaque État membre, en complément de la législation existante. L’objectif est de couvrir au moins 20 % des zones terrestres et marines de l’UE d’ici à 2030 par des mesures de restauration de la nature et, d’ici à 2050, d’étendre ces mesures à tous les écosystèmes qui doivent être restaurés. »

Le memorandum de justification (en anglais) peut se lire à ce lien

Continuité écologique des rivières: la France a déjà largement fait sa part, avec beaucoup de problèmes en retour d'expérience 
Dans le cas particulier des rivières qui nous intéresse, cette proposition européenne vise à obtenir en 2030 un linéaire de 25 000 km de cours d’eau sans obstacle à échelle de l’union européenne. Comme nous l’avions déjà fait observer, la France à elle toute seule a déjà classé à peu près cette dimension de linéaire de rivière par les arrêtés administratifs de continuité écologique de 2012 et 2013, faisant suite à la loi sur l’eau de 2006. 

Cela signifie que notre pays a à en quelque sorte «surtransposé» par avance les normes européennes (non encore existantes voici 10 ans), avec des objectifs qui se sont d'ailleurs révélés très peu réalistes par rapport aux capacités d’action. Si cet acte législatif venait à être adopté au niveau européen, nous pourrons donc informer les décideurs nationaux que la France est déjà largement dans l’excès d’ambition sur ce dossier, et non pas dans le manque d’action. Inversement, la France est très en retard dans la lutte contre les polluants émergents, ce que l'Europe lui a reproché. De surcroît, la méthode de mise en œuvre de la continuité écologique de rivières a soulevé depuis 10 ans des contentieux juridiques, des contestations scientifiques, des conflits sociaux et des réformes législatives, donc l’expérience française indique plutôt à l’Europe que ce sujet particulier doit être repensé avec beaucoup plus de précision et d’attention, certainement pas asséné comme une évidence. 

De nombreux universitaires et chercheurs mettent en garde contre l'opposition stérile et fausse entre nature et société
Sur le fond, ce texte européen déploie parfois une idéologie déjà datée sur l’opposition entre la nature et la société. Il y a un consensus large sur la nécessité de maîtriser des substances toxiques pour la santé humaine et environnementale. Il y a aussi souvent un désir social de préserver des paysages et cadres de vie où la biodiversité n’est pas trop altérée. Mais l’idée directrice de « restauration de la nature » nous semble bien trop contestée au plan scientifique et politique pour en faire une ligne normative directrice à échelle de l’Union européenne. 

Des universitaires ont ainsi critiqué la posture intellectuelle des experts et hauts fonctionnaires de l’Union européenne qui inventent une notion de « nature » plus philosophique ou technocratique que scientifique (voir Linton et Krueger 2020, Vos et Boelens 2020). En effet, pour les sciences d’observation (naturelle, humaine, sociale), il existe des phénomènes physiques, chimiques, biologiques, sociaux, économiques, techniques ne pouvant pas être arbitrairement séparés entre ce qui serait d’un côté « la nature » et de l’autre un « humain » qui en serait exclu, différent. En réalité, nos environnements humains et non-humains ne font qu’évoluer ensemble depuis des millénaires. 

Dans le cas des rivières, la recherche scientifique a montré que les bassins versants actuels sont tous issus d’une co-évolution des conditions  physiques et des pratiques humaines à compter de la sédentarisation néolithique, sans qu’il soit possible ou simplement sensé de dire que la référence «naturelle» serait la rivière telle qu’elle était en l’an 1800, en l’an 1000, en l’an 0, ou encore au paléolithique – sans compter l'effet actuel et futur du changement climatique faisant évoluer ces références «naturelle»  (voir Bouleau et Pont 2014, 2015, Lespez 2015, Verstraeten 2017, Su 2021). Hélas, la direction générale de l'environnement de la commission européenne entretient une ligne de pensée simpliste à ce sujet, dont l’expérience concrète des chantiers de «restauration de la nature» a déjà montré de nombreuses limites.

Deux évolutions nécessaires : intégrer la protection des nouveaux écosystèmes créés par les humains, garantir la priorité à la lutte contre le changement climatique en cas de conflit de normes
Concrètement, nous allons demander aux parlementaires européens en charge de la discussion du texte puis aux parlementaires français en charge de sa transposition deux évolutions indispensables :
  • Les ambitions sur les écosystèmes aquatiques et humides doivent impérativement inclure la préservation et la valorisation écologiques ce que l’on appelle les «écosystèmes culturels», «nouveaux écosystèmes» ou «écosystèmes anthropiques», c’est-à-dire les milieux ayant émergé des activités socio-économiques au fil des siècles passés et ayant produit des états écologiques alternatifs. Cela inclut par exemple la protection des retenues, lacs, mares, étangs, biefs, canaux, etc.
  • Face à la crise climatique et énergétique prenant peu à peu une dimension existentielle en Europe, les normes doivent être hiérarchisées et, comme le proposent de nombreuses voix dans les pays européens, toutes les énergies renouvelables doivent avoir priorité (notion d’ «intérêt public majeur» assurant la hiérarchie des normes dans la conduite des politiques publiques). Cela signifie que les opérations de «restauration de la nature» doivent être placées secondairement aux opérations assurant la souveraineté énergétique et la prévention d’un changement climatique dangereux. Cela exclut tout ce qui affaiblit, retarde, empêche la mobilisation européenne d’une source d'énergie bas-carbone, en particulier dans le cas de l’hydraulique, qui a l’un des meilleurs bilans en ce domaine. 

23/02/2022

Quand riverains et usagers des canaux résistent à la normalisation administrative de la nature (Collard et al 2021)

Les béals sont des canaux gravitaires d'irrigation traditionnelle en Cévennes, avec un seuil qui détourne la rivière vers de multiples parcelles. Une sociologue et deux géographes ont analysé la mise en oeuvre des nouvelles normes administratives en écologie aquatique, issues des lois françaises et de la directive européenne sur l'eau. Les chercheurs relèvent des différences de perception de la nature chez les acteurs, ainsi qu'une difficulté à mettre en adéquation des propos théoriques sur le fonctionnement idéal de cette nature avec la réalité complexe des nouveaux écosystèmes issus des usages humains.


Aquarelles originales : Nicolas De Faver, Source : Livret "Béals et pesquiers dans la vallée du Gijou", ATASEA


Anne-Laure Collard, François Molle et Anne Rivière-Honegger (université Montpellier, CNRS, IRD, ENS Lyon) ont analysé la mise en oeuvre des nouvelles normes sur l'eau (directive européenne 2000, lois de 1992, 2006) dans les canaux d’irrigation gravitaire anciens de la Haute Vallée de la Cèze, en Cévennes gardoises. Ces canaux y sont appelés béals et maillent historiquement le territoire de moyenne montagne.

L'imposition d'une règlementation administrative se fait par des outils de gestion qui comportent des volets d'obligations et de préconisations : classement en Zone de Répartition des Eaux (ZRE), nécessité d'un Plan de Gestion de la Ressource en Eau (PGRE). L'argument est celui de la "modernisation" imposée aux associations d’irrigants (ASA, établissements réunissant des propriétaires privés sous tutelle du préfet) ou à des particuliers. Mais cette évolution ne se passe pas toujours bien.

Une première friction concerne l'effet de découragement lié à des procédures : "Le béal est une affaire locale et familiale. À ce titre, la modernisation n’est pas toujours bien reçue, car interprétée comme une complexification bureaucratique qui mine le «plaisir» pris à s’en occuper. En pratique, des procédures doivent être suivies telles que la rédaction d’un compte-rendu des Assemblées générales, la tenue d’une comptabilité et d’un suivi quantitatif des prélèvements engendrant des frais supplémentaires. Cette administration est aussi vécue comme une négation des dimensions flexibles et négociables des modalités de gestion de l’eau."

En outre, des choix sont contestés. La mise en conformité des béals par les ASA est une des conditionnalités d’accès aux aides publiques, avec obligation d'économie d'eau et de continuité écologique. Mais "la plupart des travaux subventionnés consistent à poser des tuyaux en PVC pour améliorer l’efficience du canal. Le béal est ainsi résumé à ses dimensions techniques de dérivation et de distribution de l’eau. Or, pour les habitants rencontrés, les béals sont un «art de vivre» se référant à des valeurs sensorielles et esthétiques, aux sociabilités villageoises". La pose de tuyaux est certes une solution efficace et pratique pour l’entretien du réseau à des endroits difficiles d’accès ou sujets à des pertes, mais le "tout tuyau" n'est pas pour autant apprécié. Et le béal n'est pas réduit dans l'esprit de son riverain à une fonctionnalité monodimensionnelle d'écoulement optimal.

Sur le terrain, il existe une complexité hydrologique et hydraulique des béals, que les études de débit mesurent mal. Plusieurs travaux, de l’Onema et du syndicat de bassin ABCèze laissent entendre que le débit de la rivière dérivée (Gardonnette) se reconstitue d’une prise d'eau à la suivante, ou que l'ouverture / fermeture des béals (sur le bassin du Luech) ne donna pas un résultat des jaugeages concluant. Or, cette incertitude de terrain ne nourrit pas le doute chez tous les acteurs : "malgré ces incertitudes, les convictions de celles et ceux responsables d’appliquer la réglementation ne sont pas ébranlées. La simplification hydraulique est suffisante dès lors qu’elle corrobore les postures individuelles, comme c’est le cas pour cet interlocuteur qui préfère nier le particularisme des béals et considérer que : «globalement, les canaux ont un impact fort sur la ressource en eau. De toute façon, en tout cas pour l’instant, c’est clair [...]» (Entretien Agence de l’Eau, novembre 2018).

Les auteurs pointent que la "continuité écologique" est l'une des dimensions de la normalisation administrative mal vécue sur le terrain. Pourtant, leurs entretiens très intéressants avec les acteurs (y compris publics) montrent que les faits sont loin d'être établis clairement quant à l'impact délétère des seuils et dérivations sur la rivière. Nous citons longuement ce passage qui intéresse de près notre propre réflexion et celle de nos lecteurs :

"Le raisonnement selon lequel l’impact "réel" des béals n’aurait pas vraiment besoin d’être démontré scientifiquement pour être retenu, car relevant du "bon sens", est conforté par les enjeux de continuité écologique. En effet, le béal est aussi envisagé comme un obstacle potentiel, susceptible de court-circuiter la rivière. Cet argument est régulièrement avancé par les acteurs publics rencontrés lorsque celui des prélèvements est trop mis à mal :

« L’eau est mieux dans le cours d’eau plutôt que de rester dans le canal, surtout en période d’étiage où les poissons en ont besoin ». (Entretien DDTM, mai 2019) « Ce que souhaitent l’AFB et l’Agence [de l’Eau], c’est d’essayer de court-circuiter le moins possible toute cette partie en amont. Entre l’amont et les restitutions, "on" prend une grande partie du débit et c’est sur cette partie-là où il ne faudrait pas que le débit de la rivière soit trop réduit ». (Entretien Chambre Agriculture, avril 2018)

Cette définition négative du béal pour les milieux correspond à une lecture centrée sur son potentiel de dérivation du cours d’eau et le risque d’intermittence encouru. Pourtant, l’impact local des seuils n’est pas quantifié, pas plus qu’il n’est envisagé par les acteurs publics familiers du terrain comme un obstacle à la reproduction piscicole ou au transport sédimentaire :

« Oui, quand il y a une crue, il y a deux ou trois seuils qui sont peut-être limites. Mais oui, elles remontent les truites. Elles remontent et elles descendent ». (Entretien AFB, juin 2018) « Même nous, on ne connait pas trop les impacts [des seuils]. Les seuils, une fois qu’ils sont comblés de sédiments, le transport se fait aussi. La vie piscicole en crue, suivant les seuils, ça peut passer. C’est une thématique où le syndicat ne s’est pas trop lancé ». (Entretien ABCèze, mars 2018)

Un pêcheur ajoute « n'avoir jamais vu l’un des siens se plaindre des béals » (Entretien, mai 2019). Ainsi la qualification du béal comme objet externe à la rivière procède d’une simplification hydraulique, elle est aussi la traduction d’une conception administrative de la rivière que l’injonction d’appliquer le cadre de régulation nourrit dans le sens où les agents responsables de faire respecter les réglementations se doivent d’agir, d’impulser une « mise en mouvement » comme l’un d’eux l’exprime, afin de se rapprocher des objectifs identifiés pour l’amélioration du bon état écologique des masses d’eau."

Au final, notent les chercheurs, "selon cette manière de voir, le décompte des « pertes » est important et les restitutions sont ignorées ; la recherche d’économie d’eau, le respect de la continuité écologique comptent, les relations sociales et les histoires locales moins. Selon cette manière de voir, la rivière est une nature «muette et impersonnelle» (Descola, 2005), une «substance fluide» (Helmreich, 2011) que la présence des béals viendrait perturber, et qu’il vaut donc mieux fermer. Ce travail montre comment les savoirs hydrologiques empiriques issus de l’expérience sensible des « gens d’en haut » viennent interroger ceux produits par l’expertise (c’est là un autre nœud de friction). En effet, ces savoirs mettent en avant la complexité des processus de circulation de l’eau entre le lit de la rivière, le sol et le canal, et soulèvent la question du rôle des canaux sur la biodiversité, renseignée par ailleurs (Aspe et al., 2014). Enfin, ce travail montre que les ontologies sensibles et modernes «agissent» sur les réalités des acteurs en présence (Mol, 1999). Pour certains des gestionnaires de l’eau et des agents de l’administration française, les savoirs experts produits simplifient les béals pour les réduire à un prélèvement quelconque en eau, et maîtrisable. Selon une conception sensible, la perméabilité des canaux vue comme dysfonctionnelle par l’administration française est définie comme véritable lien et liant entre les habitants et la rivière, et les béals font la biodiversité locale, car indissociés de la rivière et des milieux."

Et leur mot de conclusion : "Ce travail montre donc l’intérêt de poursuivre les travaux sur les sociétés d’irrigants en mutation, illustrant les difficultés à prendre en compte les savoirs locaux dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques de l’eau, malgré la volonté affichée de le faire ; mais aussi les contradictions inhérentes à toutes les politiques environnementales qui visent à "rationaliser" les pratiques selon des principes uniformes et des paramètres calculés au niveau local dans un contexte de grande incertitude."

Discussion
Cette recherche montre tout l'intérêt de développer des sciences sociales et humanités de l'eau en appui des politiques publiques des rivières, des canaux, des plans d'eau, des écosystèmes originels ou anthropiques. 

D'une part, ces recherches permettent de comprendre le vécu et la perception de l'eau par ses riverains et usagers, dans leur diversité et complexité. Une administration qui aurait été formée à un discours simplificateur de l'eau comme phénomène biophysique ou comme phénomène économique rencontrera résistances et incompréhensions si elle veut plaquer son approche sur le réel. C'est ce qui arrive assez fréquemment aux administrations de l'eau depuis leur "tournant écologique" consécutif à la loi de 1992 (cf sur ce tournant Morandi 2016). Le problème est éventuellement aggravé en France par l'approche souvent verticale et hiérarchique de la gestion publique, là où d'autres pays laissent davantage de libertés aux acteurs locaux pour faire émerger des projets s'ils ont réellement un sens partagé (voir par exemple les observations en ce sens dans la thèse de Drapier 2019 sur la comparaison France - Etats-Unis et dans celle de Perrin 2018 sur les conditions de gouvernance durable de l'eau).

D'autre part, ces recherches mènent à interroger ce que signifie la "nature" des sciences de la nature. Les politiques publiques de l'écologie ont été menées en Europe et en France sur un mode assez technocratique, avec des batteries d'indicateurs et métriques visant à une normalisation et à une certification de résultat. Mais il y a beaucoup de trous dans la raquette. Des limnologues avaient par exemple montré qu'un demi-million de plans d'eau en France sont devenus invisibles au regard des nomenclatures de la DCE dans son interprétation française, alors même que ces milieux ont une existence singulière au plan de l'hydrologie, des fonctionnalités, de la biodiversité (voir Touchart et Bartout 2020). Ces milieux invisibilisés deviennent des anomalies, car la nomenclature attend uniquement une "masse d'eau rivière" dans l'ignorance des évolutions historiques de ladite masse d'eau, qui est en fait devenue au fil du temps une "rivière avec des retenues et des canaux". Un certain discours de l'écologie de la conservation, en affirmant que seule valait comme référence normative et biophysique une "nature sans humain", a joué un rôle négatif de ce point de vue, en évacuant comme non pertinente l'étude des écosystèmes réels, y compris ceux de milieux anthropisés.

Référence : Collard AL, Molle F et Rivière-Honegger A (2021), Manières de voir, manières de faire : moderniser les canaux gravitaires, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, 21, 2

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23/11/2021

Près de la moitié des espèces de poisson du bassin de Seine sont d'origine exotique (Belliard et al 2021)

Une équipe de chercheurs montre qu'en l'espace de moins d'un millénaire, 46% des espèces de poisson présentes dans le bassin de la Seine sont devenues non-indigènes au bassin, en raison d'introductions répétées, surtout depuis le 19e siècle. Cette tendance devrait se poursuivre à horizon prévisible. Ces travaux posent la question du rapport que nous entretenons avec ces nouvelles espèces. Faut-il forcément y voir une "atteinte à la biodiversité" alors que le nombre total d'espèces de poisson est plus grand aujourd'hui qu'hier? Faut-il espérer un retour à l'état des espèces d'il y a un millénaire, alors que rien n'indique que c'est possible? Et serait-ce de toute façon souhaitable? L'écologie de la conservation doit davantage clarifier les coûts et bénéfices attendus dans la gestion des espèces exotiques, mais aussi préciser pourquoi telle ou telle représentation de la nature serait un objectif en soi pour notre société.


Vivier représenté sur une fresque du 14e siècle source.

Le bassin versant de la Seine s'étend sur plus de 76 000 km2, sous un régime hydrologique pluvial/océanique. Plus de 95 % de cette superficie se trouve dans un grand bassin sédimentaire à faible altitude (moins de 500 m), ce qui a été favorable au développement précoce d'une importante population humaine : environ 3 millions de personnes vers 1300, 8 millions vers 1900 et à 17 millions aujourd'hui. Les cours d'eau du basin de Seine ont été modifiés et artificialisés de multiples manières: moulins à eau étangs piscicole, plan d'eau d'irrigation, puis chenalisation pour la navigation, régulation pour les crues, constructions de canaux pour relier la Seine aux autres voies d'eau de l'Europe occidentale, méridionale et centrale. 

De manière directe pour l'alimentation ou le loisir, de manière indirecte par ces créations de nouveaux habitats, l'occupation de la Seine a conduit à l'introduction de nouvelles espèces, en particulier de poissons. Jérôme Belliard et ses collègues ont analysé des sources historiques et contemporaines les plus variées pour analyser l'apparition de nouvelles espèces dans le bassin (dites exotiques ou non-indigènes, car implantées par l'action humaine). 

Voici le résumé de leur recherche :

"La propagation d'espèces non indigènes est aujourd'hui reconnue comme une menace majeure pour la biodiversité des écosystèmes d'eau douce. Cependant, depuis très longtemps, l'introduction et l'acclimatation de nouvelles espèces ont été perçues principalement comme une source de richesse pour les sociétés humaines. 

Ici, nous avons examiné l'établissement d'espèces de poissons non indigènes dans le bassin de la Seine d'un point de vue historique en adoptant une double approche. Dans un premier temps, à l'échelle du bassin entier, à partir de diverses sources écrites et archéologiques, nous avons retracé la chronologie, au cours du dernier millénaire, des implantations d'espèces allochtones. Dans un deuxième temps, en analysant le suivi des poissons de plusieurs centaines de sites couvrant la diversité des rivières et des ruisseaux, nous avons examiné les changements de nombre et d'abondance des espèces non indigènes dans les communautés de poissons locales au cours des trois dernières décennies. 

La première introduction d'espèce documentée remonte au XIIIe siècle mais c'est à partir du milieu du XIXe siècle que les tentatives d'introduction se sont accélérées. Aujourd'hui, ces introductions ont atteint un niveau sans précédent et 46% des espèces recensées dans le bassin sont allochtones. Au cours des trois dernières décennies, les espèces non indigènes ont continué à augmenter au sein des communautés de poissons à la fois en termes de nombre d'espèces et d'abondance d'individus. Les augmentations les plus prononcées sont notées sur les grands fleuves et les sites où les pressions anthropiques sont fortes. Les voies navigables reliant les bassins européens, la mondialisation des échanges et le changement climatique en cours fournissent un contexte général suggérant que l'augmentation de la proportion d'espèces non indigènes dans les communautés de poissons du bassin de la Seine devrait se poursuivre pendant plusieurs décennies."

Au total, au moins 37 espèces de poissons ont été introduites dans le bassin de Seine. Certaines ne se sont pas acclimatées ou ont été extirpées, il en reste 28 aujourd'hui. Parmi ces 28 espèces, 6 semblent maintenues par des empoissonnements, les 22 autres sont naturalisées et connaissent un maintien autonome. 

Ce graphique montre que la plus grande partie des nouvelles espèces sont d'apparition assez récente à échelle historique (depuis 1900). 


Extrait de Belliard et al 2021, art cit.

Cet autre graphique montre la progression décennie par décennie des années 1850 à nos jours.

Extrait de Belliard et al 2021, art cit.

Les auteurs observent que dans les plus petites rivières, on a pu observer localement des déclins d'espèces exotiques, indiquant que la tendance n'est pas inévitable en soi, même si les causes de variation à la baisse (donc de sa possible persistance) ne sont pas clairement établies.

Discussion
La période moderne, que certains auteurs proposent de nommer Anthropocène, a connu un brassage sans précédent (sur une si courte durée) des espèces au niveau planétaire en raison de la multiplication des échanges entre les pays et les continents. Cela contribue à l'évolution des écosystèmes en place, puisque les réseaux trophiques sont modifiés et de nouveaux lignages apparaissent un peu partout. Nous ne sommes qu'au début du phénomène en terme évolutif. Certaines des espèces exotiques sont invasives ou proliférantes car, n'ayant pas de prédateurs et étant bien adaptées au nouveau milieu, elles se répandent très rapidement au détriment des espèces en place. D'autres n'ont pas cette expansion foudroyante et se contentent de se maintenir en occupant une niche.

En écologie et biologie de la conservation, l'accent est plutôt mis sur le caractère négatif des espèces exotiques. Celles-ci ne sont pas toujours comptabilisées dans les inventaires de biodiversité, et des débats existent à ce sujet (voir par exemple Velland et al 2017, Primack et al 2018). La raison en est que l'espèce exotique plus banale (plus répandue) peut menacer l'existence d'espèces indigènes plus rares. 

Cependant, ce point de vue du naturaliste pose question quand il s'agit de définir des politiques publiques. Autant les espèces invasives peuvent représenter des coûts, autant les espèces exotiques non proliférantes ne posent pas de problèmes particuliers au plan économique et social. Extirper une espèce déjà installée est complexe, voire parfois impossible. En outre, il reste de lourdes incertitudes sur notre avenir climatique et hydrologique, donc sur les communautés d'espèces qui seront les mieux adaptées aux conditions de l'Europe dans un siècle. 

Ce choix est aussi discutable sur le fond du problème, c'est-à-dire selon les représentations que l'on a de la nature et du vivant : si l'on ne considère pas que la nature est figée et si l'on voit l'évolution du vivant à l'Anthropocène comme un épisode après d'autres de sa longue histoire, en quoi l'espèce exotique est-elle nécessairement un problème en soi? On peut comprendre une politique de conservation d'un stock minimal de certaines espèces endémiques menacées, afin de préserver un potentiel adaptatif, mais une tentative de régulation stricte de la composition du vivant paraît utopique. Et d'une utopie dont le caractère désirable et utile pour tous les citoyens reste à démontrer.

doi: 10.3389/fevo.2021.687451

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19/09/2021

Natacha Polony, Camille de Toledo, la Loire et les moulins

Signe des temps : les moulins se sont invités sur France Inter à une discussion sur les droits et les représentations politiques de la nature. 


Camille de Toledo (haut) Natacha Polony (bas) et les moulins du bassin de Loire (DR).

L'émission Le Grand Face-à-Face (18/09/2021) de France Inter a donné lieu a d'intéressantes discussions entre Natacha Polony et l'écrivain Camille de Toledo, à l’initiative de l’ouvrage Le fleuve qui voulait écrire (Les Liens qui Libèrent). Camille de Toledo est partisan d'une redéfinition juridique et politique des démocraties, visant à donner des droits à la nature et à des éléments naturels. En accordant le statut de sujet de droit à des espèces, des milieux, des écosystèmes, on institue de nouveaux rapports entre l'humain et le non-humain.

Cette position, inspirée notamment des travaux de Bruno Latour, n'est pas sans poser de nombreuses questions. Natacha Polony a soulevé des points problématiques à travers les exemples des moulins et des silures du bassin de la Loire. Les premiers, présents souvent depuis 1000 ans comme le rappelle la chroniqueuse, ont façonné la nature et créé à leur tour de nouveaux écosystèmes locaux. Les seconds, introduits depuis quelques décennies dans le bassin de la Loire, se sont acclimatés et font désormais partie des espèces peuplant le fleuve. 

Dès lors, qui définit les contours de ce qu'est la nature, de ce qu'elle devrait être, de la manière dont elle doit être protégée en droit et représentée en politique? Qui dira que tel écosystème, telle espèce, n'est pas en situation de "naturalité", qu'il faudrait éventuellement les détruire ou les interdire? 

Hélas, les réponses de Camille de Toledo ont été assez généralistes et évasives... Voire inquiétantes quand un autre chroniqueur (Ali Baddou) soulignait que le livre de l'écrivain suggère des hypothèses de mandat impératif et non représentatif, c'est-à-dire des positions prises au nom de la nature qui seraient au-delà de toute discussion et de tout compromis propres à la démocratie parlementaire.

Ces discussions sont certes fort théoriques par rapport aux réalités immédiates du changement climatique, de la pression humaine sur les ressources rares, des pollutions durables des milieux. Mais, comme notre association l'a souligné à de nombreuses reprises (voir quelques références ci-dessous), ces questions sont importantes pour le débat public : elles engagent le sens que l'on donne à l'écologie et, plus largement, la reconnaissance de la pluralité des représentations que l'on se fait de la nature. 

Si les ouvrages de moulins sont devenus (eux aussi) une sorte de sujet "non-humain" du débat politique et juridique, c'est qu'ils ont été le lieu d'une confrontation inédite entre les tenants d'une naturalité "sauvage" jugeant toute altération humaine d'un milieu biophysique comme une anomalie à faire disparaître et les tenants d'une nature en évolution permanente où les influences humaines sont des héritages au même titre que d'autres. 

Les oppositions ne sont pas forcément tranchées, car précisément une démocratie intégrant les questions écologiques est capable de compromis. Mais à partir du moment où l'on acte que la nature terrestre est devenue une réalité hybride entre la dynamique de ses éléments biophysiques antérieurs à notre espèce et la dynamique de l'expérience humaine depuis des millénaires, il faudra bien clarifier les références au nom desquelles on prétend changer le droit et la politique pour y instituer de nouveaux sujets.

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