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31/07/2018

Justifier un choix de continuité pour les truites communes

Suffit-il de montrer qu'un obstacle bloque la montaison de truites communes pour établir qu'une intervention sur argent public est nécessaire et urgente? C'est ce que suggèrent deux ingénieurs de recherche de l'Irstea dans la dernière livraison de la revue Sciences Eaux & Territoires. Or, il n'en est rien, car le débat sur la continuité a permis de préciser depuis quelques années les attentes des riverains sur ce compartiment de l'action en rivière. Si la fragmentation d'un cours d'eau limite la mobilité en long mais n'est pas pour autant une entrave à la survie des populations de truites dans ses différents tronçons, l'investissement n'est pas prioritaire. Une circulation non optimale n'est pas en soi un motif suffisant pour dépenser et pour nuire à d'autres usages établis (ce qui n'empêche pas des actions volontaires, lorsque les conditions de financement et de gouvernance sont réunies). Les chercheurs doivent donc affiner les grilles de priorisation des interventions s'ils veulent les rendre légitimes pour les riverains.

Nous avions évoqué les travaux de Céline Le Pichon, ingénieur de recherche Irstea en hydro-écologie, à propos d'une recherche récemment publiée (voir Roy et Pichon 2017 )

Avec Evelyne Talès, elle revient dans la dernière livraison de la revue Sciences Eaux & Territoires sur les enjeux de la trame bleue, en particulier sur la caractérisation d'un besoin de continuité écologique. Les deux auteurs introduisent ainsi leur démarche : "Pour que la trame bleue soit fonctionnelle, il est important de diagnostiquer l’effet de la fragmentation des cours d’eau sur les poissons pour restaurer de manière efficace la continuité écologique. Une méthode consiste à utiliser les outils de biotélémétrie pour identifier la capacité des poissons à franchir les ouvrages existants et leurs aménagements et évaluer ainsi l’efficacité de la restauration. Un cas d’étude est présenté concernant le suivi de populations de truite dans des petits cours d’eau de têtes de bassins en Ile-de-France."

S'ensuit l'expérimentation sur deux petits cours d’eau de têtes de bassin, l’Aulne et la Mérantaise (Parc naturel régional de la Haute Vallée de Chevreuse) pour évaluer le comportement des truites vis-à-vis des ouvrages naturels et anthropiques, ainsi qu'analyser les capacités des individus à recoloniser les secteurs amont.


Exemple donné par Le Pichon et Talès 2018 sur le sivi de mobilité d'une truite de 41 cm face à des obstacles de différentes tailles.

Il est observé : "Certains seuils pouvant être franchis périodiquement au gré des variations de hauteur d’eau, ne constituent pas des obstacles permanents, au moins pour les individus de grande taille. Il est avéré dans notre étude que les truites sont empêchées de gagner des zones potentielles de fraie en amont des obstacles. Les observations par télémétrie indiquent que certaines se sédentarisent au pied des obstacles alors que d’autres ayant un gite plus en aval, s’y présentent temporairement, en particulier lors des migrations de reproduction. Ces observations indiquent clairement que la présence d’obstacles ne leur permet pas d’explorer l’intégralité du cours d’eau et les contraint à se reproduire dans le linéaire accessible. L’impact négatif des ouvrages sur les populations de truite est donc avéré dans ces cours d’eau."

Ce point devrait cependant être le début de l'enquête, et non sa conclusion.

Que des ouvrages fragmentant la rivière réduisent l'espace de mobilité de certaines espèces de poissons est une évidence peu contestée. La question est de savoir l'effet de cette fragmentation sur des populations cibles de l'intervention envisagée : tout impact négatif n'est pas en soi un déclencheur d'action, surtout quand l'action n'a rien d'anodin (ce qui est le cas des chantiers de continuité, de manière générale des chantiers affectant les écoulements en place d'une rivière et les propriétés riveraines).

Ainsi, dans les cas où la restauration de continuité écologique crée des conflits d'usage et des interrogations citoyennes sur le bon usage de l'argent public de l'eau, elle doit justifier plus en détail de sa nécessité. Dans l'exemple envisagé ici, il faudrait répondre à diverses questions :

  • l'action en faveur d'une espèce répandue (Salmo trutta fario), non inscrite sur la liste rouge des espèces menacées de l'IUCN, souvent issue d'introduction par l'homme de souches d'élevage, est-elle une priorité d'engagement des fonds publics et pour quelles raisons par rapport à d'autres enjeux de biodiversité sur des espèces vulnérables voire au bord de l'extinction?
  • comment s'établit la démographie de la truite sur les cours d'eau analysés, ses structures de populations ? En particulier, la situation fragmentée permet-elle la survie de sous-populations dans les différents tronçons séparés par des ouvrages peu ou pas franchissables?
  • a-t-on documenté sur les cours d'eau un risque d'extinction dans des situations de pression extrême (canicule, assec) ? Et indépendamment du facteur "ouvrage", que sait-on de ce risque à horizon 2050 et 2100 selon les évolutions climatiques projetées sur la zone?
  • subsidiairement, quels effets ont les ouvrages sur la biodiversité et la biomasse totales des poissons au-delà de la truite? 

S'il s'avère que la sauvegarde de la truite est un élément clé de la biodiversité locale, que cette sauvegarde est gravement mise en péril par une fragmentation et que l'investissement dans le salmonidé a du sens malgré le réchauffement attendu, alors il peut y avoir une raison d'investir l'argent public dans des choix de continuité ciblés sur cette espèce, sous réserve d'examen coût-bénéfice avec d'autres alternatives pour obtenir le même résultat. Mais si ces conditions ne sont pas remplies, il vaut mieux reconsidérer l'usage de cet argent public dans des choix qui auront davantage d'effets sur la quantité et la qualité de l'eau et de ses milieux vivants.

Comme le gouvernement semble s'orienter vers une logique de priorisation des enjeux de continuité, ces questions risquent de devenir importantes dans un proche avenir, pour améliorer la rationalité des choix publics environnementaux.

Référence : Le Pichon C, Talès E (2018), Note méthodologique - Évaluer la fonctionnalité de la Trame bleue pour les poissons, Sciences Eaux & Territoires, 25, 68-71

20/07/2018

Quand les cormorans déciment les rivières à salmonidés (Jepsen et al 2018)

Une étude danoise montre que le grand cormoran peut consommer 30% des truites et jusqu'à 78% des ombres des rivières qu'il colonise, sa pression de prédation suffisant à expliquer les déclins localement observés de ces espèces. Ce retour du cormoran est pourtant un succès de l'écologie de la conservation. Et il y a d'autres candidats piscivores à la recolonisation des rivières, chez les oiseaux comme chez les mammifères.



Quasi-disparu voici un demi-siècle, le grand cormoran ou cormoran commun (Phalacrocorax carbo sinensis) a été protégé par la directive oiseaux 79/409/CEE de 1979 et sa population s'est reconstituée en Europe. C'est donc une réussite de conservation. Mais elle ne fait pas que des heureux, car les oiseaux aquatiques sont régulièrement accusés de s'éloigner des littoraux et de venir vider les rivières ou les étangs de leurs populations de poissons.

Niels Jepsen et ses collègues (Institut des ressources aquatiques, Université technique du Danemark) observent que l'on manque de données empiriques à ce sujet. Depuis que la population de grands cormorans  a augmenté, le Danemark a été l'une des principales zones de reproduction pour cet oiseau aquatique. Après une période de forte hausse (2000 couples en 1980, 36 000 couples en 1993), puis des effectifs de reproduction stables pendant 10 ans, la population des grands cormorans a légèrement diminué au Danemark (autour de 25-28 000 couples dans les années 2010).

Dans le même temps, une combinaison d'hivers froids et de faible disponibilité des proies côtières a apparemment poussé les oiseaux à chercher de nouvelles zones d'alimentation. Ainsi, les cormorans ont commencé à apparaître dans les rivières, coïncidant avec un déclin massif observé de poissons, principalement la truite commune (Salmo trutta) et l'ombre commun (Thymallus thymallus).

L'étude a été réalisée dans les rivières Nørrea et Kongea. Ce sont de petites rivières de plaine (débit annuel moyen 5 m3/s et 14 m3/s), avec substrat sableux, couverture boisée extensive et régimes d'écoulement stables. Ces rivières sont naturellement pauvres en espèces de poissons, les salmonidés étant les populations dominantes.

Les auteurs ont utilisé la radio-télémétrie, l'étiquetage PIT (Passive Integrated Transponder) et les enquêtes traditionnelles sur les poissons pour estimer l'impact de la prédation par les cormorans.


Taggage et prédation estimée sur les différentes espèces de poissons de la rivière Nørrea. Cliquer pour agrandir. Les ombres (Thymallus thymallus), les gardons (Rutilus rutilus), les vandoises (Leuciscus leuciscus) et les truites (Salmo trutta) semblent les principales cibles. Extrait de Jepsen et al 2018, art cit, droit de courte citation

Résultat : la récupération des PIT-tag a révélé qu'environ 30% des truites sauvages et 72% des ombres sauvages de la Nørrea étaient consommés par les cormorans. Dans la Kongea, 79% des ombres marqués ont fait l'objet de prédation.

Au final, notent les chercheurs, "la prédation par les cormorans semble se situer à un niveau qui explique l'effondrement observé des populations d'ombre commun et de truite commune dans de nombreux cours d'eau danois".

Discussion
Ces résultats restent préliminaires, et valables pour la région analysée. Néanmoins, les conflits entre les pêcheurs-pisciculteurs et les cormorans sont couverts par les médias depuis des années, et d'autres travaux ont déjà observé la réalité des prélèvements de poissons par les oiseaux (voir Koed et al 2006; Marzano & Carss 2012; Klenke et al 2013; Skov et al 2013; Ovegaerd et al 2017).

Ce travail nous inspire quelques réflexions :

  • les poissons ne sont pas un sommet de la chaîne trophique, puisqu'ils sont eux-mêmes les proies d'oiseaux et de mammifères, dont l'étude devrait être intégrée en routine dans l'évaluation écologique des milieux aquatiques (ce n'est pas le cas aujourd'hui),
  • les effets des mesures de l'écologie de la conservation peuvent entrer en compétition avec des usages humains et des pratiques sociales (ici la pêche et le pisciculture), la question n'étant pas limitée à certains cas très médiatisés (ours, loup),
  • l'écologie de la conservation appliquée à des milieux en déséquilibre car répondant à des impacts anthropiques peut aussi représenter une pression supplémentaire pour des espèces fragilisées, autrement dit on peut avoir des conflits de priorité dans les choix sur les espèces à protéger ou à réguler,
  • anthropiques ou intrinsèques, s'exerçant à différentes échelles de temps, les facteurs de variation de population piscicole sont nombreux, ce qui impose une certaine prudence quand on  prétend faire un diagnostic de causalité d'une évolution locale (combien d'analyses de population piscicole intègrent l'évolution pluridécennale des relations proie-prédateur sur la rivière? Quasiment aucune, à notre connaissance),
  • les cormorans sont loin d'être la seule pression naturelle de prédation sur les poissons (hérons, butors, martins-pêcheurs, cigognes, loutres, visons…) de sorte qu'une pleine restauration des relations proies-prédateurs de la rivière y poserait sans doute à terme la question de la place de la pêche humaine. Jepsen et ses collègues observent ainsi la chute des ventes de carte de pêche d'un facteur 20 dans les rivières recolonisées par des cormorans.

Référence : Jepsen N et al (2018), Change of foraging behavior of cormorants and the effect on river fish, Hydrobiologia, 820, 1, 189-199.

Illustration en haut : Wald1siedel - Travail personnel, CC BY-SA 4.0

18/07/2018

Mobilité réelle des truites, barbeaux, chevesnes sur l'Arve et le Rhône (Chasserieau et al 2018)

Céline Chasserieau et 8 collègues (Fédération de pêche de Haute Savoie en France, Institut Terre-Nature-Environnement en Suisse) ont procédé au suivi télémétrique de 3 espèces de poissons (truite, barbeau, chevesne) pour comprendre plus en détail leur comportement migratoire en lien à la connectivité et aux affluents de l'Arve et du Rhône. Il s'avère que la moitié seulement des poissons ont un comportement de mobilité de plus de 2 km dans leur cycle de vie, même si ces populations comptent certains individus à grands déplacements. Ce comportement doit être intégré dans la future grille de priorisation des ouvrages hydrauliques présentant des impacts, au lieu de l'actuel classement sans discernement de rivières entières et du traitement coûteux d'ouvrages sans grands impacts.

Voici le contexte de l'étude : "L’Arve est une rivière glaciaire qui rejoint le Rhône à Genève en traversant une zone fortement urbanisée : la vallée de l’Arve (…). Au fil des années, les multiples chenaux de ces deux grandes rivières se sont réduits à un chenal unique endigué sur les deux rives pour protéger les infrastructures et parsemé d’ouvrages transversaux plus ou moins conséquents : 3 ouvrages hydroélectriques cumulant 32 m de chute fragmentent les 27 km de Rhône genevois tandis que les 50 km étudiés de l’Arve comptabilise 13 seuils majoritairement en enrochements libres."

L’étude télémétrique a été réalisé esur les cours de l’Arve (50 km), du Rhône genevois (25 km) et sur les secteurs aval de leurs principaux affluents (entre 1 et 4 km). Les déplacements individuels ont été caractérisés sur 2 ans (mai 2013 à mai 2015). Parmi les 206 poissons radiomarqués, 154 ont fourni de l’information, les autres ayant été perdus. En moyenne, un individu a pu être suivi durant 234.5 jours (±152.5) avec une fourchette de 30 à 491 jours.



Graphique extrait de Chasserieau et al 2018, at cit, droit de courte citation. Déplacements de 11 truites migrantes sur le bassin de l’Arve. Le point initial des courbes est le point de relâcher ; les points suivants sont les détections. En gris clair, les poissons issus de l’Arve et en foncé ceux issus des affluents. Les cercles sont des détections dans l’Arve et les autres symboles celles dans les affluents.

Les principaux résultats :
  • Une part seulement des individus de chaque espèce est migrante (plus de 2 km de rivière pour effectuer toutes les phases de leur cycle de vie et/ou de changer de cours d’eau) : 56% des truites fario, 45% des barbeaux fluviatiles de l’Arve (90% de ceux du Rhône) et 50% des chevesnes.
  • Les truites de l’Arve sont davantage migrantes et parcourent en moyenne 491 m (± 1665)  durant la période de reproduction pour trouver des habitats favorables.
  • Les individus sédentaires se rencontrent plutôt sur les affluents (diversité d’habitats sur des linéaires plus courts) avec des taux de mobilité plus faibles (18% à 30% toutes espèces confondues).
  • Certains individus effectuent de grands déplacements pour assurer leur descendance et finissent par revenir à leur site de repos après s’être reproduits. Ainsi en moyenne, les domaines vitaux des truites fario à grandes migrations sont deux à trois fois plus conséquents que ceux des deux espèces de cyprinidés : 13.76 km (± 10.86) pour la truite fario contre 6.15 km (± 3.25) pour le barbeau et 4.90 km (± 4.88) pour le chevesne. 

Discussion
Ce travail rappelle que tous les individus d'une population (d'une espèce par extension) holobiotique n'ont pas le même niveau de mobilité, et que la plupart des migrations restent d'assez courtes distances, même pour les truites. Cela relativise la part des bénéfices quand on fait une analyse coût-bénéfice de la défragmentation des rivières, étant attendu que les politiques environnementales doivent investir en priorité là où les gains sont maximaux et/ou là où des populations piscicoles ne peuvent survivre en situation fragmentée. Par ailleurs, des chercheurs ont suggéré que la pression des barrières au fil des générations pourrait produire une sélection adaptative et favoriser des individus de plus en plus sédentaires au sein des populations (voir Branco et al 2017). Les mobilités réelles et leur évolution doivent donc être davantage étudiées, l'objectif public ne pouvant être de "renaturer" toutes les rivières en supprimant systématiquement des ouvrages, mais bien d'optimiser des conditions locales pour certains poissons - et cela sans pour autant perdre de la biodiversité sur d'autres compartiments aquatiques (y compris la biodiversité acquise sur les nouveaux écosystèmes de lacs, retenues, canaux).

Il est aujourd'hui débattu de la nécessité de prioriser les ouvrages hydrauliques à traiter au titre de la restauration de connectivité en long. Cette priorisation devra se faire selon des critères scientifiques et non administratifs (ou simplement halieutiques). Un modèle de sensibilité des espèces à la fragmentation selon leur taux de sédentarité / mobilité pourrait y aider, en connexion avec un modèle du réseau hydrographique délimitant les linéaires accessibles ou non. Il sera particulièrement important de veiller à ce que la nouvelle définition des ouvrages prioritaires au titre de la continuité résulte de telles méthodes transparentes, reproductibles et réfutables. C'est-à-dire de la science ouverte plutôt que de cénacles fermés, comme ce fut hélas le cas pour le classement très problématique de 2012-2013.

Référence : Chasserieau C et al (2018), La connectivité du bassin de l’Arve et du Rhône genevois étudiées via la télémétrie pour 3 espèces : la truite fario, le barbeau fluviatile et chevesne. The Connectivity on the Arve River and the Rhône River near Geneva highlighted by the telemetry for three species: the brown trout, the barbel and the chub, Conférence Integrative Sciences Rivers 2018.

Les 3e rencontres internationales Integrative Rivers (4-8 juin 2018), à l’Université Lyon 2, ont donné lieu à de nombreuses présentations d'équipes de chercheurs et gestionnaires, dont certaines apportent des perspectives intéressantes. Nous en commentons quelques-unes cet été.

08/06/2018

La Mérantaise, ses poissons et ses ouvrages (Roy et Le Pichon 2017)

Deux hydro-écologues ont étudié une petite rivière d'Ile-de-France pour comprendre l'impact des ouvrages hydrauliques sur la circulation des truites. Ils observent qu'une petite partie des obstacles à l'écoulement bloque l'essentiel des gains possibles d'accès en habitats de frai ou de nourriture. Tout traiter n'aurait pas un bon bilan coût-bénéfice par rapport à des interventions ciblées. Cette recherche montre donc que l'on peut prioriser les interventions de continuité écologique, d'autant que la mobilité des truites mesurée par radiotélémétrie (quelques centaines de mètres) se révèle assez modeste. Mais cette recherche ne répond pas à d'autres questions. Et notamment : pourquoi dépenser de l'argent public et imposer des contraintes en faveur de la truite commune si l'espèce n'est pas menacée (contrairement aux grands migrateurs amphihalins)? 


La Mérantaise est une rivière de la haute vallée de Chevreuse (Yvelines), affluent de l'Yvette, bassin de Seine. Elle a un bassin versant de 31 km2. Cette rivière a été identifiée comme réservoir biologique en raison de la présence de 28 espèces terrestres et aquatiques protégées, dans le cours d'eau ou ses zones humides attenantes. La rivière comporte aussi plusieurs moulins, en place depuis un à plusieurs siècles.

Mathieu Roy et Céline Le Pichon ont analysé un tronçon de 6 km, d'une largeur de 2-5 m, pente moyenne de 0,75%, substrat mêlée de limon, sable, gravier et galets. Douze barrières ont été retrouvées : 3 associées à des moulins, d'autres à des buses, passages routiers, lavoir.

Entre mars 2012 et avril 2013, 39 truites communes âgées de plus de 1 an ont été suivies en radio-télémétrie. Leur taille variait de 178 à 554 mm. L'analyse a révélé que les poissons immatures circulent sur une distance moyenne de 143 m (maximum 366 m) hors période de reproduction et les poissons mature de 170 m (maximum 774 m), ces derniers circulant en moyenne 351 m (maximum 830 m) en période de frai.

Les ingénieurs ont ensuite utilisé un logiciel (Anaqualand) pour estimer le gain que représenterait le traitement des obstacles à la circulation. Ils en présentent ainsi le fonctionnement:  "Le logiciel permet à l'utilisateur de quantifier la connectivité structurelle et fonctionnelle entre les parcelle d'habitat ou des points de coordonnées en amont ou en aval, ou les deux (Le Pichon et al 2006). La connectivité structurelle peut être quantifiée en calculant les distances entre les parcelles d'habitat dans le cours d'eau (c'est-à-dire le chemin le plus court à l'intérieur des limites du chenal) et la résistance au mouvement est supposée homogène. En revanche, la connectivité fonctionnelle intègre la distance entre les parcelles et une résistance variable au mouvement, ce qui permet d'identifier les chemins les moins coûteux, exprimés en résistance minimale cumulée (MCR) (Adriaensen et al 2003; Knaapen et al 1992). Cette approche est basée sur les hypothèses générales de la théorie de la stratégie optimale de recherche de nourriture (Davies et al 2012) prédisant que les poissons auront tendance à minimiser les coûts d'énergie lorsqu'ils voyagent (Giske et al 1998). Ainsi, le chemin le moins coûteux entre deux parcelles d'habitat fonctionnel peut parfois impliquer de parcourir une distance plus longue que l'option la plus courte afin d'éviter un obstacle ou une zone à risque."

Le principal résultat du travail est qu'en rendant franchissable 3 barrières sur 12, on obtient un gain d'accès à des frayères qui ne s'améliore pas significativement ensuite. Les barrières en place ne sont pas des obstacles pour la circulation liée aux besoins quotidiens de recherche de nourriture, cf image ci-dessous, cliquez pour agrandir.

Gain en accès d'habitats de frai (gauche) et de circulation courante (droite) selon le nombre d'ouvrages rendus transparents. Cliquer pour agrandir. Extrait de Roy et Le Pichon, art cit.

Mathieu Roy et Céline Le Pichon concluent : "A la lumière de l'analyse, les efforts dans le cas de la Mérantaise devraient se concentrer sur l'amélioration de la franchissabilité de la barrière B3, à la fois pour augmenter la superficie des habitats de fraie accessibles de 13% de la superficie totale de l'habitat pour la truite, et maximiser la connectivité entre l'habitat de fraie et les parcelles d'habitat à usage quotidien. Un tel changement serait favorable, car une meilleure connectivité entre les habitats de fraie et d'utilisation quotidienne pourrait accroître la probabilité d'utilisation de l'habitat (Flitcroft et al 2012). Cependant, l'élimination d'autres obstacles en amont n'augmenterait que légèrement la superficie totale de l'habitat accessible, en raison des obstacles plus franchissables et de la moindre disponibilité d'habitats fonctionnels dans cette zone en amont. Par conséquent, l'élimination ou la modification de ces obstacles pourrait être considérée comme peu prioritaire pour la gestion et la conservation de l'habitat de la truite".

Discussion
A l'heure où certaines réfléchissent à la priorisation du traitement des ouvrages hydrauliques à fin de continuité, cette étude de Mathieu Roy et Céline Le Pichon suggère que traiter la totalité des barrières à la circulation n'est pas forcément utile, car le rapport coût-bénéfice peut devenir défavorable à mesure que les gains diminuent et que les dépenses s'accumulent. Les gestionnaires de bassin versant seraient avisés d'utiliser de tels outils, au lieu de multiplier des opérations. Le syndicat concerné a fait des travaux lourds de continuité écologique sur certaines zones et parle de "projet ambitieux du rétablissement de la continuité écologique de la Mérantaise".  Il est vrai que ces travaux étaient d'abord motivés par le risque inondation à Gif-sur-Yvette, impliquant plutôt la continuité latérale et l'expansion de crue, mais il a été aussi posé à l'occasion le supposé besoin d'intervenir sur le maximum d'ouvrages.

Or, outre le peu d'intérêt de traiter systématiquement les ouvrages, cette étude pose d'autres questions. Ainsi, la Mérantaise est déjà classée comme réservoir biologique (28 espèces protégées dans le bassin), donc la nécessité de mobiliser l'argent public pour agir sur la continuité en long de ce cours d'eau doit être questionnée, alors que tant d'autres sont dans un état plus dégradé appelant des actions plus utiles (voire plus impératives pour atteindre notre obligation européenne de bon état écologique et chimique, prioritaire par rapport à la question des densités locales de poissons migrateurs). Par ailleurs, la truite commune est une espèce abondante et non menacée en France et en Europe, outre que les populations présentes en rivière sont souvent issues des empoissonnements de pêcheurs depuis plus d'un siècle. Les données sur la Mérantaise suggèrent qu'elle n'est pas menacée non plus dans cette rivière, les mobilités observées étant compatibles avec la fragmentation. Enfin, aucune étude ne permet de dire si les ouvrages et leurs annexes hydrauliques ont des effets sur cette biodiversité locale. Nous souhaitons que le gestionnaire des rivières fondent leurs réflexions et actions sur la réalité biologique des bassins - inventaires faune-flore, étude des habitats singuliers, - plutôt que sur des principes abstraits qui seraient valables partout.

Référence : Roy ML, Le Pichon C (2017), Modelling functional fish habitat connectivity in rivers: A case study for prioritizing restoration actions targeting brown trout, Aquatic Conserv: Mar Freshw Ecosyst, 1–11.

Illustration en haut : photo Jlbailleul, CC BY-SA 3.0

23/05/2018

Les barrières à la migration peuvent-elles protéger des souches de truite menacées de disparition?

Depuis 150 ans, la maîtrise de la reproduction de la truite commune en élevage a conduit à des déversements massifs dans les rivières françaises, le plus souvent à l'initiative et au bénéfice du loisir pêche. Ce choix a diffusé la souche atlantique de la truite et il menace la pérennité de la souche méditerranéenne. Dans une thèse parue sur la question, dont nous reproduisons un extrait, on a évoqué la possibilité d'utiliser des barrières à la migration pour préserver des bassins ou des tronçons, évitant ou minimisant ainsi l'homogénéisation génétique des souches. Voilà une hypothèse qui change du dogme de la transparence totale des rivières par suppression de tout obstacle migratoire, choix paresseusement mis en avant par tant de gestionnaires. Si des discontinuités peuvent aider à préserver les singularités génétiques des truites, qu'en est-il pour le reste du vivant? Une question que l'on devrait se poser avant d'agir dans la précipitation, au nom de certitudes un peu trop hâtives et définitives. 

La truite commune (Salmo trutta) est l’espèce de salmonidé la plus répandue en Europe. Elle n'est donc pas considérée comme menacée, mais elle a pris une importance patrimoniale en raison de l'activité halieutique (valorisation par les pêcheurs) et de sa polluo-intolérance (symbole d'une eau en bon état).

Dans son aire de répartition européenne, la truite commune montre cinq grandes lignées évolutives. Ce que l'on appelait des "sous-espèces", mais on parle désormais plutôt d'une "unité évolutivement significative" (ESU). Conserver des populations différenciées permet de garantir la diversité intra-spécifique de cette espèce. La figure ci-dessous donne la répartition de ces souches (Caudron 2008, th. cit., d'après Bernatchez 2001).



En France, on trouve deux souches de truites : atlantique et méditerranéenne. Mais la pratique de pisciculture de la truite à fin de repeuplement ou simplement d'empoissonnement surnuméraire, maîtrisée à partir du milieu du XIXe siècle, a conduit pendant 150 ans à diffuser surtout dans les rivières françaises la souche atlantique d'élevage. Cela nuit à la diversité génétique interne de l'espèce, avec soit des remplacements et disparitions locales de la souches méditerranéenne, soit des hybridations (introgression génétique) faisant perdre éventuellement certains traits d'intérêt, comme des adaptations à l'environnement local.

En 2008, Arnaud Caudron a produit une thèse doctorale (université de Savoie) sur les populations de truite commune des torrents haut-savoyards et les stratégies de préservation de leur diversté génétique face à des repeuplements.

Après avoir évoqué différentes stratégies de repeuplement de truites autochtones, de suppression des truites allochtones et de changement des pratiques de pêche, Arnaud Caudron évoque notamment la stratégie consistant à isoler les tronçons pour éviter l'introgression génétique.

Isolement volontaire des populations autochtones menacées par des individus introduits
"Dans le cas d’un risque important d’introgression d’une population native par une population non native et lorsqu’il n’est pas possible de supprimer cette dernière, il peut être possible d’isoler la population native pour assurer son intégrité. Van Houdt et al. (2005) indiquent que l’existence de barrières de migration a permis sur des rivières en Belgique de protéger sur les zones amont l’intégrité génétique de populations indigènes de S. trutta en évitant l’introgression avec les populations introduites en aval. Cette stratégie d’isolation des populations natives en positionnement apical en vue de prévenir les risques d’introgression génétique réduit également les risques de compétition et de maladies (Shepard et al., 2005).

Avenetti et al. (2006) ont montré que la mise en place de barrières en gabions destinées à isoler des populations de truite apache (O. clarki) en amont de cours d’eau de populations non natives situées en aval, était une stratégie efficace à court terme. Une défaillance partielle de certains obstacles a cependant été mise en relation avec de fortes crues qui ont facilité le franchissement de la structure par les poissons. Young et al. (1996) rapportent également des cas de mouvements d’omble de fontaine à travers des obstacles volontaires destinés à protéger des populations de cutthroat trout (O. clarki). Ces passages ont été rendus possibles en raison d’une mauvaise conception et maintenance des ouvrages. Thompson et Rahel (1998) ont évalué pendant 3 années l’efficacité de barrières préventives destinées à éviter les mouvements d’omble de fontaine dans 4 petits cours d’eau abritant des populations natives de Cutthroat trout. Seul un obstacle en gabion s’est révélé non fonctionnel en raison d’interstices dans la structure.

Novinger et Rahel (2003) ont évalué sur des rivières du Wyoming la technique d’isolation de populations natives de truites à gorge coupée (O. clarki pleuriticus) en amont d’obstacles afin de les protéger. Les résultats ont montré que l’accroissement des populations de Clarki n’était pas très fort et que les poissons avaient une tendance à la dévalaison en raison d’un manque d’habitat sur les zones amont isolées. Aussi, afin d’éviter une perte de variabilité génétique et d’assurer la réussite d’une telle stratégie, les zones isolées en amont des obstacles doivent être les plus vastes possible (Novinger et Rahel, 2003).

Hilderbrand et Kershner (2000) ont évalué la persistance à long terme de populations isolées de truite à gorge coupée (O. clarki) et la faisabilité d’utiliser des obstacles pour les protéger des populations non natives. Ils ont pour cela estimé la longueur minimale de rivière requise pour des populations d’abondances variées avec différents taux d’émigration et de mortalité. En utilisant la valeur de 2500 individus de plus de 75 mm comme population cible correspondant à une population effective Ne de 500, ils ont estimé qu’un minimum de 8 km de rivière était requis pour maintenir une population d’abondance élevée (0,3 poisson par m) et 2,5 km pour maintenir une population de faible abondance (0,1 poisson par m).

Les résultats montrent que beaucoup de populations isolées ne peuvent pas survivre à long terme à cause d’un espace insuffisant pour maintenir l’effectif minimum de Ne=500. Les études indiquent que l’isolation de populations natives à l’amont d’obstacles n’est pas une méthode efficace à 100% mais la technique peut être utilisée comme une solution provisoire. Hilderbrand et Kershner (2000) concluent plutôt à la nécessité de mettre en place des mesures plus globales de protection des milieux."

On observera que :
  • les barrières à la migration ont des effets parfois positifs pour préserver des populations rares quand celles-ci sont soumises à une pression (introgression génétique par des souches d'élevage, mais aussi espèces invasives),
  • ces barrières ne sont toutefois pas totalement efficaces quand elles sont modestes et surversées en hautes eaux, ce qui rappelle que la dynamique du vivant s'estime à long terme et qu'une franchissabilité partielle, à l'occasion d'événement rares (crues, brèches), produira des effets biologiques sur la diversité spécifique et génétique,
  • l'espace de mobilité des truites devrait faire l'objet d'études empiriques pour estimer le linéaire nécessaire en fonction de la perméabilité des ouvrages et des mouvements (montaison, dévalaison) réellement observés sur le terrain (et non prédits par des modèles théoriques donnant une approche grossière des événements réels sur les rivières et les ouvrages).
Depuis la parution de cette thèse, d'autres recherches sur les liens entre fragmentation et conservation (ou l'étude de populations isolées par fragmentation) sont parues, par exemple Bennett et al 2010 sur la truite fardée au Canada, Baric et al 2010 sur la souche danubienne de la truite commune dans les Alpes, Thaulow et al 2012 sur les hybridations et conservations de truites en Norvège, Sabatini et al 2018 sur l'utilisation de barrières électriques en Sardaigne (cf aussi des synthèses chez Fausch et al 2009, chez Rahel 2013).

En lisant l'an passé une étude génétique sur les truites du département de la Loire, menée par des fédérations de pêche associées à l'INRA, nous avions observé aux résultats que les souches méditerranéennes dans le massif du Pilat semblent persister avec moins d'introgression et de remplacement dans les zones amont des bassins, notamment sur les linéaires protégés par des barrages en aval. Il serait donc intéressant de creuser davantage cette question, qui est probablement d'importance variable selon les bassins, et de l'introduire dans les réflexions sur la mise en oeuvre locale de la continuité écologique. Sur nombre de bassins, les pêcheurs de truites ont diffusé depuis plus d'un siècle des souches d'élevage, et les mêmes usagers militent aujourd'hui pour l'effacement des seuils. Il n'est pas sûr que ce soit là les bons choix, ni hier ni aujourd'hui. Et il est certain qu'il vaudrait mieux se garder des approches trop simplistes, quand bien même elles répondent à l'air du temps... et aux circuits de financement public.

Référence : Caudron A (2008), Etude pluridisciplinaire des populations de truite commune (Salmo trutta L.) des torrents haut-savoyards soumises à repeuplements : diversité intra-spécifique, évaluation de pratiques de gestion et ingénierie de la conservation de populations natives, Thèse, Université de Savoie, 202 p.

A lire sur le même thème:
Seuils et barrages aident-ils à préserver la diversité génétique des truites?
Des truites et des ouvrages, échanges avec la Fédération de pêche de la Loire 
Des carpes, des moules et des ouvrages: défragmentation et invasion 

03/05/2018

Après des effacements d'ouvrages, des truites plus nombreuses mais plus petites (Birnie‐Gauvin et al 2018)

Des scientifiques et techniciens danois ont étudié les conséquences sur la truite de mer (Salmo trutta) de l'effacement de six petits ouvrages sur une rivière du Jutland. Les jeunes adultes dévalant sont plus nombreux après le chantier. Leur taille moyenne a en revanche diminué. Résultats et commentaires. 


K. Birnie‐Gauvin et cinq collègues danois, spécialisés en ichtyologie (Centre du saumon sauvage de Randers ; département d'écologie des pêcheries d'eaux douces de l'Université technique de Silkeborg ; centre de biologie du poisson de l'Université de Copenhague), ont analysé l'évolution des truites de mer (S. trutta) dans la rivière de Villestrup, au nord-est du Jutland. Le module du cours d'eau est de 1,1 m3/s. Il se jette dans fjord Mariager, connecté au passage du Cattégat (mer Baltique).

Sur cette rivière, 6 ouvrages hydrauliques de petites dimensions ont été effacés entre 2005 et 2012 (voir carte ci-dessus). La hauteur des ouvrages variait de 0,1 à 1,9 m (la plupart au-dessus de 1,5 m). Leurs retenues mesuraient 180 à 800 m de long.

Les auteurs ont analysé les propriétés des smolts (jeunes adultes matures redévalant en mer après leur croissance en rivière) à l'embouchure de la Villestrup entre 2004 et 2016. Le tableau ci-dessous en donne les caractéristiques (cliquer pour agrandir).


Tableau in Birnie-Gauvin K et al 2018, art cit, droit de courte citation

Ainsi :
  • on passe de 1660 individus avant les effacements en 2004 à 8185 individus en 2016, avec une pointe à 19105 en 2015
  • la taille moyenne évolue de 16,3 ± 3.0 cm en 2004 à 13,2 ± 2,2 cm en 2016, avec une régression régulière sur la période.

Sur cette baisse de taille, les auteurs notent : "Il est possible que, à la suite de l'enlèvement des ouvrages, les poissons plus petits aient également réussi à migrer en aval, plutôt que les poissons plus gros seulement, qui sont probablement plus aptes à échapper aux prédateurs dans les zones de retenue ou à franchir les obstacles."

Les auteurs concluent : "Nos résultats suggèrent que l'élimination complète des barrières a plusieurs implications importantes pour les pêcheries d'eau douce et la gestion des rivières. L'effacement d'ouvrage augmente vraisemblablement le nombre de poissons adultes capables de migrer en amont et de frayer, peut-être en raison d'une diminution des blessures au niveau des obstacles, de la diminution de la dépense énergétique pour atteindre les frayères (les adultes n'ont plus à investir de l'énergie pour surmonter l'ouvrage), et en rendant les tronçons franchissables".

Discussion
La monographie de K. Birnie‐Gauvin est assez classique dans la littérature des sciences halieutiques soulignant l'intérêt de la connectivité pour les poissons migrateurs. Mais les études sur les petits ouvrages, comme celle-ci, sont assez rares à ce jour.

Les auteurs se félicitent du résultat observé et avancent l'intérêt de déployer ces schémas d'effacement quand ils sont possibles. Le fait est que les effacements d'ouvrages sont favorables aux espèces migrant en montaison et appréciant des habitats lotiques plutôt que de retenues, comme les truites de mer. On se permettra quelques remarques critiques :
  • la rivière avec ses ouvrages n'était pas dépourvue de truites de mer, elle en présentait une moins grande densité (ce qui pose la question de la finalité et la proportionnalité des chantiers, quand l'espèce-cible est déjà présente); 
  • la diminution régulière de taille moyenne suggère (sans en apporter la preuve formelle cependant) que les obstacles opéraient un filtre sélectif, en favorisant la reproduction des truites de grande taille. Des adaptations de ce genre ont déjà été observées, et mériteraient plus ample examen. On se pose en effet la question de prioriser les aménagements d'ouvrages selon leur perméabilité et leurs effets;
  • l'étude se focalise sur une seule espèce d'intérêt halieutique, mais ne dit rien des autres espèces présentes dans la rivière fragmentée, de la diversité alpha et bêta des zones de retenues avant et après l'opération d'effacement, des dimensions autres qu'écologiques associées aux ouvrages. Ce n'est plus une manière correcte et suffisante selon nous de justifier des choix de restauration de continuité en long.
La politique de défragmentation des rivières a été largement portée par des enjeux halieutiques depuis plus d'un siècle, en particulier une attention aux poissons migrateurs impliqués dans une pêche d'abord vivrière, puis de loisir. Par ailleurs, certaines espèces de poissons migrateurs sont menacées en raison de la fragmentation et font l'objet de mesure de conservation écologique - mais ce n'est pas le cas de la truite de mer, espèce très répandue. Cet angle halieutique et piscicole a sa légitimité, mais il est toutefois devenu insuffisant pour justifier à lui seul des choix en rivière qui présentent des coûts publics importants, des désaccords sociaux sur la valeur d'intérêt général des chantiers (cf par exemple Sneddon et al 2017Dufour et al 2017,  Magiligan et al 2017Drouineau et al 2018) et, parfois, des impacts sur d'autres espèces présentes dans les rivières aménagées ou sur les berges.

Référence : Birnie-Gauvin K et al (2018), River connectivity reestablished: Effects and implications of six weir removals on brown trout smolt migration, River Res Applic., doi.org/10.1002/rra.3271

A lire sur le même thème
Les ouvrages hydrauliques peuvent-ils faire évoluer des poissons vers la sédentarité? (Branco et al 2017)
200 générations de truites dans un hydrosystème fragmenté (Hansen et al 2014) 
Ce que l'on sait (et ne sait pas) de la truite commune 
Truites de mer de la Touques : heurs et malheurs de la restauration de continuité 

08/04/2018

Quand la nature crée toute seule des obstacles à l'écoulement des rivières

Dans les têtes de bassin versant, souvent présentées comme des enjeux forts pour la continuité écologique — comprendre en général : enjeu halieutique pour la pêche à la truite —, la nature crée spontanément de nombreux obstacles à l'écoulement : chutes, cascades, barrages d'embâcles... Mais que fait la police de l'eau?

Les ruisseaux et rûs du Morvan ont la réputation d'être des "pépinières" pour la reproduction des truites, qui viendraient y frayer pour ensuite grossir dans le cours principal des rivières. Quelques relevés de l'Onema avaient plaidé en ce sens au cours des années 2000, sans que l'on sache vraiment si cette observation est généralisable et confirmée par des mesures stables dans le temps.

En circulant le long de ces ruisseaux et rûs, on est cependant frappé par les nombreux obstacles à la circulation du poisson que la nature y place.



Sur un ruisseau affluent du Cousin (ci-dessus), on a ainsi dénombré pas moins de 15 obstacles sur 200 m, formés soit de roches imposant des petites cascades, soit de barrages d'embâcles, de hauteur supérieure à 20 cm (et atteignant jusqu'à 85 cm). Le ruisseau étant par définition à faible puissance hydraulique, plusieurs de ces obstacles sont dénués de fosse aval profonde (creusée par l'eau au pied d'une chute) qui permettrait d'améliorer la capacité de saut (le poisson prend élan dans cette zone d'appel).

Si l'on en croit l'article R214-109 du code l'environnement, "constitue un obstacle à la continuité écologique, l'ouvrage entrant dans l'un des cas suivants : 1° Il ne permet pas la libre circulation des espèces biologiques, notamment parce qu'il perturbe significativement leur accès aux zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri ; 2° Il empêche le bon déroulement du transport naturel des sédiments ; 3° Il interrompt les connexions latérales avec les réservoirs biologiques ; 4° Il affecte substantiellement l'hydrologie des réservoirs biologiques."

Pour arriver à des règles d'instruction, l'article R214-1 du même code suggère que l'obstacle à la continuité écologique commence à 20 cm de hauteur (cas demandant une déclaration à la préfecture) et s'aggrave au-delà de 50 cm de hauteur (cas demandant une autorisation).

Nous en déduisons que la nature construit par elle-même de nombreux obstacles à l'écoulement, sans demander l'autorisation à la préfecture. Si les écoulements des ruisseaux morvandiaux étaient soumis à instruction des agents de l'AFB-Onema, ils ne seraient probablement pas autorisés... et ne parlons pas du saut du Gouloux!


A lire sur le même thème

08/03/2018

Le parc Champagne-Bourgogne, l'obstacle à l'écoulement et la truite arc-en-ciel

Le parc des forêts de Champagne et Bourgogne est un futur parc national français en cours de concertation. La prochaine assemblée générale, qui risque de se tenir dans un climat tendu, propose d'adopter la charte du Parc. Ce texte a valeur contraignante, donc ses dispositions nombreuses soulèvent des débats. Nous commentons ici la mesure sur la naturalité et la fonctionnalité des cours d'eau, d'où il ressort qu'il faut avant toutes choses traquer et effacer chaque obstacle à l'écoulement, mais que déverser des truites arc-en-ciel ne pose pas de problème majeur à la bien étrange "naturalité"


L'objectif 6 de la charte vise à "garantir le bon fonctionnement des écosystèmes et l’expression de la biodiversité", et sa mesure n°3 à "renforcer la naturalité et la fonctionnalité des cours d’eau". Cliquer sur l'image ci-dessus pour lire ce texte.

Que peut-on y lire?
"La qualité des cours d’eau des têtes de bassin versant, qui repose notamment sur leurs eaux courantes, fraîches et bien oxygénées, est recherchée avec les signataires de la charte."
Cet incipit ressemble à une image de carte postale. Une rivière de tête de bassin versant boisé livrée à sa naturalité serait bien souvent une succession d'embâcles et de barrages de castors avec des alternances d'eaux courantes et stagnantes, des bras temporaires, des changements de lit, etc. L'image ci-dessous (DR) donne une idée de ce type de rivière, dont le cours tout à fait naturel mais peu prévisible n'est d'ailleurs pas sans provoquer des soucis aux propriétaires des rives.


"Le rétablissement de la continuité écologique aquatique de tous les cours d’eau du cœur, quel que soit leur classement, est accompagné sur la base de démarches concertées et d’études analysant l’ensemble des enjeux (naturels, paysagers, culturels et économiques) afin de mettre en œuvre des solutions exemplaires. Il tient compte notamment de la présence d’un important patrimoine bâti en bordure des cours d’eau et d’aménagements parfois à forte valeur sociétale/sociale, historique ou architecturale qu’il contribue à mieux connaître."
Ce texte montre des avancées dans la perception et la prise en compte des ouvrages anciens. Mais après 10 ans de conflit sur la continuité écologique, le projet du Parc ne retient pas la leçon et n'arrive pas à énoncer la phrase claire qui aurait débloqué les choses, à savoir que la protection du patrimoine hydraulique bâti des moulins et étangs, incluant les retenues et les biefs, est la solution de première intention. Au lieu de cela, nous avons le jargon technocratique des "solutions exemplaires" dont les propriétaires et riverains ont appris depuis 10 ans la signification exacte : soit vous effacez, soit vous payez de votre poche les centaines de milliers d'euros de "l'exemplarité". Vu que la charte considère les buses et gués comme des problèmes graves, on se doute que des chaussées, digues et barrages n'auront pas des arbitrages favorables.
"Pour garantir la naturalité des cours d’eau en cœur, la charte encadre les opérations de repeuplement de poisson. Seul le déversement de truite arc-en-ciel est possible sans autorisation préalable dans certains secteurs identifiés."
La truite arc-en-ciel (Oncorhynchus mykiss) est une espèce nord-américaine, acclimatée en Europe à fin de loisir par les adeptes de la pêche sportive. Le manuel de référence de Bruslé et Quignard 2013 nous dit qu'"introduite dans 97 pays, elle peut être considérée comme invasive et, suite à un impact, menacer la survie des populations naturelles de truites et de saumons" (Biologie des poissons d'eau douce européens, p. 111). La truite arc-en-ciel n'a pas beaucoup d'intérêt en rivière, à part procurer au pêcheur du dimanche la satisfaction de son quota de prédation. Qu'une charte visant la naturalité prévoit la possibilité de son déversement dans les eaux du coeur de parc de Champagne et Bourgogne indique l'efficacité du lobby pêche et la complaisance laxiste de l'AFB ex Onema dès que ces intérêts halieutiques sont en jeu.

Conclusion : dans le domaine aquatique, le projet de Parc illustre surtout les idées dans l'air du temps et les contradictions qu'elles affrontent pour devenir une politique écologique de territoire. Il est peu pédagogique de véhiculer des illusions de "naturalité" alors que l'on a seulement ici une certaine vison de la nature. Les seules options conformes à cette idée sous-jacente de "naturalité comme nature sans l'homme" seraient les choix d'interdiction totale de présence humaine et de non-intervention, comme cela peut se pratiquer dans les parcs de certains pays. Mais c'est peu envisageable dans les zones densément et anciennement peuplées comme l''Europe. Sinon, on a un mode de gestion de la nature conforme au goût et à l'intérêt de certains acteurs. Pourquoi pas, mais autant le dire.

10/01/2017

Des truites et des ouvrages, échanges avec la Fédération de pêche de la Loire

Nous publions un courrier reçu de la Fédération de pêche 42 à propos de notre article sur l’analyse génétique des truites de ce département de la Loire, et nous répondons aux arguments avancés. 


Mise au point de M. Pierre Grès (responsable du service technique)
Dans votre article, vous critiquez ouvertement notre avis d'expert en particulier : sachez que le rapport ne le détaille pas, car cela aurait trop alourdi le document,  mais la physico-chimie, la thermie, l'hydrobiologie et la continuité ont été étudiées en parallèle très précisément, dans l’actualisation de notre plan de gestion piscicole, et c'est ce qui a permis de donner ces tableaux de synthèse. Tableau non exhaustif bien sûr, car comment retranscrire la complexité des facteurs limitants d'un bassin versant sans un atlas cartographique détaillé de dizaines de pages au /12500ème; ce n'était pas le but du présent rapport. Nous avons un réseau permanent de suivi de la qualité des eaux depuis 2002 sur prés de 100 sites, avec fréquence 6 pour la PC macropolluants (N, P, DBO...) et un IBGN /an ou tous les 2 ans et un suivi thermique permanent depuis 2009. Sur la base de ces données de terrain, nous étions donc en mesure de qualifier l'état des cours d'eau de façon assez précise et les évolutions sur 15 ans (voir site du réseau de suivi de la qualité des rivières).  De plus nous avons croisé ces informations avec les connaissances de terrain des opérateurs de contrats de rivières ligériens sur l’aspect hydrogéomorphologie des cours d’eau.

Je travaille sur ces cours d'eau depuis 20 ans, j'ai pu voir leurs évolutions, les gains de qualité liés au travail sur l'assainissement et la restauration morphologique; j’ai bien cerné aussi le problème de reconquête piscicole post sécheresse (on en a eu trois majeures en 2003, 2005 et 2015); fortement contrariée, voire empêchée par les seuils infranchissables en montaison (cas de l'Isable que vous citez), seuils qui vous tiennent tant à cœur…

De plus, si ces ouvrages posent problème aux poissons pour leur déplacement, dans le 42, leur impact est aussi et surtout thermique. Dans les secteurs à pente modérée (on va dire 5 à 10 pour mille)  du piémont des Monts du Lyonnais par exemple, le cumul des zones lentiques de ces seuils (30% du linéaire!) provoquent une augmentation majeure du gradient thermique qui peut passer à plus de 3 à 4°C au km au lieu de 0.3 à 0.5 en faciès naturel, avec un manque avéré en oxygène dissous.

En période estivale, cela devient des "mouroirs à truites fario", car on atteint les limites thermiques de l'espèce.  En ce sens le dérasement de ces seuils (quand ils ne servent plus à rien et il y a en beaucoup) peut contribuer grandement :

  • à restaurer un régime thermique moins contraignant, 
  • à améliorer l’autoépuration (car les retenues sont comblées de graviers et sables et souvent saturées en limons) et l'oxygénation 

Pour ce faire, en remplaçant ces seuils par des radiers à blocs (en réutilisant les matériaux de construction de ces vieux seuils pour créer des diversifications des veines d'eau et des abris).

Pour la gestion des secteurs à population native de truite dans des contextes très cloisonnés cela devient plus complexe. Ces secteurs sont pentus, les seuils impactant très peu de linéaire, sans impact thermique ou presque (sauf les grands barrages bien sûr mais ils ont une vocation AEP prioritaire d'utilité publique ; ce ne sont pas juste des biens privés avec microcentrale à coût de rachat avantageux du KWH par EDF). Ces seuils bloquent quand même la montaison des poissons. Compte tenu du statut actuel de bonne conservation des qualités génétiques des populations de truites de souche méditerranéenne sur les BV Gier et Déôme, on peut en effet se demander légitimement si ces seuils ont vraiment un effet si négatif que cela. J'avoue que là je ne serais surement pas pro arasement d'ouvrages de façon dogmatique... Il faut que l'on prenne le temps d'analyser plus loin ces résultats et leurs conséquence sur la gestion des milieux et des populations.

Réponse de l’association
Tout d’abord, merci des précisions sur les mesures et du lien vers le suivi des rivières du département de Loire. Nous avons apporté votre précision dans le texte et le commentaire de l’article cité. L’existence de ce suivi devrait permettre au gestionnaire de faire des modèles plus détaillés qu’une simple énumération, par exemple de réaliser des analyses multifactorielles de l’ensemble des données pour observer s'il émerge des associations significatives. Cela paraît d’autant plus nécessaire que le dernier bilan disponible (2015, pdf) à votre lien suggère, quand on fait quelques comparaisons avec le ROE de l’Onema, qu’il n’y a pas de lien clair entre la qualité piscicole et la présence d’ouvrages – cas du Ban, du Courzon, de l’Anzon ou d’autres rivières présentant des IPR, des biomasses et des densités de truites fario en classe bonne ou excellente, tout en ayant des seuils sur leur linéaire selon le ROE. Si l'Isable en particulier n’est pas en bon état à cause d'une impossibilité de reconquête des milieux après les assecs, comme vous le suggérez, il ne paraît pas logique d’écrire dans le rapport de 2016 que nous commentions: "Les populations en truite fario de l’Isable amont comprennent toutes les cohortes ([0+], [1+] et adultes) avec des effectifs généralement importants. Malgré des fluctuations courantes des populations induites par les manques d’eau estivaux, la qualité du milieu permet une rapide recolonisation des truites (Figure 18) depuis des zones de survie bien connues et identifiées (zones profondes ne séchant pas même au plus fort des épisodes de sécheresse)". L’Isable est fragmentée sur l’amont, cf ci-dessous la cartographie ROE Isable.


La fragmentation de l'Isable (points rouges = seuils, ROE Onema) est censée produire réchauffement et blocage des recolonisations salmonicoles. Mais la rivière est décrite comme en bon état pour les truites et comme une zone d'intérêt pour la conservation.

Concernant la température, l’annexe du bilan de 2015 cité (pp. 129 et suivantes) montre que les zones amont restent dans la zone de confort ou de tolérance thermique de la truite pour la moyenne des Tmax des mois les plus chauds, mais que plusieurs zones aval (majoritaires) du département atteignent en été les zones de stress, voire approchent les zones létales. D’une part, ce constat n’a rien de très surprenant et cette tendance va se poursuivre au cours du siècle (remontée en altitude des zones à truites, déjà observée). D’autre part, il serait là aussi opportun de produire une comparaison fine des gradients thermiques en intégrant la fragmentation et les autres facteurs confondants (présence de ville, état de la ripisylve, etc.).

Vous reconnaissez que certains secteurs très cloisonnés peuvent présenter des populations d’intérêt (pour la truite) et qu'il ne faut pas y adopter de posture "dogmatique" : c’était le point principal de notre article paru la semaine dernière, dont acte. Nous vous laissons la responsabilité de juger l’intérêt général des ouvrages, en rappelant tout de même que ce ne sont pas les fédérations de pêche (ni leurs techniciens à titre personnel) qui définissent cela, mais d’abord le droit, donc la Constitution et le code civil (pour la propriété), le code de l’énergie (pour la production), le code de l’environnement (pour l’eau), etc. Ce code de l’environnement définit les différents éléments entrant dans la définition d’une "gestion durable et équilibrée" de l’eau, cela inclut le patrimoine et l’énergie hydrauliques, comme diverses autres activités ou aménités. Le respect mutuel entre riverains et usagers paraît une condition de bonne gestion des bassins, et l’on peut regretter que les associations ou fédérations de pêche les plus militantes ne parviennent pas à exister sans exiger des réformes conflictuelles et agressives, notamment vis-à-vis des ouvrages hydrauliques.  

Enfin, notre interlocuteur exprime une conviction habituellement observée chez les fédérations de pêche, et observable dans les documents cités au cours de cet échange : la gestion de la rivière devrait être optimisée pour la truite fario (au plan de la température, des habitats, etc.) et le reste (notamment les ouvrages hydrauliques) serait appelé à devenir de simples variables d’ajustement vis-à-vis de cet objectif prioritaire.

C’est précisément ce genre de posture que nous contestons et vis-à-vis duquel nous appelons à une prise de conscience critique des riverains (dont 95% ne sont pas des pêcheurs, rappelons-le).

D’abord, une rivière n’est jamais réductible à son écologie, elle est aussi porteuse d’un patrimoine, d’une culture, d’un paysage que l’on peut vouloir sauvegarder pour leur intérêt intrinsèque. Dans les zones très anciennement peuplées comme l'Europe, la nature est une "socio-nature", un co-produit de l'action humaine. Ensuite, sur le plan écologique, l’existence de contre-exemples où des populations correctes de truites co-existent avec des fragmentations anciennes incite à la prudence quand on prétend détenir une "clé" de restauration. Quel bénéfice attend-on en densité de truites, au prix de quel sacrifice sur le patrimoine existant? L'aménagement de rivière ne peut prétendre éviter ces questions ou les trancher en petits comités dont les riverains sont exclus. Les citoyens doivent être consultés à l'amont des décisions concernant leur rivière, et non pas être placés devant le fait accompli de réformes qu'ils n'ont jamais actées. Enfin, toute rivière a une histoire et une dynamique, ainsi qu’une biodiversité (parfois acquise) non réductible aux salmonidés. Certains tronçons de rivières à truite ont pu connaître de glissements typologiques (vers des zones à ombres ou à barbeaux) en raison d’aménagements anciens, d’autres connaîtront certainement le même glissement en raison du réchauffement climatique, des événements hydrologiques extrêmes et de la baisse quantitative de la ressource en eau.

De notre point de vue, la gestion de la rivière ne doit donc pas être alimentée par une vision fixiste et déterministe centrée sur certains espèces, où chaque tronçon se verrait assigné ad vitam aeternam tel ou tel "peuplement théorique" de poissons (voir cette critique de Verneaux et de l’usage de "niveaux typologiques théoriques"). Quand ceux qui adoptent ce type d'analyse (pêcheurs) sont aussi ceux qui ont massivement modifié les peuplements pisciaires par des prélèvements et des déversements, depuis plus d'un siècle, l'incompréhension devient totale...

07/01/2017

Seuils et barrages aident-ils à préserver la diversité génétique des truites?

Une étude génétique sur les truites du département de la Loire, menée par des fédérations de pêche associées à l'INRA, montre que les salmonidés de souche méditerranéenne n'y subsistent qu'en de rares poches autour du massif du Pilat. Cette lignée ancestrale a été surtout altérée par un siècle d'alevinage de souches atlantiques récentes, issues d'élevage à fin halieutique. Quand on observe les deux principaux bassins où subsistent les souches méditerranéennes, on constate la présence de nombreux seuils et barrages. Ces ouvrages ont sans doute limité les mélanges entre souches endémiques et souches déversées. La fragmentation aurait-elle certaines vertus pour la biodiversité? En tout cas, le constat ne plaide pas pour une suppression sans discernement des obstacles. Ce que le rapport des fédérations de pêche ne peut hélas s'empêcher de préconiser pour certains cours d'eau du département, même quand il existe une bonne préservation locale des truites en présence des ouvrages.


En Europe, il existe cinq souches de truites, que l'on nomme des "lignées évolutives significatives" (ESU, evolutionary significant unit): atlantique, adriatique,  marmoratus (sous-espèce adriatique), danubienne et méditerranéenne. En France, la truite relève de bassins hydrographiques méditerranéen (lignée MED) ou atlantique (lignée ATL). Dans le détail, on distingue 4 groupes au sein des deux grandes lignées évolutives présentes dans notre pays : les truites corses et méditerranéennes, de la lignée MED, les truites atlantiques ancestrales et modernes (baltiques), de la lignée ATL. La forme atlantique baltique, issue de mutations génétiques lors de la dernière glaciation, est celle qui tend à dominer, en raison notamment de plus d'un siècle d'élevage en pisciculture et déversement dans les rivières par les instances de gestion piscicole. Les formes ancestrales MED et ATL avaient divergé voici 0,5 à 2 millions d'années, mais elles tendent donc aujourd'hui à s'uniformiser.

Des truites méditerranéennes réduites à quelques poches préservées autour du Pilat
Un projet commun a vu le jour au début des années 2010 entre 8 fédérations de pêche FDPPMA et deux laboratoires de l’INRA (laboratoire de génétique des poissons à Jouy-en-Josas et le centre alpin de recherche sur les réseaux trophiques et écosystème limnique à Thonon). Les scientifiques référents en sont René Guyomard (INRA Jouy-en-Josas) et Arnaud Caudron (INRA Thonon). L’ensemble du projet a été porté par l’Association pour la recherche collaborative ARC Pêche et Biodiversité, créée en mars 2012 sous l’impulsion de l’INRA. Un réseau d’échantillonnage d’environ 700 secteurs de cours d’eau a été mis en place sur le réseau hydrographique de 8 départements limitrophes, permettant de cartographier assez finement le versant atlantique et méditerranéen des hydro-écorégions Massif central et Alpes du Nord.

Dans le département de la Loire, la truite commune (Salmo trutta) de souche MED est encore présente sur les bassins versants du sud-est, autour du Pilat (Gier, Déôme-Cance, affluents rhodaniens). Le rapport venant de paraître donne les résultats détaillés des pêches et des analyse génétiques. Le génotype de chaque individu pêché a été caractérisé par un indice d’hybridation compris entre 0 et 12 correspondant au nombre total d’allèles atlantiques observés sur six marqueurs connu pour leur variabilité.

La principale conclusion est que la souche MED (la plus intéressante au plan de la diversité génétique, puisque la souche ATL domine les empoissonnements) n'existe plus à un niveau élevé de conservation que sur deux bassins du département de la Loire : le Gier amont, la Déôme aval (Déôme, Riotel, Ternay, Argental).

Quelques observations sur la portée de ce projet
L'objectif est d'améliorer les pratiques piscicoles, notamment de parvenir à la gestion patrimoniale (sans déversement d'élevage, avec faible prélèvement de pêche) sur les bassins où la truite est encore densément présente, ainsi que de définir des zones de conservation prioritaire là où les truites montrent une certaine diversité génétique.

Cet objectif, louable en soi, ne doit pas faire oublier que la truite commune est une espèce non menacée aujourd'hui, ce qui n'est pas le cas de quelques dizaines d'autres espèces pisciaires en Europe. Il existe déjà les projets GENESALM et GENETRUTTA ayant pour objectif de décrire la diversité génétique de la truite commune sur l’ensemble du territoire national. On peut donc s'interroger sur la priorisation des actions concernant la biodiversité, en observant à nouveau la tendance à confondre enjeu halieutique et enjeu écologique. Ce point devra être soulevé si la Fédération des pêcheurs de la Loire entend promouvoir des mesures qui ne concernent pas seulement le monde de la pêche, mais aussi d'autres parties prenantes de la rivière.


Exemple de caractérisation "à dire d'experts" des impacts. Ces informations trop vagues ne permettent pas de corréler les données biologiques (précises) avec les données d'impact pour identifier des facteurs influençant la qualité locale des populations de truite.

La caractérisation des populations de truite (génétique, scalimétrie, structure d'âge, densité selon un référentiel local) paraît rigoureuse dans le rapport, l'analyse génétique en particulier ayant été réalisée par une post-doctorante de l'Inra. En revanche, le rapport mêle ces données quantifiées avec des évaluations à dire d'experts sur chaque bassin versant (qualité physico-chimique, continuité, thermie, morphologie, débit, autres influences anthropiques, exemple ci-dessus). Ce mélange des genres n'est pas souhaitable. La disposition de données biologiques de bonne qualité sur un réseau assez dense appelle à un couplage avec d'autres mesures de même qualité pour essayer de discriminer scientifiquement les impacts sur les populations de truite et leur structure génétique. Il est dommage que ce travail ne soit pas fait [Edit 9 janvier 2017 : la Fédé de pêche 42 nous signale que ces mesures sont faites, mais non publiées dans le rapport, voir précision en commentaire de cet article] .

Appels (comme toujours) précipités à des dérasements d'ouvrages... malgré la bonne qualité des populations!
La nécessité d'une analyse plus rigoureuse des impacts paraît d'autant plus évidente que le rapport se permet déjà quelques préconisations dans ses synthèses. En voici un exemple :
"L’Isable est un cours d’eau de bonne qualité physico-chimique, cloisonné par de nombreux ouvrages infranchissables et d’une extrême sensibilité à l’étiage avec des phases d’assecs par tronçons de plus en plus récurrentes. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le niveau salmonicole sur la partie amont est encore bon. Des zones refuges existent (poches d’eau ne s’asséchant pas en été dans un relatif confort thermique et physico-chimique) et permettent la recolonisation des truites après les épisodes d’assecs connus (2003, 2005, 2009, 2015). Il apparait important de mener un programme ambitieux de décloisonnement du cours d’eau par dérasement de vieux ouvrages hydrauliques sans usage et aménagement de ceux possédant encore une fonction hydraulique."
On voit le problème : une population de truite est encore en bon état malgré un cloisonnement par des ouvrages anciens ; on qualifie le résultat de "paradoxal" sans chercher davantage d'explications et on appelle à un programme ambitieux de "dérasement".

Ce genre de dérapage, dont certains milieux de la pêche (en particulier la minorité des pêcheurs de salmonidés) sont familiers, n'est plus acceptable aujourd'hui. Effacer le patrimoine ancien est une préconisation radicale qui sème la discorde et ignore certaines dimensions d'intérêt de la rivière. Et, quand elle est assise sur des résultats contre-intuitifs de populations bien conservées, cette orientation sème aussi le doute sur le bien-fondé des politiques de continuité. Si le constat d'une population altérée comme celui d'une population conservée mènent à la conclusion identique d'une nécessité d'effacer les ouvrages, on est davantage dans le dogme qu'autre chose...

Discontinuités longitudinales : sont-elles si mauvaises pour la truite? Il semble que non...
Ce problème est encore plus manifeste quand on expose (ce que n'ont pas fait les auteurs du rapport) le niveau de fractionnement des bassins ayant réussi à préserver des souches MED peu introgressées.

Voici les zones de conservation proposée du Gier amont (image du haut) et leurs obstacles à l'écoulement (image du bas, point rouge = seuil, point orange = barrage, ROE Onema).


Voici les zones de conservation proposée de la Déôme (image du haut) et leurs obstacles à l'écoulement (image du bas, point rouge = seuil, point orange = barrage, ROE Onema).



Le message est assez limpide : non seulement la présence d'un grand nombre de seuils (et de deux barrages pour le bassin du Gier) n'a pas empêché la préservation de la truite méditerranéenne, mais il y a de bonnes chances que la fragmentation (l'isolement conséquent) y ait quelque peu contribué en limitant la communication avec des zones où la truite atlantique d'élevage domine (cas par exemple de l'ensemble du Gier aval).

Faut-il chercher à préserver des souches "pures" de truites communes? Ce combat n'est sans doute pas prioritaire pour la biodiversité et la qualité des rivières, qui ne résument pas à des espèces de portée symbolique ou d'intérêt halieutique. Les moyens sont déjà rares face à des besoins conséquents dans le domaine de l'eau, il est douteux qu'un travail d'extrême précision sur des sous-populations de salmonidés appelle des investissements disproportionnés. Mais pour ceux qui endossent cet objectif, une réflexion plus approfondie sur la fragmentation des cours d'eau est certainement nécessaire. Sur des bassins massivement modifiés dans leur peuplement, il paraît difficile de promouvoir à la fois la libre circulation maximale des poissons et la préservation de quelques souches endémiques très localisées.

Pour conclure, rappelons les ambiguïtés de la pêche, qui se présente en France à la fois comme une prédation et une protection du patrimoine piscicole. Un bon moyen de protéger des espèces consiste à ne pas prélever leurs géniteurs dans les rivières et ne pas introduire des compétiteurs ou des pathogènes. Ou alors on doit accepter que l'homme modifie les trajectoires biotiques et produit une biodiversité hybride – ce qui correspond assez massivement à la réalité des cours d'eau français et européens.

Référence : Fédération de pêche FDAPPMA 42 (2016), Identification de la diversité génétique et programme de sauvegarde des populations de truites du département de la Loire.  Intégrant le Projet commun interfédéral (départements :03, 38, 42, 43, 63, 69, 73, 74) de recherche collaborative pour mieux localiser, identifier et gérer la diversité génétique chez la truite commune (Salmo trutta) à des échelles spatiales cohérentes (2012-2015). Lien d'accès (pdf).

Illustrations : en haut, Salmo trutta fario, domaine public ; autres, extraites du rapport cité ci-dessus, droit de courte citation.

14/11/2016

Quelle densité de truite à l'hectare définit un intérêt général? (Et autres questions sans réponses)

Les relevés piscicoles de densité de truite à l'hectare dans le Cousin et ses affluents nous inspirent quelques questions sur les finalités et les performances de la restauration de rivière.  

Le Cousin est une rivière du Nord-Morvan modifiée depuis longtemps sur son lit et dans son bassin, d'abord par l'agriculture, le flottage, les moulins et étangs, plus récemment par des rectifications, drainages, pollutions, productions hydro-électriques et activités sylvicoles. Le changement climatique modifie progressivement les conditions générales d'hydrologie et de température, passant de la période froide du petit âge glaciaire (jusqu'au XVIIIe siècle) à la période chaude moderne. Des facteurs locaux (baisse démographique, faible emprise agricole, socle granitique, forte pente) font que le bassin du Cousin paraît moins "anthropisé" que d'autres, même si en réalité il a connu des influences durables liées à l'histoire.

Comme d'autres, la rivière fait l'objet de travaux d'étude et restauration par le Parc naturel régional du Morvan, qui en est le gestionnaire principal. L'objectif écologique prioritaire du Cousin est l'entretien d'une population relique de moules perlières, dont le cycle de vie dépend de la truite (les larves des moules colonisent les branchies du poisson pour croître et se diffuser).

Le tableau ci-dessous reproduit quelques mesures de densité de truite fario (Salmo trutta fario), telles qu'elles ont été relevées depuis 10 ans sur le Cousin et ses affluents (d'autres relevés existent, mais nous ne les avons pas trouvé en libre accès ou ils n'avaient pas calculé une densité à l'hectare).



Quelques remarques sur ces données :
  • il y a des truites dans le Cousin (au cas où l'on aurait fini par l'oublier à force d'entendre des propos catastrophistes!);
  • certaines zones n'ont pas fait l'objet de mesure (ou nous ne les avons pas retrouvées), par exemple le Trinquelin de Saint-Agnan à Cussy, le cours aval de la rivière après Avallon;
  • les stations ont des densités très variables;
  • le cours principal du Cousin présente des densités plutôt faibles, sauf à l'amont, parfois nulles dans les habitats non favorables;
  • les affluents du Cousin présentent pour certains des densités fortes à très fortes;
  • les résultats sont variables d'un relevé l'autre, comme le montrent les stations ayant 3 mesures (Les Cordins prairie : 0, 284, 2901) et d'autres où l'on a un facteur 10 de variation;
  • sur les stations sans truite, il y a d'autres poissons mieux adaptés aux habitats concernés.

A partir de ce tableau, on peut se poser diverses questions :
  • Connaît-on la variabilité des populations de truite?
  • Connaît-on la fourchette de population totale de la truite (et de la moule perlière) sur le Cousin?
  • Quelle densité de truite à l'hectare est considérée comme un objectif raisonnable?
  • En quoi cette densité de truite à l'hectare correspond-elle à l'intérêt général des citoyens?
  • Juge-t-on utile de consulter les citoyens pour savoir ce qu'ils en pensent?
  • Quelle a été la somme totale dépensée pour la restauration du Cousin et affluents depuis 20 ans?
  • Quelle a été l'évolution globale des populations de truites / moules perlières depuis 20 ans?
  • Quelles dépenses et quels délais seront encore nécessaires pour atteindre l'objectif posé (s'il existe)?
  • Avec quel degré de certitude sur le résultat?
  • Pense-t-on que les truites (et les moules) seront toujours présentes au XXIIe siècle en situation de réchauffement climatique?

Ces questions restent généralement sans réponse, et l'on a droit à deux types d'évitement:
  • le propos généraliste (exemple : "l'enjeu est de restaurer la fonctionnalité des milieux aquatiques afin d'accroître leur résilience et de viser un bon état de la masse d'eau") dont le caractère passe-partout ne satisfait pas les informations demandées;
  • le propos spécialiste (exemple : "le colmatage des substrats et de la zone hyporhéique induit des déficits bien réels dans le cycle de vie de nombreux assemblages des biocénotypes attendus sur une rivière comme le Cousin") dont la complexité formelle noie le débat de fond dans un jargon peu accessible aux citoyens et évite, lui aussi, de répondre à des questions assez simples sur le diagnostic et le bilan global.

Cette esquive n'est pas durable. Depuis que les Agences de l'eau ont basculé vers un paradigme de gestion écologique de bassin, des sommes croissantes d'argent public sont engagées. L'environnement aquatique n'est plus le combat isolé de quelques associations lançeuses d'alerte ou l'apanage de certains usagers (pêcheurs), mais une politique publique qui crée des contraintes, engage des coûts, modifie des pratiques. La contrepartie est nécessaire: il faut répondre de l'intérêt général et de l'efficacité (écologique) des actions menées. Cette demande est de plus en plus forte sur les décideurs, tant dans les échanges avec l'Union européenne concernant la mise en place de la directive cadre sur l'eau et ses garanties d'efficience que dans la littérature scientifique d'évaluation de l'écologie de la restauration, où de trop nombreux retours d'expérience négatifs conduisent les chercheurs à se poser des questions (voir cette synthèse).

La demande d'explication sur l'intérêt, la portée et le succès de la restauration écologique devient également plus pressante de la part des citoyens quand leur cadre de vie se trouve modifié – ce qui est inévitable si la restauration de milieux doit réellement primer sur d'autres considérations. Il y a par exemple une soixantaine de moulins et étangs sur le bassin du Cousin, leur effacement et leur aménagement représentent un coût conséquent, un changement du paysage historique des vallées et la modification de biotopes qui peuvent avoir leur intérêt, même s'ils n'hébergent pas des salmonidés. Cette évolution ne s'obtiendra pas sans qu'on en explique et justifie l'intérêt général. Et faire simplement varier des densités de truite risque de ne pas suffire à cela...

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