17/03/2017

Effacements de barrages aux Etats-Unis: une réalité conflictuelle (Magilligan et al 2017)

L'effacement des petits barrages aux Etats-Unis rencontre souvent l'opposition des communautés locales. C'est en particulier le cas dans les régions rurales de Nouvelle-Angleterre, où les ouvrages sont antérieurs au milieu du XIXe siècle: ils représentent alors une valeur historique ou paysagère forte pour les habitants, comparable à la patrimonialisation des rivières aménagées en Europe. F.J. Magilligan et deux collègues ont étudié 6 projets de démantèlement pendant 5 ans, afin de comprendre les positions en présence. Leurs recherches sont intéressantes: plus le profil de la destruction de barrages aux Etats-Unis s'affine grâce aux travaux des sciences sociales, plus il est manifeste que les mêmes travers provoquent les mêmes conflits de part et d'autre de l'Atlantique. Derrière ses effets de communication visant à fabriquer du consensus superficiel, la gestion écologique de la rivière a en réalité perdu son innocence : elle est aussi un dispositif de pouvoir et de contrainte au service d'une certaine vision des territoires, en compétition avec d'autres visions. 'Pourquoi devrait-on détruire notre environnement pour le vôtre?', demandent ainsi les opposants aux effacements. Une question qui dérange...

En Nouvelle Angleterre (Maine, Massachusetts, New Hampshire, Vermont, Rhode Island, Connecticut), 125 ouvrages de taille modeste ont été supprimés depuis deux décennies. Mais, comme l'observent les auteurs de cette recherche, "un nombre surprenant de ces effacements, incluant des chantiers encore en cours, a produit des conflits entre les tenants de la restauration et les communautés locales". Nous sommes donc dans un cas de figure assez similaire à ce qui peut s'observer en France depuis la réforme de continuité écologique de la fin des années 2000.


Carte des ouvrages de Nouvelle Angleterre (à gauche)
et des ouvrages étudiés (à droite), art cit, droit de courte citation.

Les chercheurs ont sélectionné pour un examen plus approfondi 6 expériences d'effacement, 2 avec succès (Homestead Woolen Mills sur l'Ashuelot, Bartlett Rod Co. sur l'Amethyst Brook), 2 suspendus (Swanton sur le Missisquoi, Warren sur la Mad River) et 2 en échec (Wiley & Russell sur la Green River, Mill Pond sur l'Oyster). Ces barrages ont des traits similaires :
  • moins de 6 m de hauteur,
  • construits avant 1850, donc inscrits dans un patrimoine historique et paysager, 
  • n'ayant plus leur usage originel aujourd'hui, 
  • situés dans un monde rural (moins de 20% de zones urbanisées).
Des entretiens semi-directifs ont été menés avec 30 personnes pour comprendre les facteurs économiques, politiques ou culturels les amenant à défendre leur position. Une observation participante (avec interaction) a été menée entre 2009 et 2015 dans les réunions publiques et sessions d'information rassemblant les parties prenantes.

On peut retenir les éléments suivants :
  • les institutions de protection du patrimoine bâti (State Historical Preservation Office, SHPO) ont des positions variables selon les Etats, mais un rôle important quand leur avis sur la suppression des ouvrages est négatif (cas du New Hampshire), car cela donne une légitimité aux défenseurs des rivières aménagées;
  • la propriété du barrage est un facteur facilitant dans le cas d'une propriété privée avec un maître d'ouvrage ne souhaitant pas assumer les coûts économiques d'entretien et sécurisation. C'est au contraire plus complexe pour les ouvrages appartenant à des collectivités, car le débat y devient public avec davantage de participants;
  • le fait que des agences d'Etat ou des agences fédérales proposent un effacement comme la partie d'un plan plus vaste est mal perçu, car cela donne l'image d'une programmation lointaine, sans intérêt authentique pour chaque cas particulier;
  • de la même manière, la notion de "fait accompli" (en français dans le texte des chercheurs nord-américains) permet de susciter facilement l'opposition car les communautés locales n'apprécient pas qu'un projet soit déjà défini dans ses grandes lignes, sans avoir la possibilité de débattre. Les reproches de processus "injustes", "déséquilibrés en faveur d'un camp", "évitant le débat ouvert" sont formulés;
  • la notion d'environnement n'est pas tant rattachée à l'écologie qu'au cadre de vie, donc les oppositions se cristallisent sur des conflits d'intérêt dans la perception de la nature, non pas pour ou contre la rivière mais "eux contre nous" ("pourquoi devrait-on détruire notre environnement pour le vôtre?");
  • les conditions géographiques et écologiques ont une influence sur la perception de l'enjeu, soit que le barrage est situé à un endroit impactant pour les poissons (proche de la confluence et bloquant l'accès au bassin amont) soit au contraire que d'autres barrages sur le même cours d'eau sont intouchables (l'enjeu est alors perçu comme moindre);
  • en Nouvelle Angleterre, les arguments esthétiques et historiques sont très puissants car beaucoup de barrages sont en fait rattachés à des moulins et usines à eau datant de l'arrivée des colons européens, donc sont vus comme un "paysage historique vivant" (living historical landscape) très caractéristique de la région;
  • l'hydro-électricité peut être invoquée comme une ressource, quoique cela soit davantage un effet d'opportunité pour trouver un usage actuel et des revenus permettant d'entretenir le barrage;
  • la politique locale joue enfin un rôle de premier plan, et il est difficile de mener à bien un effacement lorsque les autorités municipales ne sont pas associées au portage du projet.  
Leur conclusion : "l'attention à tous les thèmes qui caractérisent les conflits autour des effacements de barrage mis en lumière dans cet article – contingences historiques et géographiques, dynamique et structure institutionnelle, politique locale – est cruciale et nécessaire, mais même la préparation de ces facteurs et les options pour les surmonter peuvent ne pas être suffisantes pour parvenir à un effacement réussi". Les auteurs soulignent en particulier qu'en raison du caractère local de chaque opération, une opposition pas forcément nombreuse, mais influente et bien dirigée, suffit à bloquer les chantiers.

Discussion
Pour quelques suppressions de grands barrages très médiatisées, comme récemment l'Elwha dans le parc national Olympique, les Etats-Unis connaissent tout comme l'Europe de nombreux projets de nettement moindre envergure, portant sur des ouvrages hauts de quelques mètres seulement. Cette évolution a débuté à partir des années 1960-1970 dans un mouvement de contestation des constructions de barrages par des groupes de pression valorisant l'écologie, la vie sauvage, les activités de plein air dont la pêche  (Sierra Club, American Rivers, Trout Unlimited, des centaines de mouvements locaux), par des lois et réglementations (Wild & Scenic Rivers Act de 1968, Endangered Species Act de 1973), par l'implication de plus en plus forte de structures fédérales (EPA Environmental Protection Agency) y compris jadis hostiles ou indifférentes (comme l'Army Corps of Engineers).

La défense de la "nature sauvage" de l'Ouest avait été le thème fondateur des luttes contre la création de barrages – thème fantasmé, car la nature en question était en réalité déjà modifiée de longue date par les premiers habitants, c'était davantage la dimension scénique des paysages grandioses qui interpellaient les esprits. Par la suite, le retour des poissons migrateurs a souvent été le porte-drapeau de l'évolution en faveur de la destruction des ouvrages. Avec en arrière-plan un raisonnement économique sur les coûts d'entretien excédant leurs bénéfices – aux Etats-Unis, le principal aiguillon n'est pas l'obligation réglementaire à visée écologique, mais plutôt la question des investissements nécessaires à la sécurité des sites.

En dernier ressort, l'analyse des projets et de leur contestation fait apparaître des luttes politiques plus classiques entre pouvoir central et pouvoir local, entre attentes concurrentes vis-à-vis de l'environnement, entre registres non conciliables de valorisation des cadres de vie. "Les conflits sur les suppressions de barrages, observent les chercheurs, sont aussi fondamentalement reliés à la manière dont les sociétés prêtent sens à leurs paysages et, de plus en plus, à ce que la restauration écologique implique dans un monde de nouveaux écosystèmes, avec peu ou pas de données de référence pour une recréation fidèle d'écosystèmes historiquement spécifiques". En d'autres termes, davantage que la recréation d'une hypothétique naturalité perdue, la mal nommée écologie de la restauration paraît en ce domaine une ingénierie de l'environnement humain au service de certaines représentations et de certains usages.

Référence : Magilligan FJ et al (2017), The Social, Historical, and Institutional Contingencies of Dam Removal, Environmental Management, DOI 10.1007/s00267-017-0835-2

A lire également sur ce thème :
Etats-Unis: le suivi des effacements de barrage est défaillant (Brewitt 2016) 
États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016)
Le "désaménagement" des rivières en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lespez et Germaine 2016)
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