31/03/2017

Échantillonnage intensif des poissons sur le Rognon (Le Pichon et al 2017)

Avant d'intervenir sur une rivière à des fins écologiques, comment faire un diagnostic assez complet pour identifier des déséquilibres, estimer leur gravité et proposer des objectifs de résultats? Cette question manque souvent de réponse convaincante aujourd'hui, soit parce que le diagnostic est manquant ou rudimentaire, soit parce que la gravité n'est pas objectivée, soit encore parce qu'il y a désaccord sur l'intérêt à agir. Une équipe de chercheurs Irstea et Université de Washington (Seattle) a procédé à un échantillonnage spatialement intensif des poissons d'une petite rivière (le Rognon) de tête de bassin à l'Est de Paris (Seine-et-Marne). On présente ici l'intérêt de la méthode et quelques résultats. Ces derniers montrent dans le cas étudié une répartition assez homogène de la richesse spécifique malgré la présence d'obstacles à l'écoulement. Et des discontinuités de densités pour certaines espèces spécialisées, phénomène assez prévisible dont la gravité reste à établir si l'on veut construire un consensus social pour l'action. 

L'échantillonnage spatialement intensif (spatially intensive sampling ou SIS) consiste à réaliser des pêches électriques de poissons sur des petites surfaces (10 m2) mais sur un grand nombre de points de mesure dans un cours d'eau. Céline Le Pichon et ses collègues ont utilisé cette technique sur une rivière de tête de bassin du bassin de Seine, le Rognon. C'est un affluent de l'Orgeval ou ru des Avenelles (affluent du Grand Morin, puis de la Marne, puis de la Seine). Le bassin versant est rural (1% de zones urbanisées) à dominante agricole (81% de l'usage de sols). Le Rognon compte notamment deux étangs de pêche, l'un créé en 1990 et l'autre datant du XVIIe siècle.

Le Rognon a donc été analysé par SIS sur un linéaire de 5 km, avec prise en compte des obstacles (ponceaux et piliers de ponts, déversoirs et seuils de moulin ou d'étang). Au total, 264 mesures espacées de 20 m ont été réalisées, sur une campagne de 3 jours.



Le tableau ci-dessus (cliquer pour agrandir) montre la population totale des poissons selon les espèces (15 au total), très largement dominée par le chabot (Cottus gobio), le vairon (Phoxinus phoxinus) et la loche franche (Barbatula barbatula). Les espèces benthiques sont indiquées en gras.


On voit sur le graphique ci-dessus la répartition de la richesse spécifique totale (de 0 à 7 espèces) sur le linéaire, selon que les espèces sont rhéophiles (gris foncé) ou non rhéophiles (gris clair). Les obstacles sont indiqués par des points noirs sur l'axe horizontal. Les deux étangs (pond) sont signalés, l'astérisque indique l'absence de relevé disponible.


Ce 2e graphique montre la répartition (à échelle fine à gauche et lissée à droite) de trois espèces de poissons, le chabot (a et d), la loche franche (b et e), le vairon (c et f). On voit qu'il existe des discontinuités spatiales, et des abondances plus fortes tantôt à l'amont ou à l'aval selon les espèces.

Les auteurs procèdent également à des analyses spatiales plus approfondies (spectre de puissance en ondelettes) que nous ne détaillons pas ici.

Discussion
Une question souvent posée dans la gestion écologique de rivières est celle de la réalité des impacts sur le vivant et des objectifs d'évolution des populations que l'on se donne en traitant les impacts. Plutôt que des relevés ponctuels par pêche électrique à plusieurs passages sur une grande surface, l'échantillonnage spatialement intensif utilisé par Céline Le Pichon et ses collègues donne une vue d'ensemble des populations et de leur répartition sur tout le profil d'un cours d'eau ou d'un tronçon. C'est évidemment une analyse plus fine, qui en l'occurrence a identifié des espèces rares qu'une précédente pêche "classique" n'avait pas relevées.

Une autre option, encore expérimentale, consiste à utiliser l'ADN environnemental et le metabarcoding : un échantillon de matériel génétique circulant dans l'eau est prélevé, amplifié et comparé à des bases de données pour identifier les espèces présentes. Un travail français récent a montré tout l'intérêt de cet outil (voir le travail de Civade et al 2016 sur le lac Aiguebelette et la rivière Tier). L'enjeu nous paraît surtout important pour réaliser à terme des diagnostics de biodiversité totale des cours d'eau, non limités aux poissons, puisque le metabarcoding permet aussi bien d'analyser la présence d'insectes, crustacés, oiseaux, mammifères, etc. donc de donner une image beaucoup plus complète du vivant aquatique et riverain.

Concernant la rivière étudiée par Céline Le Pichon et ses collègues, les résultats nourrissent notre scepticisme sur la manière dont le gestionnaire peut ensuite les exploiter sur le Rognon.

Certes, le relevé montre des discontinuités, mais elles paraissent assez mineures, n'empêchant pas la présence des espèces les plus fréquentes à divers points du court linéaire. De même, la présence d'espèces non rhéophiles (brème, perche, tanche, brochet, anguille) peut être considérée comme une "altération" ou une "dégradation" (termes employés par les auteurs) si l'on pose un état naturel non anthropisé du cours d'eau comme référence, mais si l'on considère inversement le cours d'eau comme un hydrosystème anthropisé de longue date, sa biodiversité pisciaire acquise paraît moins problématique. Pourquoi et comment une rivière devrait-elle conserver toujours le même peuplement? Si des habitats artificiels présentent moins d'espèces ou des espèces différentes des habitats non (ou moins) modifiés, en quoi est-ce un enjeu? Accepte-t-on finalement une diversité de faciès et d'espèces, ou prétend-on imposer une vision normative de ce que seraient des "bons" faciès et des "bonnes" espèces que chaque rivière, chaque tronçon, chaque station devrait avoir? On voit que l'on peut vite dériver vers des postures intenables, tant au plan de leur construction épistémologique que de leur coût économique et de leur acceptabilité sociale.

Un programme de restauration physique de ce cours d'eau devrait ainsi exposer aux citoyens quels objectifs il vise précisément et in fine quels services ces objectifs rendent. Faire varier des densités ou des répartitions locales de poissons peut intéresser des spécialistes en ichtyologie, mais on voit mal pour notre part l'importance de l'enjeu écologique ou la réalité des bénéfices aux riverains. Il est par exemple douteux que les riverains informés de ce genre de résultats considèrent que des surdensités de limnophiles ou sous-densités de rhéophiles représentent un problème tel qu'il justifierait la dépense d'argent public pour la suppression des étangs, seuils ou déversoirs. D'autant que les autres espèces de la faune et de la flore du Rognon ne sont pas étudiées, donc l'état réel de sa biodiversité reste pour sa majeure partie inconnu, même après ce diagnostic plus détaillé des seuls poissons.

Référence : Le Pichon C et al (2017), Spatially intensive sampling by electrofishing for assessing longitudinal discontinuities in fish distribution in a headwater stream, Fisheries Research, 185, 90-101

Illustrations : extraites de l'article cité, droit de courte citation.

A lire en complément
A quoi ressemblent les bénéfices réels de la continuité en rivières ordinaires? (Tummers et al 2016)
Suivi d’un effacement d’ouvrage sur le Bocq: quel bilan après quelques années? (Castelain et al 2016)
Pour quelques (petits) poissons rhéophiles de plus (Schmutz et al 2015)

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