La fragmentation de l'habitat est un concept important en écologie scientifique depuis près d'un siècle. Dans un premier temps, sur les milieux terrestres, on a mis en évidence que la persistance de systèmes prédateurs-proies dépend de la disponibilité de refuges distincts pour les proies (Gause 1934) et que la division d’une ressource alimentaire en un grand nombre de "patch" (parcelles) permet au système prédateur-proie de perdurer en fournissant des sites de refuge temporaire pour proies se déplaçant dans le temps et l’espace (Huffaker 1958). Ainsi la parcellisation ("pathchiness") ou fragmentation de l'habitat était associée au concept d'hétérogénéité spatiale et généralement considérée comme ayant une influence positive sur les réponses écologiques au niveau de la population et des communautés d'espèces (biocénoses). Mais tout cela a changé avec l’extrapolation par Levins (1970) de la théorie de la biogéographie insulaire de MacArthur et Wilson (1967), disant qu'un habitat réduit est toujours un prédicteur d'extinction. Depuis lors, comme le note Lenore Fahrig (2017), "la parcellisation a été associée au concept de fragmentation de l'habitat et est généralement considérée comme ayant une influence négative sur les réponses de la population et des communautés".
Ce schéma illustre les deux visions concurrentes : dans la première (en haut), la fragmentation est synonyme d'hétérogénéité spatiale et de diversité écologique ; dans la seconde, elle est synonyme de fragmentation d'un milieu continu et de perte de diversité écologique.
Extrait de Extraits de Farhig 2017
Extrait de Farhig et al 2019
En 2017 Lenore Fahrig a passé en revue 118 études rapportant en détail 381 réponses significatives à des fragmentations d'habitat, et permettant de tester son hypothèse discriminante selon la surface de l'habitat.
Ces graphiques montrent les résultats (cliquer pour agrandir) :
Extrait de Fahrig et al 2017
Les travaux de Lenore Fahrig avaient été contestés en 2018 par R.J. Fletcher et des collègues (références ci-dessous). Mais dans la revue Biological Conservation, plus de 20 experts internationaux soutiennent que les calculs de Farhig 2017 sont corrects, et qu'ils ont des implications importantes pour la conservation de la biodiversité.
Voici le résumé de leur position :
"Dans une revue d'études empiriques à l'échelle du paysage, Fahrig (2017) a constaté que les réactions écologiques à la fragmentation de l'habitat en soi (fragmentation indépendante de la quantité d'habitat) étaient généralement non significatives (> 70% des réponses) et que 76% des relations significatives étaient positives, l'abondance, l'occurrence, la richesse et d'autres variables de réponse des espèces augmentant avec la fragmentation de l'habitat en soi. Fahrig a conclu qu'il n'existait à ce jour aucune preuve empirique à l'appui de l'hypothèse répandue selon laquelle un groupe de petites parcelles d'habitat a généralement une valeur écologique inférieure à celle de grandes parcelles de la même superficie totale.Les auteurs ajoutent dans la conclusion de cet article de 2019 :
Fletcher et al. (2018) contestent cette conclusion, arguant que la littérature à ce jour indique des effets écologiques généralement négatifs de la fragmentation de l'habitat en soi. Leur argumentation repose en grande partie sur une extrapolation des schémas et des mécanismes à l'échelle d'une parcelle (effets de la taille et de l'isolation de la parcelle, effets de bordure) sur les effets de la fragmentation de l'habitat à l'échelle du paysage.
Nous soutenons que cette extrapolation n’est pas fiable pour les raisons suivantes: (1) elle ignore d’autres mécanismes, en particulier ceux agissant à l’échelle du paysage (par exemple, diversité accrue de l’habitat, extension du risque, complémentation du paysage) et pouvant contrecarrer les effets des mécanismes documentés à l’échelle de parcelles; (2) l'extrapolation d'un mécanisme à petite échelle à un modèle à grande échelle n'est pas une preuve de ce modèle, mais plutôt une prédiction qui doit être testée à grande échelle. Ces tests ont fait l'objet du passage en revue de Fahrig : nous ne trouvons aucun appui à l’affirmation de Fletcher et al. selon laquelle un parti-pris modifierait les conclusions. Nous encourageons d'autres études empiriques à l'échelle du paysage sur les effets de la fragmentation de l'habitat en soi, ainsi que des recherches visant à découvrir les mécanismes qui sous-tendent les effets positifs de la fragmentation."
"Partout dans le monde, la protection de l'habitat met presque toujours l'accent sur les grands habitats «intacts» tout en ignorant les petites parcelles d'habitat, même lorsqu'elles couvrent une superficie totale importante. Par exemple, la plupart des petites zones humides ont peu ou pas de protection (analysé par Hill et al 2018). (...) L'hypothèse répandue selon laquelle les effets de fragmentation sont importants et négatifs a clairement contribué à ce manque de préoccupation pour la conservation des petites parcelles. Cela a conduit à l'érosion cumulative d'habitats naturels, une petite parcelle à la fois, car la perte de ces parcelles passe inaperçue, même dans des paysages fortement dégradés (Arroyo-Rodríguez et al 2009; Bennett et Arcese 2013; Tulloch et al 2016). Une première étape pour mettre fin à la perte d'habitat et au déclin de la biodiversité est la reconnaissance générale qu'il n'y a aucune justification biologique empirique à une règle générale attribuant automatiquement une valeur de conservation inférieure aux petites parcelles à une superficie équivalente à l'intérieur de grandes parcelles. Toute perte d'habitat a des conséquences écologiques."Il est notable que l'analyse de Hill et al 2018, recensée sur notre site, concerne aussi bien des hydrosystèmes artificiels comme des lacs, étangs, canaux, mares, fossés, etc.
Discussion
Dans tous les manuels d'écologie depuis 50 ans, on trouve l'idée que la fragmentation de l'habitat est mauvaise en soi pour la préservation de la diversité biologique. Ce modèle est ce qui explique l'importance donnée à la "continuité écologique", dont une traduction concrète est par exemple la Trame verte et bleue en France.
Or, comme le rappellent ces échanges entre experts sur la fragmentation, on ne doit pas valider trop vite des modèles et des hypothèses en science, et en particulier dans des sciences jeunes étudiant des systèmes complexes avec peu de données de qualité sur le long terme, comme c'est le cas de l'écologie.
Les principales conséquences des travaux de Lenore Fahrig (si leurs conclusions sont confirmées par d'autres recherches) sont que :
- les notions de continuité ou de fragmentation ne sont pas des règles absolues et universelles, dans certains cas (76%) la fragmentation est positive, dans d'autres (24%) elle est négative, on n'a donc pas de prédiction forte ni de généralisation possible;
- l'attention première en écologie de la conservation doit être porté à chaque milieu, y compris de petites dimensions, sans poser simplement qu'un grand milieu continu sera forcément meilleur.
Ces quelques exemples récents indiquent l'urgence de ré-examiner la question à nouveaux frais. D'autant que les ouvrages en milieu aquatique augmentent la surface et le volume du milieu de vie disponible (eau douce) par rapport à une situation naturelle. Du moins les ouvrages en travers (seuils, barrages), ce qui n'est pas cas des ouvrages en berge empêchant au contraire l'eau de se répandre sur le lit majeur.
Il y aurait des moyens relativement simples d'avancer dans nos connaissances empiriques sur ces sujets : par exemple faire des analyses par ADN environnemental de la diversité totale faune-flore (pas juste les poissons) à l'exutoire de rivières comparables en usage des sols du bassin, linéaire, hydro-éco-régions, mais des rivières différant pour le critère de fragmentation en long. Un tel test donnerait de premières discriminations entre hypothèses concurrentes (certaines prédisent une baisse claire de biodiversité, d'autre un effet nul ou positif) en permettant de voir s'il y a une différence significative de biodiversité entre une rivière à libre cours et une autre comportant des retenues et canaux latéraux de diversion. Ces travaux sont nécessaires pour la poursuite apaisée et surtout intelligente des questions de continuité : on doit financer des politiques publiques fondées sur des hypothèses fiables et des preuves robustes. En particulier quand un gain écologique supposé s'obtient au détriment de nombreuses autres dimensions d'intérêt général de la rivière et de la vie des riverains.
Par ailleurs, dans le cas de l'écologie de la conservation, il y a d'autres débats importants entre experts sur les objet et les méthodes, non sans lien à celui de la fragmentation:
- faut-il s'intéresser aux écosystèmes vierges, "pristine", sauvage, très peu impactés par l'homme ou faut-il aussi s'intéresser aux nouveaux écosystèmes créés par l'homme (voir par exemple Basktrom et al 2018)?
- faut-il juger la biodiversité locale uniquement par l'analyse des évolutions de populations endémiques, ou faut-il aussi bien intégrer désormais les espèces transférées et les espèces exotiques (voir par exemple Schlapefer 2018), en particulier quand on observe qu'elles augmentent la diversité spécifique mais aussi fonctionnelle des milieux (voir par exemple Toussaint et al 2018) ?
Références
Fahrig L et al (2019), Is habitat fragmentation bad for biodiversity?, Biol Conserv, 230, 179–186
Fletcher RJ (2018), Is habitat frag-mentation good for biodiversity?, Biol. Conserv, 226, 9-15
Fahrig L (2017), Ecological responses to habitat fragmentation per se, Annu. Rev. Ecol. Evol. Syst., 48, 1–23
Exemple d'observation faite sur site par notre association : on constate (ci-dessus) que la présence d'un ouvrage hydraulique et de ses annexes multiplie des micro-milieux et ajoute de la surface en eau. L'examen d'un de ces micro-milieux (la rigole de déversoir 9) et d'une classe d'espèces (odonates) révèle un rôle positif pour la biodiversité (ci-dessous). La même chose vaut pour les amphibiens des mares et zones humides (milieux fragmentés et isolés, 3, 6 et 7) qui sont alimentées par la recharge (piezzométrique et fuites) permise par le bief (non représentés). La réalité de ces écosystèmes anthropisés est aujourd'hui niée - et parfois détruite - par une politique dogmatique de continuité écologique posant que la rivière continue est forcément un milieu plus intéressant pour le vivant, car plus conforme à une "naturalité" antérieure à l'influence humaine. C'est ce dogme dont nous nions la valeur de généralité en écologie, en demandant que chaque milieu soit déjà étudié sans a priori, si besoin protégé, et que les dépenses d'argent public aillent vers des priorités solidement établies, pas à des altérations de sites en place. Un nombre croissant de travaux de recherche scientifique pousse à abandonner l'ancien paradigme de la "nature sans l'homme" pour une approche plus complexe des milieux à l'interface homme-nature.