Affichage des articles dont le libellé est Loire-Bretagne. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Loire-Bretagne. Afficher tous les articles

19/01/2017

Loire-Bretagne, doublement en huit ans des rivières en état mauvais ou médiocre

Entre 2006 et 2013, le nombre de rivières du bassin Loire-Bretagne en état écologique médiocre ou mauvais a été multiplié par deux, alors que le nombre de rivières en état excellent a été divisé par deux. Imperturbable, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne nous assure tout de même que "la mobilisation est payante". Loire-Bretagne, c'est aussi un bassin pilote des politiques les plus extrêmes en matière de continuité écologique, là où la doctrine du rapport Malavoi 2003 faisait la promotion de la destruction systématique des ouvrages sans usage. On voit le brillant résultat des choix opérés par les gestionnaires publics… 

En éditorial de la dernière livraison de L'Eau en Loire-Bretagne (janvier 2017), Martin Gutton, directeur général de l'Agence de l'eau, affirme : "Notre bassin affiche aujourd’hui 30 % de ses cours d’eau en bon ou très bon état et il ambitionne d’atteindre l’objectif de 61 % à l’échéance 2021. Cela pourrait être décourageant si le suivi de la qualité de l’eau ne montrait pas que là où l’on agit de façon éclairée et concertée, la mobilisation est payante et les résultats sont là."

Le tableau de synthèse est le suivant:

On constate qu'entre 2006 et 2013:
  • le nombre rivière en état mauvais a doublé
  • le nombre de rivière en état médiocre a doublé
  • le nombre de rivière en bon état a stagné
  • le nombre de rivière en état excellent a été divisé par deux
Quant à l'état chimique des eaux du bassin, déjà absent lors de l'adoption du Sdage 2016-2021, le mystère plane encore. "À côté de l’état écologique, nous dit la publication, l’état chimique des eaux de surface s’appuie sur 56 substances prioritaires et prioritaires dangereuses retenues au niveau européen. Ce sont des substances qui posent un problème globalement en Europe, certaines pouvant ne pas être retrouvées en quantité importante en France. L’Union européenne permet de séparer les substances dites ubiquistes (contamination générale de l’environnement) des autres substances.Un suivi spécifique des substances prioritaires a été lancé sur la période 2015-2017. En 2015, les suivis ont été effectués sur 105 stations du réseau de contrôle de surveillance (RCS). Pour les substances non ubiquistes, 87 stations sont en bon état chimique et 3 en mauvais état. Pour les 15 dernières stations, l’état chimique n’a pas pu être déterminé".

Mais la même publication nous dit qu'il y a 837 stations dans le réseau de contrôle de surveillance: pourquoi les mesures sont-elles faites dans 105 d'entre elles, soit 12,5% seulement? On l'ignore. Et comme la plupart des rivières sont polluées par des substances ubiquistes (comme les HAP, hydrocarbures aromatiques polycycliques) ainsi que par un cocktail de centaines de micro-polluants échappant aux obligations de surveillance de la DCE, on suppose que le bilan n'est pas fameux et que très peu de rivières du bassin peuvent afficher un bon état écologique et chimique (l'obligation européenne concernant ces deux dimensions).

Le bilan est donc celui d'un échec flagrant. Loin de répondre à la question que tout le monde se pose – à savoir l'utilité des centaines de millions d'euros dépensés chaque année pour atteindre le bon état écologique et chimique des eaux –, le magazine de l'Agence de l'eau se contente d'énumérer les problèmes par sous-bassins et de se décerner quelques satisfecit de-ci de-là. Mais pourquoi ce qui n'a pas fonctionné depuis 2006 aurait des effets demain? Et qui paiera les amendes à l'Europe si cette tendance se poursuit?

01/12/2016

Nous voulons les données complètes sur l'état d'avancement de la continuité écologique

Selon des chiffres publiés dans une commission interne de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne, 94% des ouvrages classés en liste 2 sur le bassin n'auraient toujours pas fait l'objet d'un chantier… cela alors que nous sommes à 6 mois de la date théorique du dépôt de 100% des projets en préfecture! Les mêmes données indiquent 2 fois plus d'effacements que d'aménagements depuis 2007, choix destructeur allant à l'encontre du texte et de l'esprit de la loi. La réforme de continuité écologique est donc un marasme. Nous réclamons la transparence totale sur tous les bassins, au lieu du recel actuel d'information par les administrations, manifestement effrayées à l'idée que l'ampleur des retards, des blocages et des coûts devienne une donnée du débat public. Au vu des fortes protestations suscitées par le peu de chantiers réalisés et du caractère totalement irréaliste du délai légal fixé en 2006 comme des coûts pharaoniques des travaux, c'est sans regret qu'il faut prononcer au plus vite un moratoire sur l'ensemble de la réforme et redéfinir de manière concertée son mode de déploiement.


Selon le rapport de la Commission du milieu naturel aquatique du 20 octobre 2016 (extrait ci-après), qui n'est pas très clair, voici quelques chiffres sur le bassin Loire-Bretagne :
  • 18.000 km de rivières classées liste 2
  • 6000 obstacles à l'écoulement concernés
  • entre 2007 et 2016, 994 ouvrages ont été traités
  • 350 ouvrages en liste 2 sont concernés (parmi les 994)
  • Sur les 994 ouvrages, on compte 58% d'effacement, 26% d'aménagement, le reste inconnu
Donc d'après ces données :
  • 6% seulement (350/6000) des ouvrages en liste 2 sont traités
  • l'effacement est majoritaire, et deux fois plus fréquent que l'aménagement
Ces chiffres confirment s'ils sont exacts :
  • le retard considérable dans la mise en oeuvre du classement, rendant totalement illusoire l'hypothèse d'un dépôt en préfecture de 100% des projets d'ici juillet 2017 (date légale du premier délai de 5 ans pour Loire-Bretagne),
  • la prime donnée à la destruction du patrimoine hydraulique, quand la loi demandait des mesures de gestion, équipement et entretien.
Plus largement, l'incapacité du Ministère et des Agences de l'eau à publier des informations précises sur l'état d'avancement de la réforme accentue le sentiment (déjà très diffus) d'une manipulation massive de l'opinion et des élus.

Dix ans après le vote de la loi sur l'eau et 4 ans après le classement, nous demandons la transparence et la précision, à savoir sur chaque bassin:
  • linéaire total de rivières classées L2
  • nombre total d'ouvrages concernés
  • nature de ces ouvrages dans la base ROE (seuils, barrages, buses, etc.)
  • nombre d'ouvrages mis en conformité (chantiers achevés)
  • coût total des aides publiques
  • nombre d'effacement (total ou partiel)
  • nombre d'aménagement (sans aucun arasement)
  • nature des aménagements (passes, rivières contournement, ouvertures de vanne, statu quo)
  • nature du maître d'ouvrage (collectivité, établissement public, industriel, agriculteur, particulier)
  • répartition administrative (par départements)
  • répartition hydrographique (par rivières)
Seules ces données complètes permettront de faire le point sur l'avancement de la réforme, de redéfinir un calendrier et un financement réalistes, le cas échéant de procéder au déclassement des rivières et à un changement de méthode dans la restauration de continuité.

Extrait Commission du milieu naturel aquatique Loire-Bretagne, 20 octobre 2016

L’état des lieux du bassin Loire-Bretagne arrêté de décembre 2013 a identifié les pressions sur l’hydromorphologie comme parmi les principales causes de risque de non-atteinte des objectifs environnementaux en 2021. Les impacts des ouvrages sur la circulation piscicole et le transit sédimentaire ont justifié le classement en juillet 2012 de 18 000 km de cours d’eau en liste 2 par le préfet de bassin.

Les outils réglementaires (classements des cours d’eau) et contractuels (contrats territoriaux de l’agence) sont complémentaires pour contribuer à la restauration des circuits de migrations piscicoles et à la réduction de la pression des ouvrages transversaux sur l’hydromorphologie des cours d’eau. Il est présenté à la COMINA un point d’avancement global sur la mise en œuvre des interventions sur les ouvrages transversaux dans le bassin Loire-Bretagne, avec une focale ensuite sur les points noirs du PLAGEPOMI.

De 2007 à mi 2016, l'agence de l'eau Loire-Bretagne a attribué plus de 28 M€ d’aides à la restauration de la continuité écologique pour les 994 ouvrages traités, soit près de 11% des aides totales de la restauration des milieux aquatiques. L’aide de l’agence de l’eau a porté majoritairement sur l’effacement des ouvrages (58%), soit 575 ouvrages. L’équipement représente 26% des ouvrages traités, soit 258 ouvrages équipés.

Sur ces 994 ouvrages, 350 dits « liste 2 » ont été aidés par l’agence de l’eau, pour lesquels l’effacement reste également majoritaire avec 48% des ouvrages traités (168). L’équipement représente 36% des ouvrages traités (126). L’écart est donc moindre entre effacement et équipement, pour ces ouvrages « liste 2 ». Il a donc été réalisé, avec les aides de l’agence de l’eau, 2 fois plus d’effacements que d’équipements. (…)

La Commission remercie la DREAL de Bassin et l'agence de l'eau Loire-Bretagne pour le travail présenté, mais regrette que, ces informations restent difficiles à connaître pour les acteurs du bassin concernés, en accueillant favorablement l’outil de suivi national annoncé en 2017. La Commission souligne aussi que le total des 994 ouvrages traités, dont 350 « liste 2 » sur les 6 000 identifiés, est loin d’être satisfaisant car il ne permettra pas d’atteindre l’échéance de juillet 2017, conformément à l’arrêté du préfet coordonnateur de bassin de 2012, malgré la mobilisation de nombreux agents sur le terrain (Etat, Onema, agence de l'eau Loire-Bretagne et collectivités territoriales).

Sur le même thème
Faut-il 50 ans pour exécuter le classement des rivières? L'exemple de la DDT 63
Le Ministère et la continuité écologique: falsification à haut débit
Délai de 5 ans pour la mise en conformité à la continuité écologique: comment en profiter?

03/07/2016

Les moulins n'ont pas fait disparaître les saumons du bassin de Loire

Les saumons étaient encore largement présents dans les rivières du bassin de Loire à la fin du XIXe siècle. Là où ils avaient commencé à régresser (Cher, Loire supérieure, Vienne supérieure, Creuse), c'était le fait de constructions assez précisément identifiées dans les archives par les travaux classiques de R. Bachelier : le plus souvent des barrages réalisés à la demande de l'Etat, et non pas le fait d'une accumulation des modestes seuils présents depuis l'Ancien Régime. Par la suite, l'édification de dizaines de grands barrages va bloquer presque tous les axes migrateurs. Nous regrettons que ces faits ne soient pas rappelés clairement par les services instructeurs (notamment l'Onema). Nous déplorons plus encore que la France ait engagé une politique aberrante de destruction prioritaire et indistincte des ouvrages hydrauliques de taille modeste, alors que la restauration de continuité demande la mise en oeuvre de modèles de priorisation fondés sur des objectifs scientifiquement validés et socialement acceptés. 

En juin dernier s'est tenue sur le bassin Loire-Bretagne une rencontre des services de l'Etat en charge de la continuité avec les représentants des fédérations de moulins (rencontre à laquelle Hydrauxois n'a pas été conviée). Un représentant de l'Onema a projeté un exposé où figuraient ces cartes de répartition du saumon "avant le XIXe siècle" et "à la fin du XXe siècle". Une précision sur l'écran indique que la saumon a régressé sur le bassin de Loire à l'époque des seuils, par un "effet cumulé".


Ce choix de présentation nous paraît très contestable. L'histoire du saumon en Loire a été reconstituée en 1963 et 1964 par une monographie de R. Bachelier dans le Bulletin français de pisciculture. Chez les experts des poissons (et en particulier à l'Onema), tout le monde connaît ce travail qui fait encore autorité.

Or, R. Bachelier est très précis dans l'histoire de la régression du saumon. Voici la carte de la répartition du grand migrateur à la fin du XIXe siècle.

Cette carte est beaucoup plus instructive pour les moulins puisqu'elle montre une assez large répartition des frayères encore actives sur le bassin de Loire, malgré la présence de tous les ouvrages fondés en titre ou réglementés au cours du XIXe siècle.

Sur les axes où le saumon a déjà régressé, que nous dit R. Bachelier ?

Obstruction de la Loire supérieure : elle est le fait du service de navigation intérieure (donc de l'Etat) avec la construction des barrages de Decize (1836) et de Roanne (1843), suivie de la mise en eau permanente du canal de Decize en 1845.

Obstruction de la Vienne supérieure : elle a commencé avec la construction par le service de l'artillerie (de nouveau l'Etat donc) d'un seuil de 2 m en 1822 à Châtellerault. Le manque de franchissabilité a conduit à y construire 2 échelles à poissons en 1864 puis 1889, avec finalement une échancrure en 1904.

Obstruction du Cher : elle a été le fait des services de navigation là encore, avec un ouvrage à Preuilly devenu infranchissable en 1858.

Obstruction de la Creuse : une papeterie obtient l'autorisation de construire un barrage en 1857 à La Haye-Descartes, avec une rehausse en 1860. Cela entraîna une chute brutale des pêches à l'amont, impliquant de construire une large échelle à poissons en 1881.

Les travaux de Bachelier montrent donc que :
  • la majorité du bassin de Loire restait ouverte aux saumons à l'époque des moulins fondés en titre ou réglementés (dans l'enquête des Ponts et Chaussées de 1888, sur la Loire remontée jusqu'à Issarlès en Ardèche ; Allier remontée jusqu'à Veyrune en Ardèche ; Cher jusqu'à Preuilly ; Vienne jusqu'à Nedde en Haute-Vienne ; Creuse jusqu'à Felletin) ;
  • les premiers blocages sur les grands axes migrateurs ont été le fait de barrages de taille plus importante, construits le plus souvent à l'initiative de l'Etat pour favoriser le désenclavement de territoires et la navigation  ;
  • ces blocages sont le fait d'ouvrages précisément documentés, et non pas d'une accumulation d'ouvrages de petites tailles déjà présents ;
  • c'est enfin la construction de grands barrages sur tout le bassin au XXe siècle qui a fermé l'accès à presque toutes les frayères amont du bassin de Loire.
Il est à noter que les mêmes faits s'observent sur le bassin de la Seine, où c'est l'hydraulique de navigation (et la pollution de l'agglomération parisienne) qui ont fait régresser au premier chef le saumon, et non pas la petite hydraulique des moulins (voir cette analyse). Rappelons ce que disait Louis Roule, dans une autre étude classique sur le saumon et son histoire : "Les anciens barrages n’étaient pas très nuisibles. Peu élevés, construits en plan inclinés, ils pouvaient s’opposer à la montée pendant les périodes de basses eaux, mais non en crues ni en eaux moyennes ; ils se couvraient alors d'une lame d’eau suffisante pour le passage, et le courant sur leur plan incliné n’était pas assez violent pour arrêter l’élan des saumons. Tel n’est pas le cas des barrages actuels, plus élevés et verticaux (…) La montée reproductrice se trouve arrêtée complètement, sauf parfois dans le cas des crues exceptionnelles et dans les barrages de hauteur moyenne qui peuvent être noyés sous la lame d’eau" (Roule 1920).

Améliorer la franchissabilité, oui ; tout casser pour des dogmes, non
Les moulins sont disposés à améliorer la franchissabilité des ouvrages (dont certains ont été rehaussés au cours des 100 dernières années) sur les axes des grands migrateurs amphihalins. Cela peut se faire par des mesures de gestion de vannage ou par des créations de passes à poissons fonctionnelles, à condition que le besoin soit caractérisé à l'aval, que les mesures représentent des coûts tolérables pour la collectivité et des contraintes raisonnables pour le maître d'ouvrage. En revanche, les moulins n'accepteront jamais d'être les victimes expiatoires d'une idéologie intégriste de la "renaturation" exigeant de transformer les paysages de vallée et de détruire le patrimoine historique au nom de quotas halieutiques décidés dans des bureaux ou du retour à une "rivière sauvage" fantasmée (y compris la Loire, qui n'est en rien le "dernier fleuve sauvage d'Europe" vu son très lointain passé d'endiguement et de dragage, ainsi que la modification des processus sédimentaires sur les bassins versants). Toute rivière est en équilibre dynamique, toute rivière est "anthropisée" : il faut commencer par la reconnaissance de cette évidence produite par l'évolution sociale et biologique, pour travailler si nécessaire à la restauration ciblée de fonctionnalités ou à la protection ciblée de biotopes d'intérêt.

Depuis longtemps déjà, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne et les services instructeurs de ce bassin déploient une politique agressive de destruction des ouvrages de moulins (voir par exemple le rapport Malavoi 2003), pendant que les plus grands obstacles à l'écoulement sont toujours en place. Ce bassin Loire-Bretagne a développé et promu précipitamment des outils sans base scientifique sérieuse comme le taux d'étagement, cela alors que la littérature scientifique internationale appelle à employer sur les bassins versants des modèles de priorisation beaucoup plus fins pour lutter contre la fragmentation des cours d'eau (voir un exemple chez Grantham et al 2014, voir aussi Fuller et al 2015, recension à venir sur ce site). Il n'y a qu'en France que l'on mène une politique totalement aberrante consistant à détruire sans discernement et en priorité des ouvrages modestes, sur la base de classements de rivière essentiellement inspirés d'anciennes règlementations de pêche du XXe siècle, et non pas fondés sur les travaux les plus récents d'une vraie science de la restauration.

Les moulins n'ont pas à être les boucs émissaires des échecs de la politique de l'eau, ni les terrains d'expérimentation de quelques apprentis-sorciers. Dans le cas particulier des saumons de la Loire, essayer de leur faire porter une responsabilité significative dans l'affaissement des populations au cours des 150 années écoulées n'est pas tenable. Nous attendons des services de l'Etat et établissements administratifs qu'ils donnent des informations correctes et précises. Quant au retour des grands migrateurs amphihalins et à la défragmentation des cours d'eau, procédons par ordre en lieu et place du classement massif des cours d'eau de 2012: il faut aménager les ouvrages dans le sens de la montaison, à mesure que le blocage de populations migratrices est attesté lors des campagnes de contrôle, en choisissant par concertation les solutions adaptées. Mais aussi en interrogeant les citoyens pour savoir s'ils estiment que la dépense publique en ce domaine est réellement d'intérêt général : depuis des décennies que l'on prétend restaurer les populations de saumons de la Loire, la moindre des choses est de faire régulièrement des bilans publics complets sur les sommes dépensées, les résultats obtenus et les perspectives de progrès.

Références citées
Bachelier R (1963), L’histoire du saumon en Loire, 1, Bull. Fr. Piscic. 211, 49-70
Bachelier R (1964), L’histoire du saumon en Loire, 2, Bull. Fr. Piscic. 213, 121-135
Roule L. (1920), Etude sur le saumon des eaux douces de la France considéré au point de vue de son état naturel et du repeuplement de nos rivières, Imprimerie nationale, 178 p.

24/06/2016

Le rapport Malavoi 2003: construction d'une idéologie administrative des ouvrages hydrauliques

Comment en est-on arrivé là? Cette question est souvent posée à propos de la politique publique de suppression des seuils de moulins menée depuis une dizaine d'années, particulièrement depuis le PARCE 2009 et le classement 2012-2013 des rivières à fin de continuité écologique. La réponse est évidemment complexe, car une planification administrative se nourrit de nombreuses influences dans son émergence. On peut néanmoins travailler à la généalogie intellectuelle de la destruction des ouvrages hydrauliques comme outil de restauration. En 2003, la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) est adoptée depuis peu, les Agences de l'eau sont en charge de son application au niveau des grands bassins hydrographiques. L'Agence de l'eau Loire-Bretagne commande à l'ingénieur Jean-René Malavoi un rapport sur la stratégie à adopter face aux seuils en rivière, essentiellement les ouvrages des moulins. Ce rapport Malavoi 2003 va apporter une contribution significative à l'idéologie administrative qui se met en place pour les 10 prochaines années, avec des éléments de langage qui seront répétés massivement par la suite. L'examen rétrospectif de ce document procure des enseignements utiles sur la base scientifique fragile qui a fondé le choix public contestable et contesté de "l'arasement des ouvrages sans usage".

Le rapport Malavoi 2003 est d'abord important pour sa date de publication. En 2003, la directive cadre européenne (DCE 2000) sur l'eau vient d'être adoptée. La gestion par bassin ("district") hydrographique ayant été retenue, les Agences de l'eau et les SDAGE deviennent les outils d'implémentation des politiques visant au bon état chimique et écologique au sens que l'Union européenne donne à cet état.

Une "idéologie administrative" en construction, désignation de l'ouvrage hydraulique comme adversaire du bon état écologique
Les Agences de l'eau, en phase avec le Ministère de l'Environnement, vont donc développer une certaine interprétation de l'écologie de la rivière. Cette interprétation transparaîtra dans les états de lieux devenus obligatoires pour le rapportage à la Commission européenne des progrès des objectifs de la DCE 2000. Le premier état des lieux DCE est réalisé en 2004. L'Agence de l'eau Loire-Bretagne et l'Agence de l'eau Rhône-Méditerrannée-Corse se singularisent alors en posant que l'hydromorphologie (impacts physiques sur les écoulements et sédiments) serait responsable de la moitié des dégradations de l'état écologique des masses d'eau.

Il s'agit à l'époque d'une affirmation sans preuve. Pour poser ainsi une causalité entre une famille de pressions et une famille d'indicateurs chimiques / biologiques, il faut un travail de modélisation scientifique préalable qui n'est pas réalisé. Et pour cause, les indicateurs de suivi du bon état DCE ne sont à l'époque pas tous normalisés – a fortiori ils ne peuvent pas être appliqués en routine pour évaluer des masses d'eau et nourrir des modèles d'interprétation. Dire que la moitié des rivières sont dégradées écologiquement (au sens de la DCE) en raison de la morphologie est donc une vue largement subjective, au mieux "à dire d'experts".

Une affirmation sans preuve, c'est généralement ce que l'on nomme une croyance ou une idéologie. Nous l'appelons ici l'idéologie administrative des ouvrages hydrauliques. Qui va la construire et la diffuser ? Les personnels experts de l'administration centrale (Direction eau et biodiversité du Ministère), des agences de l'eau, du Conseil supérieur de la pêche devenu Onema (Office national de l'eau et des milieux aquatiques) et travaillant avec les fédérations agréées de pêche et protection des milieux aquatiques, des bureaux d'études et agences conseil oeuvrant pour ces instances.

Un objectif clair: définir ce que sera la politique des seuils et petits ouvrages
Le rapport Malavoi 2003 est donc une brique dans ce dispositif. Son auteur, Jean-René Malavoi, a une formation scientifique en hydromorphologie fluviale (thèse doctorale sous la direction de Jean-Paul Bravard), un parcours d'ingénieur conseil privé (à l'époque du rapport 2003 à la société Area), avec des missions de conseil Agence de l'eau et Onema (J.R. Malavoi travaille aujourd'hui à la division hydraulique d'EDF). Il est auteur de manuels et guides techniques sur l'hydromorphologie fluviale, le transport solide, la restauration des rivières – dont la lecture est au demeurant agréable et instructive, voir par exemple ses Eléments d'hydromorphologie fluviale publiés par l'Onema en 2011).

Le rapport Malavoi 2003 répond à un objectif : définir la "stratégie d'intervention de l'Agence de l'eau sur les seuils en rivière". Le "seuil" y est clairement dissocié des autres ouvrages : "Les 'grands barrages' constituent une problématique particulière, totalement différente de celle évoquée dans le cadre des objectifs de l’étude. Le champ d’investigation de l’étude est donc limité aux ouvrages d’une hauteur dont l’ordre de grandeur est compris entre 35 centimètres et 5 mètres."

Malavoi rappelle les dimensions historiques, techniques, réglementaires, sociologiques des petits ouvrages en rivière, ainsi que leur typologie et leurs usages sur un échantillon de 403 ouvrages. La synthèse est au demeurant assez efficace, on la lira avec profit. Mais elle reste un survol sommaire, et elle est imprégnée de jugements de valeur implicites ou explicites. Par exemple en page 32 : "Très peu d’ouvrages ont aujourd’hui un usage économique. Bien que certains ouvrages assurent d’autres rôles ou fonctions, la majorité des seuils n’ont plus aujourd’hui aucune utilité." Pourquoi un ouvrage devrait-il se juger à cette "utilité" et pourquoi cette approche "utilitaire" ne devrait pas intégrer toutes sortes de critères non productifs ou non marchands (par exemple le plaisir, l'esthétique, le paysage, la culture)? Ce n'est pas réellement creusé.

Du coup, l'auteur parle de "paradoxe" : "alors même qu’une grande partie des seuils, faute d’entretien, se trouve dans un état laissant présager leur ruine à court ou moyen terme, de profondes réticences sont enregistrées face au retour à des conditions d’écoulement libre sur la plupart des rivières."

En réalité, ce "paradoxe" n'en est pas un : l'attachement des propriétaires à l'ouvrage hydraulique (et parfois des riverains à son plan d'eau) n'est tout simplement pas soluble dans les catégories dominantes de l'étude. Cette incapacité à comprendre le ressort de l'attachement aux ouvrages aurait dû déclencher un signal d'alarme et indiquer la nécessité d'analyses complémentaires, sous un angle davantage sociologique et géographique (Malavoi le signale incidemment). Ce ne fut pas fait à notre connaissance, au moins dans le bassin Loire-Bretagne (voir plus tard les travaux des équipes du projet Reppaval ou de certaines programmes du Piren sur d'autres bassins).

"Il est aujourd'hui admis…" le péché originel de la sous-information scientifique
Malavoi décline dans ce travail les trois grands effets physiques et écologiques des seuils, que l'on retrouvera copiés-collés à l'identique dans beaucoup d'autres documents administratifs ensuite : "les effets sur les flux d’eau, de matières solides, d’éléments divers des biocénoses aquatiques (poissons, invertébrés, plantes) - effets flux ; les effets liés à la présence d’une retenue d’eau en amont - effets retenue ; les effets liés à la présence d’une structure stabilisatrice (le seuil et son « génie civil ») - effets point dur."

Il est écrit en page 36 : "Il est aujourd’hui admis que les ouvrages transversaux en rivière ont un grand nombre d’impacts négatifs et un petit nombre, souvent fonction de conditions locales particulières, d’impacts positifs sur les écosystèmes aquatiques. Nous proposons donc de détailler, à partir de données bibliographiques et de nos propres connaissances, ces différents effets."

Le problème : la bibliographie du rapport (pages 133-134) ne comporte qu'une petite vingtaine de références, presque toute généralistes et pour beaucoup anciennes. En comparaison une "review" dans la littérature scientifique compte de l'ordre d'une centaine de références, uniquement des travaux scientifiques antérieurs revus par les pairs, pas de la "littérature grise". Cette dernière est formée de publications expertes mais sans processus de validation scientifique strict, comme justement le rapport Malavoi 2003 que nous commentons (plus généralement des rapports de bureaux d'études, d'administrations, d'ONG, etc.). Le niveau de confiance dans la littérature grise est faible : il peut s'y glisser des erreurs, des biais, des sur-interprétations, des généralisations, etc. C'est pourquoi la science se construit par des publications scientifiques de travaux de recherche, et pas ailleurs.

Au moment où paraît le rapport, les chercheurs commencent à s'inquiéter des échecs de la restauration physique des rivières
Par ailleurs, ce travail de 2003 sur la continuité écologique est publié à peu près au moment où, aux Etats-Unis, commence une vague scientifique de retours critiques sur les premières opérations de restauration morphologique. Les travaux très commentés du laboratoire de Margaret Palmer,  gérant la première base de données quantitatives sur ces chantiers en rivière (National River Restoration Science Synthesis project), en sont un exemple (voir une synthèse des éléments critiques de la littérature récente).

Depuis ce rapport, des chercheurs et universitaires ont critiqué la dimension trop généraliste de ces interprétations hydromorphologiques sur les seuils, et plus généralement sur l'histoire sédimentaire des bassins (par exemple la critique de Lespez et al 2015 sur la mauvaise application des "renaturations" morphologiques pour des rivières à basse énergie, alors que les concepts de cette renaturation sont souvent nés sur expériences des têtes de bassin ou de systèmes à forte capacité morphogène ; la critique de Morandi et al 2014 sur la sous-information scientifique des programmations et des suivis des opérations de restauration).

L'idéologie administrative des ouvrages hydrauliques se construit donc sur des données très partielles, en décalage avec la dynamique de la recherche. Le rapport Malavoi 2003 va instaurer un régime particulier de légitimation de l'action publique : des propos savants, des concepts opérationnels, une description "phénoménologique" générale de l'effet des ouvrages, mais pour autant:
  • aucune quantification de ces effets, 
  • aucune méta-analyse des résultats scientifiques, 
  • aucun ordre de grandeur de l'impact effectif des seuils sur les différentes populations biologiques, sur la granulométrie du substrat, sur la charge modifiée par  rapport à la charge totale du bassin de drainage, sur l'épuration chimique des intrants de type nutriments ou pesticides, etc.
On dit que les seuils ont un effet (ce qui est vrai), on décrit des mécanismes de cet effet (de manière exacte sur les principes généraux de l'hydraulique fluviale), mais on ne produit aucune appréciation quantifiée, aucun modèle pondérant l'impact des seuils par rapport à toutes les autres pressions.

Dégradation de l'information: de la science à la littérature grise, de la littérature grise aux slogans de programmation publique
On peut aussi télécharger sur la base eaufrance.fr une présentation en version courte de l'étude de Malavoi 2003. Le ton y est plus direct : la bonne solution pour les ouvrages qui n'ont pas un "intérêt collectif majeur" est "l'arasement". Les seuils sont une "priorité à intégrer dans les SAGE". La morphologie est un "risque majeur de non atteinte du bon état (DCE)".

Tous ces éléments de langage, désormais assénés comme autant d'évidences, seront au coeur du discours public Ministère / Agence / Dreal / Onema après l'adoption de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006.


Il y a donc une sorte d'entropie ou dégradation de l'information environnementale :
  • un expert synthétise une partie des travaux scientifiques pour des administratifs (première perte de la qualité de l'information par négligence de certains travaux non connus ou non cités par l'auteur, choix parmi les paradigmes des diverses écoles en sciences de la restauration et de la conservation, qui ne sont nullement homogènes, gommage des détails, des réserves et des nuances,  etc.);
  • des administratifs simplifient encore cette synthèse de l'expert pour les parties prenantes, les élus et les citoyens (seconde perte de la qualité de l'information, déformation du message pour le rendre simple et mobilisateur).

Les expertises détaillées sur les bassins versants ne sont pas menées, ou leurs conclusions sont négligées
Parallèlement, certaines bonnes résolutions du rapport Malavoi 2003 comme le fait d'"expertiser les impacts à l'échelle d'un bassin versant ou d'un axe" ne seront guère suivies d'effet – l'expertise étant généralement limitée à un comptage des seuils (ROE, taux d'étagement) sans aucun modèle d'impact ni aucun croisement avec les données sur l'eau et le bassin versant.

Il se trouve que JR Malavoi, dans le cadre d'une mission en 2006-2007 pour le syndicat de l'Armançon (BE Hydratec), a expertisé le bassin versant de ce cours d'eau. Ce travail plus ambitieux qu'un simple relevé des seuils aboutit à une conclusion qui ne corrobore pas du tout la supposée gravité des petits ouvrages pour la dynamique fluviale :

"Le bassin de l’Armançon présente environ 400 Km de rivières importantes : l’Armançon lui-même (200 Km) et ses principaux affluents et sous-affluents (Brenne, Oze, Ozerain et Armance). D’un point de vue géodynamique, ces rivières, bien que très influencées par les activités anthropiques (nombreux barrages, anciens rescindements de méandres et travaux divers liés notamment à la construction du canal de Bourgogne, nombreuses protection de berges « rustiques » (dominantes) ou très « lourdes » (plutôt rares) présentent une activité géodynamique assez importante. Les érosions de berges, plus ou moins actives selon les secteurs, sont à l’origine d’une charge alluviale importante qui garantit, malgré la présence de barrages « piégeurs d’alluvions », un équilibre sédimentaire. Cette fourniture de charge alluviale évite notamment les incisions du lit, dommageables pour les ouvrages d’art (ponts, digues, protections de berges sur des secteurs à enjeux). Cette activité géodynamique permet aussi le maintien de milieux intéressant du point de vue écologique : des habitats aquatiques diversifiés (en dehors des retenues générées par les seuils) ; un substrat alluvial indispensable pour les biocénoses aquatiques" (Malavoi 2007, 1, 190-191)

Il n'y a donc pas matière à nourrir une politique de restauration coûteuse ni à justifier un classement de continuité (activité sédimentaire correcte, habitats diversifiés). Mais qui va lire ces volumineux rapports ? Personne ou presque. On les enferme dans un tiroir et on préfère s'en tenir aux généralités comme celles du rapport Malavoi 2003, offrant des schémas cognitifs plus simples au risque d'être simplistes, voire faux.

Le problème est le même pour certains travaux de bureaux d'études: par exemple, aussi bien NCA 2014 sur la Cure à Bessy qu'Artelia 2016 sur la Brenne à Montbard ne parviennent pas à trouver d'effet sédimentaire significatif des seuils étudiés. C'est écrit noir sur blanc dans leurs rapports mais malgré cela, rien ne change dans la conviction des porteurs de projet. On reste dans la croyance en des idées générales et l'adhésion à des planifications pré-établies : si l'impact sédimentaire est mesuré comme faible, on dira que le seuil "nuit à l'auto-épuration" (sans mesurer pour autant la chimie des nutriments et contaminants, donc sans preuve), qu'il "nuit à la biodiversité" (sans mesurer pour autant la biodiversité de l'hydrosystème, donc sans preuve), etc. Comme toujours, l'idéologie fait feu de tout bois pour renforcer sa croyance, ignore les objections empiriques et sélectionne les seuls faits qui la corroborent.

Conclusion
Le rapport Malavoi 2003 a été une étape importante dans la construction intellectuelle de l'idéologie administrative des seuils de moulins. Le problème n'est évidemment pas dans la compétence scientifique et technique de son auteur, qui est indiscutable. Le problème réside dans l'exercice lui-même : on ne peut pas traiter une question aussi complexe que l'effet des seuils sur les cours d'eau et le choix d'une politique sur ces seuils par un seul rapport rédigé par une seule personne. C'est une expertise scientifique, collective et multidisciplinaire qui aurait dû être sollicitée, fondée sur un solide passage en revue de l'ensemble de la littérature scientifique, avec des mises en garde sur le niveau de robustesse des conclusions de la recherche. A notre connaissance, un tel document n'existe toujours pas en 2016. Quant à l'Agence de l'eau Loire-Bretagne, elle a continué à développer des outils programmatiques sur des bases scientifiques quasi inexistantes, comme le taux d'étagement mis en avant à la fin des années 2000 puis adopté en 2016 par l'Agence de l'eau Seine-Normandie. Ainsi prospère l'idéologie administrative de l'effacement des ouvrages hydrauliques. Tôt ou tard, sa mise en oeuvre butera sur la réalité des résistances qu'elle suscite. Tôt ou tard, son caractère rudimentaire et parfois dogmatique fera l'objet d'une critique scientifique (des voix s'élèvent déjà). Le plus tôt sera le mieux, compte tenu du caractère irréversible de la destruction du patrimoine hydraulique hérité de siècles d'occupation des vallées.

Références : 
Malavoi JR - Area (2003), Stratégie d'intervention de l'Agence de l'eau sur les seuils en rivière, 134 p.
Malavoi JR - Hydratec (2007), Etude de la dynamique fluviale et des potentialités de régulation de l'Armançon, Rapport de phase 1, diagnostic.

A lire en complément
Du continuum fluvial à la continuité écologique: réflexions sur la genèse d'un concept et son interprétation en France
Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"

A noter
L'Agence de l'eau Loire-Bretagne, pionnière dans les postures les plus agressives vis-à-vis des seuils et barrages, est aussi une Agence qui stagne depuis 10 ans sur la progression de l'état chimique et écologique des masses d'eau de son bassin. Elle est par ailleurs incapable de donner aux citoyens un état chimique des rivières dans l'accompagnement de son SDAGE 2016-2021. Cette allocation défaillante de l'argent public devrait faire l'objet d'un audit si l'institution veut corriger sa trajectoire problématique et conserver sa crédibilité.

06/11/2015

SDAGE Loire-Bretagne : objectifs 2015 et 2021 identiques... et toujours aussi peu probables

Le SDAGE 2010-2015 promettait 61% des masses d'eau en bon état. Le résultat est à la moitié, avec quasiment aucun progrès dans l'exercice écoulé. Le SDAGE 2016-2021 qui vient d'être adopté par le comité de bassin promet... à nouveau 61% des masses d'eau en bon état, mais cette fois pour 2021! Personne ne peut sérieusement cautionner cette méthode Coué, dont l'échec grave vis-à-vis de nos obligations européennes ne fait pas même l'objet d'un audit. Le plus grand bassin hydrographique français est à la dérive.

Le SDAGE Loire-Bretagne a été adopté ce jeudi 5 novembre 2015. Nous avions exprimé dans une lettre ouverte avec 25 associations les problèmes nombreux que pose ce texte, tant dans la gouvernance peu démocratique de sa programmation que dans ses orientations inefficaces en matière de qualité des rivières, particulièrement de continuité écologique. Dans l'hypothèse où nos observations formulées lors des consultations et dans ce courrier n'auraient pas été prises en compte, une réflexion sera ouverte avec nos avocats pour formuler une requête en annulation du SDAGE.

Comme à leur habitude et au frais des concitoyens, la comité de bassin et l'Agence de l'eau produisent une communication institutionnelle autosatisfaite (pdf) autour de l'adoption du Schéma.

Dans ce dossier de presse, un point retient notre attention : l'objectif de 61% des masses d'eau en bon état 2021. Nous avions déjà vu ce chiffre, mais où donc…? Ah mais c'est bien sûr, la communication du SDAGE 2010-2015 promettait déjà d'atteindre 61% des masses d'eau en bon état! C'est-à-dire que l'ambition d'un SDAGE à l'autre reste exactement la même, alors que l'Union européenne attend 100% des masses d'eau en bon état chimique et écologique.


Les promesses n'engagent que ceux qui y croient. Les vrais chiffres du bilan de l'action de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne sont mauvais. On constate en effet à l'état des lieux 2013 (exercice obligatoire pour le rapportage à l'Union européenne) que :
  • le bassin Loire-Bretagne n'est plus capable de donner les mesures de l'état chimique des eaux (entorse grave à l'obligation européenne de suivi de qualité),
  • les cours d'eau n'ont montré aucune évolution significative de leur état écologique (de 29,5% en bon état à 30,2% sur le dernier exercice).
Il est inadmissible qu'une Agence dépensant des milliards d'euros d'argent public à chacun de ses exercices quinquennaux présente des résultats aussi médiocres sans faire l'objet d'un audit pour évaluer les dysfonctionnements. Et personne ne peut évidemment croire que l'objectif de 61% des masses d'eau en bon état sera atteint en 2021 plus qu'il ne l'a été en 2015.

A lire également sur Loire-Bretagne :
Un scandaleux exercice de propagande
50 ans de pollution aux nitrates

04/11/2015

Le sénateur Jean-Claude Boulard dénonce "l'absurdité normative" de la continuité écologique

On nous a transmis la réaction de M. Jean-Claude Boulard, sénateur de la Sarthe, maire du Mans, à la lettre ouverte à M. Joel Pélicot sur le SDAGE Loire-Bretagne (ci-contre, cliquer pour agrandir). L'élu de la République partage l'exaspération et l'incompréhension des riverains face à "l'absurdité normative" de la continuité écologique. "Comment peut-on financer la mise en place de 16 passes à poissons à 400 000 euros l'unité là où les poissons ne remontent jamais les rivières?". Le sénateur fait observer que les aloses et lamproies ne migrent pas aujourd'hui sur le cours d'eau où l'on exige ces aménagements à coûts exorbitants (mais à très faible financement public). Et que les anguilles n'ont historiquement jamais été empêchées de migrer par les ouvrages anciens du bassin (fossés, "fausses rivières" de contournement des moulins, ennoyage des seuils en crue, inondations du lit majeur, etc.). Un certain nombre d'Agences de l'eau (Seine-Normandie, Loire-Bretagne) et de services instructeurs déconcentrés (DDT, services départementaux de l'Onema) mènent aujourd'hui une politique extrémiste visant à accabler les propriétaires d'obligations pointilleuses et ruineuses, voire à les pousser à l'effacement (non légal) de leurs ouvrages. Cette dérive est d'autant plus condamnable que d'autres territoires ont des approches plus sobres et plus respectueuses des enjeux de continuité. Plusieurs dizaines de députés, sénateurs, maires ont déjà signé l'appel à moratoire sur la continuité écologique au cours du mois écoulé, ainsi que plus de 120 institutions. Et le rythme de ralliement ne faiblit pas. Les associations de propriétaires et riverains sont désormais décidées à systématiser les contentieux face aux dérives administratives, à commencer des requêtes en annulation contre les SDAGE 2015-2021 qui persisteront à donner priorité aux effacements des seuils et barrages, en parfait mépris du texte comme de l'esprit de la loi sur l'eau 2006 et de la loi de Grenelle 2009. Il faut de toute urgence une reprise en main démocratique du dossier des ouvrages hydrauliques, et plus généralement des politiques de l'eau dont les résultats en terme de qualité écologique et chimique des rivières sont très faibles au regard des sommes engagées.

A lire également la réaction de la sénatrice Anne-Catherine Loisier : les politiques de l'eau ont besoin d'un choc de simplification !

29/10/2015

Le taux d'étagement en Comina, ou comment se fabriquent les politiques de l'eau

Mais au fait, comment se fabriquent au juste les politiques de l'eau dans les grandes Agences de bassin? D'où viennent ces idées, ces orientations, ces affirmations qui semblent parfois sorties de nulle part? Le fonctionnement des Agences est effroyablement complexe, comme le savent tous ceux qui ont essayé de le comprendre (ou de demander des informations chiffrées sur l'état des masses d'eau). Un extrait de délibération d'une Commission interne permet d'observer la nature des échanges. Instantané photographique qui ne prétend évidemment pas résumer tout le fonctionnement d'une Agence, mais qui montre bien le niveau très inquiétant de confiance excessive dans des données partielles et la spirale d'auto-persuasion dans des cénacle fermés. 

M. Paul-Henry de Vitton (Association des amis et de Sauvegarde des Moulins de la Mayenne) nous fait parvenir un lien utile : le compte-rendu d'une réunion de la Commission du milieu naturel et aquatique (COMINA) de l'Agence de l'eau Seine-Normandie (lien pdf).

Ce document, qui traite notamment de la question controversée du taux d'étagement, est intéressant à plus d'un titre. Sa lecture révèle en effet que :
  • les participants de cette "Comina", qui contribuent à l'élaboration des politiques de bassin (avant leur présentation à la C3P, Commission permanente des programmes et de la prospective), ne disposent pas d'information scientifique précise sur l'objet de leur discussion;
  • il est fait mention d'études qui auraient dû être menées… mais ne l'ont manifestement pas été ou n'ont pas été publiées;
  • cela n'empêche pas certains de défendre l'intérêt supposé du taux d'étagement comme outil de gestion, sans autre élément tangible pour appuyer leurs dires que leur intime conviction (ou le fait que cet outil existe déjà en Loire-Bretagne, bassin dont on rappellera le résultat terriblement médiocre en terme de gain écologique et chimique de qualité des rivières depuis 10 ans, de sorte que son invocation devrait être un contre-exemple de l'optimisation de l'investissement public en rivière) ;
  • alors que la loi a prudemment et limitativement instauré un objectif de fonctionnalité (franchissement piscicole, transit sédimentaire) au droit des ouvrages, il est manifeste que certains sont toujours dans une logique de restauration complète des habitats de la rivière (donc de "renaturation" et de suppression à cette fin des ouvrages), position radicale qui a fort peu de base légale ou réglementaire et qui pose clairement la question du caractère démocratique de la prétention normative des Agences de l'eau ;
  • les dimensions historiques, culturelles, récréatives, énergétiques, patrimoniales des ouvrages sont totalement absentes de la réflexion, ces comités fermés vivent dans un monde où ils peuvent gérer la rivière selon les critères qu'ils ont eux-mêmes posés comme légitimes, sans souci de se confronter aux autres visions de l'eau ni de problématiser (dans leur propre logique) ce que peut ou doit être un "milieu naturel" en situation d'influence anthropique multiséculaire;
  • les objectifs chiffrés, les analyses coût-avantage, les probabilités d'atteindre le bon état DCE 2000 (engagement européen de la France) ne sont manifestement pas à l'ordre du jour, on se contente de citer quelques expériences locales sans aucune méthodologie rigoureuse de contrôle, de suivi, de mesure.
Ce type de document ne fait que confirmer nos critiques antérieures: la politique publique de l'eau est aussi sous-informée scientifiquement qu'elle est mal-menée démocratiquement. Ce n'est pas avec de telles méthodes qu'elle gagnera une légitimité sur la question des ouvrages hydrauliques, plus généralement sur ses objectifs de qualité et la difficulté manifeste à les atteindre.

26/10/2015

Lettre ouverte à M. Joël Pélicot sur le SDAGE Loire-Bretagne 2016-2021

Après notre lettre ouverte à M. François Sauvadet (Seine-Normandie), ce sont 25 associations qui adressent un message similaire à M. Joël Pélicot, Président du Comité de bassin Loire-Bretagne. Cette forte mobilisation souligne le caractère inacceptable de la politique menée par l'Agence de l'eau sur ce bassin : absence d'analyse de l'état chimique des rivières (plus de 15 ans après que la DCE a exigé ces mesures), harcèlement et effacement des ouvrages hydrauliques, refus de subvention aux aménagements non destructifs, tentative d'imposition de principes de gestion non scientifiques comme le taux d'étagement, dépréciation manifestement volontaire du potentiel hydro-électrique du bassin, indifférence aux risques pour les milieux, biens et personnes induits par les changements d'écoulement... Si le SDAGE Loire-Bretagne est voté en l'état, la question des ouvrages hydrauliques sera ingérable pendant 6 ans. Et des requêtes en annulation sont à prévoir. 

Monsieur le Président,

Comme vous le savez, la mise en œuvre de la continuité écologique soulève de nombreuses difficultés et inquiétudes : assèchement brutal des biefs et canaux, changement peu prévisible des écoulements, affaiblissement de berges et des bâtis, perte esthétique et paysagère dans les villages et les vallées, disparition du patrimoine historique et du potentiel énergétique, choix d'aménagement décidés alors que les rivières ne sont pas scientifiquement étudiées sur l'ensemble de leur bassin versant, dépense publique conséquente malgré le manque de résultats probants sur nos engagements européens de qualité chimique et écologique des masses d'eau.

Ce n'est pas une fatalité : c'est le résultat de choix tout à fait excessifs visant à imposer contre la volonté des propriétaires, des riverains et souvent des élus locaux, ainsi que contre l'esprit des lois françaises, la seule solution de la destruction du patrimoine hydraulique. Malheureusement, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne dont vous présidez le Comité de bassin s'inscrit dans cette perspective excessive, autoritaire, brutale.

Pour comprendre l'ampleur et la nature du problème, un petit retour en arrière est nécessaire. Dans la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (2006), la représentation nationale a souhaité que les ouvrages en rivière classée au titre de la continuité soient "entretenus, équipés, gérés" selon les prescriptions concertées de l'autorité administrative. De la même manière, la loi dite de Grenelle 1 créant la trame bleue (2009) a souhaité une "mise à l'étude" de l"aménagement des ouvrages les plus problématiques" pour les poissons migrateurs.

En aucun cas nos députés et sénateurs n'ont inscrit les mots "effacement", "arasement", "dérasement" ou "destruction" dans le texte de la loi ni dans l'horizon commun de gestion équilibrée des rivières. Au cours du vote de la loi de Grenelle 1, une commission mixte paritaire a même volontairement écarté une rédaction qui préconisait cet effacement.

C'est donc un choix démocratique clair et lucide : la suppression totale ou partielle des ouvrages n'est pas le souhait des représentants des citoyens français.

Plus récemment, vous n'êtes pas sans ignorer que Madame la Ministre de l'Ecologie Ségolène Royal, saisie des dérives de la mise en œuvre administrative des lois de continuité, a déclaré aux sénateurs qui l'interpellaient à ce sujet que "les règles du jeu doivent être revues, pour encourager la petite hydroélectricité et la remise en état des moulins". Mme la Ministre de la Culture Fleur Pellerin a affirmé pour sa part aux députés lors de la discussion parlementaire sur la loi du patrimoine : "Je partage moi aussi votre souci de ne pas permettre la dégradation, voire la destruction, des moulins, qui représentent un intérêt patrimonial, par une application trop rigide des textes destinés à favoriser les continuités écologiques."

Le problème, Monsieur le Président, est que l'Agence de l'eau Loire-Bretagne ne respecte nullement ces choix posés par le législateur et ré-affirmés par le gouvernement.

Quand on consulte les services de l'Agence de l'eau pour aménager un moulin à fin de continuité, il est répondu que seul l'effacement est financé à 80 %. Les passes à poissons (très coûteuses et inaccessibles aux maîtres d'ouvrage) ne font l'objet d'aucune subvention s'il n'existe pas d'usage économique avéré (90 % des cas), et d'une subvention bien trop faible dans les rares autres cas. Même avec un soutien à 50 %, le propriétaire devrait encore débourser des dizaines à des centaines de milliers d'euros restant dus pour payer les aménagements de continuité, ce qui est une dépense privée exorbitante pour des travaux relevant de l'intérêt général, créant une servitude permanente d'entretien et n'apportant strictement aucun profit aux particuliers ni aux communes à qui il est fait injonction de les réaliser.

On peut poser des normes très strictes pour des biens communs tels la qualité des milieux, mais la moindre des choses est d'en provisionner un financement public conséquent, pas d'en faire reposer la charge disproportionnée sur les seules épaules de quelques milliers de propriétaires insolvables à hauteur de ce qu'on exige d'eux.

Ces choix déplorables, à l'origine d'une tension croissante au bord des rivières, ne sont pas modifiés mais au contraire aggravés dans le projet de SDAGE 2016-2021 que vous vous apprêtez à adopter. Ce projet comporte en effet de nouvelles dérives dans le domaine de la continuité écologique, et des dérives inacceptables compte tenu des nombreux retours d'expérience accumulés depuis le classement de 2012, des progrès des connaissances et du rappel législatif évoqué plus haut.

Ainsi, le SDAGE intègre la notion de "taux d'étagement" de la rivière et le préconise comme objectif des SAGE pour les cours d'eau. Or, ce concept inventé dans un bureau ne figure à notre connaissance dans aucune loi ni aucune règlementation française. Il n'a aucune base scientifique solide (un simple mémoire de master d'étudiant lui a été consacré) et l'intérêt du taux d'étagement est totalement contredit par les résultats récents de la recherche française, européenne et internationale, montrant le faible lien entre les seuils et la qualité piscicole des rivières (ou la biodiversité). Il n'est pas acceptable que l'Agence de l'eau Loire-Bretagne propage des objectifs sans fondement scientifique solide. De tels dispositifs génériques n'ont par ailleurs aucun sens par rapport à nos obligations réelles : comme nous y enjoint l'Union européenne, chaque rivière doit faire l'objet d'une analyse complète de ses impacts (physico-chimiques, morphologiques, chimiques) et de ses indicateurs de qualité biologiques, après quoi seulement on choisit des solutions adaptées aux déséquilibres constatés. Le simplisme et l'arbitraire du taux d'étagement nient cette nécessité d'une action localement conçue et scientifiquement étayée.

De la même manière, quand le projet de SDAGE écrit que " la solution d’effacement total des ouvrages transversaux est, dans la plupart des cas, la plus efficace et la plus durable car elle garantit la transparence migratoire pour toutes les espèces, la pérennité des résultats, ainsi que la récupération d’habitats fonctionnels et d’écoulements libres ; elle doit donc être privilégiée", il se place en contradiction formelle avec les lois de 2006 et 2009 dont nous avons vu qu'elles ont privilégié l'aménagement et la gestion des ouvrages, en aucun cas l'effacement. Depuis quand une Agence de bassin prétend-elle imposer ses vues au détriment de celles du législateur ?

Cette disposition est d’autant plus mal venue que l’Agence de l’eau Loire-Bretagne n’est pas capable de proposer au public et aux décideurs un état chimique des eaux de son bassin. Dans l’Etat des lieux annexes à la discussion du SDAGE, on lit en effet : « L’agence de l’eau, en charge du programme de surveillance des eaux, a conduit en 2009-2010 les premiers calculs de l’état chimique avec les règles de l’arrêté appliquant la directive cadre. Pour différentes raisons précisées ci-dessous, elle a rencontré des difficultés à exploiter des résultats acquis et n’a pas pu valider les évaluations dans un contexte aussi fragile. Depuis 2009, avec l’accord des instances de bassin, l’agence de l’eau considère non pertinent et impossible de calculer et de publier un état chimique. »

Est-il tolérable qu’en 2015, une grande Agence de bassin soit incapable de satisfaire une obligation européenne décidée en 2000 et transposée en 2004 en droit français ? Comment l’Agence peut-elle promouvoir des mesures aussi radicales que l’effacement prioritaire du patrimoine hydraulique sur le compartiment de l’hydromorphologie alors qu’elle est manifestement incapable d’apprécier le poids relatif des différents impacts en rivière, en particulier celui des pollutions chimiques ? Où est le respect de l’information due aux citoyens dans le domaine environnemental, pourtant inscrit dans la Constitution ? Où est le respect de la « gestion équilibrée et durable » de la ressource en eau, posé comme principe général par le législateur, dans cet acharnement à exagérer certains impacts et cette désinvolture à en ignorer d’autres ? Qui peut croire un seul instant que la destruction de moulins centenaires est plus urgente et plus nécessaire pour la qualité de l’eau que la mesure des innombrables pollutions qui affectent nos bassins versants, leurs populations, leur faune et leur flore ?


Monsieur le Président,

Le rôle des Agences de l'eau n'est pas de se substituer au législateur dans la définition de la politique de l'eau ni d'intimer à l'administration des actions que ni la loi ni la règlementation n'exigent. Il n'est pas non plus de créer des inégalités des citoyens devant la loi – or c'est bien ce qui se passe, puisque chaque Agence choisit ses financements et que si tous sont soumis à la loi commune en matière de continuité écologique, certains sont moins aidés que d'autres. Cela révolte la décence commune et le sens élémentaire de la justice des citoyens français, dont on sait l'attachement au principe d'égalité de tous devant la loi.

Les Agences de l'eau sont d'autant moins fondées à des prétentions normatives qu'elles représentent un modèle de démocratie très perfectible : nous vous rappelons que les associations de moulins, les associations de riverains, les associations de défense du patrimoine rural et technique, les sociétés locales des sciences et tant d'autres acteurs légitimes de la question hydraulique ne figurent pas dans votre Comité de bassin. De sorte que les principaux concernés par la continuité écologique sont totalement écartés de la discussion et de l'élaboration des mesures qui les regardent au premier chef. Cela rend à tout le moins fragile la prétention du SDAGE à imposer ses vues à une société civile exclue de tout pouvoir autre que très vaguement consultatif.

Dans les rares occasions où elles ont été consultées ces dernières années, nos associations ont tiré la sonnette d’alarme sur les dérives actuelles de la politique de l’eau dans le bassin Loire-Bretagne. En particulier, nous avons souligné :
  • l’absence d’évaluation de la problématique des espèces invasives (comme le goujon asiatique faisant des ravages) dans la politique d’effacement de seuil leur ouvrant des boulevards de colonisation vers l’amont (un choix répréhensible et lourdement condamné par la loi) ;
  • l’absence générale de prise en compte des risques pour les milieux, les biens et les personnes (changement à échelle de bassin versant du régime des crues et étiages, fragilisation des fondations mises à sec, non prise en compte des événements extrêmes associés au changement climatique, etc.) ;
  • la dimension caricaturale et trompeuse de l’estimation du potentiel hydro-électrique du bassin Loire-Bretagne, estimation qui exclut les ouvrages de moins de 2 m alors même que le Référentiel des obstacles à l’écoulement de l’Onema montre que ces chutes représentent 83 % des ouvrages équipables en énergie bas-carbone ;
  • le refus manifeste d’une approche équilibrée de la rivière, où l’indispensable reconquête de la qualité de l’eau et des milieux aquatiques doit toujours être adossée à la preuve scientifique du bien-fondé de nos choix, mais aussi au respect de toutes les autres dimensions de la rivière (patrimoine, paysage, usages).
Le projet du SDAGE 2016-2021, poursuivant et aggravant les erreurs du SDAGE 2010-2015 dans le domaine de la continuité écologique, interdit cette politique équilibrée sur les rivières. S'il devait être adopté en l'état, le SDAGE ferait l'objet de requêtes en annulation devant les cours administratives. Et si l'Agence de l'eau Loire-Bretagne persistait à refuser par principe le financement des aménagements des ouvrages au titre de leur gestion, entretien ou équipement., ce sont des centaines de contentieux qui s'ouvriront d'ici 2017, terme prévu du classement des rivières. Car les propriétaires de moulins, les riverains et un nombre croissant d'élus locaux sont désormais décidés à se battre sur chaque ouvrage et chaque rivière contre les mesures injustes et les financements inégaux que promeut l'Agence de l'eau Loire-Bretagne.

Nous vous prions donc de porter à la connaissance du Comité de bassin les points soulevés dans la présente lettre, et nous ne pouvons qu'espérer un abandon pur et simple des mesures les plus contestables du SDAGE 2016-2021, comme nous l'avons déjà exprimé en phase de consultation.

Le SDAGE nous engage collectivement pour 6 ans. Ces années peuvent être constructives plutôt que destructives, apaisées plutôt que tendues, consensuelles plutôt que polémiques. Si l'Agence de l'eau persiste dans la voie dogmatique qui est la sienne dans le domaine de la continuité écologique, elle aura pris la responsabilité de rendre parfaitement ingérable la question des ouvrages hydrauliques en rivière sur l'ensemble du bassin.

Veuillez recevoir, Monsieur le Président, l'expression de nos respectueuses salutations.

Gérard Aubéry, Président de l'Association départementale des amis des moulins de l'Indre | Françoise Bouillon, Présidente de l’Association Les amis de l’Arias | Alain Brice, Président de l’Association des propriétaires riverains et amis des moulins du bassin de l'Huisne d'Eure-et-Loir | Patrick Cacheux, Président de l'Association des cours d'eaux des Bassins de la Jouanne et du Vicoin | Pierre-Antoine de Chambrun, Président de l’Association Vègre, Deux Fonts, Gée | Charles-François Champetier, Président de l’Association Hydrauxois | Dr Henri-Jacques Divet, Président de l'Association de défense des riverains de la Colmont et de ses affluents | Eric Drouart, Président de l’Association de sauvegarde des moulins de Bretagne | Mark van der Esch, Président de l'Association des Riverains et des Moulins des Côtes d'Armor | Alain Espinasse, Président de l’Association des moulins de Touraine | Loup Francart, Président de l'Association pour la protection des Vallées de l'Erve du Treulon et de la Vaige | Xavier Gence, Président de Blaise 21 | Dr Francis Lefebvre-Vary, Président de l’Association des moulins du Morvan et de la Nièvre | Louis Lemoine, Président de l'Association des amis et de sauvegarde des moulins de la Mayenne | Marie Marin, Présidente de l’Association des moulins de Saône-et-Loire | Yves Paul-Dauphin, Président de l'Association Au cours de l'Eure | Amaury de Penfentenyo, Président de l'Association de défense et de sauvegarde de la Vallée de l'Oudon | Jacky Pigeard, Président de l’Association des riverains, propriétaires de moulins sur le Loir amont | Arsène Poirier, Président de l’Association de sauvegarde des moulins et rivières de la Sarthe | Jean-Pierre Rabier, Président de l’Association de sauvegarde des moulins à eau de Loir-et-Cher | Jean Claude Robin, Président de l'Association des amis et utilisateurs de la Claise et de ses affluents | François-Régis de Sagazan, Président de l'Association de Chailland sur Ernée | Charles Ségalen, Co-président de l’Association des moulins du Finistère | Michel Sennequier, Président de l’Association des amis des moulins du Cher | Annick Weil-Barais, Présidente du Comité d'action et de défense des victimes des inondations du Loir

Copie à M. le Préfet de Bassin et M. le Directeur de l'Agence de l'eau

09/10/2015

Loire-Bretagne : 50 ans de pollution aux nitrates

Discours mille fois entendu quand on discute avec les Agences de l'eau ou les syndicats de rivière: "nous dépensons énormément pour les pollutions et la situation s'améliore, beaucoup de rivières sont en réalité dégradées à cause de la morphologie et non pas de la chimie".

Voici l'évolution des nitrates en bassin Loire-Bretagne depuis 1971 (source, pdf), c'est-à-dire grosso modo depuis la création de l'Agence de bassin censée protéger la ressource en eau.


On voit que sur tous les sous-bassins de Loire-Bretagne, nous sommes largement au-dessus des concentrations initiales. Qui peut croire un seul instant que dans le même intervalle de temps, les pollutions par pesticides, HAP et résidus de combustion, médicaments, microplastiques et autres biotoxiques se sont améliorées ? On voit aussi qu'il n'existe quasiment aucun progrès sur les masses d'eau en état moyen à mauvais depuis des décennies. L'Agence de l'eau Loire-Bretagne avoue qu'elle n'est même pas capable en 2015 de mesurer l'ensemble de ces pollutions. Ce qui ne l'empêche pas dans le domaine de la continuité écologique d'exiger des "taux d'étagement", "taux de fractionnement" et autres gadgets pleins de certitudes déplacées sur les causes supposées de dégradation des milieux aquatiques – particulièrement déplacées en l'occurrence, vu le rôle positif des seuils et barrage en bilan d'azote (voir la rubrique auto-épuration ; voir aussi la problématique de l'Anthropocène comme accélération et convergence des pressions sur les milieux).

20/03/2015

Agence de l'eau Loire-Bretagne: un scandaleux exercice de propagande

L'Agence de l'eau Loire-Bretagne vient de publier un numéro spécial de sa luxueuse revue quadrichromique où elle se félicite de "30 ans d'action en faveur des milieux aquatiques" (voir références). Pour les rivières, les motifs de cette autocélébration sont douteux. On apprend en effet en lisant ledit fascicule que 30% des cours d'eau seulement sont en bon état écologique (au lieu des 66 à 100% attendus en 2015) et que "cette situation reste stable depuis 2006". Il faut en déduire que des centaines de millions d'euros ont été dépensés en 10 ans sans qu'on observe l'effet significatif de ces dépenses sur la qualité des rivières. Au lieu d'un satisfecit, on attendrait surtout un audit de cet échec.

50% des rivières dégradées à cause de la morphologie : un chiffre choc
Nous allons nous attarder sur un point qui apparaît très mis en valeur dans cette publication (premier chiffre de la page 2, voir image ci-dessus) : "50% des cours d'eau du bassin Loire-Bretagne risquent de ne pas atteindre le bon état 2021 du fait de la morphologie".

Voilà un chiffre choc. Mais d'où vient-il? En fouillant dans la publication, on lit page 8 que ce chiffre aurait été établi par l'état des lieux des eaux de bassin 2013. Dont acte, nous examinons la méthodologie de cet état des lieux (cf référence ci-dessous). Nous trouvons en pp. 29 et suivantes de l'état des lieux l'explication de la méthode. Les auteurs se sont contentés d'évaluer des pressions (soit par analyse de bassin sur données réelles soit à dire d'expert) et des états de tronçons de rivière, puis de faire une règle de trois. Ci-dessous le tableau donnant sa base au calcul des fameux 50% (cliquer pour agrandir).

50% des rivières dégradées à cause de la morphologie : un chiffre bidon
Soyons clair : ce chiffre choc n'a aucune valeur scientifique, et donc aucune valeur d'aide à la décision. Il est à peu près aussi fiable qu'une boule de cristal, un jeu de tarot ou un marc de café. Trois problèmes majeurs se posent en effet dans la méthode de l'AELB.

Mesures DCE 2000 incomplètes. Chaque masse d'eau du bassin ne dispose pas de l'ensemble des mesures exigées par la directive cadre européenne sur l'eau. Il faudrait des campagnes systématiques, pondérées spatialement (moyenne sur chaque tronçon et non site isolé pas forcément représentatif) et temporellement (moyenne selon la durée significative de la campagne de mesure et le temps de relaxation du milieu), cela sur l'ensemble des indicateurs chimiques (plus de 40), physico-chimiques (plus de 10), biologiques (5 critères de qualité) et morphologiques (plusieurs marqueurs berges et lit). Or, ce n'est pas le cas. Par exemple, de l'aveu même de la publication 2015, 70% seulement des masses d'eau disposent de mesures (et non de simulations). Mais celles dont les mesures sont complètes sont moins nombreuses encore : ainsi, l'état des lieux admet que "la moitié des cours d'eau font l'objet de mesures" sur l'état écologique, en précisant que les mesures sont partielles (par exemple pas d'état macrophytes sur la plupart des sites). Quant aux analyses de l'état chimique (qui a évidemment  un impact écologique), voir plus bas.

Mesures de variation de l'état écologique incomplètes. Outre la carence dans les mesures réglementairement exigibles par la DCE 2000, le tableau des facteurs de variation de l'état écologique d'un cours d'eau est incomplet en Loire-Bretagne. D'une part, il existe une dimension de variabilité naturelle (physiographique ou stochastique) des indicateurs biologiques mesurés pour la DCE 2000 (voir par exemple Marzin 2012). D'autre part, il existe des pressions non prises en compte dans l'état des lieux comme le réchauffement climatique depuis plusieurs décennies, l'introduction d'espèces invasives et les pathogènes émergents, les plus de 400 micropolluants présents dans les rivières (non intégrés dans le suivi DCE et non mesurés en routine), les effets directs et indirects de la pêche, etc. Le panel des pressions est ainsi incomplet, la variation naturelle inconnue : l'influence anthropique ne peut être sérieusement évaluée, encore moins le poids relatif de tel ou tel facteur.

Absence de modèle descriptif et explicatif. Le défaut le plus évident de l'état des lieux de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne concerne l'absence totale de modèle d'interprétation des (trop rares) mesures. Quand on veut expliquer un phénomène complexe dépendant d'une série de variables quantitatives et qualitatives, on doit faire appel à des techniques d'analyses factorielles ou dimensionnelles. Celles-ci permettent de mesurer la significativité des calculs, d'estimer le poids relatif des facteurs de co-variance et l'inertie totale (la variance globale) prise en compte par le modèle (voir par exemple Villeneuve 2015). Encore s'agit-il là d'une première étape de l'analyse, un vrai modèle scientifique d'évolution des populations étant passablement plus compliqué qu'une approche statistique permettant de dégager des corrélations. Mais dans l'état des lieux Loire-Bretagne, on n'a rien de tout cela pour appuyer les 50% : juste une règle de trois des plus sommaires sur des données non fiables.

Un état des lieux qui comporte des aveux proprement hallucinants… comme l'absence d'état chimique!
Notre expérience nous indique que les volumineuses publications accompagnant la politique de l'eau ne sont généralement lues que par un cercle étroit de spécialistes (et quelques associations engagées, heureusement). C'est probablement la raison pour laquelle on y découvre des perles qui feraient bondir toute personne sensée si elle les découvrait et les comprenait.

On lit ainsi en page 87 (chapitre III-2-b) de l'état des lieux Loire-Bretagne :

«L’agence de l’eau, en charge du programme de surveillance des eaux, a conduit en 2009-2010 les premiers calculs de l’état chimique avec les règles de l’arrêté appliquant la directive cadre. Pour différentes raisons précisées ci-dessous, elle a rencontré des difficultés à exploiter des résultats acquis et n’a pas pu valider les évaluations dans un contexte aussi fragile. Depuis 2009, avec l’accord des instances de bassin, l’agence de l’eau considère non pertinent et impossible de calculer et de publier un état chimique.»  

Les «raisons précisées ci-dessous» sont simplement que les substances indiquées dans la DCE 2000 sont difficiles à mesurer, que ce soit le métaux, les HAP, les pesticides, les résidus médicementeux, etc. Quinze ans après la directive-cadre, le plus important bassin français en terme de linéaire de rivières est donc contraint d'admettre qu'il ne sait pas établir le bilan de l'état chimique pour chaque masse d'eau et pour l'ensemble hydrographique régional. C'est consternant, mais plus consternant encore que le Comité de bassin et l'Etat avalisent cette dérive sans sourciller. Que font donc les associations de défense de l'environnement comme FNE, pourtant lourdement subventionnées et capables de mobiliser des experts pour dénoncer ces dérives? On se le demande...

Conclusion : un peu moins de bureaucratie, de lobbies et d'idéologie, un peu plus de bon sens... et de bonne science
Il existe une solide et récente littérature scientifique française et internationale mettant en garde contre la précipitation dans les opérations de restauration morphologique des rivières, dont les effets biologiques sont souvent modestes à nuls (Palmer 2005, Doyle 2005, Palmer 2010, Bernhardt 2011, Louhi 2011, Stanrko 2012, Haase 2013, Lorenz 2013, Verdonschot 2013, Morandi 2014, Nilsson 2014). Nous en ferons une synthèse prochainement. Il n'est pas acceptable que les Agences de bassin et les autorités en charge de l'eau persistent à ignorer ces travaux et à reproduire des perceptions biaisées ou des généralisations douteuses. Nous espérons de ce point de vue que des chercheurs vont s'engager dans le débat public sur l'eau pour rappeler quelques conclusions de leurs disciplines, notamment que les mesures de restauration des rivières exigent des travaux autrement plus sérieux sur la caractérisation des impacts à différentes échelles, sur la définition d'objectifs réalistes et sur le suivi scientifique des effets environnementaux des mesures prises.

L'Agence de l'eau Loire-Bretagne n'est pas capable de fournir des mesures complètes ni des modèles réalistes. Pour ces raisons, elle n'est pas plus capable d'améliorer depuis 2006 l'état des rivières car elle ne sait pas cibler les impacts réels sur chaque bassin versant et doser les réponses à ces impacts. Le Conseil Général de l'Orne a d'ores et déjà signalé qu'il refusait le SDAGE 2016-2021 (celui de Loire-Bretagne comme celui de Seine-Normandie). Le Conseil Général de Loir-et-Cher a exigé un moratoire sur la continuité écologique. La Cour des Comptes a sévèrement épinglé les Agences de l'eau pour leur gestion défaillante des pollutions. Ce n'est que le début, car tous les signaux de la politique de l'eau sont au rouge.

Nous appelons bien évidemment nos consoeurs associatives de Loire-Bretagne à réfuter l'état des lieux 2013 du bassin hydrographique, à refuser le SDAGE 2016-202 qui en découle et à travailler avec nous aux procédures judiciaires qui permettront d'établir les responsabilités de ces échecs et de ces manipulations si mal travesties.

Références citées
AELB (2013), Etat des lieux du bassin Loire-Bretagne, lien pdf
AELB (2015), «30 ans d'actions en faveur des milieux aquatiques», L'Eau en Loire-Bretagne, n°89, mars 2015, lien pdf