03/09/2015

Réflexions sur les saumons de la Cure et du Morvan

Le saumon atlantique (Salmo salar) est une espèce amphibiotique (vivant dans la mer et se reproduisant en eau douce) qui accomplit de grandes migrations de montaison pour frayer sur les sols graveleux et les eaux pures des rivières de tête de bassin versant. Il peut ainsi accomplir plus de 10.000 km du Groenland vers les Gaves du Sud de la France. On le signalait au XIXe siècle en Bourgogne (Baran 2008), aussi bien sur le bassin de Loire (Aron, Arroux) et que sur celui de Seine (Cure). La disparition progressive des saumons en tête de bassin de Loire a été bien documentée (voir le travail classique de Bachelier 1963, 1964). Celle du saumon en tête de bassin de Seine est moins connue.

Une espèce encore présente dans le bassin de l’Yonne au XIXe siècle
Emile Moreau (1898), auteur d’une riche monographie sur les poissons sur bassin de l’Yonne, signale que le saumon "abandonne la Seine à Montereau, passe dans l’Yonne qu’il remonte jusqu’à Cravant pour s’engager dans la Cure, qu’il suit jusqu’à Montsauche, ou plutôt jusqu’à la digue de l’étang des Settons, qu’il ne peut franchir". Et il précise : "autrefois, avant l’installation de cette réserve, il se portait plus haut dans la Cure". Aucun saumon n’est signalé dans l’Armançon (sauf quelques animaux "égarés" vers Brienon, jamais plus haut) ni dans le Serein.

Le barrage de Settons fut construit entre 1854 et 1858, avec pour fonction de réguler le niveau de l’eau sur le bassin de l’Yonne et de faciliter le flottage du bois. Ses dimensions (20m de hauteur, 267m de long) le rendent évidemment infranchissable à toutes espèces, fussent-elles d’excellents sauteurs comme le saumon (3 m considéré comme saut maximum, Bensetti 2002). Comme dans le cas des forges de Gueugnon sur l’Arroux,  on sait donc avec une certaine précision le moment et la cause de la disparition du saumon en tête du bassin de la Cure. Mais le migrateur persistait  encore à l’aval de ce barrage.


Pressions des ouvrages hydrauliques, mais aussi de la pêche et du braconnage
Paul Moreau observe ainsi à la fin du XIXe siècle : "Au lieu d’introduire des espèces étrangères dans nos cours d’eau,  il faut conserver celles qui s’y trouvent naturellement, surtout celles qui sont aussi estimées que le Saumon commun, en empêcher la destruction abominable comme celle qui se pratique dans l’Yonne, dans la Cure.  Au mépris de la loi, on prend en masse les Saumons arrêtés par les barrages établis sur le cours de l’Yonne". Manière de rappeler que si les accumulations d’obstacles nuisent aux peuplements de tête de bassin par les saumons, la pêche figure aussi, avec la pollution, parmi les pressions historiques subies par l’animal.

En 1866, E. Blanchard observait déjà à propos des pressions subies par le grand migrateur : "la présence du Saumon dans nos cours d’eau, plus que l’abondance de la plupart des autres poissons, devient une source d’industrie, de commerce, de bien-être pour les populations ; source malheureusement fort amoindrie, même depuis une époque assez récente. Le saumon présente donc un haut intérêt sous le rapport économique" (Blanchard 1866).  Il avait été précédé dans ces observations par le naturaliste Etienne de Lacépède, continuateur de l’oeuvre de naturaliste bourguignon Buffon, qui expose dans son Histoire naturelle des poissons à propos des saumons : "Mais s’ils sont à craindre pour un grand nombre de petits animaux, ils ont à redouter des ennemis bien puissans et bien nombreux. Ils sont poursuivis par les grands habitans des mers et de leurs rivages, par les squales, par les phoques, par les marsouins. Les gros oiseaux d’eau les attaquent aussi ; et les pêcheurs leur font surtout une guerre cruelle. Et comment ne seroient-ils pas, en effet, très-recherchés par les pêcheurs ? ils sont en très-grand nombre ; leurs dimensions sont très-grandes ; et leur chair, surtout celle des mâles, est, à la vérité, un peu difficile à digérer, mais grasse, nourrissante, et très-agréable au goût. Elle plaît d’ailleurs à l’œil par sa belle couleur rougeâtre. Aussi a-t-on eu recours, dans la recherche de ces poissons, à presque toutes les manières de pêcher. On les prend avec des filets, des parcs, des caisses, de fausses cascades, des nasses, des hameçons, des tridents, des feux, etc." (Lacépède 1798)


Ouvrages hydrauliques : un impact certain, mais la dimension compte
Louis Roule a publié une carte de la répartition des saumons au début du XXe siècle (voir image, zone de la Cure en encadré rouge). Il écrit dans son travail classique sur le saumon en Seine : "Jadis et jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle, les saumons remontaient régulièrement le fleuve [Seine] et traversaient Paris pour aller plus amont. Leur principale région de ponte était placée dans le massif du Morvan ; elle appartenait au bassin de la Cure, affluent de l’Yonne. Actuellement, aucune montée régulière n’a lieu et les frayères sont souvent désertées, comme pour la Meuse. Il faut accuser de ce fait l’établissement de barrages entre l’estuaire et la région de ponte, ainsi que la pollution des eaux produite par l’agglomération parisienne" (Roule 1920).

L’auteur précise encore à propos de l’impact des obstacles au franchissement : "Les anciens barrages n’étaient pas très nuisibles. Peu élevés, construits en plan inclinés, ils pouvaient s’opposer à la montée pendant les périodes de basses eaux, mais non en crues ni en eaux moyennes ; ils se couvraient alors d'une lame d’eau suffisante pour le passage, et le courant sur leur plan incliné n’était pas assez violent pour arrêter l’élan des saumons. Tel n’est pas le cas des barrages actuels, plus élevés et verticaux (…) La montée reproductrice se trouve arrêtée complètement, sauf parfois dans le cas des crues exceptionnelles et dans les barrages de hauteur moyenne qui peuvent être noyés sous la lame d’eau".

Une séquence de disparition dont le détail est encore inconnu
Plus récemment, dans le cadre de la mise en place de la base CHIPS (Catalogue HIstorique des Poissons de la Seine), Sarah Beslagic, Marie-Chritine Marinval et Jérôme Belliard ont rassemblé les informations collectées dans les documents anciens sur les cours d’eau et leurs peuplements ichtyologiques dans le bassin de la Seine – dont les auteurs cités dans le présent article. Comme ils l’observent : "l’évolution de la distribution spatiale et les changements à long terme des peuplements de poissons en cours d’eau sont l’objet de divers travaux en écologie. Ces travaux se concentrent généralement sur des périodes de temps relativement courtes, excédant rarement les dernières années.  Cet intervalle de temps apparaît trop court lorsque l’on cherche à comprendre comment les sociétés humaines impactent leur environnement". L'histoire de l'environnement est donc une discipline indispensable pour comprendre l'évolution des peuplements de rivière.

La carte que produisent ces chercheurs pour le saumon en bassin de Seine rejoint comme on peut le constater celle de Roule 1920.

A notre connaissance, on ne dispose pas à ce jour d’une description détaillée de la raréfaction du saumon sur l’ensemble du bassin en fonction des constructions d’ouvrages hydrauliques et des autres pressions humaines. La Seine a été équipée au cours des deux derniers siècles de nombreux barrages d’écluse pour favoriser sa navigation. La construction du barrage de Poses-Ambreville, située à l’aval (160 km de l’embouchure) et d’une hauteur dépassant les 5 m, est souvent citée comme un coup d’arrêt assez net aux migration du saumon en bassin séquanien. La construction a été réalisée entre 1878 à 1881, l’inauguration date de 1887. Seule une analyse détaillée des comptes-rendus de pêches dans des archives halieutiques et piscicoles permettrait de mesurer et localiser les derniers signaux de saumons en tête de bassin.

Une espèce vulnérable, dont le retour serait souhaitable
Le saumon atlantique est considéré comme une espèce vulnérable (UICN), protégé au titre de la Directive Habitas-Faune-Flore (annexe II et V), de la Convention de Berne (annexe II) et du classement des espèces protégées en France. Il fait l’objet de divers programmes de suivi et repeuplement sur les grands bassins français.  On l’a récemment observé aux abords de Paris, mais dans des prises individuelles par des pêcheurs, sans phénomène migratoire massif.

Espèce vulnérable, le saumon est aussi une espèce symbolique. Sa présence fascinante est assurément un atout pour les rivières d’un territoire, et la restauration de ses routes migratoires a donc du sens. Il convient de le souligner, car autant les restaurations systématiques d’habitats pour des espèces peu ou pas menacées choisissent souvent des options bien trop radicales à nos yeux (destructions d’ouvrages, équipements au coût disproportionné), autant la protection des grands migrateurs menacés a du sens pour la conservation de ces espèces.

A ce sujet, l’histoire du saumon dans les têtes de bassin du Morvan montre le discernement dont doivent faire preuve les gestionnaires de rivières et promoteurs de biodiversité. Comme l’attestent les deux cartes publiées ci-dessus, le saumon était encore présent au XIXe siècle en Bourgogne, alors que la quasi-totalité des moulins et étangs de la région étaient déjà en place sur le territoire. La petite hydraulique n’a définitivement pas le même impact que la grande, tant du fait de la hauteur modeste de ses seuils, chaussées ou digues que de leur profil en pente souvent plus franchissable que des parements verticaux, ainsi que Louis Roule l’observait déjà avec justesse.  Ce qui est vrai pour le saumon l’est pour d'autres espèces dont on ne constate pas l’extinction ni la raréfaction malgré la présence multiséculaire de petits obstacles à l'écoulement (OCE 2013).

Le XXIe siècle verra-t-il le retour du saumon sur les rivières du Morvan, et en particulier sur son bassin historique de frai dans la Cure ? On ne peut que le souhaiter.

Références citées
Bachelier R (1963), L’histoire du saumon en Loire, 1, Bull. Fr. Piscic. 211, 49-70
Bachelier R (1964), L’histoire du saumon en Loire, 2, Bull. Fr. Piscic. 213, 121-135
Baran P (2008), Les poissons migrateurs amphihalins en Bourgogne, histoire, répartition actuelle, programmes de restauration, Rev. sci. Bourgogne-Nature,  8-2008, 39-48
Bensettiti F, V Gaudillat ed. (2002), Cahiers d’habitats » Natura 2000. Connaissance et gestion des habitats et des espèces d’intérêt communautaire, Tome 7 - Espèces animales, La Documentation française, 189-192
Beslagic S et al (2013), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium 37, 1-2, 75-93
Blanchard E (1866), Les poissons des eaux douces de France : anatomie, physiologie, description des espèces, moeurs, instincts, industrie, commerce, ressources alimentaires, pisciculture, législation concernant la pêche, Baillière, 656 p.
Lacépède E (1798), Histoire naturelle des poissons, vol 5, Plassan.
Moreau E. ( 1898), Les poissons du département de l'Yonne, Bull Soc. Sci. Hist. Nat. Yonne, 52, 2, 3-82.
OCE (2013), Pourquoi les poissons n’ont-ils pas tous disparu de nos rivières ?, 11 p.
Roule L. (1920), Etude sur le saumon des eaux douces de la France considéré au point de vue de son état naturel et du repeuplement de nos rivières, Imprimerie nationale, 178 p.

Illustrations : de haut en bas, saumon atlantique (source Wikimedia Commons) ; pêcheurs de saumon (Source Gallica) ; cartes extraites de Roule 1920 et Beslagic 2013.

3 commentaires:

  1. "Ce qui est vrai pour le saumon l’est pour d'autres espèces": pour lesquelles?
    En fait, la capacité de saut du saumon n'est pas comparable aux autres espèces pour trois raisons:
    - la taille du poisson : grand poisson = saut plus grand. La truite est généralement plus petite et donc a une capacité moins grande
    - le type de poisson: de nombreux poissons n'ont pas de capacité de saut
    - l'age du poisson: les petits poissons n'ont pas de capacité de saut


    "La petite hydraulique n’a définitivement pas le même impact que la grande, tant du fait de la hauteur modeste de ses seuils, chaussées ou digues que de leur profil en pente souvent plus franchissable que des parements verticaux"
    Il ne faut pas occulter que l'exploitation à l'époque n'était pas la même: jours de chomage réguliers et saisonnier, ouverture pendant les périodes de chomage, fonctionnement des étangs par lacher d'eau sur la cure pour les trains de bois... et permettait donc la remontée car les obstacles étaient soient ouverts, soit noyés.

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    1. Pour répondre à la première question, voir des éléments de réponse dans la bibliographie (notamment Beslagic et al 2013, OCE 2013). Voir plus généralement les travaux en histoire de l'environnement, comme le n° spécial d'Aquatic Sciences au printemps dernier. Une réponse théorique (par la taille / capacité du poisson) a le problème de rester théorique (alors que l'analyse des données historiques montre la présence ou l'absence d'espèces), et surtout incomplète en l'état des connaissances (il faudrait un modèle écologique complet du peuplement piscicole, par exemple dans le cas de la truite il faudrait intégrer son adaptabilité et le fait que les observations in situ montrent des trajets migratoires allant de 0,3 à 25 km, soit une gamme très large de comportement de montaison et homing, pas une programmation assez stricte aux longs parcours). Les poissons qui n'ont pas de capacité de saut ni de nage de pointe, ni des modes de déplacement particuliers comme les anguilles (reptation sur zone rugueuse), ne sont généralement pas des migrateurs. Une rivière naturelle présente des obstacles (chutes et cascades naturelles, seuils au sens que la morphologie donne à ce terme, embâcles) et des zones d'écoulement vif (rapides et radiers à forte pente) : les poissons peu nageurs et sauteurs ont des comportements plus sédentaires. Dans les plaines alluviales aux chenaux lentiques, la problématique est différente bien sûr (ce sont les débordements ou les surverses qui permettent des migrations).

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    2. Pour votre second point, il est certain que les pratiques ont changé, mais on manque de données systématiques et quantifiées hélas. Il faut se garder de magnifier les anciens usages, au demeurant. Les moulins étaient des usines, pas seulement à grains, et certaines productions (métallurgie, foulon et tan, tannerie, chaux et plâtres, etc.) avaient des effets locaux probablement importants sur la qualité de l'eau (en regardant des archives de villes très équipées, comme Semur-en-Auxois, on retrouve des plaintes). Comme on peut l'observer en analysant les ouvrages d'une rivière et en fouillant les archives, beaucoup de seuils n'avaient pas de vannes, ou alors de petites vannes latérales de vidange dont la dimension très modeste ne permet pas une vraie chasse de fond de la retenue. Le transit sédimentaire opère par remplissage puis érosion et surverse, le transport solide étant proportionné à la puissance de la crue (les crues annuelle et biennales suffisent à lever et déposer des limons, argiles ou sables très fins ; la granulométrie transportée augmente en charriage, saltation et suspension évidemment avec la puissance). Les chasses des anciens meuniers paraissent souvent imitées au bief et au coursier (leur outil de travail), sans chercher à vider la retenue sur toute la largeur du lit ni la longueur du remous. Dans les rivières à crues puissantes et forte activité sédimentaire (par exemple bassin cévenol avec transport de galets et blocs), il n'y a généralement pas plus de vanne sur les seuils car ces organes mobiles n'auraient pas la capacité de résister aux crues ni de s'opposer à l'engravement. Donc le moulin d'Ancien Régime n'est pas forcément le modèle de vertu écologique qu'on oppose parfois à la petite centrale hydro-électrique du XXe siècle (laquelle petite centrale est de toute façon très minoritaire, de l'ordre de quelques % des seuils et barrages présents sur les rivières françaises).

      Aux moulins s'ajoutent d'autres usages sous l'Ancien Régime (dès le Moyen Âge) et jusqu'au XIXe siècle. Vous citez les trains de bois : en effet la Cure dont on parle dans cet article a été aménagée pour le flottage du bois, de manière de plus en plus intensive à partir du XVIe siècle. Les trains de bois étaient impressionnants (rivières entièrement recouvertes de troncs et rondins, comme on peut le voir sur les premières photographies qui forment aussi peu ou prou les derniers témoignages). Les effets sur le substrat, la chimie et la biologie furent sans doute non négligeables. Cela n'empêchait pas le saumon d'être présent.

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