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20/07/2019

Malgré des milliards d'euros dépensés chaque année, pas d'amélioration dans la liste rouge des poissons menacés en France

Neuf ans après un premier état des lieux, la mise à jour de la Liste rouge des espèces menacées montre une situation toujours préoccupante pour les poissons d’eau douce dans l’Hexagone: sur les 80 espèces du territoire, 15 y apparaissent comme menacées de disparition si les tendances continuent. Le bilan s’aggrave même : 39 % des espèces sont désormais "menacées" ou "quasi menacées" contre 30 % en 2010. Ces observations posent question, à l'heure où la France dépense chaque année plus de 2 milliards € d'argent public pour l'amélioration de l'eau et des milieux. La situation des poissons migrateurs s'est aggravée pour certains d'entre eux, malgré les sommes considérables mobilisées pour la continuité en long. Ce qui devrait conduire à un audit des politiques publiques de l'eau: en écologie comme ailleurs, il convient de comprendre les conditions d'efficacité des dépenses, de réalisme des objectifs et de ciblage des actions. Outre la liste rouge UICN, l'état écologique et chimique au sens de la directive européenne DCE 2000 reste lui aussi dégradé dans plus de la moitié des masses d'eau. 

Précision liminaire : nous avons demandé aux services de l'UICN et du MNHN l'accès à des données de synthèse par espèces et bassins, mais celles-ci ne sont pas disponibles. Nous le regrettons, il est souhaitable que de telles données d'écologie soient plus facilement accessibles et consultables par les citoyens.

Le tableau ci-dessous montre les espèces considérées comme les plus vulnérables (catégorie VU vulnérable, EN en danger, CR en danger critique). On observe que les tendances sont stables ou à la baisse, notamment pour les poissons migrateurs.

(cliquer pour agrandir)

Ce second tableau précise les tendances significatives 2010-2019 en amélioration (un cas) ou en dégradation (3 cas) :

(cliquer pour agrandir)

On observe 2 migrateurs amphihalins dans les dégradations (grande alose, lamproie marine).

Au cours des quinze dernières années, les agences de l'eau ont dépensé de l'ordre de 2 milliards € par an. Environ 10 à 20% de ces dépenses (selon les bassins et les années) sont dédiées à la morphologie des cours d'eau et bassin, notamment la restauration d'habitats. L'insistance sur la morphologie s'est développée à partir du début des années 2000, après adoption de la directive cadre européenne sur l'eau. Le Plan d'action pour la restauration de continuité écologique (PARCE 2009) et le classement des rivières au titre de la continuité écologique (2011-2012) ont notamment entraîné une redirection importante des moyens financiers vers la question de la continuité en long, avec de nombreuses destructions d'ouvrages ou constructions de dispositif de franchissement.

L'hypothèse selon laquelle une perte d'habitats est la meilleure explication de déclin d'une espèce doit conduire à observer la hausse de la population de cette espèce quand l'habitat est restauré ou rendu accessible.

Pour l'instant, l'effort réalisé par les agences de l'eau sur le volet morphologique et notamment la continuité en long ne se traduit pas par de tels résultats, alors que le temps de génération des poissons (annuel ou quelques années pour les migrateurs) aurait pu permettre des évolutions déjà observables sur deux décennies de restauration physique. Plusieurs hypothèses :
  • les données IUCN et MNHN ne sont pas complètes,
  • les choix des agences de l'eau ne sont pas efficaces,
  • le temps de réponse des populations est long, 
  • la restauration / dépollution locale est sans effet majeur tant que le bassin reste dégradé de la source à l'estuaire.
On ne peut pas trancher entre ces hypothèses, notamment par manque de données (parfois par manque de convergence des modèles traitant les données). La recherche scientifique en écologie a déjà de nombreuses fois alerté sur le fait que les restaurations des milieux ont des résultats ambivalents, et qu'elles produisent rarement un retour à l'état antérieur (voir cette synthèse ; voir les références en fin d'article).

Parmi les facteurs autres que la morphologie / l'habitat pouvant expliquer les variations de poissons, on connaît notamment :
  • les pollutions eaux et sédiments, dont eutrophisation,
  • les toxiques (repro-, géno-, neuro-) affectant les organismes,
  • l'excès de prélèvement de l'eau,
  • la surpêche et le braconnage,
  • le changement climatique (températures extrêmes, assecs, crues),
  • le cycle océanique des espèces migratrices (en partie lié au climat),
  • l'apparition d'espèces invasives et/ou concurrentes,
  • le développement d'espèces protégées mais prédatrices (loutre, cormoran etc.),
  • les variations stochastiques (aléatoires).
Hélas, comme nous l'avions fait observer, il existe pour le moment assez peu de données d'entrée sur les variations historiques de long terme (fourchette de variabilité naturelle et forcée des populations de poisson) comme sur le suivi de l'intégralité des impacts (permettant de hiérarchiser ces impacts, éventuellement de confirmer ou infirmer certaines hypothèses).

Aussi devrait-on se garder – comme le font parfois l'IUCN, MHNN et l'AFB dans leur communiqué – d'avancer telle ou telle causalité. En particulier, alors que l'on dépense des centaines de millions € par an pour détruire des ouvrages, construire des passes à poissons, récréer des habitats et frayères sans résultat significatif observable (du point de vue des mesures de la Liste rouge), une certaine prudence s'impose sur des assertions trop généralistes.

Source : UICN-MHN-AFB (2019), La Liste rouge des espèces menacées en France. Poissons d’eau douce de France métropolitaine (pdf)

A lire en complément

Poissons des rivières : les mauvais diagnostics produisent des mauvais remèdes 
L'alose, l'Onema-AFB et le bassin Dordogne-Garonne
Loire-Allier: retour du saumon sauvage et échec des politiques de renaturation

Recherches récentes ce thème
La restauration physique de rivière peine à modifier les peuplements aquatiques dans la durée (Lorenz et al 2018) 
Restauration morphologique de rivières anglaises : résultats décevants sur les invertébrés (England et Wilkes 2018)
Réponse à long terme des poissons à une restauration de rivière allemande (Höckendorff et al 2017) 
Etats-Unis: le suivi des effacements de barrage est défaillant (Brewitt 2016) 
Pourquoi la restauration écologique produit-elle des échecs? (Hiers et al 2016) 
A quoi ressemblent les bénéfices réels de la continuité en rivières ordinaires? (Tummers et al 2016)
Restauration morphologique des rivières: pas d'effet clair sur les invertébrés, même après 25 ans (Leps et al 2016)
États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016) 
Suivi d’un effacement d’ouvrage sur le Bocq: quel bilan après quelques années? (Castelain et al 2016) 
Restauration de rivière, un bilan critique (Wohl et al 2015)
La restauration physique des rivières peine à prédire ses résultats (Muhar et al 2016)
Faiblesse scientifique, dimension subjective et résultats incertains des chantiers de restauration de rivière en France (Morandi et al 2014)

15/07/2019

Enquête sur les assecs induits par les destructions d'ouvrages (moulins, étangs, canaux): nous avons besoin de votre participation!

Alors que le gouvernement vient de demander un inventaire des zones humides de France et de faire du maintien de la ressource en eau une priorité nationale, les chantiers de destruction de moulins, étangs, canaux conduisent à des pertes de milieux aquatiques et humides ains qu'à des régressions du vivant. Mais cette réalité, physiquement évidente vu l'effet d'une destruction, est niée par les gestionnaires ayant conduit ces chantiers et par certains experts administratifs ayant prétendu à leur nécessité comme à leurs bénéfices. A l'occasion de l'étiage, nous demandons à nos lecteurs et aux associations correspondantes d'aller documenter sur leur région ces assecs induits par des choix de continuité en long, afin de nourrir un dossier qui sera transmis d'ici la fin de l'année aux élus et décideurs. Aucun chantier de continuité induisant des pertes de surface en eau et des pertes de milieux aquatiques ou humides ne doit plus être engagé en France tant que ce sujet n'est pas étudié sérieusement et contrôlé par les autorités (défaillantes) en charge de l'eau et de la biodiversité.



La destruction des digues d'étangs et des seuils de moulin a de nombreux effets secondaires sur l'eau et sur les milieux annexes des ouvrages : disparition des retenues, abaissement local de la nappe, assec estival ou permanent des biefs et des milieux humides attenant à ces biefs.

Ce schéma en expose le principe :


(cliquer pour agrandir ; vous pouvez télécharger et utiliser l'image librement pour votre communication locale)

Effacer des ouvrages revient à supprimer des milieux aquatiques et humides, alors même qu'en situation de changement climatique, la capacité à retenir l'eau partout sur les bassins versants est définie comme stratégique pour chaque territoire. Au demeurant, la plupart des arrêtés sécheresse des préfets demandent de maintenir fermées les vannes des moulins, étangs, usines, afin de préserver localement la lame d'eau.

Car la suite risque d'être difficile sur certains territoires :



Parce qu'une vision dogmatique refuse encore de reconnaître l'existence et la valeur de certains écosystèmes d'origine anthropique (moulins, étangs), ces réalités sont aujourd'hui niées, euphémisées ou mises de côté par l'Office français de la biodiversité (ex AFB, ex Onema), par les services techniques des agences de l'eau et par les gestionnaires publics (syndicats, EPCI-EPTB). Nous devons donc documenter nous-mêmes ces faits, afin de donner l'alerte et de demander aux décideurs l'arrêt d'une politique coûteuse et aberrante de destruction des milieux aquatiques anthropisés.

Nous demandons en conséquence à tous les volontaires de :

  • repérer dans votre secteur des chantiers de continuité ayant conduit à des destructions;
  • aller sur site en fin d'étiage (août-octobre) pour faire des vidéos et photos de l'état des milieux ayant perdu de l'eau (les retenues, les marges et queues d'étang, les biefs et déversoirs de moulins, les zones humides annexes qui étaient alimentées par des ouvrages, les prairies et ripisylves qui étaient nourries par nappe affleurante, etc.);
  • nous faire parvenir les documents avec indication rivière, lieu;
  • si possible, estimer la surface en eau qui a été perdue du fait du chantier;
  • si possible, joindre des photos ou vidéos des mêmes milieux en eau, pour comparaison.


Ce travail est d'autant plus nécessaire qu'à la clôture des assises de l'eau, le gouvernement vient de demander à l'OFB de procéder à un inventaire des zones humides en vue de programmer la protection de la ressource en eau en France. Ce travail n'aura aucune valeur scientifique et technique si l'OFB persiste à ignorer l'existence de centaines de milliers de retenues, canaux, zones humides latérales qui proviennent des écosystèmes d'origine humaine. Nous avons donc besoin de réaliser rapidement un dossier complet d'information afin de prévenir ce déni.

La recherche scientifique internationale en écologie reconnait aujourd'hui l'intérêt des milieux aquatiques anthropisés (Chester et Robson 2013, Beatty et al 2017Clifford et Hefferman 2018, Hill et al 2018, Tonkin et al 2019),  et cette recherche insiste sur le fait qu'il n'y a pas de milieu "négligeable" quand on s'attache à maintenir la biodiversité locale (bêta et gamma notamment).

Nous ne pouvons donc pas continuer en France avec une expertise administrative qui est restée sur des concepts et des priorités datant des années 1980. En tant que citoyens et associations, nous ne pouvons pas non plus accepter la disparition de l'eau et de la vie dans ces milieux au nom des approches destructrices de la continuité écologique, alors que des solutions "douces" de continuité en long sont disponibles et évitent les conséquences négatives.

Nous vous demandons de participer à votre niveau à cette enquête et de nous faire parvenir votre documentation. Merci d'avance de votre mobilisation pour l'avenir de l'eau, du vivant et des ouvrages!

Illustrations : en haut, bief de l'Ource à sec ; en bas, sur l'Ource, réponse de la nappe et végétation de prairie aux vannages (photos et commentaires P. Potherat, droits réservés).

A lire en complément 
Identifier, protéger et gérer les habitats aquatiques et humides du moulin
Eau, climat, vivant, paysage: s'engager pour les biens communs

03/07/2019

Auvergne, Bourgogne : biodiversité exceptionnelle des étangs de moulin et de forge

Dans l'actualité, on parle de la biodiversité remarquable des étangs de Marcenay en Bourgogne et de Pulvérières en Auvergne, avec des dizaines d'espèces recensées. Pas seulement les poissons, mais davantage encore les libellules, les amphibiens, les oiseaux, les mammifères, les plantes. Point commun de ces étangs: ce sont des écosystèmes artificiels attenant pour l'un à une forge et pour l'autre à un moulin. Ce n'est pas une surprise : la recherche scientifique nous dit la valeur des étangs, mares, lacs, retenues, canaux et biefs pour le vivant. Et tous les riverains l'observent, même sur des sites de dimension modeste. Nous devons sortir de toute urgence de l'idéologie française de la destruction de ces ouvrages hydrauliques et de leurs biotopes au nom d'une vision dépassée, et dangereuse, de la continuité écologique et de la "renaturation des rivières". Cette doctrine administrative détruit des sites, elle diminue partout les surfaces aquatiques et elle altère le vivant en place. Il est logique de préserver des rivières non encore modifiées par l'homme, il est normal d'aider des poissons grands migrateurs à franchir des barrages, mais il est absurde et délétère de détruire les écosystèmes anthropisés en place. 



En Bourgogne, la préfecture de Côte d'Or a engagé le classement en protection de biotope de l’étang de Marcenay et de ses abords, situé sur les communes de Marcenay et de Larrey.

Cette zone a une biodiversité remarquable dont de nombreuses espèces protégées au titre de l'article L.411-1 du code de l’environnement, notamment :

Renoncule grande douve (Ranunculus lingua), Orchis incarnat (Dactylorhiza incarnanta), Pédiculaire des marais (Pedicularis palustris), Gentiane pneumonanthe (Gentiana pneumonanthe), Blongios nain (Ixobrychus minutus), Rousserolle turdoïde (Acrocephalus arundinaceus), Busard des roseaux (Circus aeruginosus), Bruant des roseaux (Emberiza schoeniclus), Chardonneret élégant (Carduelis carduelis), Gobemouche gris (Muscicapa striata), Gorgebleue à miroir (Luscinia svecica), Grèbe castagneux (Tachybaptus ruficollis), Héron cendré (Ardea cinerea), Mésange boréale (Parus montanus), Phragmite aquatique (Acrocephalus paludicola), Pic épeichette (Dendrocopos minor), Muscardin (Muscardinus avellanarius), Vespertilion de Daubenton (Myotis daubentoni).

En Auvergne, l’étang Grand sur la commune de Pulvérières est classé Espace Naturel Sensible (ENS) depuis 2006. Au total, 171 espèces d’oiseaux dont 68 nicheuses ont été recensées par la Ligue de protection des oiseaux (LPO). De même que 30 espèces de mammifères, 8 d’amphibiens, 6 reptiles ou 21 espèces de poissons.

Une étude de la LPO vient de lancer un inventaire état zéro de la présence des odonates (libellules et demoiselles), dont 47 espèces ont été rapportées en observation.



Quel est le point commun de l'étang de Marcenay et de l'étang de Pulvérières? Ce sont des plans d'eau artificiels, d'origine humaine, créés l'un pour une forge et l'autre pour un moulin. 

La biodiversité exceptionnelle de ces plans d'eau artificiels n'est en rien une surprise : la recherche scientifique européenne comme internationale a amplement montré que des écosystèmes créés par l'homme peuvent abriter des biodiversités équivalentes, voire supérieures à celles des écosystèmes naturels adjacents. C'est vrai en particulier des écosystèmes anciens et partiellement renaturés comme le sont souvent les moulins et les étangs, notamment en têtes et milieux de bassin versant. Même des petits biotopes peuvent héberger une faune ou une flore d'intérêt.

Face à ces évidences massives, observées sur le terrain comme dans la littérature scientifique, nous ne pouvons plus accepter le discours de l'Office français de la biodiversité (ex AFB, ex Onema)  et de la direction de l'eau du ministère de l'écologie selon lequel les ouvrages hydrauliques seraient des problèmes pour le vivant. C'est au contraire la destruction des étangs, retenues, biefs, canaux qui représente une erreur sans précédent. Cette tragique méprise est inspirée par deux biais :
  • d'une part, le discours écologique de la rivière a été centré à l'excès sur certains poissons spécialisés migrateurs ou de milieux lotiques (courants), en particulier ceux qui intéressent des pêcheurs eux-mêmes spécialisés (volonté de maximiser les populations de salmonidés);
  • d'autre part, l'écologie française de la conservation a été trop inspirée par des théories du 20e siècle sur le possible retour à un état antérieur d'équilibre de la nature, alors qu'un nombre croissant de chercheurs pensent que cette manière de poser la problématique est caduque, et contredite par les observations.
Nous devons protéger tous les écosystèmes, naturels comme artificiels, et cesser la destruction de nombreuses surfaces en eau de nos territoires au nom de la continuité en long. Si la franchissabilité d'un ouvrage est démontrée comme nécessaire pour des motifs écologiques de conservation (espèce migratrice menacée et attestée), elle pourra être garantie par des solutions non destructrices.

Toutes les associations doivent désormais être mobilisées pour la défense de ces biens communs menacés et l'explication aux élus de ces enjeux. Et tous les propriétaires d'ouvrages hydrauliques doivent être informés des conditions de bonne gestion écologique de leurs biens.

Sur l'erreur de l'AFB (OFB) et de la doctrine administrative
Une agence française pour ou contre la biodiversité ?

Sur la recherche scientifique des écosystèmes anthropisés

  • L'indifférence et l'ignorance sur les écosystèmes aquatiques artificiels conduit à des mauvais choix de conservation biologique (Clifford et Hefferman 2018)
  • La biodiversité des étangs, mares et lacs est dangereusement négligée (Davies et al 2018)
  • Plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018)
  • Mares, étangs et plans d'eau doivent être intégrés dans la gestion européenne des bassins hydrographiques en raison de leurs peuplements faune-flore (Hill et al 2018)
  • Les masses d'eau d'origine anthropique servent aussi de refuges à la biodiversité (Chester et Robson 2013)
  • Les barrages sont à conserver et gérer pour le vivant et le débit en adaptation au changement climatique (Beatty et al 2017)
  • Un étang augmente la densité de certains invertébrés et la disponibilité d'eau pour le vivant (Four et al 2019)
  • La biodiversité des poissons d'eau douce provient en partie de la fragmentation des milieux (Tedesco et al 2017)
  • Un effet positif des barrages est observé sur l'abondance et la diversité des poissons depuis 1980 (Kuczynski et al 2018)
  • La biodiversité des étangs piscicoles est d'intérêt en écologie de la conservation (Wezel et al 2014)
  • Les canaux servent de corridors biologiques pour la biodiversité (Guivier et al 2019)
  • Les petits ouvrages ont des effets comparables aux barrages de castor (Ecke et el 2017)
  • Epis hydrauliques et casiers du Rhône, un héritage humain qui profite au vivant (Thonel et al 2018)
  • Les effacements d'étang ont un bilan défavorable pour l'eau et le vivant (Aldomany 2017)
  • L'écrevisse à pattes blanches bénéficie de la fragmentation des cours d'eau par les chutes naturelles et artificielles (Manenti et al 2018

Illustrations : en haut, étang de Marcenay, Claude Piard, CC BY-SA 4.0 ; en bas étang de Pulvérières, Terra Volcana, droits réservés. 

07/06/2019

La Trame verte et bleue fondée sur une erreur? La fragmentation des milieux serait favorable à la biodiversité (Fahrig et al 2019, Fahrig 2017)

Depuis 50 ans, articles et traités d'écologie tiennent pour plus ou moins acquis que la fragmentation d'un milieu est mauvaise pour sa biodiversité. C'est le principe sous-jacent de la continuité écologique avec la Trame verte et bleue en France: rétablir des grands milieux continus. Or les travaux d'une chercheuse (Lenore Fahrig) en 2017, appuyée par 20 autres experts internationaux en 2019, suggèrent que cette hypothèse est fausse. A surface équivalente d'habitat, la fragmentation est sans effet sur la biodiversité dans 70% des cas, et quand elle a un effet significatif, cet effet est positif dans 76% des cas. Cela se vérifie pour les espèces menacées de la liste rouge de l'IUCN. Les chercheurs appellent à un renversement de perspective en ce domaine, en prêtant davantage d'attention à chaque micro-milieu même fragmenté plutôt qu'en cherchant principalement l'extension d'un paysage continu.  Si ces travaux concernent essentiellement les milieux terrestres, ils doivent de toute urgence être testés sur les milieux aquatiques, car de nombreuses autres recherches suggèrent que la fragmentation, sûrement défavorable à quelques espèces spécialisées, pourrait être bénéfique pour le vivant à échelle de la diversité bêta des rivières et de la diversité gamma des bassins. De plus, cette fragmentation dans le cas des ouvrages de type seuils et barrages augmentent la surface et le volume en eau, donc le milieu d'accueil des espèces. Notre association avait demandé l'an dernier à l'AFB et au ministère de l'écologie un examen de ces hypothèses, par un rapport complet et documenté sur la question: aucune suite à ce jour. Mais on attend des politiques publiques de l'écologie fondées sur des données, pas des dogmes.

La fragmentation de l'habitat est un concept important en écologie scientifique depuis près d'un siècle. Dans un premier temps, sur les milieux terrestres, on a mis en évidence que la persistance de systèmes prédateurs-proies dépend de la disponibilité de refuges distincts pour les proies (Gause 1934) et que la division d’une ressource alimentaire en un grand nombre de "patch" (parcelles) permet au système prédateur-proie de perdurer en fournissant des sites de refuge temporaire pour proies se déplaçant dans le temps et l’espace (Huffaker 1958). Ainsi la parcellisation ("pathchiness") ou fragmentation de l'habitat était associée au concept d'hétérogénéité spatiale et généralement considérée comme ayant une influence positive sur les réponses écologiques au niveau de la population et des communautés d'espèces (biocénoses). Mais tout cela a changé avec l’extrapolation par Levins (1970) de la théorie de la biogéographie insulaire de MacArthur et Wilson (1967), disant qu'un habitat réduit est toujours un prédicteur d'extinction. Depuis lors, comme le note Lenore Fahrig (2017), "la parcellisation a été associée au concept de fragmentation de l'habitat et est généralement considérée comme ayant une influence négative sur les réponses de la population et des communautés".

Ce schéma illustre les deux visions concurrentes : dans la première (en haut), la fragmentation est synonyme d'hétérogénéité spatiale et de diversité écologique ; dans la seconde, elle est synonyme de fragmentation d'un milieu continu et de perte de diversité écologique.


Extrait de Extraits de Farhig 2017

Mais comme le remarque Lenore Fahrig, le point non éclairci est de savoir si la fragmentation est mauvaise en soi ou si elle est mauvaise uniquement dans le cas où elle réduit la surface totale des habitats. Ce schéma aide à le comprendre :


Extrait de Farhig et al 2019

Dans cet exemple théorique, on voit un paysage formé de 30% d'habitats (verts) étudiés dans les cas A et B, de 15% dans les cas C et D. On voit aussi une fragmentation en parcelles (pacth) plus forte dans les cas B et D par rapport aux cas A et C. La question est de savoir si la fragmentation en soi (sans le paramètre de la quantité totale d'habitat) est mauvaise ou bonne, c'est-à-dire s'il y a moins ou plus d'espèces dans la situation B par rapport à A, ou D par rapport à C.

En 2017 Lenore Fahrig a passé en revue 118 études rapportant en détail 381 réponses significatives à des fragmentations d'habitat, et permettant de tester son hypothèse discriminante selon la surface de l'habitat.

Ces graphiques montrent les résultats (cliquer pour agrandir) :



Extrait de Fahrig et al 2017

Ils sont sans ambiguïtés : les effets positifs (bleu) de la fragmentation s'observe beaucoup plus souvent, notamment pour la qualité de l'eau, les plantes, les micro-organismes, les invertébrés, les reptiles et poissons, les oiseaux, les mammifères (cadre B), et c'est aussi vrai si l'on prend le critères des espèces menacées dans la liste rouge de l'IUCN (cadre E)).

Les travaux de Lenore Fahrig avaient été contestés en 2018 par R.J. Fletcher et des collègues (références ci-dessous). Mais dans la revue  Biological Conservation, plus de 20 experts internationaux soutiennent que les calculs de Farhig 2017 sont corrects, et qu'ils ont des implications importantes pour la conservation de la biodiversité.

Voici le résumé de leur position :
"Dans une revue d'études empiriques à l'échelle du paysage, Fahrig (2017) a constaté que les réactions écologiques à la fragmentation de l'habitat en soi (fragmentation indépendante de la quantité d'habitat) étaient généralement non significatives (> 70% des réponses) et que 76% des relations significatives étaient positives, l'abondance, l'occurrence, la richesse et d'autres variables de réponse des espèces augmentant avec la fragmentation de l'habitat en soi. Fahrig a conclu qu'il n'existait à ce jour aucune preuve empirique à l'appui de l'hypothèse répandue selon laquelle un groupe de petites parcelles d'habitat a généralement une valeur écologique inférieure à celle de grandes parcelles de la même superficie totale. 
Fletcher et al. (2018) contestent cette conclusion, arguant que la littérature à ce jour indique des effets écologiques généralement négatifs de la fragmentation de l'habitat en soi. Leur argumentation repose en grande partie sur une extrapolation des schémas et des mécanismes à l'échelle d'une parcelle (effets de la taille et de l'isolation de la parcelle, effets de bordure) sur les effets de la fragmentation de l'habitat à l'échelle du paysage. 
Nous soutenons que cette extrapolation n’est pas fiable pour les raisons suivantes: (1) elle ignore d’autres mécanismes, en particulier ceux agissant à l’échelle du paysage (par exemple, diversité accrue de l’habitat, extension du risque, complémentation du paysage) et pouvant contrecarrer les effets des mécanismes documentés à l’échelle de parcelles; (2) l'extrapolation d'un mécanisme à petite échelle à un modèle à grande échelle n'est pas une preuve de ce modèle, mais plutôt une prédiction qui doit être testée à grande échelle. Ces tests ont fait l'objet du passage en revue de Fahrig : nous ne trouvons aucun appui à l’affirmation de Fletcher et al. selon laquelle un parti-pris modifierait les conclusions. Nous encourageons d'autres études empiriques à l'échelle du paysage sur les effets de la fragmentation de l'habitat en soi, ainsi que des recherches visant à découvrir les mécanismes qui sous-tendent les effets positifs de la fragmentation."
Les auteurs ajoutent dans la conclusion de cet article de 2019 :
"Partout dans le monde, la protection de l'habitat met presque toujours l'accent sur les grands habitats «intacts» tout en ignorant les petites parcelles d'habitat, même lorsqu'elles couvrent une superficie totale importante. Par exemple, la plupart des petites zones humides ont peu ou pas de protection (analysé par Hill et al 2018). (...) L'hypothèse répandue selon laquelle les effets de fragmentation sont importants et négatifs a clairement contribué à ce manque de préoccupation pour la conservation des petites parcelles. Cela a conduit à l'érosion cumulative d'habitats naturels, une petite parcelle à la fois, car la perte de ces parcelles passe inaperçue, même dans des paysages fortement dégradés (Arroyo-Rodríguez et al 2009; Bennett et Arcese 2013; Tulloch et al 2016). Une première étape pour mettre fin à la perte d'habitat et au déclin de la biodiversité est la reconnaissance générale qu'il n'y a aucune justification biologique empirique à une règle générale attribuant automatiquement une valeur de conservation inférieure aux petites parcelles à une superficie équivalente à l'intérieur de grandes parcelles. Toute perte d'habitat a des conséquences écologiques."
Il est notable que l'analyse de Hill et al 2018, recensée sur notre site, concerne aussi bien des hydrosystèmes artificiels comme des lacs, étangs, canaux, mares, fossés, etc.

Discussion
Dans tous les manuels d'écologie depuis 50 ans, on trouve l'idée que la fragmentation de l'habitat est mauvaise en soi pour la préservation de la diversité biologique. Ce modèle est ce qui explique l'importance donnée à la "continuité écologique", dont une traduction concrète est par exemple la Trame verte et bleue en France.

Or, comme le rappellent ces échanges entre experts sur la fragmentation, on ne doit pas valider trop vite des modèles et des hypothèses en science, et en particulier dans des sciences jeunes étudiant des systèmes complexes avec peu de données de qualité sur le long terme, comme c'est le cas de l'écologie.

Les principales conséquences des travaux de Lenore Fahrig (si leurs conclusions sont confirmées par d'autres recherches) sont que :
  • les notions de continuité ou de fragmentation ne sont pas des règles absolues et universelles, dans certains cas (76%) la fragmentation est positive, dans d'autres (24%) elle est négative, on n'a donc pas de prédiction forte ni de généralisation possible;
  • l'attention première en écologie de la conservation doit être porté à chaque milieu, y  compris de petites dimensions, sans poser simplement qu'un grand milieu continu sera forcément meilleur.
Les biomes terrestres forment l'essentiel de l'étude de Lenore Fahrig. Il importe de mener des études similaires sur les milieux aquatiques continentaux. Notre association a publié un dossier complet sur cette question, et elle a demandé en 2018 à l'AFB et au ministère de l'écologie de lancer des études sur les écosystèmes aquatiques anthropisés, en particulier des ouvrages hydrauliques en lit mineur et de leurs annexes (voir Hydrauxois 2018). De nombreux travaux de recherche scientifique suggèrent en effet que ces habitats ont de l'intérêt en soi et qu'ils peuvent préserver voire augmenter la bêta diversité à échelle de bassin. A plus grand échelle, on a trouvé par exemple en France que la richesse spécifique piscicole n'évolue pas significativement avec la fragmentation chez Van Looy et al 2014 (à tout prendre, elle évolue positivement), ce qui est aussi retrouvé chez Kuczynski et al 2018, que des ouvrages et canaux artificiels peuvent agir comme corridor aussi bien que des linéaires naturels (Guivier et al 2019); en Espagne que des ouvrages aident à protéger la diversité des poissons de tête de bassin par rapport à l'aval (Vera et al 2019) ce qui est aussi vrai en Italie (Manenti et al 2018) ; dans le monde que la fragmentation physique de milieux d'eaux douces est associé à la diversité des poissons (Tedesco et al 2017)...

Ces quelques exemples récents indiquent l'urgence de ré-examiner la question à nouveaux frais. D'autant que les ouvrages en milieu aquatique augmentent la surface et le volume du milieu de vie disponible (eau douce) par rapport à une situation naturelle. Du moins les ouvrages en travers (seuils, barrages), ce qui n'est pas cas des ouvrages en berge empêchant au contraire l'eau de se répandre sur le lit majeur.

Il y aurait des moyens relativement simples d'avancer dans nos connaissances empiriques sur ces sujets : par exemple faire des analyses par ADN environnemental de la diversité totale faune-flore (pas juste les poissons) à l'exutoire de rivières comparables en usage des sols du bassin, linéaire, hydro-éco-régions, mais des rivières différant pour le critère de fragmentation en long. Un tel test donnerait de premières discriminations entre hypothèses concurrentes (certaines prédisent une baisse claire de biodiversité, d'autre un effet nul ou positif) en permettant de voir s'il y a une différence significative de biodiversité entre une rivière à libre cours et une autre comportant des retenues et canaux latéraux de diversion. Ces travaux sont nécessaires pour la poursuite apaisée et surtout intelligente des questions de continuité : on doit financer des politiques publiques fondées sur des hypothèses fiables et des preuves robustes. En particulier quand un gain écologique supposé s'obtient au détriment de nombreuses autres dimensions d'intérêt général de la rivière et de la vie des riverains.

Par ailleurs, dans le cas de l'écologie de la conservation, il y a d'autres débats importants entre experts sur les objet et les méthodes, non sans lien à celui de la fragmentation:
  • faut-il s'intéresser aux écosystèmes vierges, "pristine", sauvage, très peu impactés par l'homme ou faut-il aussi s'intéresser aux nouveaux écosystèmes créés par l'homme (voir par exemple Basktrom et al 2018)?
  • faut-il juger la biodiversité locale uniquement par l'analyse des évolutions de populations endémiques, ou faut-il aussi bien intégrer désormais les espèces transférées et les espèces exotiques (voir par exemple Schlapefer 2018), en particulier quand on observe qu'elles augmentent la diversité spécifique mais aussi fonctionnelle des milieux (voir par exemple Toussaint et al 2018) ?
Les réponses à ces questions déterminent des stratégies de recherche différentes, et en dernier ressort elles inspirent des politiques publiques différentes. On le voit très bien dans le cas de la continuité écologique en long des milieux aquatiques en France : certains experts administratifs ou scientifiques ont conseillé l'Etat dans le sens d'une conservation des seules espèces endémiques et d'un intérêt pour les seuls milieux "naturels" ou à "profil naturel". Mais ces hypothèses n'ont aucune évidence en écologie, outre le fait qu'elles n'ont aucune évidence non plus en choix de société et en perception citoyenne de la nature souhaitée.

Références
Fahrig L et al (2019), Is habitat fragmentation bad for biodiversity?, Biol Conserv, 230, 179–186
Fletcher RJ (2018), Is habitat frag-mentation good for biodiversity?, Biol. Conserv, 226, 9-15
Fahrig L (2017), Ecological responses to habitat fragmentation per se, Annu. Rev. Ecol. Evol. Syst., 48, 1–23



Exemple d'observation faite sur site par notre association : on constate (ci-dessus) que la présence d'un ouvrage hydraulique et de ses annexes multiplie des micro-milieux et ajoute de la surface en eau. L'examen d'un de ces micro-milieux (la rigole de déversoir 9) et d'une classe d'espèces (odonates) révèle un rôle positif pour la biodiversité (ci-dessous). La même chose vaut pour les amphibiens des mares et zones humides (milieux fragmentés et isolés, 3, 6 et 7) qui sont alimentées par la recharge (piezzométrique et fuites) permise par le bief (non représentés). La réalité de ces écosystèmes anthropisés est aujourd'hui niée - et parfois détruite - par une politique dogmatique de continuité écologique posant que la rivière continue est forcément un milieu plus intéressant pour le vivant, car plus conforme à une "naturalité" antérieure à l'influence humaine. C'est ce dogme dont nous nions la valeur de généralité en écologie, en demandant que chaque milieu soit déjà étudié sans a priori, si besoin protégé, et que les dépenses d'argent public aillent vers des priorités solidement établies, pas à des altérations de sites en place. Un nombre croissant de travaux de recherche scientifique pousse à abandonner l'ancien paradigme de la "nature sans l'homme" pour une approche plus complexe des milieux à l'interface homme-nature.


23/03/2019

Le castor eurasien décide de construire ses barrages selon la hauteur d'eau de la rivière (Swinnen et al 2019)

Champions de la discontinuité écologique, les castors sont connus pour leur capacité à construire des barrages et retenues qui modifient l'environnement local de la rivière. Mais parfois, ils se contentent de bâtir aussi des huttes, des abris ou des terriers, sans édifier d'ouvrages hydrauliques en travers des lits. Une équipe de chercheurs belges a comparé les facteurs écologiques dans 15 territoires de castor avec des barrages (32 ouvrages) et 13 autres territoires sans barrages. Leur principale conclusion, convergente avec une précédente étude suédoise : dans 97% des cas, la profondeur de l'eau est le paramètre décisif pour prédire les rivières qui auront des barrages. Les castors s'engagent dans la construction d'ouvrage avec une haute probabilité là où la lame d'eau est inférieure à 68 cm. Aujourd'hui, le castor se ré-implante dans tous les territoires d'Europe dont il avait été chassé : cela signifie que les rivières de tête de bassin versant ont vocation à être de nouveau fragmentées par leurs nombreux barrages. Cette fragmentation a des avantages écologiques reconnus.


Le castor eurasien (Castor fiber) était autrefois répandu dans les forêts et vallées fluviales boisées d'Europe et d'Asie. Mais sa chasse excessive pour la fourrure, la viande et le castoréum a causé un déclin massif et il ne restait au XXe siècle qu'environ 1200 castors d'Eurasie au sein de 8 petites populations reliques. Les translocations, la propagation naturelle et la réduction de la prédation ont permis une expansion des populations, qui atteignent aujurd'hui jusqu'à un million d'individus. Les castors sont de nouveau présents dans la majeure partie de leur ancienne aire de répartition.

"Les castors sont souvent considérés comme des ingénieurs des écosystèmes car ils peuvent modifier, maintenir ou créer des habitats en modulant la disponibilité des ressources biotiques et abiotiques pour eux-mêmes et pour les autres espèces" rappellent Kristijn R. R. Swinnen  et ses collègues des universités d'Anvers et de Gand. Les castors abattent des arbres, construisent des barrages, assemblent des abris et creusent des terriers, dans le lit des rivières et sur leurs berges.

La technique la plus connue et la plus spectaculaire du castor est la construction de barrages coupant le lit des rivières.

Les chercheurs belges rappellent ainsi le rôle des barrages dans la stratégie de vie des castors : "Bien que les barrages remplissent plusieurs objectifs, ils augmentent tous le niveau d'eau en amont du barrage, créant ainsi une retenue pour les castors. Cette retenue leur permet de construire un terrier ou une hutte avec une entrée sous-marine, ce qui réduit les risques de prédation (Gurnell 1998, Hartman et Axelsson 2004, Rosell et al 2005) et peut être utilisé pour cacher de la nourriture pour l'hiver (Hartman et Axelsson 2004, Beck et al 2010). De plus, l’augmentation du niveau d’eau associée aux barrages de castor peut modifier la position du bord de la retenue, facilitant ainsi l’accès aux sources de nourriture, car les castors préfèrent chercher leur nourriture à moins de 10 m de l'eau (Nolet et al 1994, Hartman et Tornlov 2006)."

Mais cette option du barrage n'est pas systématique. Si les castors peuvent être présents dans divers environnements lentiques et lotiques, des petites rivières et des étangs aux grandes rivières et aux lacs, les ouvrages ne sont pas pour autant construits dans tous leurs territoires.

Qu'est-ce qui détermine le choix de construire ou non ces barrages et retenues de castors?

Les scientifiques ont collecté des données sur tous les territoires de castor connus en Flandre, 3 territoires adjacents dans la région wallonne de Belgique et un territoire aux Pays-Bas. La population de castors de cette région se répartit dans 71 territoires au moment de l'étude (2017), avec un potentiel estimé de 924 territoires de castor (la réintroduction en Belgique ne date que de 2003 et la colonisation par les castors ne fait que commencer). Les chercheurs ont sélectionné 15 territoires à barrages et 13 sites témoins sans barrages.

Dans un précédent travail, Hartman et Tornlov (2006) avaient étudié l'influence de la profondeur et de la largeur du cours d'eau sur la construction de barrages de castor en Suède. Ils ont pu établir une distinction entre les sites de hutte et de barrage dans 93% des cas. Les chercheurs ont testé l'importance de ces paramètres dans un paysage différent et ont inclus 5 paramètres environnementaux supplémentaires : vitesse du cours d'eau, distance entre barrage, terrier, hutte et végétation ligneuse la plus proche, hauteur des berges. Ces nouveaux paramètres différaient significativement entre les sites de barrage et les sites témoins, mais ils n'augmentaient pas pour autant la puissance de l'arbre de classification.

Ainsi, les chercheurs concluent : "le meilleur arbre de classification n'incluait que la profondeur de l'eau, avec une classification correcte de 97% avec un seuil de profondeur de 68 cm, ce qui indique que d'autres paramètres entraînent une amélioration négligeable des résultats de la classification".

Enfin, dans la zone étudiée, les barrages de castor ont augmenté le niveau d'eau en moyenne de 47 ±21 cm, ce qui est presque identique à la 46 ± 21 cm rapporté par Hartman et Tornlov (2006). En ce qui concerne le risque d'inondation, en moyenne, le point le plus bas de la rive n'est que de 25 cm plus haut que le niveau d'eau en amont du barrage.

Discussion
Le fait que la hauteur d'eau soit le critère discriminant de construction des barrages du castor eurasien suggère qu'à mesure de sa recolonisation de nos vallées, le rongeur aquatique va reprendre ses constructions dans les zones boisées des têtes de bassin versant, là où l'on trouve des rivières et ruisseaux de faible profondeur.

Kristijn R. R. Swinnen  et ses collègues rappellent l'intérêt des barrages et retenues de castors : "Bien que la construction de barrages puisse être incompatible avec d'autres types d'utilisation des terres, la présence de castors et de leurs barrages peut également être intégrée à la politique actuelle de restauration écologique des rivières (Pahl-Wostl 2006). Le rôle essentiel des barrages de castor dans le maintien et la diversification des cours d'eau et de l'habitat riverain a été reconnu (Rosell et al 2005, Pollock et al  2018). Les castors peuvent augmenter la rétention d'eau, le débit de base et la recharge des eaux souterraines; diminuer les débits de pointe; augmenter la rétention de sédiments; et influer sur la température de l'eau, le cycle des éléments nutritifs, les contaminants et la géomorphologie (Rosell et al 2005, Pollock et al 2018). En outre, les castors peuvent modifier l’abondance et la richesse en espèces de plantes, invertébrés, amphibiens, reptiles, poissons, oiseaux et mammifères (Collen et Gibson 2001, Rosell et al 2005, Dalbeck et al 2007, Nummi et Hahtola 2008, Stringer et Gaywood 2016)."

Contrairement à certaines idées reçues que véhicule une écologie administrative ("continuité écologique"), la parfaite connectivité en long et la non-fragmentation des lits mineurs ne sont donc pas spécialement l'état naturel des rivières en tête de bassin versant. Outre les castors, les barrages spontanés d'embâcles par chute de troncs sont aussi fréquents dans ces cours d'eau, avec des temps de décomposition pouvant être longs. Pour le petite histoire, l'administration française considère qu'un "obstacle à la continuité écologique" commence à partir de 20 cm, soit deux fois moins que la hauteur moyenne des barrages de castors. La police de l'eau risque d'être débordée par les contrevenants!

Références : Swinnen KRR et al (2019), Environmental factors influencing beaver dam locations, The Journal of Wildlife Management, 83, 2, 356-364

Illustration : en haut, la courbe et le profil de ce barrage (établi sur un petit cours d'eau près d'Olden, dans la région de Jämtland en Suède) le rendent similaire à celui qui aurait été fait par un ingénieur, par Lars Falkdalen Lindahl, CC BY-SA 4.0 ; ci-dessous, barrage de castor dans le Parc national de Lahemaa (Estonie), par Athanasius Soter Domaine public

04/03/2019

Des ouvrages en rivière protègent des populations endémiques de truites catalanes (Vera et al 2019)

La continuité de la rivière et la libre circulation des poissons en son sein favorisent l'échange de gènes et augmentent la dimension des populations interfécondes, donc leur préservation dans l'évolution. Mais les discontinuités naturelles ou anthropiques peuvent aussi faire émerger, ou protéger, des populations endémiques plus rares. Des chercheurs catalans viennent ainsi de mettre en évidence l'existence d'un haplogroupe rare de la souche méditerranéenne de la truite commune dans une tête de bassin de la rivière Cardaner. Cette population de truite semble protégée des introgressions des souches d'élevage ou de la compétition des poissons exotiques par l'existence de barrages infranchissables à l'aval. L'écologie de la conservation en rapport à la connectivité des cours d'eau ne se résume donc pas à attribuer des bons ou mauvais points selon des indices simplistes de fragmentation : il faut encore examiner au cas par cas les espèces et populations présentes dans chaque bassin, ainsi que leurs dynamiques. Cela pour les poissons, qui mobilisent aisément les fonds en raison de l'activité de pêche, mais aussi pour les autres assemblages aquatiques et rivulaires, qui sont souvent orphelins de toute étude approfondie. 

La diversité génétique rend possible l'adaptation des populations sauvages aux changements environnementaux et facilite ainsi la conservation à long terme de l'espèce. Les connaissances sur le niveau de diversité génétique existant au sein des populations et entre celles-ci, sa répartition dans l’aire de l’espèce et sa stabilité temporelle au fil des générations sont des éléments essentiels pour concevoir des stratégies de gestion et de conservation.

Des chercheurs espagnols des universités de Saint-Jacques-de-Compostelle (Lugo) et de Gérone (Montilivi) viennent d'étudier les structures génétiques de la truite commune (Salmo trutta L.) dans le bassin du Llobregat.


La zone étudiée, carte extraite de Vera et al 2019, art cit 

Avec un bassin de 4 948 km2, Le Llobregat est l’un des principaux cours d’eau de la Catalogne (nord-est de l’Espagne). Ce fleuve naît à une altitude de plus de 1300 m et se jette dans la mer Méditerranée après 175 km de parcours. Il est soumis à des conditions climatiques méditerranéennes, avec régime hydrologique irrégulier fait des sécheresses et inondations périodiques. Ce bassin hydrographique a été altéré par les activités humaines, notamment près de 300 barrières artificielles, dont 228 obstacles infranchissables pour les poissons selon l'agence de l'eau de Catalogne. L'extraction de l'eau inclut la consommation domestique de la ville de Barcelone et de sa région métropolitaine (3,2 millions d'habitants), ainsi qu'une concentration importante d'industries (tannerie, textile, produits alimentaires, papeterie) et d'activités agricoles le long de son cours principal comme de ses affluents. Ces activités humaines ont libéré dans le fleuve une grande variété de polluants. Parmi les 33 espèces de poissons identifiées dans le bassin du Llobregat, 21 sont introduites, la truite commune (Salmo trutta Linnaeus, 1758) étant la seule espèce autochtone habitant les sources du bassin.

Dans certains tronçons, ces populations de truite sont en plus menacées par l'hybridation et l'introgression génétique en raison des lâchers de salmonidés provenant de stocks domestiqués de souche étrangères au bassin. Comme le rappellent les auteurs, "en raison de sa valeur élevée pour la pêche de loisir, l'alevinage des populations de truites a été réalisé pendant plusieurs décennies dans la péninsule ibérique comme dans d'autres pays européens pour contrebalancer le déclin des populations sauvages. Sept lignées (branches principales de l'arbre phylogénétique) ont été décrites dans toute l'aire de répartition de la truite commune, sur la base d'analyses de l'ADN mitochondrial (ADNmt) (Bernatchez 2001; Susnik et al 2005; Vera et al 2010). Bien que seules deux de ces lignées, l’Adriatique (AD) et la Méditerranée (ME), soient originaires des bassins ibériques de la Méditerranée (Cortey et al 2004), elles expriment une part importante de la diversité génétique de la truite (...) La différenciation génétique entre les lignées a contribué à la détection de marqueurs de diagnostic moléculaires permettant de surveiller et d'évaluer l'impact de l'alevinage chez les populations de truites de Méditerranée. Ainsi, le locus nucléaire de la lactate déshydrogénase C (LDH-C *) et le séquençage de la région de contrôle (CR) de l'ADNmt ont été largement utilisés à cette fin."

Afin de déterminer la diversité génétique native, les relations phylogénétiques, la structure de la population et l'impact de l'alevinage dans le bassin versant, 295 individus ont été collectés dans huit localités réparties le long du cours principal et du principal affluent (respectivement Llobregat et Cardener), et ont été analysés pour la période 1990-2017, sur la région de contrôle complète de l'ADN mitochondrial (ADNmt) et le locus de diagnostic LDH-C* (pour évaluer l'alevinage).

Principale conclusion : "des niveaux d'introgression génétique modérés à élevés ont été détectés (fréquence ~ 0,300), affectant en particulier le cours principal. En dépit de l'introgression d'empoissonnement et de l'épuisement génétique attendu par la dérive génétique due à l'isolement de la population, un nouveau groupe d'haplotypes d'ADNmt appartenant à la lignée méditerranéenne a été trouvé, dans une zone limitée à la rivière Cardener. Cet haplogroupe est responsable de la forte différenciation de population observée entre les rivières du bassin versant du Llobregat (Pct = 0,456, p inf 0,001) et il met en évidence l'intérêt de la région pour la conservation."

Ainsi, parmi les découvertes importante de ce travail, on note "la présence d’un haplogroupe de la lignée ME endémique des cours d’eau de la rivière Cardener (le groupe Mcs23). L'abondance de cet haplogroupe dans les localités du Cardener contrastait avec son absence dans le bassin de la rivière Llobregat, et était principale responsable de la différenciation génétique élevée entre les pools de gènes natifs dans la zone étudiée. Cette tendance suggère un isolement de longue date de la truite habitant les ruisseaux en tête du bassin du Cardener".

Les auteurs observent : "Le maintien de la connectivité entre les populations contribue à la conservation à long terme des populations d'espèces d'eau douce. La connectivité favorise le flux de gènes et limite les effets de la dérive génétique attendue de la réduction de la taille effective de la population (Ne) dans les populations fragmentées et isolées (Fumagalli et al 2002). La fragmentation des rivières due aux activités anthropiques (construction de barrages, surexploitation des eaux) a entraîné une diminution significative de la taille effective des populations de poissons, ce qui a compromis leur persistance (McDermid et al 2014). En fait, la récupération de la connectivité fluviale a été l’une des tâches principales de l’ACA (Agence catalane de l’eau) au cours des dix dernières années. De récents examens de l'indice de connectivité des rivières (ACA, 2017) ont classé les cours d'eau du fleuve Llobregat comme "très bons" ou "bons", tandis que le Cardener est classée "très mauvais" en raison de la présence de barrières infranchissables. De même, des résultats "très mauvais" sont obtenus au confluent des deux rivières. Ces informations, ainsi que les conditions environnementales inappropriées pour la truite dans le cours inférieur de la rivière Cardener, pourraient avoir facilité la préservation de l’haplogroupe MEcs23 dans cette rivière. Néanmoins, une connectivité entre les sites au sein de la rivière Cardener serait souhaitable pour augmenter les tailles effectives locales et prévenir la dérive génétique."

L'isolement de certains tronçons de la rivière Cardener par des barrages a donc probablement contribué au maintien d'une souche endémique et rare de truite dans le bassin.

Inversement, les chercheurs font observer : "deux des sites étudiés dans la rivière Llobregat (AJ02 et GRE17) étaient presque composés de poissons d'élevage naturalisés et leur dispersion aurait pu contribuer à accroître l'introgression dans d'autres endroits du bassin versant. Ainsi, le maintien de certaines barrières peut faciliter l’éradication de ces populations exotiques et empêcher leur expansion dans des zones habitées par des poissons endémiques. Dans le contexte du réchauffement climatique mondial en cours, la préservation de certaines barrières artificielles peut également empêcher les zones de truite d'être peuplées par des communautés de poissons situées en aval, composées principalement d'espèces exotiques."

Discussion
En écologie comme dans d'autres sciences d'observation, l'accumulation des données amène à réviser les hypothèses et les modèles. La connectivité hydrologique - souvent (mais pas toujours) assurée en conditions pré-humaines - autorise un flux de gènes parmi les populations et atténue les baisses de diversité dues à la dérive génétique, qui est élevée chez les petites populations isolées. La perte de connectivité, parfois due à des barrières naturelles (par exemple des cascades), entraîne la fragmentation de la population : cela peut conduire dans le meilleur des cas à une différenciation, voire une spéciation (nouvelle espèce) ; dans le pire des cas à une extinction locale. Depuis le siècle dernier, la fragmentation des populations sauvages s'est intensifiée en raison de barrières artificielles construites par l'homme (routes, grands barrages hydroélectriques, lignes de chemin de fer), s'ajoutant à une fragmentation millénaire de moindre intensité (moulins, étangs). Cette fragmentation par les barrages mais aussi la pollution, les espèces envahissantes, l'extraction non durable de l'eau, la surexploitation des pêcheries, le changement climatique ont contribué au déclin des populations de poissons dans le monde, en particulier pour les espèces migratrices.

Le retour aux conditions pré-humaines des bassins versants est impossible. Pour définir des priorités d'action écologique, on doit donc mesurer le poids relatif des différents impacts, mais aussi étudier comme la biodiversité s'adapte aux nouvelles configurations des bassins versants. Le fait que des barrières humaines isolent des populations a un impact négatif sur les échanges géniques et la probabilité de recolonisation de certaines zones après des événements adverses (sécheresse, pollution) mais, comme le montre ce travail après d'autres (cf références ci-dessous), cela peut aussi avoir des impacts positifs en terme de maintien de populations endémiques différenciées, de limitation des introgressions par souche d'élevage et de ralentissement de la progression de certaines espèces exotiques.

Il est important de réviser la politique actuelle de continuité écologique au niveau des têtes de bassins versants, qui abritent une riche biodiversité dans leur chevelu. Outre que ces zones sont éloignées des axes de colonisation de grands migrateurs, elles peuvent abriter des souches d'intérêt de diverses espèces de poissons. Le choix actuel de détruire le maximum d'ouvrages (tout en tolérant la poursuite des alevinages de pêcheurs) est une préconisation grossière, en décalage avec les résultats d'un nombre croissant de travaux scientifiques. La présence ancienne de moulins et étangs y a par ailleurs créé des écosystèmes anthropisés dont l'inventaire de biodiversité est une nécessité avant intervention.

Référence : Vera M et al (2019), Identification of an endemic Mediterranean brown trout mtDNA group within a highly perturbed aquatic system, the Llobregat River (NE Spain), Hydrobiologia, 827, 1, 277–291

A lire sur le même thème
Quand les alevinages des pêcheurs influencent davantage la génétique des poissons que les ouvrages hydrauliques (Prunier et al 2018) 
Diversité génétique et fragmentation des rivières (Blanchet et al 2010, Paz-Vinas et al 2013, 2015) 
200 générations de truites dans un hydrosystème fragmenté (Hansen et al 2014) 
Les ouvrages hydrauliques peuvent-ils faire évoluer des poissons vers la sédentarité? (Branco et al 2017) 
Effet génétique de la fragmentation selon la dimension des ouvrages hydrauliques (Gouskov et Vorburger 2016)
Les barrières à la migration peuvent-elles protéger des souches de truite menacées de disparition?

21/01/2019

Plan saumon 2019-2014 : donnez votre avis

Pour répondre aux recommandations émises par l’organisation de conservation du saumon de l’Atlantique nord (OCSAN), la France a élaboré un plan de gestion du saumon atlantique, mis en œuvre pour les périodes 2008-2012 et 2013-2018. Lors de la session annuelle de l’OCSAN en juillet 2018, il a été demandé de renforcer les plans selon de nouvelles recommandations pour la période 2019-2024. Le nouveau plan français de gestion du saumon 2019-2024 est soumis à la consultation publique. Nous incitons nos lecteurs, et en particulier les associations en rivières salmonicoles, à y déposer leurs avis. Notre association observe pour sa part divers biais et carences dans l'action de l'Etat français. 



A la lecture des réponses françaises aux demandes de l'OCSAN, nous observons les points suivants.

- Les association de riverains, de moulins, de protection du patrimoine ne sont pas couramment invitées dans les instances de gestion du saumon en France (Cogepomi-Plagepomi) ni consultées dans la phase d'élaboration des plans par bassins versants.
Notre demande : une consultation en mode ouvert de tous les documents dans la phase d'élaboration des plans, une intégration des associations en lien à la rivière et aux ouvrages. 

- L'Etat ne produit pas de synthèse des résultats des précédents plans pour évaluer leur efficacité : sommes investies, évolutions démographiques des reproducteurs remontants, courbes de tendances par bassin, test de puissance sur la significativité des résultats par rapport à la variabilité internannuelle connue, etc.
Notre demande : un bilan complet de la politique saumon en France permettant aux citoyens de juger sur des faits et des chiffres précis.

- L'Etat ne produit aucune synthèse claire et chiffrée des objectifs du nouveau plan 2019-2024, notamment aucun objectif qui permettrait de faire le bilan de son efficacité à terme.
Notre demande : un engagement sur des résultats vérifiables dans le plan 2019-2024.

- Le contrôle de la pression de pêche manque de transparence et de cohérence, alors que le problème est connu depuis longtemps et que les structures de pêche bénéficient de soutiens publics. Ainsi, les totaux autorisés de capture (TAC) ne sont pas généralisés et/ou n’ont pas toujours les mêmes méthodologies, certains bassins sont en interdiction complète de pêche (axe Loire-Allier) d’autres non (malgré des fortes demandes du gestionnaire public aux autres usagers de l’eau pour une espèce menacée dont la pêche de loisir devient alors peu audible…), les non-déclarations de capture sont mal connues et les pressions de contrôle faibles, les effets génétiques des empoissonnements de soutien par pisciculture sont peu étudiés, les pressions en mers et estuaires sont difficilement évaluées, etc.  Il est souhaité que l’Etat français repense ces questions à nouveaux frais et que l’usage pêche fasse l’objet d’investigations scientifiques plus sérieuses, énormément ayant déjà été fait sur l’étude des autres usages. De nombreux travaux scientifiques justifient l'intérêt d'une telle enquête.
Notre demande : une analyse scientifique indépendante de la pression de pêche de loisir et de pêche commerciale en estuaire, ainsi que des empoissonnements par saumons d'élevage.

- La question de la protection et la restauration de l’habitat du saumon est entièrement centrée sur la continuité en long. C'est un biais actuel des politiques publiques de rivière en France, avec parfois une dépense indue sur des ouvrages anciens dont il a été montré qu'ils sont franchissables par des saumons. En se concentrant à l'excès sur la continuité - dont il ne fait aucun doute qu'elle est par ailleurs un point d'importance pour les migrateurs -, l'Etat ignore ou minimise les problèmes de pollution et de qualité physico-chimique de l’eau, l'évolution des apports sédimentaires (matières fines), les pathologies, le changement climatique, la prédation et les espèces invasives (silures par exemple). L'action engagée ne permet pas d'évaluer correctement le poids relatif des discontinuités par rapport à d'autres causes.
Notre demande : une analyse comparative France entière des populations de saumons entre rivière non restaurée, rivière partiellement restaurée et rivière totalement restaurée en continuité, avec descripteurs des autres impacts de bassin versant.

- La phase océanique du saumon est mal évaluée (taux de survie, évolution des ressources alimentaires en zones de grossissement, routes migratoires etc.), de même que l’évolution génétique et phénotypique des populations (tendance à la baisse de taille assez documentée, mais mal expliquée).
Notre demande : une synthèse sur les causes océaniques de variation des populations de saumon.

Conclusion
Il se pose in fine la question de «l’état de référence» pour la politique du saumon : que veut-on au juste? Les données d’histoire et archéologie environnementales montrent sans ambiguïté que le saumon était jadis répandu jusqu’en tête de nombreux bassins versants de la France métropolitaine. Il y a eu régression sur plusieurs siècles, pour de multiples causes (obstacles à la migration de plus en plus hauts, mais aussi pêches, pollutions, changements hydroclimatiques, évolutions sédimentaires liées aux usages des sols, espèces concurrentes introduites, prélèvements quantitatifs sur les débits, etc.). Certaines de ces causes correspondent aussi à l’évolution démographique, économique, technologique des sociétés modernes, et revenir au niveau de pression de la sortie du Moyen Âge (voire avant) n’est guère envisageable. Il serait donc utile d’avoir une stratégie permettant
  • d’évaluer le coût-bénéfice des mesures déjà prises ; 
  • de prioriser les choix plutôt que de disperser des financements sur un peu tous les bassins  ; 
  • d’observer, selon le niveau de pression actuel (descripteurs de qualité DCE + base usages des sols) le taux de migration-reproduction des saumons (analyse multivariée sur toutes les rivières salmonicoles),  de définir des baselines réalistes, d’estimer la robustesse de certains modèles déterministes habitat-démographie qui irriguent encore la décision, mais dont la puissance de prédictivité ne nous paraît pas assez contrôlée  ; 
  • d'évaluer l'effet des différentes stratégies de franchissement d'obstacles aux migrations (suppression, passes, rivières de contournement, ouvertures de vannes)
  • éventuellement de définir des rivières pilotes à fort investissement pour évaluer un potentiel de conquête, ses coûts et ses effets socio-économiques : 
  • de démocratiser la gouvernance de ces questions, car les choix publics en écologie sont aussi des choix sociaux excédant le cercle des experts (ou d’usagers ayant intérêt particulier à agir sur le saumon). 

Illustration : juvéniles de saumon, appelés tacons (Peter Steenstra, Green Lake National Fish Hatchery, United States Fish and Wildlife Service, domaine public). 

20/12/2018

L'écrevisse à pattes blanches bénéficie de la fragmentation des cours d'eau par les chutes naturelles et artificielles (Manenti et al 2018)

Une équipe de chercheurs ayant analysé la situation de l'écrevisse à pattes blanches dans 196 rivières et zones humides du nord de l'Italie montre que la présence de chutes naturelles et artificielles en aval est un facteur prédictif de la conservation de l'espèce en tête de bassin. Les scientifiques appellent à prendre en compte cette complexité dans la gestion des bassins versants changés par l'homme, où des "discontinuités écologiques" peuvent aussi avoir des bénéfices pour le vivant. Ils écrivent notamment : "Nos résultats contestent l'idée selon laquelle la connectivité des habitats hydrologiques a toujours des effets positifs sur la biodiversité endémique". Le discours public des rivières en France (ministère de l'écologie et ses services) pose a priori le bénéfice écologique supérieur de la destruction de tout ouvrage en rivière. La recherche montre que les réalités sont plus complexes, dès lors qu'on prend le temps de les analyser. Etudions cette réalité du vivant sur chaque bassin, évitons les précipitations dans les programmations publiques, cessons de diffuser des vues simplistes et des choix dogmatiques dont le bilan réel pour la biodiversité n'est pas connu.



Raoul Manenti et ses collègues (université de Milan, université de Pavie, CNRS-LECA) ont utilisé des enquêtes à long terme pour évaluer l'influence du changement d'habitat, de la modification du paysage et des espèces invasives sur le risque d'extinction de l'écrevisse autochtone Austropotamobius pallipes (écrevisse à pattes blanches). Ils ont examiné la littérature existante pour évaluer les services écosystémiques menacés par l'extinction locale d'A. Pallipes et son remplacement par des écrevisses exotiques.

Les chercheurs résument ainsi leur travail :

"Compte tenu du déclin continu de nombreuses espèces, il est important de procéder à des analyses multifactorielles de l'état de conservation et d'évaluer les effets de l'extinction des espèces sur les services écosystémiques. (...)

Nous avons échantillonné 196 cours d'eau et zones humides dans le nord de l'Italie. Parmi ceux-ci, 117 ont reçu plusieurs enquêtes sur une période de 13 ans (2004-2017), permettant ainsi une mesure précise du taux d'extinction.

34% des populations d'A. Pallipes ont subi une extinction entre 2004 et 2017. La présence d'écrevisses exotiques dans le bassin versant et la croissance urbaine dans le paysage environnant des cours d'eau ont été associées à l'extinction d'A. Pallipes. La probabilité de persistance était significativement plus élevée dans les populations proches des sources de ruisseaux et séparées par des barrières physiques (notamment des chutes d’eau) qui les isolaient des bassins contenant des écrevisses exotiques.

L'extinction des écrevisses indigènes altère la structure de la communauté et compromet les services de régulation tels que la dégradation détritique et la régulation des nuisibles. Le remplacement par des écrevisses exotiques (Procambarus clarkii et Faxonius limosus) menace également les services de soutien et de régulation en modifiant le cycle des éléments nutritifs, les réseaux trophiques, les sédiments et l'érosion.

La mise en œuvre de pratiques de gestion qui contrôlent la connectivité des rivières à l'aide de barrières sélectives est nécessaire pour éviter une extinction locale supplémentaire des espèces indigènes. Intégrer les informations sur l'extinction à la connaissance des impacts sur les services écosystémiques est essentiel pour élaborer des politiques de conservation plus efficaces."

Concernant le bénéfice des barrières naturelles ou artificielles, les scientifiques observent plus particulièrement dans leur article:

"Les barrières situées en aval étaient associées à la persistance des populations d'écrevisses indigènes. Les barrières physiques telles que les cascades naturelles et artificielles ont été particulièrement efficaces. Le rôle potentiellement positif joué par les barrières a été suggéré par d'autres études sur la conservation des écrevisses (Gil-Sanchez et Alba-Tercedor 2006; Manenti et al 2014). Ici, nous avons explicitement testé la relation entre les barrières de flux et l'extinction, en prenant en compte à la fois le nombre de différents types de barrières et le rôle relatif de chaque type. Nos résultats contestent l'idée selon laquelle la connectivité des habitats hydrologiques a toujours des effets positifs sur la biodiversité endémique. De profondes modifications de l'habitat ont modifié la manière dont les composants naturels interagissent (Crutzen 2006). Par conséquent, dans les paysages à dominance humaine, il est nécessaire de réévaluer les stratégies de gestion traditionnelles pour faire face aux nouveaux défis (Kueffer & Kaiser-Bunbury 2014). Les chutes d'eau peuvent entraver la propagation d'espèces étrangères d'écrevisses et également limiter le contact entre les écrevisses indigènes en aval et en amont, prévenant ainsi la propagation des maladies." 

La question est donc pressante à l'heure où plusieurs espèces d'écrevisses autochtones européennes sont menacés d'extinction et où les modèles indiquant les habitats seront de plus en plus favorables aux espèces exotiques :

"Les modèles de répartition des espèces prévoient que, dans les décennies à venir, l'intégralité de la répartition des écrevisses européennes conviendra à au moins une espèce d'écrevisse envahissante (Capinha, Larson, Tricarico, Olden et Gherardi 2013). Notre étude suggère que les populations d'écrevisses indigènes survivantes peuvent échapper aux principales menaces telles que les espèces exotiques et la peste des écrevisses si des obstacles naturels ou artificiels se dressent en aval."



Cette illustration (cliquer pour agrandir) compare les effets positifs ou négatifs de trois espèces d'écrevisses en terme de services rendus par les écosystèmes. Extrait de Manenti et al 2018 art cit, tous droits réservés. On remarquera au passage que des espèces autochtones peuvent avoir des effets jugés négatifs et que des espèces exotiques peuvent avoir des effets jugés positifs. Si conserver une espèce menacée a du sens pour éviter la disparition d'une lignée évolutive, valoriser systématiquement l'endémique par rapport à l'exotique doit faire l'objet d'une réflexion sur nos objectifs sociaux de gestion des milieux. 

Raoul Manenti et ses collègues ne dissimulent pas en conclusion que le choix entre continuité et discontinuité implique une gestion plus complexe que la simple "renaturation" des rivières modifiées par l'humain :

"L'utilité des barrières pour la conservation des écrevisses peut fortement compliquer la gestion des cours d'eau. Le rétablissement de la connectivité des cours d'eau en supprimant les barrages et les tronçons pollués peut reconstituer la dynamique de la métapopulation et apporter de précieux avantages écologiques aux poissons et aux invertébrés aquatiques (Jackson & Pringle 2010). Dans le même temps, la suppression des barrières pour permettre la reconstitution du poisson peut favoriser les mouvements d'écrevisses invasives en amont (Dana et al 2011), et le retour du poisson peut également propager la peste des écrevisses et d'autres maladies (Oidtmann 2012). Un large éventail de connaissances est nécessaire pour comprendre les effets écologiques de l'augmentation ou de la réduction de la connectivité hydrologique dans des paysages profondément façonnés par les activités humaines (Jackson et Pringle 2010). Pour ces raisons, nous suggérons que les mesures de gestion devraient (a) favoriser la connectivité des zones non envahies afin d'éviter l'isolement entre les populations indigènes; et (b) favoriser l'isolement des populations indigènes de celles des écrevisses exotiques."

Référence : Manenti R et al (2018), Causes and consequences of crayfish extinction: Stream connectivity, habitat changes, alien species and ecosystem services, Freshwater Biology, https://doi.org/10.1111/fwb.13215

Illustration en haut : Von Chucholl, Ch. - Travail personnel, CC BY 3.0.

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