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17/09/2020

L'opposition nature-société comme erreur fondatrice de la directive européenne sur l'eau et de la continuité écologique (Linton et Krueger 2020)

Selon deux chercheurs, la directive cadre européenne sur l'eau de 2000 est née sur une "erreur ontologique" : l'idée que l'on pourrait décrire une rivière naturelle de référence à partir de normes et métriques s'inspirant d'une nature sans humain. Cette posture permet de parler un langage de l'efficience technocratique mais elle ne décrit pas la réalité de l'eau. En fait, cette vue des gestionnaires publics est fondée sur une séparation idéologique de la nature et de la société, alors que l'examen de la réalité montre leur fusion dans une nature "hybride", une nature construite depuis longtemps à l'interface des échanges entre l'humain et le non-humain. Point remarquable : les universitaires considèrent comme une manifestation de cette erreur l'échec de la continuité écologique en France, où ces contradictions ont éclaté au grand jour par la résistance d'une partie de la société à se voir imposer une négation des natures vécues au profit d'une nature théorique créée par le pouvoir normatif. Cette critique allant à la racine des problèmes est évidemment celle que constate, partage et porte notre association! 

Dans la revue de Water Alternatives, Jamie Linton (université de Limoges) et Tobias Krueger (université Humboldt de Berlin) livrent une analyse détonnante de la directive cadre européenne sur l'eau de 2000 (DCE 2000), à l'occasion de son 20e anniversaire et de son processus de révision en cours.

Comme on le sait, la DCE 2000 visait le bon état chimique et écologique de toutes les masses d'eau du continent à horizon 2015, avec prorogation 2021 et 2027. C'est un échec, nous sommes encore loin des objectifs (moins de la moitié des masses d'eau sont en bon état), les avancées sont très lentes. 

Pour Linton et Krueger, cet échec était inscrit dans le texte même de la DCE, son épistémologie, son ontologie de la nature. Ils écrivent : "l'incapacité à atteindre les objectifs de mise en œuvre de la directive-cadre sur l'eau (DCE) n'est pas due à un manque de volonté politique ou à des déficits de mise en œuvre; elle est plutôt due à un problème conceptuel fondamental que nous caractérisons comme une erreur ontologique intégrée dans la directive. Cette erreur ontologique est fondée sur une séparation conceptuelle radicale de la nature de la société humaine, que Bruno Latour a identifiée il y a plus de 25 ans comme la «Constitution moderne» (Latour, 1993)"

La DCE a en effet produit l'idée qu'il existe une "condition de référence" d'une rivière ou d'un plan d'eau, formé par son état avec très peu ou pas d'influence humaine. Il y a donc une césure intellectuelle radicale : la nature normale (au sens de la norme) est la nature sans l'humain, il faut viser le retour de cette normalité. Au coeur de son modèle d'interprétation, la DCE utilise le système "DPSIR" pour Driver-Pressure-State-Impact-Response. Les moteurs de l'action humaine (causes) formes des pressions (pollutions, dégradations) qui produisent un état  (qualité du milieu) ayant un impact (santé, écosystème, économie) appelant des réponses (politiques et objectifs). En voici le schéma:


Les auteurs remarquent : "On note la séparation radicale des humains de la nature qui est intégrée dans ce modèle, de sorte que les actions humaines sont a priori présentées comme nocives et dégradantes. Ce fondement ontologique du modèle est essentiel à son intégrité. À chaque étape, la société est extérieure à la nature; selon le modèle, par ses diverses activités, la société exerce ce qui ne peut être que des pressions néfastes. Selon le modèle, les seules qualités rédemptrices dont la société dispose sont les réponses dédiées qui ont pour but de corriger ou d'atténuer les pressions néfastes."

Ce modèle a été adopté au moment où la gouvernance occidentale, souvent décrite comme "néolibérale", était en recherche d'une généralisation des approches coût-efficacité impliquant que tout soit commensurable et programmable. En développant dans toutes les étapes du modèle DPSIR des métriques donnant un sentiment d'objectivité (tantôt par les sciences naturelles tantôt par les sciences sociales, mais toujours séparées), le gestionnaire est conforté dans l'idée qu'il lui suffit de modifier un curseur pour que le système aquatique évolue dans le bon sens, tout en veillant au moindre coût économique de son choix. Evanescentes dans le réel, les conditions de référence fondées sur la nature servent à un langage du chiffre que la technocratie gestionnaire peut maitriser : "Comme l'a souligné Bouleau (2007), la composante des conditions de référence dans la DCE est essentielle pour rendre l'économie et l'environnement commensurables car elle fournit une base pour évaluer les coûts aux perturbations environnementales. Dans la logique du système DCE, cette commensurabilité est nécessaire pour accomplir ce qu'Espeland (1998) a décrit comme «maîtriser» l'environnement par la connaissance causale des impacts de l'action humaine."

Le problème, comme le rappellent les chercheurs, c'est que l'ontologie fondatrice de séparation de la nature et de la société ne renvoie à rien de tangible. Une nature sans humain, cela n'existe pas. Depuis longtemps.

"Le concept de conditions naturalistes de référence et leur pertinence pour guider la restauration des écosystèmes aquatiques ont été largement critiqués (Lévêque et Van der Leeuw, 2006; Dufour et Piégay, 2009; Perry, 2009; Davodeau et Barraud, 2018). De nombreux critiques ont souligné qu'elle ne concordait pas avec la science écologique récente, manifestant des notions longtemps réfutées de stabilité écologique, d'équilibre et de conditions fixes plutôt que des compréhensions plus récentes de la fluidité et de l'imprévisibilité des écosystèmes (Steyaert et Ollivier, 2007; Bishop et al., 2009; Loupsans et Gramaglia, 2011; Loupsans, 2013). Les écologues ont également trouvé difficile d'un point de vue pratique de trouver des plans d'eau de référence étant donné la variabilité des conditions «naturelles» (Nõges et al., 2009; Hering et al., 2010); ils se sont même demandé si de telles conditions existaient du tout compte tenu des pressions anthropiques sur les cours d'eau européens (Nones, 2016; Stoddard et al., 2006; Lévêque, 2016). Comme le soulignent Bouleau et Pont (2015: 37), «des modifications environnementales importantes par l'homme se sont produites depuis plusieurs millénaires. La notion d'état non perturbé n'a plus de signification écologique». D'autres ont abandonné l'idée de stationnarité face au changement climatique (Logez et Pont, 2013) et ont cité l'irréversibilité fréquente des conditions de qualité de l'eau (Mao et Richards, 2012) dans le cadre de leur critique de la notion de conditions de référence."

Allant plus loin, Linton et Krueger soulignent que ce processus mène au conflit par la négation de tout ce qui ne peut renter dans les bonnes cases. Il exclut par avance la société de la nature (les personnes des milieux), il ne peut être révisé car la nature comme référence ne se révise pas, il ne peut rien dire des systèmes hybrides créés depuis longtemps par des humains :

"Lorsqu'il s'agit de mettre en œuvre la DCE, l'exclusion (conceptuelle) des personnes de la nature rend le processus de gestion intransigeant; il exclut notamment les approches de gestion adaptative: "La DCE] est plutôt normative à bien des égards. Une fois les conditions naturelles de référence établies, les objectifs sont fixés avec un calendrier pour atteindre les objectifs. Il n'y a pas de disposition apparente pour réviser les objectifs. Ainsi, un autre problème lié au «naturel» comme cible politique est que le «naturel» n'est pas quelque chose qui se prête à une révision" (Bishop et al., 2009: 212). Ce dilemme est désormais explicite dans l'incapacité d'atteindre le statut envisagé par la DCE pour la plupart des plans d'eau européens. Cet échec est évident dans la prépondérance des exemptions et des dérogations que les États membres - en tant que seul moyen de concilier une vision impossible - ont conférées aux plans d'eau; ceci est basé sur un impératif ontologique qui exige que tout soit défini comme nature ou société, alors que ce qui, en fait, existe est une réalité complexe dans laquelle tout est en fait une combinaison de ces éléments. Cette réalité (hybride) implique des rivières, des lacs, des étangs et des aquifères qui sont inévitablement socionaturels; tout effort visant à réduire leur statut à une norme abstraite et naturelle ne peut que se heurter à des problèmes persistants."

Enfin, les deux universitaires montrent que la restauration de continuité écologique, présentée en France notamment comme une condition de réalisation des objectifs la DCE (ce qui pourrait se discuter), a révélé au grand jour les contradictions internes constitutives de la DCE :

"Construit sur un socle de conditions de référence basées sur la nature, la RCE [restauration de continuité écologique des rivières] est confronté à la réalité de la morphologie fluviale en France, qui peut être mieux appréhendée comme un processus continu de co-construction socio-naturelle. Les fleuves de France et d'autres régions d'Europe (Nones, 2016) combinent des éléments anthropiques et naturels, incarnant des processus socio-naturels en cours depuis des centaines, voire des milliers d'années (Lespez, 2012). On fait valoir, en effet, qu'au moins dans le nord-ouest de la France, du haut Moyen Âge au début de la période moderne, l'influence des personnes exploitant des moulins et des barrages a produit des «socio-environnements où un équilibre a été maintenu par les sociétés humaines pendant plus d'un millénaire »(Lespez et al., 2017: 38) Cela rend très problématique de faire appel à un statut anhistorique "naturel" comme base ou référence pour la restauration des rivières (Lespez et al., 2015; Dufour et Piégay, 2009; Bouleau et Pont, 2014)."

Les conflits autour de la continuité écologique ne sont pas l'effet d'une manque de compréhension ou de connaissance (le citoyen en retard sur le savant), mais l'opposition de visions ou expériences de la nature, de représentations de la rivière — soit comme nature séparée de l'humain (qui la dégrade), soit comme nature co-construite par l'humain (qui y vit, ou en vit):

"Il existe une contradiction ontologique fondamentale entre la nature anthropique des fleuves en France et une politique qui repose sur un idéal de «restauration» des fleuves sur la base des conditions naturelles. Cette contradiction se manifeste dans une lutte politique prolongée entre deux idéaux de continuité: la continuité des fleuves «naturels» et la continuité (culturelle) des fleuves anthropiques; cela a produit une controverse environnementale généralisée en France. Au nom de la continuité environnementale des cours d'eau, un programme ambitieux a été développé pour démolir des milliers de petits barrages et déversoirs, souvent associés à l'héritage historique des moulins à eau (Germaine et Barraud, 2017); cette initiative, cependant, a rencontré une opposition féroce et largement inattendue de toutes les directions, y compris les propriétaires et les défenseurs des moulins à eau, les personnes vivant ou possédant des propriétés le long des rivières, les producteurs (ou potentiels producteurs) d'hydroélectricité à petite échelle, les associations de pêcheurs locales, des politiciens locaux et nationaux, y compris de nombreux parlementaires et des centaines de maires, ainsi que des spécialistes de l'eau de haut niveau et très respectés. Ces opposants ont utilisé une variété d'arguments et de stratégies pour empêcher la mise en œuvre de la politique (Barraud et Le Calvez, 2017; Barraud, 2017; Le Calvez, 2017; Perrin, 2018; Germaine et Barraud, 2013)."

«Un tel conflit», écrit Barraud (2017: 796-7), «révèle un écart béant entre les représentations sociales et les systèmes de valeurs des experts, des gestionnaires locaux et de la population locale». La plupart des études indiquent qu'un facteur important dans l'opposition au démantèlement des petits barrages est l'attachement au lieu; un autre facteur est les asymétries de pouvoir qui peuvent exister entre les utilisateurs locaux et les résidents, et les experts environnementaux qui sont «souvent perçus comme extérieurs à la scène locale» (ibid). Un autre facteur - qui peut être perçu comme étant extérieur à la scène locale et associé à cette expertise - est une considération abstraite des rivières comme des processus fondamentalement naturels dont la restauration nécessite l'élimination des vestiges et des symboles d'interférence humaine tels que les petits barrages et les déversoirs. La prise en compte de telles structures comme faisant partie intégrante de systèmes socio-naturels modifiés, mais viables et précieux - comme le font souvent les populations locales - est mal adaptée à un modèle d'état de référence qui définit des éléments tels que des formes de perturbation et de dégradation."

En conclusion, les auteurs appellent les instances européennes à repenser les fondements de leur politique de l'eau, à considérer les gens comme une part de la nature, à engager en conséquence une démocratisation bien plus avancée des choix de gestion des rivières, plans d'eau est estuaires. Cela ne signifie pas forcément l'abandon d'indicateurs de référence, mais ces références ne sauraient être bâties sur un principe d'exclusion et sur une négation des réalités socio-écologiques. 

Discussion

Dans un article paru voici deux ans, nous avions pointé les diverses causes de l'échec de la DCE et nous mettions déjà en avant ce qui nous semblait le coeur du problème : l'espoir de revenir en 25 ans à un état des rivières tel qu'il ne refléterait plus les 5000 ans passés d'occupation humaine, ni les réalités socio-économiques de l'Europe actuelle, ni les dynamiques (durables) de l'Anthropocène et de ses changements biogéochimiques. 

Ce problème fait aussi écho aux évolutions des sciences de la conservation, dont nous avons récemment exposé les divisions. Il existe désormais au moins deux écoles, la conservation mainstream qui en tient pour le retour à la nature libre et sauvage (avec minimum d'humains) comme modèle et refuge de la biodiversité, la nouvelle conservation qui souligne la nécessité d'intégrer les écosystèmes créés par les humains et leurs espèces, fussent-elles exotiques et pas uniquement endémiques. En fait, il existe encore d'autres approches possibles, notamment l'écologie politique critique ou les humanités environnementales inspirées des sciences sociales et humaines, davantage portées à analyser les conditions des usages de la nature et les discours sur ces usages. Jamie Linton et Tobias Krueger sont certainement plus proches de cette école-là. Ils pointent aussi la surdétermination économique des choix technocratiques. Car les mêmes technocraties affirmant que des moulins ou des étangs dénaturent la rivière ne semblent pas avoir la même facilité à trouver que le pesticide ou le carbone le font aussi. L'échelle d'impact paraît pourtant bien différente...

Regardant tous ces débats entre savants, le citoyen se pose évidemment des questions. Comment une technocratie aussi puissante que celle de l'Union européenne en est-elle venue à produire des normes à l'ontologie aussi radicale (et par certains aspects aussi naïve), aux conséquences aussi peu applicables (selon les observations faites en 20 ans de DCE), cela en l'absence de garde-fous démocratiques alertant sur le sens des concepts et leurs implications concrètes? Pourquoi, dans une démocratie où les experts tiennent un rôle de plus en plus important, les expertises elles-mêmes restent-elles enfermées dans des cénacles confidentiels et coupées des sociétés où leurs conséquences vont s'appliquer?

La résistance des ouvrages hydrauliques à la destruction pour laisser place à une nature conforme aux normes technocratiques de naturalité a manifestement créé un effet de surprise chez ceux qui avaient planifié cette issue. Plus encore le fait que cette résistance sous sa forme la plus vigoureuse est venue non pas de lobbies industriels ou agricoles, possédant aussi des ouvrages et des usages, mais d'abord d'une multitude d'associations et de collectifs locaux, en particulier sur les ouvrages anciens de type forges, moulins, étangs, plans d'eau. Ce n'est pas un intérêt économique qui s'est opposé à un objectif écologique (de l'ouvrage à détruire on argue souvent qu'il est "sans usage"), mais plutôt une réalité sociale qui a dévoilé ce que la rivière veut aussi et encore dire pour certains riverains. En voulant faire disparaître une nouvelle nature créée localement au fil du temps par l'ouvrage hydraulique, la politique de continuité écologique a finalement révélé son existence et réveillé son intérêt. Ce n'est pas son moindre paradoxe. Une écologie aspirant à une nature sauvage co-produit finalement une écologie ré-affirmant une nature hybride. Faut-il y voir l'émergence d'un multinaturalisme, comme l'ont appelé certains auteurs, c'est-à-dire la co-existence des ontologies multiples de la nature? L'avenir nous le dira.

Référence : Linton J et T Krueger (2020), The ontological fallacy of the Water Framework Directive: Implications and alternatives, Water Alternatives, 13, 3 

16/09/2020

La biodiversité évolue, évitons d'en faire un musée

Dans le magazine en ligne European Scientist, l'hydrobiologiste Christian Lévêque propose une tribune de réflexion sur la restauration de la biodiversité comme argument de la destruction des ouvrages hydrauliques. Il rappelle que la biodiversité native des rivières et plans d'eau en Europe s'est continument enrichie d'espèces non locales, certaines invasives, parfois introduites pour le loisir pêche. Et que la vie colonise toute l'eau qu'elle trouve, aussi bien les écosystèmes d'origine humaine que naturelle. Il faut changer de braquet: défendre la biodiversité, ce n'est pas entretenir un musée ni revenir au passé, c'est aussi intégrer les dynamiques du vivant. La protection des espèces menacées ou des habitats peu modifiés est nécessaire, mais il faut aussi regarder les écosystèmes, les faunes et les flores tels qu'ils ont évolué, proposer une gestion écologique des milieux aquatiques et humides créés par les humains. 


Extrait :

(...) La loi biodiversité quant à elle, parle de reconquérir la biodiversité, mais encore faut-il savoir laquelle…  Car au-delà du slogan politique, il aurait fallu préciser ce que l’on attend… Si c’est pour retrouver une biodiversité historique (mais où mettre le curseur ?) ce sera bien difficile, compte tenu des nombreuses espèces qui se naturalisent dans nos cours d’eau. 

Les introductions d’espèces dans nos systèmes aquatiques sont anciennes, à l’exemple de la carpe. Mais beaucoup d’espèces de poissons ont été introduites depuis le XIXe siècle par le monde de la pêche de telle sorte que nos cours d’eau hébergent maintenant un tiers d’espèces de poissons originaires d’autres régions du monde, parmi lesquels plusieurs prédateurs (truite arc-en-ciel, perche, sandre, black-bass, poisson chat, silure glane, etc..) dont l’impact sur la faune aquatique autochtone n’a jamais préoccupé les ardents protecteurs de la nature… L’introduction récente et sans aucune autorisation, faut-il le rappeler, du silure glane dans l’ensemble du réseau hydrographique pour satisfaire une poignée de pêcheurs, amateurs du « catch and release », n’a donné lieu à aucune sanction, alors que ce grand prédateur n’est pas inactif dans les cours d’eau. Il existe pourtant une police de la pêche qui aurait dû contrôler cette activité totalement illégale… Aurait-elle fermé les yeux ? Sans compter que les déversements massifs de poissons d’élevage, souvent des prédateurs, au nom du soutien des populations naturelles, mais en réalité pour satisfaire les adhérents qui ne rentreront pas bredouilles à l’ouverture de la pêche, bouleverse depuis des décennies la biodiversité aquatique, sans qu’aucune recherche n’ait été menée sur les conséquences de cette activité maintes fois répétée sur les peuplements aquatiques. On sait néanmoins que ces déversements ont modifié la structure génétique des poissons sauvages. Quant à l’impact sur la flore et la faune aquatique, tout scientifique ne peut ignorer que l’introduction de prédateurs n’est pas anodine !  

Enfin, nos systèmes fluviaux font partie d’une vaste trame bleue européenne en raison des nombreux canaux qui font communiquer les bassins hydrologiques. L’ouverture d’un canal Rhin-Main-Danube en 1992 a permis à de nombreuses espèces aquatiques du bassin du Danube de coloniser les cours d’eau d’Europe occidentale. Une situation comparable à celle des espèces de la mer Rouge qui ont pénétré en Méditerranée après l’ouverture du canal de Suez. Ce sont essentiellement des mollusques, des crustacés, et des poissons dont quelques espèces de gobies dont l’abondance actuelle dans certains cours d’eau ne laisse pas d’inquiéter. Toutes ces espèces, et celles qui ne manqueront pas de s’installer en raison du changement climatique, font maintenant partie intégrante des communautés biologiques des cours d’eau…. Dans ce contexte, que cherche-t-on à reconquérir ? Quelles rivières sauvages ou naturelles espère-t-on restaurer ? Des cours d’eau débarrassés de toutes ces espèces qui n’y ont pas leur place ? Cette blague ! Les technocrates qui n’ont de cesse de prôner l’éradication de ces espèces ne savent probablement pas que faire disparaître un mollusque, un crustacé ou un poisson d’un système fluvial relève de l’incantation. On met le doigt sur l’incohérence des politiques prônées par des individus porteurs d’une représentation idéologique de la nature mais peu au fait de la réalité du terrain. (...)

Les aménagements réalisés depuis des siècles, s’ils ont modifié le système fluvial, ont aussi créé des systèmes écologiques nouveaux, variés, qui abritent une flore et une faune diversifiée ! Les zones humides associées aux annexes des moulins et aux queues d’étangs, les biefs anciens devenus souvent des bras morts latéraux du cours d’eau, hébergent par exemple des batraciens qui ne vivent pas en eau courante et n’apprécient pas les poissons qui sont leurs prédateurs, ainsi que beaucoup d’espèces d’insectes et de végétaux des milieux stagnants. Les retenues et biefs, ayant de bons volumes d’eau par rapport à la rivière courante, sont riches en espèces d’eau stagnante et en poissons qui profitent à des oiseaux ou à des mammifères. Ces retenues jouent un rôle de zones refuges en période de sécheresse ce qui, dans les conditions climatiques actuelles, est appréciable.  Mais en réalité tous ces milieux annexes pourtant fort riches sont mal connus car, dans l’état d’esprit actuel, on a tendance à considérer qu’un milieu artificiel a peu d’intérêt. Peu importe que de nombreuses espèces de batraciens soient actuellement menacées du fait de la perte de leurs habitats ? Ou que l’on détruise (en évitant surtout d’en faire état) des populations de la mulette perlière, ce mollusque protégé et lui aussi fortement menacé, comme ce fut le cas lors de l’arasement du barrage de Maison-rouge sur la Vienne ?

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02/09/2020

Le mouvement de la nouvelle conservation veut changer les politiques de biodiversité

On en parle très peu en France, mais les choix de conservation de la biodiversité sont l'objet d'intenses débats dans le monde des savants, des experts et des gestionnaires. On constate un certain échec de la conservation traditionnelle, qui était fondée sur une stricte opposition de la nature et de la société, sur l'idée que seuls les espaces sauvages et les espèces endémiques sont d'intérêt, sur la réduction de l'humain au statut d'impact dont il faut supprimer au maximum la présence. Avec parfois des dérives d'oppression de populations locales pour imposer des réserves naturelles, ce qui n'est pas sans rappeler évidemment des débats actuels en France. La nouvelle conservation prend acte de l'émergence multiséculaire de l'Anthropocène, du caractère hybride de la nature co-construite par l'humain, de l'existence de nouveaux écosystèmes et de la nécessité de protéger aussi bien la biodiversité ordinaire que des paysages scéniques ou des espèces rares. Nous introduisons à ce débat, en observant que de nouvelles approches de conservation de la nature permettraient de dépasser certains conflits, comme ceux de la restauration écologique de la continuité des rivières en France. 


La conservation de la biodiversité est au coeur de la démarche écologique moderne. Elle a émergé dès le 19e siècle en Europe et aux Etats-Unis, lorsque les effets concrets de la révolution industrielle et des libertés démocratiques d'usage de la propriété privée ont commencé à exercer des impacts visibles, parfois spectaculaires, sur des espèces et sur des milieux naturels. Aux Etats-Unis et dans le monde anglo-saxon, cette conservation a donné lieu à deux écoles de pensée au 20e siècle : les "préservationnistes" considérant que la nature sauvage protégée strictement, comme par exemple dans les parcs naturels, est la voie majeure pour préserver la biodiversité; les "conservationnistes" estimant qu'il fallait diffuser des usages raisonnés de la nature, et des usages partagés avec le non-humain, mais non engager une séparation stricte entre un monde sauvage et un monde humain.

Le débat n'a jamais cessé depuis. Mais il a été rallumé au début de la décennie 2010 par l'ouverture d'une section de débats sur la "nouvelle conservation" dans la revue de référence Biological Conservation (Minter et Miller 2011) puis par un article en 2012 de Peter Kareiva et Michelle Marvier, What is conservation science? dans la revue Bioscience. Un autre texte d'orientation de 2015, des mêmes auteurs avec Robert Lalasz, a évoqué "la conservation à l'Anthropocène".

L'évolution des connaissances et expériences en écologie depuis 30 ans a changé la donne
L'article de Kareiva et Marvier en 2012 prenait acte de 30 ans d'évolution de la science de la conservation dans toutes ses disciplines, 30 ans depuis la parution d'un autre texte fondateur, celui de Michael E. Soulé en 1985, What is conservation biology?

Parmi les points mis en avant par Kareiva et Marvier :
  • la conservation doit être fondée sur la science et la preuve, notamment sur son efficacité,
  • la conservation doit être fondée sur des bases de données rigoureuses et mises à jour, notamment pour définir des priorités à budget contraint,
  • la conservation doit prendre en compte le facteur humain en sortant de la représentation du biologiste et écologue "sauveur de la nature" face au reste de l'humanité trop souvent réduite à l'état indiscriminé d'"impact sur la biodiversité",
  • la conservation doit adopter une approche multidisciplinaire où la dynamique de la biodiversité s'apprécie aussi par des sciences humaines et sociales, pas seulement naturelles.
Par ailleurs, prenant en compte l'évolution des réalités et des connaissances depuis les années 1980, Kareiva et Marvier ont fait observer que :
  • la nature vierge n'existe plus, on a ré-évalué l'ancienneté de l'influence humaine sur les milieux depuis la préhistoire et, à l'âge de l'Anthropocène, il n'existe plus de milieux complètement indemnes du changement climatique, de l'introduction d'espèces exotiques ou d'autres facteurs;
  • la "conservation forteresse" fondée sur l'exclusion des humains pour faire des zones sauvages protégées a été l'objet de vives critiques pour certaines de ses dérives, son mépris de la justice sociale, ses penchants néo-colonialistes;
  • la conservation est liée au bien-être humain à travers des services rendus par les écosystèmes, et elle ne peut être adossée seulement au choix éthique particulier et non partagé par tous d'une "valeur intrinsèque" de chaque espèce non-humaine;
  • la nature s'est révélée plus résiliente qu'on ne le croyait, capable de retrouver des biodiversités et des fonctionnalités après des catastrophes locales, souvent dans un état nouveau différent de l'état antérieur mais pas forcément moins riche à terme;
  • la tragédie des communs au sens de Garett Hardin n'est pas une fatalité, des expériences montrent que des gestions de milieux avec activités humaines et règles écologiques peuvent exister (approche des biens communs au sens d'Elinor Ostrom).
De nombreux débats ont suivi ce texte, parfois très virulents (l'écologie soulève des passions, même chez les savants). Deux écoles principales se dessinent désormais : la conservation traditionnelle voulant poursuivre les conceptions définies du 20e siècle et la nouvelle conservation proposant d'autres approches pour le 21e siècle. On trouve des informations intéressantes sur le site du projet The Future of Conservation qui mène une enquête sur les représentations de la conservation de biodiversité par les publics de professionnels concernés. Le point est aussi abordé avec une approche plus politique dans un ouvrage venant de paraître, The Conservation Revolution (Buscher et Fletcher 2020).

Des représentations différentes de la nature et de la dimension sociale de l'écologie
Le tableau ci-après offre quelques exemples des différences entre les écoles. Ce ne sont pas des points de vue strictement endossés par chacun — beaucoup de personnes engagées dans la conservation n'éprouvent pas le besoin de se référer à une "chapelle" —, mais plutôt des sensibilités. Il n'en reste que pas moins que, du point de vue épistémologique, les paradigmes des approches ne sont pas les mêmes, ce qui a ensuite des conséquences sur les choix de gestion.



Dans le domaine épistémologique, ce sont davantage les partisans d'une séparation nature-culture ou nature-société qui ont imposé leur marque jusqu'à présent. On peut considérer cette question comme le noeud de la divergence : la nouvelle conservation défend une écologie plus holistique où l'humain doit être regardé comme part intégrante de la nature, pour le meilleur et pour le pire. Dans le monde anglo-saxon, la controverse "park versus people" sur les "réfugiés de la conservation" est née de la dimension anti-humaniste attribuée à certains conservationnistes qui préfèrent sanctionner des populations locales pour sauvegarder la vie sauvage, y compris par des pressions peu démocratiques. Mais elle s'est vite associée à un débat plus profond : quel sens donner à la construction intellectuelle d'une nature "sauvage" (Cronon 1995) si la réalité nous révèle une nature anthropisée, à bas bruit dans les sociétés traditionnelles et à niveau intense dans les sociétés modernes?

L'approche d'une partie de l'écologie scientifique a été centrée au 20e siècle sur l'étude des milieux très peu impactés par l'humain (nature vierge, pristine, sauvage) et posés comme la norme de ce que doit être la naturalité. Du même coup, tout ce qui s'écarte de cette norme est perçu au pire comme une dégradation, ou au mieux comme une évolution neutre sans signification.

Un exemple concret : les instances comme l'Union internationale de conservation de la nature ne considèrent pas les espèces exotiques comme dignes de suivi lorsqu'elles s'installent durablement dans des milieux (et les classent dans la liste noire des espèces invasives si elles menacent des milieux à forte présence d'espèces endémiques). Donc même si un écosystème local gagne des espèces et que ces espèces s'insèrent dans les réseaux trophiques, ce n'est pas considéré comme gain ni même comptabilisé comme un événement notable. Or de toute évidence, les processus de l'évolution s'appliquent sur les propriétés biologiques et fonctionnelles des organismes, assemblages d'organismes et interactions avec les milieux, sans tenir compte des provenances des populations. On ne peut guère comprendre et prédire l'avenir du vivant si l'on est dans le déni de sa dynamique actuelle et de ses nouvelles configurations (voir par exemple Boltovskoy,et al 2018 sur cette controverse sur les espèces exotiques, ainsi que le livre de vulgarisation couvrant de nombreuses controverses entre scientifiques de Pearce 2015).

Une approche pour analyser les impensés et dépasser les contradictions des politiques de l'eau en France et en Europe
Il y a d'autres exemples, et non des moindres. Par exemple la directive cadre européenne sur l'eau, adoptée en 2000, considérée comme le texte international le plus ambitieux sur la préservation des milieux aquatiques, a repris dans sa structure normative l'existence d'un "état de référence" formé par la masse d'eau sans impact humain.

Du même coup, les indicateurs de cette directive sont orientés dans la logique de la conservation traditionnelle, et si des "masses d'eau fortement modifiées" sont reconnues dans le texte, les gestionnaires ne savent pas vraiment comment les traiter ni même les identifier. Toutes les masses d'eau ont en réalité été fortement anthropisées en Europe depuis le Néolithique, ce que la recherche depuis les années 1990 a amplement montré. On désigne par exemple comme "naturel" ou "renaturé" un paysage de méandre qui est en réalité un style fluvial stabilisé tardivement après le Moyen Âge, non un état naturel de la morphologie du bassin (voir Lespez et al 2015). Mais les rédacteurs de la directive européenne 2000 n'ont pas eu ces éléments à l'esprit et malgré 20 ans de publications scientifiques, il n'est pas clair que la Commission européenne mesure l'évolution des enjeux et des représentations.

Concernant les politiques de la nature et en particulier de l'eau en France, la dichotomie entre conservation traditionnelle et nouvelle conservation n'a jamais été formalisée à notre connaissance, même si l'on a vu des débats de-ci de-là (par exemple Alexandre et al 2017, ou le livre de Lévêque 2017).

De toute évidence, une partie des experts publics mobilisés sur ces questions (à l'Office français de la biodiversité, au Museum d'histoire naturelle, dans des laboratoires de recherche) et ayant l'oreille des décideurs des politiques écologiques en tient plutôt pour la vision traditionnelle de la conservation. Nous pouvons le voir à différentes caractéristiques des choix et des chantiers publics dans le domaine de l'eau:
  • il n'existe aucun programme systématique d'étude des nouveaux écosystèmes aquatiques (étangs, canaux, lacs, etc.) qui sont plutôt dépréciés comme des "obstacles à la continuité écologique de la rivière", sans intégrer le fait que ce sont aussi des biotopes d'origine anthropique,
  • il n'existe aucun intérêt pour les espèces non-natives ou non-locales, celles-ci étant ignorées ou jugées négligeables si elles se trouvent dans une zone contraire à ce que serait une biotypologie naturelle (au sens de nature sans humain) de la rivière,
  • il existe un programme de "renaturation" qui, même lorsqu'il prétend s'intéresser à l'angle de la fonctionnalité davantage que de la biodiversité, consiste basiquement à dire que la meilleure rivière sera la rivière la plus débarrassée de tout impact humain, idéalement la rivière redevenue "libre et sauvage" avec un strict minimum d'activités autorisées. 
La rencontre de cette vision avec l'appréciation de la nature vécue par les riverains a parfois fait des étincelles, comme dans le cas des destructions à marche forcée d'ouvrages hydrauliques présents de longue date et qui avaient créé localement des milieux et paysages. Les sciences humaines et sociales ont été peu présentes dans la conception de ces politiques, largement inspirées des hydrobiologistes et des tenants de la rivière comme phénomène physique, non social.

On notera que la nouvelle conservation n'est pas hostile sur le principe à l'idée de renaturer ou ré-ensauvager certains espaces, ce qui est une option (encore expérimentale) parmi d'autres. Simplement, elle insiste sur divers points :
  • la renaturation relève d'expériences locales, elle ne doit pas être l'instrument supposé généralisable d'une représentation fausse et intenable de la "nature sans humain" comme vérité scientifique ou comme norme juridique,
  • la renaturation ne produira pas le retour à un état antérieur de la nature ni un état futur figé de la nature, les contraintes de l'Anthropocène resteront présentes (les changements biogéochimiques comme le climat, la circulation des exotiques, etc.),
  • la renaturation doit s'envisager dans des lieux idoines, déjà largement désertés d'activités humaines (par exemple zones en déprise agricole), sans contraindre les populations encore présentes mais en les associant à des bénéfices tangibles,
  • la renaturation ne doit pas être l'alibi de haute ambition pour négliger l'attention à la biodiversité ordinaire (que celle-ci soit native ou acquise) par des mesures plus simples ou plus consensuelles, aussi souvent moins coûteuses,
  • la renaturation doit analyser les services écosystémiques rendus à la société comme issue de ses chantiers, car des dépenses ont peu de chance d'être durablement et largement consenties si elles sont déconnectées des attentes humaines.
Il nous semble que ces nouvelles approches de la conservation à l'Anthropocène seraient de nature à dépasser des confits nés de la mise en oeuvre de la continuité écologique des rivières. Du côté des acteurs publics, il s'agirait de revenir sur un discours un peu naïf et simpliste des années 1990-2020 où l'on a d'un seul coup plaqué une volonté de restauration écologique sans tenir compte des réalités locales et sans préciser la vision globale où cette restauration prend sens (une nature hybride et non le retour à une nature pure; une nature socialement co-construite et non technocratiquement normée selon une naturalité décrétée). Du côté des propriétaires et riverains de ces sites, il s'agirait d'intégrer le fait que la biodiversité et la fonctionnalité des milieux sont des sujets d'attention, que les gestions des ouvrages peuvent évoluer et s'améliorer en fonction des connaissances, que la conservation des nouveaux écosystèmes que l'on a créés devient elle aussi un enjeu pour la société, et donc pour les maîtres d'ouvrages.

04/08/2020

Tuer une truite pour en sauver une autre (Perkins 2020)

Doit-on tuer à grande échelle certains poissons pour en préserver d'autres? Dans le parc du Yellowstone, l'expansion de truites et ombres introduits à partir du milieu du 19e siècle, et depuis acclimatés, a conduit à menacer des salmonidés endémiques. Le gestionnaire du parc en est venu à lancer un programme d'éradication incluant des mesures aussi radicales que disperser des pesticides (roténone) dans des ruisseaux pour éliminer les concurrentes des truites natives. Le géographe Harold A. Perkins s'interroge sur ces pratiques de conservation écologique formant une "biopolitique" où les humains définissent des espèces "hégémoniques" et vouent les autres à la destruction. Une obsession de pureté qui n'est pas sans inquiéter, mais qui pose aussi question sur son efficacité de long terme, à l'époque où des chercheurs prédisent le caractère inéluctable et durable de nouvelles compositions écologiques issues de l'Anthropocène.  En France aussi, diverses politiques écologiques commencent à détruire des habitats au motif qu'ils ne sont pas d'origine naturelle, et donc leurs populations sous le prétexte qu'elles ne sont pas natives. Il est nécessaire de débattre démocratiquement de ces narrations de la nature et de leur prétention à l'hégémonie, au lieu d'y voir des affaires de spécialistes. 

En 1994, un pêcheur capture une truite de l'espèce touladi (Salvelinus namaycush) dans le lac Yellowstone et l'amène aux responsables du National Park Service (NPS). Le personnel du parc était préoccupé: le touladi, bien qu'introduit à proximité depuis des décennies déjà, n'était pas censé être présent dans le plus grand lac de Yellowstone. Des milliers de touladis ont été trouvés ensuite dans ce plan d'eau de 342 km2. Les scientifiques ont modélisé une croissance probable de centaines de milliers d'autres. La présence de ce poisson piscivore a suscité l'inquiétude car le lac Yellowstone est un des derniers bastions de la truite fardée de Yellowstone (Oncorhynchus clarki bouvieri), une sous-espèce en péril de la truite à gorge coupée (Oncorhynchus clarkii).


Originaires de la région des Grands Lacs, les truites de lac Salvelinus namaycush (en haut) atteignant dix-huit kilogrammes et 1 m de longueur, sur une durée de vie de 40 ans. Elle sont en compétition avec la truite fardée de Yellowstone, endémique (en bas). 

Le NPS a lancé un premier programme d'éradication des touladis sur le lac Yellowstone, mais il s'est révélé insuffisant car ces populations ont augmenté tandis que la truite fardée déclinait. Le NPS a élaboré un Plan de conservation des poissons endémiques (NFCP, Native Fish Conservation Plan) en 2010. Environ 300 000 touladis sont désormais tués chaque année, soit plus de 3 millions de poissons éliminés en 2018. Mais ce n'est pas tout : le NPS a conçu un second volet de son plan de conservation pour restaurer les pêcheries endémiques, cette fois en visant les ruisseaux du parc national de Yellowstone, qui abritent aussi des espèces de truites du monde entier. De 1890 à 1950, la truite arc-en-ciel (Oncorhynchus mykiss) du Pacifique, la truite brune (Salmo trutta) d'Europe et l'omble de fontaine (Salvelinus fontinalis) de l'est des États-Unis ont été introduits dans les eaux du parc par la US Fish Commission et par les gestionnaires du NPS. Eux aussi concurrencent les truites fardées et l'ombre arctique (Thymallis arcticus), autre espèce endémique. La perte de ces poissons a incité le NPS à empoisonner plusieurs ruisseaux du parc avec de la roténone pour éliminer les espèces exotiques de salmonidés les ayant colonisés, et rétablir l'équilibre en faveur des endémiques.

Comment les acteurs locaux en viennent-ils à justifier d'empoisonner des ruisseaux et de tuer des millions de poissons, et autres animaux?

Le géographe Harold A. Perkins (université de l'Ohio) a analysé le discours de 13 parties prenantes en entretiens semi-directifs (scientifiques, pêcheurs, auteurs, membres d'associations) et passé plusieurs semaines en observation participative dans les pêcheries et zones d'accueil ou vente des produits de pêche. Il en résulte une gamme assez large de justifications, avec plus ou moins de réticence, à l'idée de tuer des poissons au bénéfice d'autres poissons. Les notions d'endémisme, de pureté génétique, de présence de "la bonne espèce au bon endroit" dominent. Les pêcheurs ré-adaptent leurs discours sur l'intérêt de leurs pratiques, y compris pour en sauver la dimension commerciale et motiver de nouveaux usagers.  Une constellation de discours mêle donc "légitimité institutionnelle, crédibilité scientifique, revenus et profits, esthétique et opportunité récréative".

Le chercheur souligne : "De cette multiplicité de biopolitiques, cependant, émerge quelque chose de plus complet - une hégémonie de la conservation à Yellowstone - où la subjectivation projette du pouvoir non seulement parmi les parties prenantes mais aussi au NPS. Le pouvoir biopolitique de l'hégémonie se trouve dans les affirmations de vérité du NFCP qui circulent partout et à plusieurs reprises parmi un ensemble varié et parfois antagoniste de parties prenantes qui engagent différemment les poissons de Yellowstone. Chaque groupe de parties prenantes projette la revendication de vérité de la spatialité appropriée de la truite dans le parc pour mieux servir ses engagements préférés concernant les poissons. Il s’agit donc d’une articulation de motifs qui aboutissent à la même conclusion sur la bonne manière de gérer les pêcheries, mais pour des raisons différentes. En conséquence, ces groupes exercent de concert le pouvoir de tuer des poissons sauvages qu'ils appréciaient quelques années plus tôt. Certes, les groupes de parties prenantes se font pression pour accepter la logique et la pratique de tuer les poissons pour la conservation, et ainsi exercer leur pouvoir de se transformer et de pêcher en populations gérables."

Les institutions du parc (NPS) jouent rôle particulier : "Le processus de subjectivation est tout aussi important, cependant, dans sa capacité à générer le pouvoir dévolu au NPS en tant qu'institution étatique. Le NPS est une plaque tournante du pouvoir biopolitique accumulé qui lui est projeté via les groupes d'intérêt qui demandent maintenant à l'institution d'agir sur les affirmations de vérité du plan NFCP dont ils sont tous investis. Les populations d'intervenants agissent maintenant comme des extensions du NPS, servant de conduits pour son pouvoir bien au-delà des limites du parc."

Au final, Harold A. Perkins souligne que les humains répartissent des espèces en classe hégémonique ou contre-hégémonique : "Dans une perspective analytique et discursive basée sur une hégémonie de la conservation, les espèces de poissons sont, en termes simples, hégémoniques ou contre-hégémoniques. Les poissons sont encouragés à s'épanouir en tant que populations souhaitables dans l'écologie du parc, ou ils sont indésirables et détruits. Le statut d'espèce comme (contre) hégémonique est basé sur la manière dont les gens objectivent, valorisent et gèrent délibérément leurs populations à un endroit et à un moment donnés."

Discussion
Les problèmes qui se posent au Yellowstone se posent un peu partout dans le monde de la conservation écologique. Cela peut être une moindre intensité qu'une destruction volontaire d'espèces concurrentes par des méthodes radicales : par exemple, l'argument français souvent entendu de la destruction des habitats lentiques (retenues humaines de moulins et étangs) au profit des seules zones lotiques équivaut à une pression pour faire disparaître localement certaines populations que l'on juge incorrectes par rapport à un milieu originel ou naturel valorisé comme "bon".

Tous les scientifiques ne partagent cependant pas les vues de la conservation centrée sur l'endémisme, qui a été la forme classique et unique de conservation jusqu'au 20e siècle.

HA Perkins rappelle succinctement ces discours alternatifs en écologie : "Les chercheurs reconnaissent de plus en plus la nécessité d'un changement de paradigme dans la conceptualisation des relations entre les humains, les espèces introduites et les écosystèmes. L'Anthropocène (Lorimer 2012) et la Nouvelle Pangée (Everts et Benediktsson 2015) en sont des exemples marquants, où un changement radical est l'état inévitable du système. Il est important de noter que les humains se voient attribuer leur rôle d'acteurs entraînant des perturbations et des changements dans les systèmes écologiques en partie à travers la translocation d'espèces (Robbins 2001). Les humains modifient les paysages où les espèces introduites remplissent les vides écologiques et stimulent davantage la dynamique du système (Sprugel 1991; Hobbs, Higgs et Harris 2009). Hill et Hadly (2018) ont déclaré: «La perturbation relativement rapide des habitats historiques à l'échelle mondiale suggère qu'aucune espèce contemporaine ne sera vraiment indigène dans l'Anthropocène» (2). Ils ont ensuite suggéré que nous devrions nous préparer à un «avenir post-natif». Accepter ce n'est pas un petit saut ontologique pour les écologistes qui accordent la priorité aux biogéographies historiques et résistent aux critiques des binaires natifs – non natifs (Crist 2004; Crifasi 2005). (...) Les humains doivent donc accepter de gérer des configurations écologiques «nouvelles» (Head, Atchison et Phillips 2015, 400) ou «recombinantes» (Benediktsson 2015, 139), plutôt que de reproduire fidèlement les versions précédentes. Cela oblige les conservationnistes professionnels et le public profane à (re)considérer leurs motivations et leurs justifications pour gérer un monde hybride (et des espèces hybrides) présentant simultanément des éléments de son passé et de son avenir (Whatmore 2002; Castree 2003; Jackiw, Mandil et Hager 2015)."

Finalement, même sous une dimension critique, on ne sort jamais de l'Anthropocène entendu comme la période de construction humaine de la nature. Tuer des espèces introduites mais acclimatées au nom de la sauvegarde d'espèces endémiques indique que la conservation écologique revendique le pouvoir de vie et de mort au sein de la nature. Elle le fait au prix d'une contradiction dans les termes, effacer par impact humain sur les conditions présentes une strate d'impact humain dans les conditions passées, au nom d'un idéal où l'humain n'aurait plus d'impact du tout... vue quelque peu illusoire à horizon prévisible, puisque le réchauffement climatique engage des translocations d'espèces vers des aires plus habitables.

Nous gagnerions à introduire du pluralisme ontologique dans ce débat — d'autant que comme le rappelle HA Perkins, l'idéal de purification biologique au nom de l'endémisme a déjà été assimilé à un "nettoyage ethnique" (Warren 2007), posant diverses questions sur les implications morales et politiques d'un gardiennage autoritaire de la nature au nom d'une identité perpétuelle à elle-même. Un pluralisme ontologique signifie, de manière plus ouverte, que des humains coopèrent en vue d'instaurer des états locaux différents de la nature, les uns en revendiquant une filiation dans une protection de naturalité ancienne, les autres proposant des diversités et fonctionnalités nouvelles. La conscience écologique ne signifie pas qu'une seule nature serait possible et bonne ("mononaturalisme"), mais que l'humain s'informe et débat de ses effets sur le non-humain.

Référence : Perkins HA (2020), Killing one trout to save another: A hegemonic political ecology with its biopolitical basis in Yellowstone’s Native Fish Conservation Plan, Annals of the American Association of Geographers, 110, 5, 1559-1576

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27/07/2020

Le moulin est devenu un patrimoine naturel autant que culturel

Les moulins appartiennent-ils seulement au monde de la culture, de le technique, de l'histoire, qui s'opposerait à celui de la nature? Non. Cette manière binaire de voir la réalité n'est plus d'actualité: les moulins forment des socio-écosystèmes. Ils relèvent à la fois du patrimoine culturel et naturel, ils hébergent du vivant autant qu'ils permettent des usages, ils sont un environnement modifié par l'humain comme tous les environnements l'ont été au fil des générations. Les moulins figurent ainsi parmi les premiers témoignages de l'Anthropocène, cette période qui a fusionné des écosystèmes biophysiques et des sociosystèmes humains. Aussi est-il important de renforcer dans toutes les associations de propriétaires une conscience et une connaissance écologiques, afin d'enrichir et améliorer la gestion de ces biens hydrauliques "hybrides". Mais il est urgent aussi, dans les politiques publiques, de ne plus imaginer un jeu à somme à somme nulle où ce qui est concédé à la culture serait perdu pour la nature: le moulin est une réalité locale où nature et culture se sont métissées. C'est ainsi que la recherche scientifique décrit ces espaces hybrides, et c'est ainsi qu'il faut désormais envisager le moulin, comme tous les autres milieux créés par des ouvrages hydrauliques. 


Les moulins ont été souvent valorisés par leurs acheteurs et par leurs associations comme un patrimoine historique, technique et culturel. Et pour cause, ils sont un témoignage exceptionnel du passé, des générations qui ont nourri la France et construit par leur travail l'économie du pays. Les moulins furent depuis deux millénaires les usines à tout faire des communautés humaines de chaque bassin versant : farines, huiles, tissus, métaux, bois, papiers, électricité... tout pouvait être transformé avec un moteur hydraulique à roue, puis à turbine. Et cela reste vrai aujourd'hui pour tous les moulins encore producteurs, ou le redevenant.

Un autre attrait des moulins à eau est évidemment paysager, l'agrément du bord de rivière. Certes, les crues sont difficiles à vivre, même si les anciens avaient l'habileté de surélever leurs biefs un peu à l'écart de la rivière, et de conserver un rez-de-chaussée inondable en connaissance des caprices de l'eau. Hors ces risques propres à toute propriété riveraine, la présence de l'eau est une joie de tous les jours pour ceux qui en ont la sensibilité.

Mais le moulin ne peut être seulement habité et vécu comme témoignage historique et agrément paysager. Aujourd'hui, les propriétaires de moulin doivent ajouter une nouvelle dimension : l'écologie du site.

Ce point n'est pas toujours familier à tous. Le plaisir de l'eau comme paysage n'est pas la connaissance de l'eau comme milieu. Or, le moulin a des effets sur l'eau-milieu. Ici il va accumuler des sédiments, là ralentir des écoulements, la gestion des vannes modifiant ces paramètres. Les premiers bâtisseurs en étaient parfois conscients, au moins partiellement, par empirisme. On voit par exemple de-ci de-là des chaussées empierrées fort anciennes dont la crête du côté de l'ancrage en rive opposée au moulin est abaissée : c'était la "passe à poissons" intuitive des bâtisseurs de l'époque, l'endroit où l'eau verse préférentiellement et où la chute s'annule vite quand la rivière gonfle. Ayant parfois oublié cela, le propriétaire en lien avec l'administration a pu remettre au 20e siècle la crête de son ouvrage "au cordeau" uniforme du niveau légal... mais cet oubli d'une culture de la nature au profit d'une rectitude réglementaire ne fut pas forcément un gain environnemental. 

Penser et gérer le moulin comme milieu à part entière
Plus encore, le moulin est un milieu écologique à part entière. Il doit aujourd'hui être envisagé, mais aussi revendiqué et géré, comme un patrimoine naturel autant que technique.

Cette conclusion provient d'une évolution majeure de la connaissance en écologie des 30 dernières années: peu importe qu'un habitat soit d'origine artificielle ou naturelle, humaine ou non-humaine, l'important est d'examiner les fonctionnalités et les biodiversités de cet habitat. Exemples de fonctionnalités : le moulin va collecter une partie des eaux de crue ou rehausser la hauteur de nappe. Exemples de biodiversités : le moulin va héberger des poissons, oiseaux, mammifères, invertébrés, végétaux dans ses parties aquatiques et rivulaires. Le moulin crée bien sûr un milieu modifié, comme l'étang ou le plan d'eau, mais cela reste un milieu biophysique ayant certaines propriétés adaptés à certains vivants.

La "nature" entendue comme ce qui serait totalement indemne d'une influence humaine n'existe plus, sinon comme construction intellectuelle fausse. Il n'y a que des milieux présentant des gradients de modification. Même les tronçons de rivière qui coulent en amont et en aval de l'emprise directe du moulin sont des milieux eux aussi modifiés, comme leurs berges.

Les scientifiques discutent aujourd'hui pour savoir si notre époque géologique se nomme Anthropocène, c'est-à-dire l'époque où l'être humain a modifié par son action de grands cycles biogéochimiques (carbone, azote, phosphore, uranium, eau, répartition des espèces...).  Or si cette période est reconnue, le moulin pourrait sûrement figurer comme son ancêtre : en s'installant avec l'étang et la forge au fil de l'eau dès l'Antiquité, il témoigne de la lente fusion de l'humain et du non-humain sur les rives. C'était à la période "calme" de l'Anthropocène, la période des changements modestes et ajustements délicats, c'était avant la "grande accélération" d'après 1945 qui a dégradé les milieux. Des chercheurs l'ont montré en France, en Belgique, en Angleterre, en Allemagne, en Pologne, aux Etats-Unis : les petits ouvrages ayant émergé au long des siècles sont partie intégrante de la dynamique morphologique et biologique de leurs bassins. Les effets sur l'énergie de l'eau, le transport des sédiments, l'apparition d'habitats ont créé des nouveaux écosystèmes, parfois appelés écosystèmes culturels. Des espèces ont pu refluer, d'autres se sont installées.



Ce lien entre nature et culture est parfois oublié ou ignoré: il faut le réveiller. Le percevoir, le comprendre, l'entretenir. C'est vrai chez certains propriétaires, plus portés à la dimension historique ou technique, mais c'est vrai aussi chez les gestionnaires publics des rivières. Aujourd'hui, le ministère de l'écologie et le ministère de la culture travaillent en parallèle sur la question des moulins. Les uns ne voient que la nature, les autres que la culture, alors que la réalité est hybride. Les uns ou les autres raisonnent en terme de "concession" (un peu pour la nature ou un peu pour la culture?), alors que le moulin doit être vu comme un socio-écosystème intégré. Il s'agit de savoir comment, au droit du moulin, le complexe nature-culture uni en une seule réalité peut évoluer. Et non pas de dire que l'on accorde la primauté à ceci ou cela.

Toutes les associations de moulins doivent aujourd'hui diffuser chez leurs adhérents cette nouvelle culture écologique, qui ne manquera pas de prendre de l'importance dans les politiques publiques et dans les choix privés. Car la ressource en eau, le maintien de la biodiversité, la lutte contre les pollutions, l'atténuation du changement climatique, ce sont les enjeux de notre siècle. L'attention portée à la nature et l'attention portée à la culture se nourrissent aux mêmes désirs : veiller, protéger, valoriser, transmettre. Les propriétaires de moulins, en raison du patrimoine dont ils ont la charge, ont vocation à devenir exemplaires.

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26/03/2020

Les réservoirs d'eau alpins, milieux artificiels aidant à conserver la biodiversité (Fait et al 2020)

Une équipe scientifique suisse vient de montrer que les réservoirs artificiels d'eau dans les montagnes alpines servent aussi de refuge à la biodiversité, en l'occurrence celle des libellules et des coléoptères aquatiques. Le changement climatique peut rendre ces équipements précieux pour le vivant. Loin d'opposer le naturel à l'artificiel, ces chercheurs soulignent que nous devons plutôt réfléchir à des règles de gestion écologique de plans d'eau d'origine humaine, afin de préserver leur intérêt pour la société mais aussi d'augmenter leur capacité d'accueil pour le vivant. Cette étude s'ajoute à de nombreuses autres indiquant la nécessité d'arrêter en toute urgence la destruction des milieux aquatiques d'origine humaine, comme les plans d'eau, retenues, étangs, canaux ou mares, qui sont tous susceptibles d'héberger des espèces soumises à de fortes pressions. 

Pauline Fait et quatre collègues ont examiné la biodiversité acquise par 8 réservoirs d'eau artificiels dans les Alpes, en comparaison de 21 plans d'eau naturels et de 17 plans d'eau artificiels pour d'autres usages que des réserves à neige.

Les réservoirs artificiels avant une surface compris entre 467 et 19 000 m2, à une altitude allant de 1038 à 2057 m. Leur profil de construction et leur environnement immédiat étaient variables. L'un d'eux était construit dans un cours d'eau. L'image ci-dessous montre la diversité des cas.

Extrait de Fait et al 2020, art cit.

L'intérêt des chercheurs était de savoir si, face aux changements rapides des écosystèmes alpins en lien en climat, des réservoirs artificiels peuvent héberger de la faune en cours de migration pour s'adapter. Ils se sont penchés sur les insectes, et la réponse est positive car ils ont pu échantillonner dans les 8 plans d'eau 38% de la diversité régionale des invertébrés étudiés.

Voici le résumé de leurs travaux :

"Aujourd'hui, la biodiversité aquatique souffre de nombreuses pressions liées aux activités humaines, dont le changement climatique, qui affecte particulièrement les zones alpines. De nombreuses espèces alpines d'eau douce ont déplacé leur répartition géographique vers des zones plus froides, mais une disponibilité réduite d'habitats appropriés est également prévue. De nouveaux plans d'eau artificiels pourraient offrir des possibilités d'amélioration de l'habitat, y compris de petits réservoirs de montagne construits pour surmonter le manque de neige pendant l'hiver.

Afin d'étudier le rôle des réservoirs en tant qu'habitat pour les invertébrés d'eau douce, une étude de cas a été menée sur huit réservoirs dans les Alpes suisses. L'étude visait à comparer la qualité de l'eau et la biodiversité d'eau douce des réservoirs avec celles de 39 plans d'eau naturels et nouvellement excavés. Des données ont été recueillies sur la physicochimie, la structure de l'habitat d'eau douce et les insectes aquatiques (libellules et coléoptères aquatiques).

L'étude a montré que les réservoirs montagneux étudiés ne différaient pas des étangs naturels en termes de superficie, de conductivité et de niveau trophique. À l'instar des étangs naturels, les réservoirs ont montré des signes de dégradation en raison du ruissellement de surface transportant des polluants liés au tourisme de ski. Ils présentaient une faible diversité de mésohabitats, et en particulier manquaient de végétation. Par rapport aux plans d'eau naturels, la richesse en espèces dans les réservoirs était plus faible pour les libellules mais pas pour les coléoptères. À l'échelle régionale, la communauté des réservoirs était un sous-ensemble de la communauté des plans d'eau naturels, soutenant 38% de la richesse régionale en espèces de ces deux groupes d'insectes.

Les résultats suggèrent que les réservoirs de montagne sont susceptibles d'être importants pour la biodiversité dans les zones alpines, à la fois comme habitats et comme tremplin pour les espèces qui changent leur aire de répartition géographique. Ces plans d'eau peuvent être encore améliorés par certaines mesures respectueuses de la nature pour maximiser les avantages pour la biodiversité, notamment la revégétalisation des marges ou la création d'étangs adjacents. L'ingénierie écologique doit être innovante et promouvoir la biodiversité d'eau douce dans les réservoirs artificiels."

Les chercheurs concluent ainsi leur travail :

"Les résultats de cette étude fournissent des informations préliminaires, mais des recherches supplémentaires sont nécessaires sur un plus grand nombre de réservoirs de montagne dans différentes zones géographiques des Alpes. De nouvelles études devraient également élargir l'éventail des groupes taxonomiques enregistrés. En effet, aucun groupe taxonomique unique ne répond bien, à lui seul, comme indicateur de la biodiversité d'un plan d'eau entier (Ilg & Oertli 2017), et des groupes tels que les plantes vasculaires et les amphibiens doivent également être pris en considération. En effet, ces deux groupes se sont révélés être de bons indicateurs pour évaluer la biodiversité aquatique, et ils sont relativement faciles à échantillonner (Oertli et al 2005). De plus, les macrophytes et les amphibiens sont des groupes phares et comprennent de nombreuses espèces préoccupantes pour la conservation. La surveillance à long terme des plans d'eau artificiels de montagne est nécessaire pour évaluer la stabilité temporelle en termes de qualité de l'eau et de biodiversité. L'objectif ultime est de promouvoir des systèmes durables dans les paysages alpins qui fournissent à la fois des services écosystémiques et des habitats de haute qualité pour la biodiversité d'eau douce."

Discussion
Ce nouveau travail allonge la liste déjà très fournie des milieux aquatiques d'origine artificielle, dits aussi "nouveaux écosystèmes", "écosystèmes culturels" ou "écosystèmes anthropiques", pouvant présenter de l'intérêt pour le vivant. Nous avons déjà recensé des travaux sur les étangs et petits plans d'eau (Davies et al 2008, Wezel et al 2014, Bubíková et Hrivnák 2018, Four et al 2019), sur les canaux de dérivation (Aspe et al 2015, Guivier et al 2019), sur les biefs de moulin (Sousa et al 2019a), sur les canaux d'irrigation (Sousa et al 2019b), sur les épis hydrauliques ou casiers Girardon (Thonel et al 2018). Ces milieux anthropiques peuvent non seulement héberger la biodiversité aquatique ordinaire, mais aussi parfois des espèces menacées d'extinction.

L'ensemble de ces travaux montre l'inanité d'une politique française de l'eau qui a opposé de manière dogmatique des milieux naturels à des milieux artificiels, prétendant que "renaturer" des rivières en faisant disparaître des retenues, des réservoirs, des étangs, des canaux et des biefs serait forcément à bon bilan pour la biodiversité et pour la ressource en eau.

C'est une erreur majeure, reposant à la fois sur un paradigme douteux (nous pourrions revenir à une nature de référence de l'âge pré-industriel) et sur le refus de procéder in situ à des inventaires de diversité faune et flore des nouveaux milieux d'origine humaine. C'est par ailleurs un choix éminemment imprudent et contestable lorsque des chercheurs nous disent que ce siècle va connaître des bouleversements hydriques et climatiques majeurs, des répartitions nouvelles d'espèces et des stress sur la disponibilité de milieux humides et aquatiques. Une quantité considérable de surface en eau et de milieux anciens (étangs, biefs) a déjà été mise à sec par la politique de continuité écologique en France, sans aucune étude préalable des biotopes concernés et des fonctionnalités écologiques acquises. Cette politique sous-informée et éloignée des enjeux prioritaires de l'eau doit cesser désormais, au profit d'une réflexion élargie sur l'évolution socio-naturelle des bassins versants et sur les risques futurs.

Référence : Fait P et al (2020), Small mountain reservoirs in the Alps: New habitats for alpine freshwater biodiversity?, Aquatic Conserv: Mar Freshw Ecosyst., 1–14.

01/12/2019

Les ouvrages du Serein et la sécheresse

A l'occasion de notre assemblée générale, un riverain nous a fait parvenir des photographies de son suivi du Serein médian lors de la sécheresse 2019. La rivière a subi des assecs et les dernières zones offrant encore une certaine hauteur de lame d'eau en sortie d'étiage étaient par endroit les retenues ou biefs de moulin. Les chercheurs nous disent que les sécheresses d'intensité aujourd'hui exceptionnelle risquent de devenir la norme sur certains territoires d'ici 2050. Dans l'ensemble des chantiers de continuité écologique à venir, les gestionnaires publics doivent désormais garantir que les solutions proposées ne diminueront pas la ressource en eau disponible sur les sites, que ce soit le volume d'eau des retenues, les milieux des annexes hydrauliques que forment les biefs, les échanges avec les sols et les aquifères, la capacité à retenir et diffuser l'eau dans les périodes où elle est en excès, notamment comme en ce moment où nous revenons dans la période des crues d'hiver et de printemps. La loi ordonne la protection de cette ressource en eau tant pour les espèces qui y vivent que pour les usages et agréments humains qui en dépendent. Cette loi devra être respectée. Faire des rivières des tuyaux où tout s'écoule plus vite (notamment les pollutions si mal traitées) n'est plus un choix adapté aux enjeux écologiques. 

(Cliquer pour agrandir)

16/11/2019

La diversité végétale en amont et en aval des seuils en rivières (Wollny et al 2019)

La recherche scientifique commence à étudier un peu plus souvent et sérieusement les rivières progressivement modifiées par l'action humaine dans l'histoire, en particulier les petits ouvrages qui sont orphelins d'études a contrario des grands barrages. Trois chercheuses allemandes analysent ainsi des rivières ayant été longuement modifiées par l'implantation de petits ouvrages hydrauliques. Leur travail montre que la végétation des berges s'est adaptée aux nouvelles conditions hydrodynamiques, avec des peuplements différents en zone amont de retenue et en zone aval des seuils. La biodiversité végétale est deux fois plus importante en berge des retenues qu'en berge à l'aval. Pour améliorer certains habitats d'espèces menacées des marges d'eaux courantes (assemblages à Bidentetea), des berges moins abruptes dans les zones aval des ouvrages seraient bénéfiques. Ces travaux s'inscrivent dans le contexte du classement allemand de la moitié de masses d'eau comme "fortement modifiées" par l'homme dans le cadre de la directive européenne sur l'eau, ce qui implique de choisir non un retour à l'état antérieur de référence, mais un aménagement des cours d'eau pour optimiser leur potentiel écologique. Pourquoi la France ne fait-elle pas ce choix rationnel et conforme à la réalité des nouveaux écosystèmes, au lieu de poursuivre une chimérique et ruineuse "renaturation" de ses cours d'eau qui ont été presque tous classés comme masses d'eau "naturelles" au titre de la DCE? 



Julia T. Wollny, Annette Otte et Sarah Harvolk-Schöning (Institut d'écologie du paysage et de management des ressources, Université Justus-Liebig de Giessen)  ont étudié la végétation des berges de deux rivières du Palatinat rhénan : six sites de la Lahn (sur 94 km de tronçon, entre les altitudes 153-100 m)  et trois sites de la Fulda (sur 62 km de tronçon, entre les altitudes 180-146 m). Ces rivières ont été modifiées par des chaussées de moulin à compter du Moyen Âge, avec d'autres interventions ultérieures (stabilisation de berge, extraction de sédiment). Leurs modules se situent entre 45 et 63 m3/s. Seize relevés ont été fait sur chaque site, à des distances de 200, 400, 800 et 1000m du seuil en amont et en aval, sur chaque rive. Au total, 198 espèces différentes ont été retrouvées (175 sur la Lahn et 125 sur la Fulda). La distance du seuil ne crée pas de différences significatives en amont ou en aval.

Voici le résumé de leur travail :

"Des mesures de régulation telles que l’installation de seuils ont entraîné des changements distinctifs dans les communautés de plantes riveraines et un déclin des espèces de plantes riveraines typiques le long des berges de la rivière, qui sont naturellement pauvres en plantes ligneuses. Ces mesures de régulation incluent également les retenues ou les barrages au fil de l'eau qui provoquent des différences dans les conditions hydrodynamiques à leur proximité directe en amont et en aval. Au cours de l'année, les tronçons en aval sont exposés à des fluctuations du niveau de l'eau nettement plus importantes qu'en amont. Ainsi, ces tronçons sont supposés fournir également un habitat propice aux espèces de plantes riveraines d'habitats exposés à de fréquentes perturbations causées par l'alternance des niveaux d'eau.

Nous avons étudié la végétation riveraine à proximité immédiate en amont et en aval de neuf barrages le long des deux rivières régulés la Lahn et la Fulda. L'échantillonnage a été réalisé  au cours des étés 2016 et 2017 dans les zones de transition entre les eaux et les terres directement au-dessus du niveau d'eau. Les différences dans la composition des espèces ont été analysées à l'aide d'une analyse multidimensionnelle non métrique et d'une analyse des espèces indicatrices. Les résultats de l’analyse des espèces indicatrices ont été utilisés pour d’autres analyses concernant les caractéristiques fonctionnelles de l’espèce et l’origine de son habitat.

Un regroupement des relevés selon le remous du déversoir, les différences dans les conditions du site, les espèces indicatrices significatives pour chaque portée et les espèces indicatrices communes en amont le long des deux rivières font ressortir des différences dans la composition des espèces en amont et en aval. En raison des niveaux d’eau relativement constants, la composition en espèces en amont consistait principalement en espèces pérennes provenant de roseaux d’eaux stagnantes, de forêts alluviales et de marécages et des habitats terrestres concurrents. En revanche, les espèces des roseaux d'eaux vives, des prairies et lits inondables, des communautés de plantes riveraines typiques (Bidention tripartitae, Chenopodion rubri) se rencontrent plus fréquemment en aval. Les espèces en aval présentaient également une moindre capacité compétitive et des cycles de vie courts en raison de fluctuations plus importantes du niveau de l'eau.

La composition des espèces en amont et en aval reflète clairement les conditions hydrodynamiques observées, limitant la continuité à la zone située entre deux déversoirs. Cela diffère nettement des conditions naturelles, ce qui conduit à l'établissement de nouvelles communautés de plantes riveraines. Étant donné que les débits en aval situés à proximité immédiate des barrages sont liés à des fluctuations plus importantes du niveau de l'eau au cours de l'année, ces zones revêtent une importance essentielle en tant que refuge pour les espèces riveraines typiques. Dans ce contexte, nous recommandons de réduire la pente des berges en aval afin d’accroître l’effet des fluctuations des niveaux d’eau, ce qui permettrait de créer des habitats propices aux espèces de plantes riveraines typiques."

Voici en particulier le tableau des compositions d'espèces en amont et en aval des seuils, où l'on constate deux fois plus de richesse d'espèces dans la zone de retenue.


Cliquer pour agrandir, tableau extrait de Wollny et al 2019, art cti.

Les assemblages à Bidentetea (végétation pionnière annuelle et hygrophile des sols azotés s'asséchant partiellement en été), d'intérêt régional de conservation, étaient parfois retrouvés en aval des seuils, notamment dans les zones à berges moins abruptes. Mais en faible quantité par rapport à des conditions naturelles sans intervention humaine.

Discussion
Contrairement à leurs collègues français, les gestionnaires allemands ont classé un grand nombre de leurs cours d'eau comme "masses d'eau fortement modifiées", une option que laissait ouverte l'Union européenne lorsque la morphologie des rivières a été modifiée par les usages humains. De là l'intérêt prioritaire pour des mesures de gestion sur les tronçons moins modifiés dans ces masses d'eau, qui doivent avoir un "bon potentiel écologique" (dans le jargon administratif de la directive cadre européenne sur l'eau). Il est dommage que le travail ne comporte pas de comparaison avec la biodiversité végétale rivulaire de rivières libres, puisque comme le reconnaissent les chercheuses, les travaux à ce sujet restent rares, en particulier pour les ouvrages de type seuils, moins étudiés que les barrages.

Un point n'est pas élucidé dans cette étude : l'usage exact des ouvrages et la morphologie complète de leurs dérivations. Quand ceux-ci dérivent des biefs de moulins, il convient d'analyser aussi leur végétation de berge. Il n'est en effet pas rare que ces canaux anciens, parfois très longs, représentent des profils intéressants pour la végétation et des annexes humides. L'hypothèse d'une disparition de l'ouvrage entraînant en ce cas la disparition de ces milieux aquatiques et humides, on ne peut faire un bilan réel qu'en intégrant ce paramètre. Des travaux français avaient ainsi montré que la disparition d'ouvrage peut avoir des effets négatifs sur des formations matures de forêts alluviales, y compris des espèces protégées au titre de la directive habitats faune flore (Depoilly et Dufour 2015, Dufour et al 2017). De même, comme l'a montré un autre travail allemand récent (Maaß et Schüttrumpf 2019), la suppression simple d'un ouvrage peut entraîner une incision des lits, des berges plus abruptes et un moindre débordement en lit majeur, ce qui est à modéliser avant de planifier des actions car ces issues sont plutôt considérées comme négatives.

Référence : Wollny JT et al (2019), Riparian plant species composition alternates between species from standing and flowing water bodies – Results of field studies upstream and downstream of weirs along the German rivers Lahn and Fulda, Ecological Engineering, 139, 105576

18/10/2019

Une cigogne noire au bord d'un moulin du Serein

Après avoir quasiment disparu de nos contrées au 20e siècle, la cigogne noire (Ciconia nigra) est de retour. C'est un oiseau migrateur qui, lors de son séjour en Europe après hivernage africain, fréquente les forêts à vieux arbres, proches de ruisseaux, petites rivières, étangs. Elle se nourrit d'insectes, de poissons, d'amphibiens et de crustacés. Parmi ses habitats aussi : des retenues et biefs de moulins, leurs zones humides annexes de faible profondeur, où elle trouve une nourriture parfois abondante – notamment si des sécheresses poussent les poissons et autre faune aquatique à se réfugier là où il reste un peu de hauteur de lame d'eau, ce qui fut le cas sur plusieurs rivières de la région. La cigogne noire est revenue en Bourgogne, en particulier en Côte d'Or lui offrant les eaux et forêts nécessaires à son cycle de vie. Un adhérent a surpris la cigogne en train de chercher pitance au bord d'un moulin du bassin amont du Serein. Bravo, car l'animal est farouche et ne se laisse pas aisément photographier sauf au télé-objectif. Cette espèce se reconnaît à son manteau noir (plus ou moins irisé de vert et pourpre) sauf le ventre, le dessous de la queue et les aisselles (blanc), des pattes rouge vif, le long bec droit et le tour de l'oeil rouge carmin. 


26/07/2019

La négation des réalités écologiques de terrain continue et s'aggrave dans le suivi des chantiers d'effacement d'ouvrages

Les experts publics (Irstea, OFB, agences de l'eau) viennent de proposer un guide de suivi des chantiers de restauration hydromorphologique. Ce guide est d'abord un aveu: depuis 10 ans, les agences de l'eau dépensent plusieurs centaines de millions € chaque année sur ce compartiment de la morphologie des rivières sans pouvoir apporter la moindre garantie scientifique de résultat, et cela alors que les retours critiques sur ces résultats très inégaux ont déjà 15 ans dans la recherche internationale. Les apprentis-sorciers ont trompé les décideurs et les citoyens en prétendant aux vertus garanties de leurs chantiers. Ce guide est ensuite biaisé en ce qui concerne le suivi avant-après des destructions d'ouvrages hydrauliques (continuité en long): les auteurs préconisent de nier purement et simplement la biodiversité et les fonctionnalités de tous les espaces aquatiques et humides qui sont dérivés de l'ouvrage (biefs et annexes). C'est donc kafkaïen : on propose une mesure qui, par elle-même, ne pourra qu'aboutir à un soi-disant résultat "positif", cela sans aucune certitude qu'il n'y a pas eu en fait une perte nette de milieux et d'espèces d'intérêt. C'est moins de la science qu'une idéologie de certification des choix publics.  En tout cas, on est toujours très loin de la continuité "apaisée". Mais les citoyens s'informent désormais et ils ne se laisseront pas duper par de telles méthodes, construites par une expertise fermée aux publics concernés. 


Des experts des agences de l'eau, de l'Irstea (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture) et de l'AFB (désormais OFB pour Office français de la biodiversité) viennent de publier un "Guide pour l'élaboration de suivis d'opérations de restauration hydromorphologique en cours d'eau".

Les chantiers concernés par le guide sont de sept types : reméandrage ; suppression d’ouvrage en travers ; contournement de plan d’eau (hors dispositif de franchissement piscicole type passe à poissons, rustique ou non) ; remise dans le talweg ; reconstitution du matelas alluvial ; suppression des contraintes latérales ; modification de la géométrie du lit (changemments locaux de faciès et profils) sans modification de l’emprise foncière.

Les auteurs observent en introduction que la littérature scientifique donne des conclusions ambivalentes :

"la littérature scientifique, notamment par le biais d’études de cas ou de méta-analyses, se penche sur la question des trajectoires suivies, d’une part par l’hydromorphologie, d’autre part par les communautés biologiques, suite à une opération de restauration. Ces travaux révèlent une grande variabilité dans ces trajectoires. Ainsi, les travaux menés dans le cadre du programme Reform, de Kail et al. montrent que la restauration a en moyenne des effets positifs sur les communautés biologiques, mais que les réponses sont très variables d’un site à l’autre. Les travaux menés par Roni et al. indiquent quant à eux qu’il est difficile de conclure sur l’efficacité des techniques, malgré les 345 études analysées." 

Deux remarques à ce sujets :
  • les auteurs sont encore loin de recenser tous les retours d'expérience en hydromorphologie, dont beaucoup sont fort critiques sur l'absence de résultats et l'absence de sérieux dans le suivi, malgré l'importance des sommes investies (voir quelques exemples ici),
  • les auteurs admettent que le suivi scientifique est défaillant en France... alors même que de nombreux chantiers sont engagés depuis 10 ans (10 à 20% des dépenses des agences de l'eau, soit des centaines de millions € par an) et que l'on prétendait au décideur public que l'Onema réalisait déjà des suivis attestant la qualité des choix opérés (comme nous l'avions montré, ces suivis étaient tout à fait défaillants car dénués de rigueur, cf références en bas d'article).
Précisons les choses : nous n'affirmons nullement que toutes les issues des chantiers sont négatives ou sans intérêt, simplement qu'il n'y a pour le moment pas de garantie. Or, on parle là de dépense d'argent public et, dans certains cas, de contraintes lourdes pour les riverains avec des options écologiques ayant des désavantages sur d'autres dimensions de la rivière et de ses usages.

Les résultats des "restaurations" mettront en fait des années voire des décennies à s'établir, certains seront bons mais d'autres médiocres, certains auront même des effets négatifs (comme favoriser des invasives, des assecs etc.). Nous demandons donc que soit reconnu le caractère encore très expérimental de tels chantiers, et qu'ils soient limités à des tronçons pour analyse avant-après au lieu que d'être généralisés comme des outils soi-disant routiniers et maîtrisés de la gestion de rivière. Ce qu'ils ne sont pas. L'argent public manque pour soutenir l'objectif n°1 de dépollution chimique des eaux et des rives (imposé par la directive cadre européenne de l'eau à peine d'amende), mais aussi pour financer une politique sérieuse de réserves de vie sauvage susceptibles d'héberger la biodiversité en crise (la cour des comptes européennes a critiqué la gestion des Natura 2000 et des outils de la directive HFF par la France). L'administration de l'eau ne peut pas continuer à dépenser ainsi sans discernement et sans méthode.

Effacements d'ouvrages : le déni organisé des milieux en place !
Par ailleurs et plus gravement, dans le suivi des effacements d'ouvrage en travers au nom de la continuité en long, les auteurs persistent à proposer de mauvaises méthodes. Ils considèrent en effet qu'il suffit d'échantillonner en amont et en aval de la retenue effacée, tout en veillant particulièrement à la "recolonisation des espèces rhéophiles au détriment des limnophiles" :


Figure extraite du guide citée en référence.

Or :

  • c'est une tautologie de dire que recréer un habitat lotique sera favorable aux espèces lotiques (mais défavorable aux espèces lentiques), la collectivité paie pour la sauvegarde de la biodiversité, pas pour des changements de détail de peuplements locaux (le score à mettre en avant pour valider ou non la dépense serait celui de la diversité bêta des stations, pas de la spécialisation lotique),
  • cette méthode de mesure ignore l'un des intérêts des ouvrages, en particulier de moulins, à savoir la création d'habitats dérivés (biefs et annexes).

Ce schéma expose le problème :



Nous sommes donc obligés de constater que l'écologie de la restauration en France persiste dans le déni de valeur des écosystèmes artificiels, selon une idéologie que nous avons déjà dénoncée et qui conduit selon nous à de mauvais choix dans le cas de la continuité en long. Les experts publics produisent des métriques qui servent d'abord à valider des choix publics, mais pas à établir une connaissance complète et objective des milieux en place qui sont perturbés par des chantiers.

Nous ne parviendrons pas à une continuité "apaisée" et à des échanges sereins entre parties prenantes sans sincérité intellectuelle. Elle fait défaut dans cette démarche pour ce qui concerne les destructions d'ouvrages et de leurs milieux associés.

Référence : Rolan-Meynard M. et al (2019), Guide pour l’élaboration de suivis d’opérations de restauration hydromorphologique en cours d’eau, Agence française pour la biodiversité, Collection Guides et protocoles, 190 pages

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Exemples d'habitats de moulin négligés par la méthode OFB-Irstea-Agences de l'eau (milieux risquant la mise à sec si l'ouvrage est arasé ou dérasé)