22/03/2023

La complexité des relations nappes-rivières dans les crues et sécheresses (Pelletier et Andréassian 2023)

En ces temps de sécheresse hivernale laissant craindre un été très sec, on parle beaucoup de la question des nappes. Une étude menée par des hydrologues montre que la relation entre nappe, crue et sécheresse est toutefois complexe et dépend de la géologie locale. Le travail distingue 5 sous-groupes selon le niveau de corrélation entre l’état de l’eau souterraine et le comportement de l’eau de surface, notamment lors des événements extrêmes qui inquiètent les riverains. Un travail utile pour rappeler d’une part la nécessité de données informant les politiques de l'eau, d’autre part le besoin d’étudier l’eau dans chaque bassin, et non par des excès de généralités. 


Diversité géologique des aquifères et réseau des piézomètres.

Les rapports du GIEC préviennent de longue date : les événements hydrologiques extrêmes seront plus intenses et/ou plus fréquents dans un climat modifié disposant de davantage d’énergie pour évaporer et transporter l'eau tout en modifiant les cycles régionaux de circulation océanique et atmosphérique. Pour s’adapter, il faut anticiper. Et pour anticiper, il faut disposer de modèles efficaces des crues et sécheresses, incluant aussi l’eau invisible qui est dans les nappes souterraines. Antoine Pelletier et Vazken Andréassian (Ecole des Ponts, U. Paris Saclay) ont posé une brique de ce travail en analysant les relations entre aquifères, crues et sécheresse dans des bassins représentatifs de la diversité géologique de la France métropolitaine. 

Voici le résumé de leur étude :
« Le rôle des aquifères dans les événements hydrologiques extrêmes a été souligné dans divers contextes, tant pour les crues que pour les étiages. De nombreux aquifères sont surveillés par des réseaux de piézomètres, qui mesurent le niveau piézométrique : là où de longues chroniques sont disponibles, une analyse conjointe avec les séries de débits observés est possible. Pourtant, les données de niveaux piézométriques sont rarement utilisées en modélisation hydrologique de surface, à cause de la grande complexité des relations nappes–rivières. Nous proposons ici une simple étude de corrélation entre les extrema annuels de la piézométrie et du débit, entreprise sur un ensemble de 107 bassins versants et 355 piézomètres, répartis sur l’ensemble du territoire de France métropolitaine. Avec cette étude, il est possible de distinguer les aquifères où la piézométrie est corrélée uniquement avec les crues, uniquement avec les étiages, avec les deux ou avec aucun des deux. Cette catégorisation ouvre de nouvelles opportunités pour caractériser la relation nappe–rivière, ce qui peut être crucial pour comprendre les événements hydrologiques extrêmes. »
L'analyse en sous-groupes selon le contexte géologique montre des schémas divers : certains aquifères d'échelle régionale ont une réponse univoque à la fois aux événements d'étiage et de haut débit, tandis que d'autres ne répondent qu'à un type d'événement, et certains ne semblent pas suivre une trajectoire liée à des événements fluviaux. 

Voici les 5 groupes de relation nappe-rivière identifiés :
  • groupes à fortes corrélations pour les sécheresses et les inondations : mélasse du Dauphiné et craie picarde ;
  • groupes à fortes corrélations pour les crues et comportement incertain pour les sécheresses : plaine d'Alsace, craie de Champagne et de Bourgogne, craie du Nord, Jurassique du Bassin parisien ;
  • groupes à fortes corrélations pour les sécheresses et comportement incertain pour les crues : aquifères tertiaires du bassin parisien, craie normande, aquifères du bassin secondaire aquitain ;
  • groupe à faibles corrélations pour les sécheresses et les inondations : graves du graben de la Dombes et de la Bresse ;
  • groupes au comportement incertain à la fois en crue et en sécheresse : sables crétacés du bassin parisien, aquifères triasiques et soubassements, aquifère multicouche cénozoïque, craie du bassin ligérien.
Les auteurs observent : « la mise en place d'une modélisation couplée fleuve/eaux souterraines est généralement une tâche complexe et conséquente et ce type d'analyse préalable permet d'évaluer la pertinence d'un tel établissement à des fins de modélisation opérationnelle, comme la prévision des crues et des sécheresses. Par exemple, la remarquable corrélation entre les faibles niveaux d'eau souterraine et les événements de sécheresse hydrologique dans la région de la Beauce et de son aquifère tertiaire montre la nécessité d'inclure dans un modèle la composante souterraine du cycle de l'eau — voir, par ex. Flipo et al. [2012] pour un exemple de modélisation couplée. Un autre cas intéressant est la nappe de craie, du fait de la variabilité spatiale de son comportement – elle a été identifiée comme le principal habitat des monstres hydrologiques [Le Moine et Andréassian, 2008], c'est-à-dire des bassins versants dans lesquels l'écoulement est particulièrement difficile à simuler et prédire  pour les modèles hydrologiques. La zone de craie peut également bénéficier d'approches de modélisation utilisant des informations sur le niveau des eaux souterraines, mais pas dans toutes les régions. Il est également à noter que plusieurs aquifères, bien que d'importance majeure pour les ressources en eau régionales, présentent des relations équivoques avec les eaux de surface, par exemple les sables du Perche du Cénomanien et les grès du Trias vosgien.»

En conclusion, ils soulignent la nécessité d'avoir une politique cohérente d'acquisition de données pour nourrir des politiques de l'eau informées et adaptatives : «Comme dernière recommandation, nous encourageons le développement de mesures de niveau des eaux souterraines à long terme et à haute fréquence dans les bassins hydrographiques jaugés, pour que les hydrologues de surface puissent mener des études approfondies de modélisation couplée.»

Référence : Pelletier A, V  Andréassian (2023), An underground view of surface hydrology: what can piezometers tell us about river floods and droughts?, Comptes Rendus. Géoscience, 355,S1, 1-11

11/03/2023

La crise de la ressource en eau réveille le problème de l'inefficacité et de l'incohérence des politiques publiques

La cour des comptes consacre une partie de son rapport annuel à la critique de l'inefficacité de l'Etat et des collectivités publiques dans la gestion quantitative de l'eau. La cour critique l'organisation trop complexe et trop redondante, l'excès d'ambition de contrôle de l'Etat qui ne met pas les moyens et personnels à hauteur de ses règlementations et programmations, le manque de leadership politique local, le manque d'information de qualité à échelle bassin versant alors que la donnée est cruciale pour la discussion et la décision. Nous publions un extrait de ce rapport agrémenté de quelques commentaires. Car la crise de la ressource révélée par les sécheresses hivernales concerne aussi un modèle de pensée adoptée dans les années 1990 par le ministère de l'écologie et certaines agences de l'eau.


Extraits du rapport de la cour des comptes, "Une organisation inadaptée aux enjeux de la gestion quantitative de l’eau".

Une action affaiblie par son manque de cohérence

"Les administrations de l’État ne partagent pas la même vision stratégique de la gestion des ressources hydrologiques du pays. Le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires privilégie l’atteinte des objectifs de bon état des masses d’eau fixés par la directive-cadre sur l’eau à l’échéance 2027. Le ministère chargé de l’agriculture entend pour sa part préserver les possibilités de prélèvement d’une agriculture confrontée à des épisodes de sécheresse plus fréquents et prolongés. Le ministère de la santé veille d’abord à la qualité sanitaire de l’eau potable.

C’est ainsi que le Gouvernement a convoqué des Assises de l’eau, de novembre 2018 à juin 2019, dont les conclusions ont privilégié la préservation qualitative et quantitative de l’eau en limitant les prélèvements et en protégeant les zones de captage. Puis, au milieu de l’année 2021, le Gouvernement a organisé un « Varenne de l’eau et du changement climatique », boycotté par une partie des participants aux Assises de l’eau, pour répondre aux revendications de certains syndicats agricoles qui souhaitent constituer des réserves d’eau à certains moments de l’année pour irriguer. Un délégué interministériel a été nommé pour suivre la mise en œuvre des décisions prises à cette occasion, ce qui ne simplifie pas l’organisation administrative.

De la même façon, les ministères chargés de l’industrie et de l’énergie cherchent à préserver les intérêts de ces secteurs d’activité, qui connaissent des difficultés croissantes d’approvisionnement en eau conduisant à des pertes de production.

Les décisions prises par les représentants de l’État sur le territoire sont le fruit de compromis entre ces intérêts et priorités contradictoires.

Au niveau local, un bassin hydrographique s’étend généralement sur plusieurs régions administratives et le territoire d’une région peut recouper plusieurs bassins hydrographiques. Un sous-bassin versant peut s’étendre sur plusieurs départements et le territoire d’un département être partagé entre plusieurs sous-bassins versants. Ainsi, les préfets de région et de département sont en lien avec plusieurs préfets coordonnateurs de bassin et doivent composer avec des réalités politiques locales diverses, voire contradictoires, qui sont autant de motifs d’apporter des solutions différentes dans un territoire administratif donné à des problèmes de même nature.

Cette situation rend la coordination des services déconcentrés de l’État complexe. Les préfets coordonnateurs de bassin parviennent difficilement à maîtriser la diversité des situations de vastes bassins hydrographiques. Les préfets de départements limitrophes prennent parfois des mesures contradictoires pour un même cours d’eau. C’est pourquoi une nouvelle procédure de gestion de crise a été instituée en 2019, qui permet au préfet coordonnateur de bassin de désigner des préfets coordonnateurs de sous-bassins versants interdépartementaux. C’est ainsi que le préfet coordonnateur du bassin Adour-Garonne a désigné les préfets de département coordonnateurs interdépartementaux des principaux cours d’eau du bassin hydrographique.

Pour surmonter l’inadéquation entre la carte administrative de l’État et celle des organismes de gestion de l’eau, des dispositifs de coordination ont été mis en place. Les missions interservices de l’eau et de la nature coordonnent ainsi au niveau départemental les services de l’État ayant des missions de gestion et de police de l’eau et élaborent un plan de contrôle interservices. Mais cela ne suffit pas toujours pour surmonter les divergences de position.

Le rôle de l’Office français de la biodiversité (OFB), issu de la fusion récente de plusieurs organismes publics, reste mal connu des parties prenantes. De ce fait, il est parfois mis en cause.

Enfin, l’État se présente comme le garant d’un système d’information et de connaissance sur l’eau. Il est certes chargé du réseau de surveillance national mais la connaissance est partagée entre diverses administrations (ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, agences de l’eau, BRGM, OFB, entités locales, etc.) et il reste difficile d’obtenir une vision globale de la situation d’un cours d’eau ou d’une nappe et d’en déduire des mesures de gestion qui puissent être considérées par tous comme légitimes.

Les contrôles réalisés par les chambres régionales des comptes montrent à quel point l’information dont disposent les directions départementales des territoires est fragmentaire et peu fiable. Les systèmes d’information utilisés pour remonter les contrôles ne sont pas utilisés par tous les partenaires et contiennent des données partielles et discordantes avec les bilans des missions interservices de l’eau et de la nature.

L’État éprouve des difficultés réelles à faire respecter les règles du jeu qu’il détermine. Il doit concilier une logique administrative (régions, départements) et une logique hydrographique (sous-bassins versants). Les moyens dont il dispose pour assurer ses missions de police et de contrôle sont insuffisants. Présent partout, l’État est souvent trop faible pour assumer les responsabilités auxquelles il prétend. L’intrication entre ses responsabilités et celles des collectivités locales rend leur répartition incompréhensible et contribue à la dilution des responsabilités de chacun.

Conscient de ces difficultés, le Gouvernement a donné mission à quatre inspections de tirer les leçons de la crise de l’été 2022, marquée par une chaleur et une sécheresse exceptionnelle, afin de faire des propositions d’amélioration de la gouvernance territoriale de l’eau et de la coordination des services de l’État."

Commentaires
  • Depuis 50 ans, l'essentiel de l'effort public porte sur la qualité de l'eau, soit la qualité chimique dès les années 1970, soit la qualité biologique et morphologique (milieux naturels, biodiversité) depuis les années 2000. Or, le focus sur la qualité (nécessaire évidemment par rapport à l'indifférence des 30 glorieuses) a parfois fait oublier la question de la quantité (régulation et stockage de l'eau). L'hydro-écologie (gestion de l'eau vue comme milieu naturel) a supplanté l'hydraulique (gestion de l'eau vue comme ressource), notamment à compter de la loi de 1992 et des programmes subséquents des agences de l'eau (voir Morandi et al 2016). Mais l'eau est aussi une ressource critique pour l'économie et la société, pas juste pour le vivant non-humain. 
  • Les crises de sécheresse, dont les chercheurs nous disent qu'elles vont devenir plus fréquentes ou plus intenses dans certains territoires, révèlent ainsi certaines absurdités publiques, comme par exemple la destruction des ouvrages de retenues et diversions d'eau au prétexte que le retour à la rivière sauvage (vue hydro-écologique naturaliste) prime sur la régulation des écoulements (vue éco-hydraulique de maîtrise raisonnée).
  • La décentralisation n'a été faite qu'à moitié, donc il n'existe pas de portage politique fort sur les territoires, faute de responsabilité clairement assignée et de moyens à disposition. En réalité, le contrôle normatif appartient toujours aux instances supérieures (Bruxelles, Paris, agences de l'eau) et les territoires ne sont vus que comme exécutants de programmes très cadrés réglementairement et très fléchés financièrement. Ce système manque de liberté et d'agilité, il manque aussi de représentativité démocratique. Les rapporteurs de la cour des comptes appellent à renforcer les SAGE comme outils locaux, mais encore faut-il que les parlements de ces SAGE (les commissions locales de l'eau) soient représentatifs de tous les acteurs (par exemple, les moulins, étangs, riverains n'y sont généralement pas représentés d'office) et que les débats au sein des SAGE puissent conduire à des alternatives en choix publics (au lieu d'acter ce qui est de toute façon imposé par l'échelon supérieur et exigé par le préfet).
  • Les contradictions entre les ministères pointées par la cour des comptes sont, fondamentalement, des divergences idéologiques ou philosophiques dans la vision de l'eau. Une partie de l'action publique défend une approche naturaliste (la prime à la nature non impactée par l'humain, le retour à la rivière et aux zones humides "sauvages"), une autre défend une approche fonctionnaliste (continuer l'usage humain de l'eau mais en l'aménageant dans un sens plus durable et notamment plus écologique). 
  • Les représentants élus des citoyens doivent trancher parmi ces choix et les administrations doivent les exécuter. Il n'est pas normal que des administrations non élues infléchissent les politiques publiques par des débats internes opaques alors que la seule légitimité à définir des choix publics réside dans la sanction du vote.
  • La dispersion de l'argent public dans tout et n'importe quoi (greensplashing) est une catastrophe à l'époque où les tensions et crises s'accélèrent. Nous pointons depuis la naissance de notre association l'absolue nécessité de disposer d'un système d'information solide, interopérable, ouvert (accessible à tous), avec des données bancarisées et des politiques cohérentes dans l'acquisition de ces données. C'est à cette condition qu'il sera facile sur chaque bassin versant de trouver toutes les données nécessaires pour connaître le diagnostic et observer les dynamiques (précipitation, eau de surface, humidité du sol, eau souterraine, etc. au niveau quali et quanti), pour débattre sur des bases tangibles et pas des effets d'autorité ou des déclarations non fondées sur des faits. Ce système scalable à échelle locale et interprété par modèle robuste n'existe toujours pas. Au lieu de servir des politiques cohérentes d'acquisition de données et de créations de bases / modèles interopérables, l'argent public se disperse dans des études locales non exploitables ailleurs, souvent non normalisées et aux résultats non versés dans un système d'information commun. 
Source : Cour des comptes (2023), Rapport public annuel, Chapitre 6: Une organisation inadaptée aux enjeux de la gestion quantitative de l’eau, 471sq

05/03/2023

Le déclin des zones humides depuis 1700 (Fluet-Chouinard et al 2023)

Une nouvelle étude scientifique estime à 21% la surface mondiale de zones humides ayant disparu depuis 1700. Cette estimation est revue à la baisse, mais la recherche confirme que l'Europe fait partie des régions où les pertes sont les plus importantes, dépassant les trois-quarts de la surface humide ayant été asséchés en France par exemple.


Marais et marécages, prairies et forêts régulièrement inondées, tourbières... depuis des millénaires, les zones humides ont été considérées comme des «terres improductives» ayant vocation à être valorisées pour l'agriculture et l'urbanisation. Le drainage des sols gorgés d'eau a produit certaines des terres agricoles les plus fertiles de la planète. Il a aussi servi pour empêcher la salinisation ou la paludification du sol, contrôler les maladies à transmission vectorielle, extraire la tourbe comme énergie ou les amendements pour le sol. Les zones humides figurent de ce fait parmi dans les écosystèmes les plus menacés au monde. Leur conservation est reconnue comme priorité internationale depuis la Convention de Ramsar (1971), et elle a été réaffirmée dans les objectifs de développement durable des Nations Unies. 

Toutefois, les estimations globales (planétaire) des pertes de zones humides sont encore imprécises. Etienne Fluet-Chouinard et ses 20 collègues viennent de se livrer à cet exercice d'inventaire sur trois siècles, à partir des archives disponibles. Leur travail est publié dans Nature

Voici le résumé de cette recherche :
"Les zones humides ont longtemps été drainées pour l'utilisation humaine, affectant ainsi fortement les flux de gaz à effet de serre, le contrôle des inondations, le cycle des nutriments et la biodiversité. Néanmoins, l'étendue mondiale de la perte de zones humides naturelles reste remarquablement incertaine. Ici, nous reconstruisons la distribution spatiale et le moment de la perte de zones humides par la conversion en sept utilisations humaines des terres entre 1700 et 2020, en combinant des enregistrements nationaux et infranationaux de drainage et de conversion avec des cartes d'utilisation des terres et des étendues de zones humides simulées. Nous estimons que 3,4 millions de km2 (intervalle de confiance 2,9–3,8) de zones humides intérieures ont été perdues depuis 1700, principalement pour être converties en terres cultivées. Cette perte nette de 21 % (intervalle de confiance de 16 à 23 %) de la superficie mondiale des zones humides est inférieure à celle suggérée précédemment par des extrapolations de données disproportionnées à partir de régions à forte perte. La perte de zones humides s'est concentrée en Europe, aux États-Unis et en Chine et s'est rapidement étendue au milieu du XXe siècle. Notre reconstruction élucide le moment et les moteurs de l'utilisation des terres des pertes mondiales de zones humides, fournissant une base historique améliorée pour guider l'évaluation de l'impact de la perte de zones humides sur les processus du système terrestre, la planification de la conservation pour protéger les zones humides restantes et la hiérarchisation des sites pour la restauration des zones humides."
Cette illustration montre l'évolution historique et géographique des pertes de zone humide (cliquer pour agrandir). On note la forte accélération au 20e siècle. 


L'estimation des pertes de zones humides dans ce nouveau travail est plus faible que les chiffres (très disparates) circulant dans la littérature scientifique ou experte, chiffres qui allaient de 28% à 87%. C'est plutôt une bonne nouvelle à échelle globale. En revanche, à échelle régionale, l'étude confirme que l'Europe a massivement fait disparaître ces milieux. 


Le graphique ci-dessus montre la comparaison entre les reconstructions moyennes régionales (axe des x) et la reconstruction du nouveau travail (axe des y). On y voit que la France aurait perdu entre les deux-tiers (travaux antérieurs) et les quatre-cinquièmes (présent travail) de ses zones humides. 

Discussion
Les zones humides jouent des rôles importants pour réguler l'eau et elles forment des réservoirs de biodiversité. Ces milieux ont souvent été négligés dans les politiques de conservation ou de restauration au profit des fleuves, rivières et estuaires. Pire encore, on a vu en France la reprise de la vieille politique d'assèchement des eaux stagnantes à travers le choix de "continuité écologique" donnant une importance disproportionnée aux milieux et espèces d'eaux vives, arbitrant pour des assèchements de zones humides d'origine anthropiques qui avaient souvent remplacé les zones humides naturelles.  Il faut souhaiter une modification rapide de ces choix et une ré-allocation de l'argent public de la restauration écologique, d'autant que la pression du réchauffement climatique sur la ressource indique la nécessité de mieux retenir l'eau dans les milieux propices à cette rétention. 

Référence : Fluet-Chouinard E et al (2023), Extensive global wetland loss over the past three centuries, Nature, 614, 7947, 281-286

27/02/2023

Pour l'hydrobiologiste Christian Lévêque, l'écologie risque de devenir une religion de la nature

Christian Lévêque  est chercheur en hydrobiologie, auteur de nombreuses publications dans les revues les plus prestigieuses mais aussi de livres de vulgarisation. Il s'alarme de ce qu'il estime être une dérive en cours : l'écologie perd de la rigueur scientifique et devient chez certains une religion de la nature, appuyée sur une compréhension fausse de l'évolution et de la biodiversité, développant une vision excessivement négative de l'humanité vue comme perturbatrice d'un supposé ordre naturel. Dans un entretien exclusif avec notre association, il appelle à une pensée plus critique et réaliste de la notion de biodiversité – le thème de son tout dernier essai. Un débat démocratique est nécessaire. Car comme le montrent divers conflits liés à l'écologie pensée et pratiquée comme retour à la nature sauvage, l'exclusion des humains n'est ni une émancipation pour ceux-ci, ni un retour magique à un Eden perdu...


Hydrauxois : La biodiversité est un mot-valise très employé mais pas toujours très bien défini. De quoi parle-t-on au juste : diversité des habitats, des espèces, des populations, des fonctions, des gènes...?

Christian Lévêque : Au sens original la biodiversité est la diversité des espèces et de leurs gènes ainsi que la diversité des systèmes écologiques dans lesquels ces espèces évoluent. Autrement dit c’est l’ensemble de la biosphère. De fait, c’est un terme générique qui n’a pas de sens précis et qui s’est substitué à celui de nature. L’avantage du terme biodiversité sur celui nature c’est qu’il donne l’impression que l’on peut aborder le vivant par une approche comptable en utilisant l’espèces comme unité de compte. 

Le flou sémantique concernant le terme biodiversité explique probablement son succès. Mais en réalité on ne fait jamais d’inventaire exhaustif. On va alors utiliser des substituts c’est à dire des indicateurs biotiques qui sont des espèces ou des groupes d’espèces, pour lesquelles on a des connaissances, en faisant l’hypothèse, fausse, qu’elles représentent l’ensemble de la biodiversité. Ainsi, protéger les poissons migrateurs ce n’est pas protéger l’ensemble de la biodiversité aquatique, certaines espèces ayant d’autres  exigences écologiques que les migrateurs.

La notion d'espèce en particulier, qui focalise l'attention, a des frontières plus floues qu'on ne le pense. Cette idée linnéenne de "mise en boite" du vivant avec des populations bien distinctes, bien définies et bien constantes correspond-elle à la réalité biologique telle que la décrit la science du 21e siècle? Ou l'espèce est-elle une catégorie épistémologique un peu artificielle et datée, plaquée sur un vivant qui reconnaît in fine des échanges dynamiques entre individus, populations et milieux?

Christian Lévêque : La notion d’espèce va de pair avec l’idée qu’il existe un ordre de la nature. Pour Linné qui a inventé la classification binomiale, toujours utilisée, le monde créé par Dieu est immuable. Il avait créé les espèces une fois pour toute et Linné s’était donné pour tâche d’en faire l’inventaire. Pour distinguer les espèces, on comparait leur morphologie. D’où cette notion d’espèce typologique des systématiciens, qui est la référence déposée dans un musée.

Par la suite avec les théories évolutionnistes, la vision fixiste de l’espèce s’est érodée et les taxonomistes ont alors créé des sous espèces, variétés, etc. que l’on regroupait néanmoins dans la même boite « espèce ». Il a fallu attendre l’avènement de la génétique pour donner cette définition de l’espèces biologique selon laquelle une espèce est une population d’individus qui se reproduisent entre eux. Mais cette définition est difficile à appliquer. Il est impossible de vérifier à chaque fois pour des raisons pratiques, que des populations différentes d’une supposée même espèce morphologique, sont interfécondes. 

On peut constater maintenant avec les outils de la génétique moléculaire, qu’il existe des différences plus ou moins grandes entre ces populations qui dépendent, pour partie de leur degré d’isolement. On constate alors qu’une supposée espèce morphologique peut être composée en réalité de deux ou plusieurs espèces biologies. Ainsi on a découvert qu’il existait en réalité trois espèces biologiques de brochets en France…Mais même pour une même espèce biologique, il peut y avoir des différences génétiques entre populations éloignées sur un même cours d’eau. C’est le résultat de la dérive génétique et de la sélection naturelle. Autrement dit, des populations d’une espèce qui s’isolent évoluent différemment et donneront naissance avec le temps à de nouvelles espèces biologiques. Le phénomène de spéciation est toujours en cours. Il est moins spectaculaire que le phénomène d’érosion de la biodiversité, mais il est omniprésent.

Reste à savoir comment prendre en compte cette extrême diversité…d’autant que pour les microorganismes, le critère morphologique n’est pas applicable. On s’oriente alors vers la signature génétique, ou empreinte génétique, pour distinguer les organismes entre eux. Mais ces outils moléculaires ne sont pas encore totalement opérationnels.. et les naturalistes sont toujours confrontés à la question de gérer cette extrême diversité. Car s’il y a des millions d’espèces morphologiques, il y a des milliards d’empreintes génétiques! 

On parle parfois de la 6e extinction ou du risque d'une 6e extinction aujourd'hui. Mais il semble qu'il y a déjà eu des extinctions nombreuses dans l'histoire longue du vivant, certaines massives, d'autres moins mais tout de même conséquentes. Finalement, le vivant est-il très "réactif" à des changements de milieux ? Sa réaction actuelle aux changements induits par les humains est-elle comparable aux réactions antérieures à des changements géologiques, chimiques, cosmiques, climatiques ou autres, alors qu'il n'y avait pas d'humains bien sûr?

Christian Lévêque : L’histoire du vivant peut se résumer par une suite ininterrompue de «catastrophes» au sens ou des pans entiers du vivant ont disparu ou ont subi des bouleversements majeurs. Ces événements résultent pour une grande part des fluctuations du climat, et de phénomènes géologiques. L’histoire du vivant c’est en permanence la création et la disparition d’espèces. Les paléontologues parlent de cinq extinctions majeures qu’ils ont reconnus en examinant des séries fossiles en milieu marin. Mais il y en a eu bien d’autres…et à chaque fois, elles ont été suivies d’une nouvelle période de spéciation. 

Si ces phénomènes sont connus en milieux marins. nous n’avons pas les séries fossiles suffisantes en milieu terrestre. Mais il est facile d’imaginer que lors des épisodes de glaciation que l’hémisphère nord a connu, dont le dernier est tout récent à l’échelle géologique (maximum il y a 20 000 ans), l’extension de la calotte glaciaire vers le sud, a entrainé une hécatombe au niveau de la flore et de la faune terrestres et aquatique. Un phénomène qui s’est répété plusieurs fois. 

L’image de la 6e extinction, accusant les humains de détruire la biodiversité, est une image trompeuse. C’est un élément de communication utilisé par des militants et des scientifiques pour focaliser l’attention. Non pas que l’espèce humaine n’exerce pas une pression sur la biodiversité, mais celle-ci est sans commune mesure avec les événements géologiques et climatiques passés et ne correspond absolument pas aux critères reconnus pour la qualifier de grande extinction. Il n’en reste pas moins que les humains jouent aussi un rôle dans cette dynamique, mais qui n’a pas d’équivalent avec les extinctions climatiques.

Quand on regarde une courbe du nombre reconstruit d'espèces sur des centaines de millions d'années, par extrapolation à partir des fossiles retrouvés de différentes époques géologiques, on est frappé de voir une lente croissance entrecoupée d'extinctions. Le vivant se rétracte par moment, mais continue ensuite à s'étendre, et à un niveau supérieur en diversité. Y a t-il une tendance intrinsèque à la complexification et différenciation? 

Christian Lévêque : La reconstitution des événements passés est toujours délicate car elle dépend des archives fossiles dont on dispose, et les connaissances évoluent en fonction de nouvelles découvertes. Mais ce que l’on observe souvent c’est qu’après des périodes d’extinction massives, il y a des phénomènes de radiation évolutive avec une forte augmentation du nombre d’espèces. Les informations dont on dispose semblent montrer effectivement que le nombre total de taxons serait en augmentation depuis les origines du vivant. Mais il faut faire attention au fait qu’en paléontologie on ne parle pas d’espèce biologique ou même d’espèce morphologique. On identifie des espèces souvent sur des restes incomplets et des confusions sont possibles. Et on ne doit pas oublier non plus que beaucoup d’espèces ont disparu sans laisser de traces. 

A des échelles de temps réduites, on a pu constater que des évènements, qui avaient éliminé une partie de la flore et la faune, étaient rapidement suivis d’une période de reconquête quand la perturbation disparaissait. Ainsi l’Europe s’est repeuplée en moins de 10 000 ans. La vie semble manifester une très grande résilience et des capacités importantes à rebondir après des stress majeurs.

Il y a des extinctions mais aussi des spéciations. Certains parlent de "dette d'extinction" pour évoquer des populations reliques ayant toutes les chances de disparaître car devenues trop peu nombreuses et trop impactées. Mais tu évoques aussi le "crédit de spéciation", à propos de tous les organismes transplantés d'une zone à l'autre qui peuvent créer de nouvelles lignées évolutives. Qu'en est-il?

Christian Lévêque : Quand des populations d’une même espèce commencent à se différencier génétiquement. C’est particulièrement le cas des espèces qui ont été transférées d’un continent à l’autre et dont les populations évoluent vraiment indépendamment comme cela a été démontré sur les épinoches du lac de Constance. On dit parfois que si les extinctions se produisent rapidement, la création de nouvelles espèces est un phénomène à long terme. C’est faux et de nombreux travaux témoignent que la création d’espèces biologiques peut être rapide, avec bien évidement des différences selon les groupes concernés.

Dans les affaires de biodiversité comme dans tous les sujets du débat public, il y a souvent des représentations sous-jacentes : imaginaires, croyances, idéologies... tu soulignes notamment pour l'aire occidentale le mythe de l'Eden, le paradis perdu et la faute. Qu'en est-il ? Cet imaginaire particulier a-t-il joué un rôle dans ce que l'on nomme la conscience écologique?

Christian Lévêque : L’écologie est fortement marquée par l’héritage de la pensée créationniste encore vivace quoiqu’on en dise dans certains milieux religieux, ou aux USA. L’écologie est née de la recherche des lois de la nature que Dieu avait mis en place dans l’idée de mieux la maîtriser.  Les notions d’équilibre de la nature, de nature vierge, de nature harmonieuse, sont des avatars de la pensée créationniste qui a été reprise sous la forme de la vision mystico romantique de la nature qui s’est développée au XIXème siècle, quand est née l’écologie. Il a été repris par les mouvements écologistes américains notamment.

Faut-il rappeler également que l’on célèbre officiellement chaque année la journée de la Mère Nature, avec l’aval de l’ONU et des grandes ONG environnementales qui jouent sur le mysticisme. On sait moins que l’IPBES qui se prétend le GIEC de la biodiversité affiche dans son organigramme : Vie en harmonie avec la nature, Vie en équilibre et en harmonie avec la Terre Mère ! Ce qui laisse perplexe sur la neutralité scientifique de cette institution pilotée par l’ONU. L’écologisme reprend effectivement le thème de la nature originelle détruite par les humains qui ont pêché. Le comportement xénophobe vis-à-vis des introductions d’espèces peut s’expliquer par la transgression d’un ordre établi.

De même, dans les discours de biodiversité et d'écologie en général, on voit souvent l'idée d'un "équilibre" remis en question. Ou l'idée que si l'humain ne faisait plus rien, la nature retrouverait cet équilibre, ce climax comme le nommait une représentation (désormais datée) de l'écologie scientifique. Mais la Terre et le vivant ont-ils un tel équilibre ? L'évolution n'est-elle pas une transformation permanente, à différents rythmes et différentes échelles?

Christian Lévêque : L’idée d’équilibre vient clairement de la croyance que le monde créé par Dieu est immuable et se perpétue identique à lui-même. Par la suite on s’est rendu compte que ce monde était dynamique, mais on a alors expliqué qu’il existait des phénomènes de régulation qui maintiennent la nature « en équilibre ». On ne contredisait pas ainsi la croyance populaire mais on introduisait ce que l’on a appelé la représentation mécaniste de la nature qui a fait les beaux jours de l’écologie des années 1960-1970 et qui perdure encore chez beaucoup de gestionnaires.  C’est privilégier un univers déterministe dans lequel il existerait des lois de fonctionnement que l’on peut identifier de manière à mieux gérer la nature et à faire des prévisions. 

Les écologues ont déployé beaucoup d’imagination pour expliquer ce supposé équilibre, qui est une fiction. Tout bouge en permanence et tout se réajuste en permanence, que ce soit l’arrivée ou la disparition d’une espèce, les structures génétiques, les paramètres climatiques, etc. Sur le plan conceptuel l’écosystèmes n’est pas une entité fixe. C’est une structure à géométrie variable qui accueille de manière temporaire des espèces, qui y trouve de manière opportune de bonnes conditions pour y vivre ? J’ai pu comparer un écosystème à un hub. En réalité cet ensemble dynamique est un composite de processus plus ou moins déterministes, de phénomènes aléatoires, souvent contingents, de telle sorte que les systèmes écologiques s’inscrivent sur des trajectoires sans retour en arrière possibles. A des échelles de temps réduites on peut avoir l’impression que rien ne bouge, mais c’est une illusion. Un collègue, américain parlait à ce propos de « présent invisible ».

La biodiversité devenant une question politique, tu pointes de manière assez sévère le rôle des ONG qui tendent à communiquer uniquement sur le négatif (mauvaises nouvelles, peurs). Et la faible connaissance des élus, peu formés sur ces questions pointues donc peu dotés d'esprit critique... Peut-on encore avoir un débat démocratique ouvert et informé sur les natures que nous voulons? Ou est-on en train de fabriquer des totems et tabous à forte dimension émotive et morale?

Christian Lévêque : Je suis assez dur avec les grandes ONG de protection de la nature du type WWF qui diffusent via les médias l’image d’un homme ennemi de la nature. De quelle nature parlent-ils ? D’une nature à l’image de celle créée par Dieu qui serait immuable. D’une nature qui est si belle quand l’homme en est exclu, et qu’il faut mettre à l’abri des humains dans des aires protégées… mais que fait-on des humains ? Ce n’est pas leur problème. Que les criquets ravagent les récoltes en Afrique et que le paludisme tue des milliers de personnes, ce n’est pas leur problème. Le leur c’est qu’il ne faut pas utiliser de pesticides pour protéger la nature. 

Ils cherchent à imposer au monde entier une vision idéologique occidentale d’une nature mise à mal par les humains. Ce sont des multinationales qui font un lobbying actif au niveau des organisations internationales et consacrent beaucoup d’argent pour communiquer par les médias des informations alarmistes et anxiogènes pour faire des adeptes Et si vous leur donnez de l’argent vous pourrez parait-il sauver la planète. C’est l’équivalent des indulgences du Moyen Age, vertes cette fois ! Ces ONG cherchent à imposer leurs idéologies mystiques au monde entier comme a voulu le faire la religion chrétienne en son temps. 

Dans notre expérience associative centrée sur les milieux aquatiques anthropisés à divers degrés, nous constatons que certaines de tes collègues - scientifiques, donc - sont aussi engagés, au sens où ils mélangent la description et explication de faits naturels avec la valorisation de certaines configurations de la nature, du moins d'un état jugé "normal", "bon", "sain" ou peu importe le terme exact de cette nature. Qu'en penses-tu? Est-ce inévitable que des recherches appliquées en lien à des politiques publiques produisent des engagements et des préférences?

Christian Lévêque : Tout jugement bon ou mauvais, sain ou malsain, naturel ou artificiel,  porté à propos de systèmes écologiques est un jugement de valeur totalement subjectif qui ne repose sur aucune réflexion scientifique. On mélange science et métaphysique. On peut tout à fait comprendre que des systèmes pollués soient désagréables aux sens, et qu’on souhaite y remédier. Mais prétendre restaurer une nature originelle, ou « naturelle » c’est se référer à l’idée que la nature créée par Dieu était parfaite et immuable. C’est la démarche des promoteurs de la continuité écologique. On se demande comment on peut imaginer une telle démarche, alors que de nombreuses espèces ont été introduites dans nos systèmes aquatiques, et qu’il est quasi impossible d’y remédier. Ceux qui veulent recréer de telles chimères ne sont plus des scientifiques mais des adeptes de Mère Nature!

Nous avons d’autre part assisté au grand retour de la pensée magique avec l’épisode Covid quand des militants et quelques scientifiques ont fait courir le bruit que la nature se vengeait des exactions que nous lui faisons subir. Comme si une nature non anthropisée était saine pour les humains ! Les écologistes qui militent pour protéger les zones humides refusent ainsi dans leur argumentaire de reconnaitre que ces milieux, sans aucun doute riches du point de vue biodiversité, sont aussi particulièrement malsains pour les hommes. Relisez pour vous en convaincre l’ouvrage de Montfalcon publié en 1826, «Histoire des marais et traité des fièvres intermittentes causées par les émanations des eaux stagnantes»…  Descartes où es-tu?

A lire : Lévêque C (2022), Érosion de la biodiversité. Enjeux et débats, ISTE Éditions, 272 p., 60 € (papier), 9,90 € (epub)

24/02/2023

Eau, biodiversité et adaptation climatique selon l'IGEDD

L'inspection générale de l'environnement et du développement durable a produit un rapport sur l'adaptation au changement climatique, qui vient d'être rendu public par le ministère de l'écologie. Nous publions son extrait sur le domaine de l'eau, précédé de quelques observations critiques. 

Le changement climatique devient perceptible et a des effets sur nos conditions de vie. L'eau est un domaine critique, puisque cette ressource est indispensable à la société, à l'économie, au vivant.

Le rapport de l'IGEDD synthétise les vues dominantes des expertises actuelles. Toutefois, sans être en désaccord sur le fond, nous soulignons trois points essentiels : 
  • Tout enjeu et toute priorisation des enjeux doivent être démocratiquement validées. Ce n'est pas le chercheur ou l'expert qui définit l'importance relative des sujets (climat, biodiversité, usages etc.), mais le citoyen préalablement informé par des expertises collégiales incluant tous les angles pertinents et toutes les connaissances légitimes. L'eau est une question sociale et politique, pas simplement une question naturelle.
  • Les assemblées élus (de la commune à l'Europe) sont les lieux de la discussion et de la décision démocratiques, ce qui suppose des élus motivés à examiner le fond des sujets et à refléter les attentes des citoyens les ayant élus. Ce rappel est nécessaire puisque nous voyons dans le fonctionnement de nos institutions un poids excessif d'administrations non élues et d'idéologies administratives non validées par les citoyens et leurs élus – en particulier dans le domaine de l'eau et de certains choix publics contestés. 
  • Tout programme public doit faire impérativement (et non facultativement) l'objet d'analyse coût-bénéfice sérieuse, ce qui est parfois difficile dans le domaine environnemental. C'est le seul moyen de conjurer le risque des effets de modes et de conformisme où l'on procède à des lourds investissements publics sans prendre soin au préalable de tester, observer et quantifier les résultats concrets. Par exemple ici, les solutions fondées sur la nature sont un sujet très en vogue mais où la recherche critique sur certains échecs de restauration de la nature doit inciter à être vigilant sur la réalité des résultats obtenus, particulièrement en stockage d'eau afin de prévenir tant les sécheresses que les inondations. Certaines solutions sont efficaces, d'autres non : la dépense d'argent public vise l'efficacité avant de viser la naturalité. 



Extrait du rapport :
Chapitre 4
L’adaptation des politiques de l’eau et de la biodiversité : à partir d’un noyau commun, de nouveaux types d’action émergent

4.1 Les impacts du changement climatique sur le cycle de l’eau sont bien mieux documentés que les impacts sur la biodiversité

Les conséquences du changement climatique sont souvent ressenties en premier lieu dans le domaine de l’eau : sécheresses à répétition entraînant restrictions et conflits d’usages, baisse du débit des rivières avec des impacts sur les espèces et les habitats, montée du niveau de la mer, intrusions salines, précipitations exceptionnelles et inondations, etc.

C’est en conséquence dans ce domaine que les impacts du changement climatique sont les mieux documentés. Pour la France, l’étude Explore 2070 a fourni en 2012 des scénarios concernant l’évolution des débits de cours d’eau et des nappes phréatiques au milieu du siècle, sur la base des travaux du GIEC. Ses conclusions annonçaient une baisse significative de la recharge des nappes, une baisse du débit moyen annuel des cours d’eau et des débits d’étiages plus sévères, plus longs et plus précoces, de 30 à 60 %. L’étude Explore 2070 est en cours d’actualisation ; les résultats d’Explore 2 sont attendus en 2023.

L’impact du changement climatique sur la biodiversité est moins identifié ; pourtant, le premier rapport conjoint de l’IPBES et du GIEC « Biodiversité et changement climatique – résultats scientifiques » montre que le changement climatique, qui n’était qu’une pression parmi d’autres à l’origine de l’effondrement de la biodiversité, pourrait rapidement contribuer à accélérer cet effondrement, si rien n’est fait. En particulier, ce rapport estime que la proportion d’espèces menacées d’extinction du fait du climat se situe à 5% avec un réchauffement de 2°C, mais passe à 16% avec un réchauffement de 4,3°C.

Le 6éme rapport du GIEC indique qu’approximativement la moitié des espèces étudiées ont commencé à migrer vers les pôles ou vers des altitudes supérieures et constate qu’on observe déjà les premières extinctions d’espèces dues au changement climatique.

4.2 Les solutions retenues pour l’adaptation sont assez convergentes mais il reste difficile d’évaluer leur niveau de mise en œuvre effective

4.2.1 La poursuite des politiques de protection et de restauration et le développement des solutions fondées sur la nature sont retenus dans tous les plans étudiés

On trouve dans la plupart des pays étudiés des études d’impact du changement climatique et des feuilles de route dans le domaine de l’eau, au niveau national et dans les grands districts hydrographiques. Ces feuilles de route intègrent les impacts du changement climatique, à l’image en France des Assises nationales de l’eau de 2019 dédiées à l’adaptation, et des stratégies d’adaptation au changement climatique réalisées dans chaque grand bassin hydrographique.

Les horizons temporels pris en compte dans ces exercices sont de trois ordres :
  • Dans les pays européens, les feuilles de route par district hydrographique (bassin) respectent les temporalités de la directive cadre sur l’eau et de la directive inondations, soit des cycles de 6 ans. Les plans actuels visent l’horizon 2027, parfois (cas espagnol) se prolongent sur un ou deux cycles au-delà (2033 et 2039) pour la prise en compte des effets du réchauffement climatique,
  • certains plans nationaux ont des horizons de moyen/long terme, comme le « 25 year environment plan » britannique adopté en 2019, ou le programme Delta aux Pays Bas qui fixe des objectifs à l’horizon 2050,
  • enfin, certains plans ont des horizons encore plus lointains, notamment pour la prévention des inondations en lien avec l’élévation du niveau de la mer, par exemple le programme Estuaire de la Tamise 2100. Ces programmes s’inscrivent alors clairement dans une logique construite d’adaptation au changement climatique malgré les incertitudes, avec l’étude de plusieurs scénarios, et la notion de « chemins d’adaptation » conduisant à prendre progressivement des « décisions sans regret ». Ils prévoient des points de rendez-vous au vu de l’évolution des connaissances sur les impacts climatiques pour les décisions les plus structurelles.
Ces feuilles de route et programmes sur l’eau, qui se limitaient souvent initialement aux inondations (programme Delta aux Pays Bas) ou à la qualité des eaux environnementales (schémas directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) en France), s’élargissent de plus en plus à l’ensemble du cycle de l’eau (eau potable, assainissement, et protection de la ressource en eau) et à la résilience des écosystèmes aquatiques et humides. Cette évolution globale conduit à compléter les programmes classiques d’infrastructures de génie civil dites « grises » (digues, réseaux de collecte des eaux de pluie et installations de traitement, etc.) par des projets de type « solutions fondées sur la nature (SFN) » comme les zones d’expansion de crues (programmes « room for the river » en Allemagne et aux Pays- Bas), la restauration de zones humides, la désimperméabilisation et la gestion à la source des eaux de pluie en ville, dont le rapport coût-bénéfice est souvent intéressant même s’il gagnerait à être mieux quantifié.

La mission constate que cette évolution conduisant à développer les solutions fondées sur la nature est citée comme un objectif dans tous les plans étudiés, au moins au niveau des principes. Il reste cependant encore difficile de juger de l’ampleur de l’application pratique, tant les SFN couvrent un champ vaste et sont parfois comprises différemment, même si une définition harmonisée émerge progressivement des travaux de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et de l’Assemblée des Nations-Unies pour l’environnement (ANUE).

Ce développement des SFN, qui est encouragé dans tous les pays comme en France par l’échange de bonnes pratiques et un certain nombre d’expérimentations pilotes, constitue une première étape vers la gestion intégrée de la biodiversité et du changement climatique que le GIEC et l’IPBES appellent de leurs vœux dans leur rapport conjoint.

Mais la notion de gestion intégrée de la biodiversité et du changement climatique ne signifie pas seulement la promotion des solutions fondées sur la nature : c’est aussi l’absolue nécessité de considérer les impacts de certaines solutions d’atténuation qui sont négatives pour la biodiversité. La biodiversité est l’un des champs où les risques de mal-adaptation sont les plus importants s’agissant notamment des bio-énergies, de l’hydroélectricité, de certaines politiques de boisement, du développement de l’irrigation et des retenues d’eau.

De manière générale, les plans et feuilles de route étudiées par la mission soulignent que l’accélération des politiques déjà engagées en matière d’eau et de biodiversité, ainsi que des politiques de protection des espaces et des espèces, apparait comme la réponse la plus pertinente.

L’accent est davantage mis, dans les plans étudiés, sur la nécessité d’accélérer les politiques de protection et de restauration des habitats, de leurs fonctionnalités, des continuités, des zones refuges, que sur le travail concernant directement les espèces, hormis quelques expériences de déplacement/réintroduction d’espèces très menacées (Japon, Royaume-Uni). Le rôle majeur du rétablissement des continuités (trame verte et bleue), pour favoriser la migration des espèces et la lutte contre les espèces exotiques envahissantes, est souligné partout.

4.2.2 Au-delà de ce noyau commun d’accélération et de renforcement des politiques engagées, la rapidité du changement climatique nécessite de nouvelles actions

Quelques points plus spécifiquement liés au changement climatique doivent néanmoins être ajoutés ou renforcés dans les plans d’adaptation par rapport aux politiques existantes :

Dans le domaine de l’eau, la récurrence des sécheresses, leurs conséquences importantes, notamment sur l’agriculture, et la diminution progressive de la ressource disponible rend encore plus urgente l’accélération des politiques d’économies d’eau et de partage entre les usages - sujets peu traités par les directives européennes. L’examen des plans du parangonnage ne fait pas apparaître d’approche différente sur ces sujets de ce qui est fait en France : nécessité de fixer des objectifs chiffrés et répartis d’économies d’eau, gestion intégrée par bassin versant prenant en compte les besoins des milieux, priorisation annoncée des usages en termes d’intention mais encore peu développée dans le droit en vigueur. La liste des leviers mobilisables est connue et citée dans tous les plans (lutte contre les fuites dans les réseaux, réutilisation d’eaux usées, irrigation goutte-à-goutte etc.). Les plans citent parfois aussi les outils de tarification incitative qui sont expérimentés dans certains territoires. Une attention particulière est logiquement apportée au secteur agricole : avec des solutions à court terme qui peuvent reposer sur le développement de capacités de stockage et des solutions de moyen et long terme qui passent par une transformation des modèles de production.

En matière de prévention des inondations, la définition des aléas de référence doit intégrer les impacts du changement climatique : cela commence à se faire sur la montée du niveau de la mer et le recul du trait de côte (exemples des Pays-Bas, du Royaume-Uni et de la France notamment) et doit encore être développé en ce qui concerne l’impact des modifications du régime des précipitations sur les crues, les connaissances progressant rapidement dans ce domaine. De manière générale, les plans étudiés prévoient d’investir dans le développement et la fiabilité des dispositifs de surveillance et d’alerte sur les phénomènes extrêmes, indispensables et « sans regrets » notamment pour la France dans les territoires d’outre-mer.

Les politiques de prévention des inondations vont conduire dans certains cas à repenser très largement l’aménagement spatial de certains territoires. En ce qui concerne l’anticipation des conséquences de la montée du niveau de la mer, la mission a identifié tout particulièrement les programmes Estuaire de la Tamise 2100 et aux Pays Bas, la mise à jour 2022 du programme Delta, comme de bons exemples de politiques construites d’adaptation, associant le Parlement ou la société civile aux choix les plus structurants. En particulier, ces programmes conduisent à poser la question du niveau de protection souhaité des personnes et des biens face aux risques naturels, avec souvent trois options :
  • le maintien du niveau de protection actuel malgré le changement climatique, choix le plus courant, qui suppose un renforcement de la politique de prévention ;
  • l’objectif d’une augmentation du niveau de protection, pour certains secteurs ou territoires ;
  • une réduction du niveau de protection pour d’autres (voir en annexe la carte des enjeux du programme Tamise, publiée par l’agence anglaise de l’environnement).
Ce débat, naturellement très sensible, gagne à être explicité et partagé le plus largement possible, les deux programmes Delta et Estuaire de la Tamise 2100 constituent des exemples inspirants à cet égard.

Les études de risques au changement climatique, à l’échelle des aires protégées ou des écosystèmes, commencent à se développer (Royaume-Uni notamment), de même que la nécessité de développer des politiques intégrées de protection des sols prenant en compte rétention d’eau, biodiversité, capacité de stockage du carbone, en commençant par le développement d’indicateurs intégrés (Japon, Allemagne).

Les analyses coûts bénéfices restent encore rares, mais on peut citer notamment le calcul de retour sur investissement présenté dans le plan anglais d’adaptation en ce qui concerne la politique de prévention des inondations et de lutte contre l’érosion sur le littoral : le programme de dépenses de 2,6 milliards de livres sur 6 ans devrait rapporter 30 milliards de livres de bénéfices.

Ces différents exemples pourraient contribuer à la préparation du chapitre eau, risques naturels et biodiversité du futur plan d’adaptation français.

Recommandation : (MTECT) Compléter les feuilles de route nationales sur l'eau par des mesures portant sur des plans sectoriels d'économies d'eau, le développement de systèmes d’alerte précoce sur les risques naturels et l’organisation d’un débat sur le niveau souhaité de protection des personnes et des biens. Réaliser à chaque fois que possible des analyses coûts-bénéfices à l’appui de ces programmes.