03/11/2025

Charles Antoine Poirée et l’invention des barrages à aiguilles

Au XIXᵉ siècle, la France connaît une phase intense d’aménagement hydraulique. Les rivières, longtemps soumises aux crues, aux sécheresses et aux variations de débit, doivent être rendues navigables pour soutenir le commerce intérieur et l’essor industriel. C’est dans ce contexte que se distingue Charles Antoine Poirée (1787-1873), ingénieur des Ponts et Chaussées, dont l’invention du barrage mobile à aiguilles marque une révolution silencieuse dans l’histoire de la navigation fluviale.


Originaire du Nivernais, Poirée s’attache dès les années 1820 à résoudre un problème concret : comment maintenir un niveau d’eau suffisant sur les rivières canalisées tout en permettant le passage des bateaux et en évitant les débordements destructeurs ?

En 1823, il met au point à Basseville, sur l’Yonne, un prototype de barrage constitué d’une série de cadres verticaux fixés au lit de la rivière, dans lesquels viennent s’appuyer des aiguilles, longues planches de bois que l’on dispose manuellement côte à côte pour retenir l’eau.

Ce système ingénieux permet de réguler le débit en retirant ou ajoutant des aiguilles selon les besoins. Pour la première fois, la hauteur du plan d’eau devient modulable sans mécanisme complexe, à l’aide d’une structure souple, légère et économique.

Le principe du barrage à aiguilles
L’idée de Poirée repose sur un équilibre subtil entre simplicité et efficacité. Le barrage, formé d’un batardeau mobile, peut être abaissé entièrement pour laisser passer une crue ou relevé partiellement pour maintenir la navigation.


Le barrage à aiguilles repose sur un dispositif de madriers verticaux, appelés aiguilles, disposés côte à côte pour retenir ou libérer l’eau selon les besoins. Chaque planche, longue de 2 à 4 mètres, s’appuie en bas sur un butoir du radier (heurtoir) et en haut sur une passerelle de fermettes métalliques. Ces fermettes, pivotantes, peuvent s’abaisser entièrement lors des crues pour laisser le passage libre à la rivière. Les aiguilles, maintenues par une barre d’appui et de réunion, sont manipulées manuellement une à une afin de régler le débit et le niveau d’eau.

La manœuvre consiste à ouvrir le barrage quand la rivière monte — en retirant les aiguilles et en couchant les fermettes — puis à le refermer quand l’eau baisse, en redressant les fermettes à l’aide d’un treuil et en remettant les aiguilles en place. Malgré l’effort physique requis, la conception ingénieuse du système garantit à la fois souplesse, sécurité et précision, offrant une alternative légère et modulable aux lourds barrages maçonnés fixes.

Une invention unanimement saluée au XIXe siècle
Expérimenté sur l’Yonne, puis adopté sur d’autres rivières françaises (Seine, Cher, Saône), le barrage à aiguilles Poirée devient rapidement un modèle pour toute l’Europe. Son principe est repris et perfectionné en Belgique, en Allemagne, puis en Angleterre, où il équipe de nombreuses voies navigables au XIXᵉ siècle.

Grâce à lui, la navigation continue devient possible sur des cours d’eau autrefois capricieux. Les péniches peuvent franchir les seuils sans interruption, et le transport fluvial gagne en régularité et en sécurité.

Nommé inspecteur général de première classe, Poirée reçoit la Légion d’honneur en 1855 et participe à l’Exposition universelle de 1855, où son invention est saluée comme une avancée majeure dans l’art du génie civil.

Son nom demeure attaché à une vision pragmatique de l’ingénierie : une innovation née de l’observation du terrain, au service de l’intérêt collectif.

Quelques barrages à aiguilles sont toujours visibles en France, mais ils sont de plus en plus rares car modernisés par des dispositifs demandant moins de main d'oeuvre et offrant plus de sécurité. Leur histoire témoigne de l'alliance entre science, technique et utilité publique, emblématique du siècle des ingénieurs.

L’œuvre de Poirée s’inscrit dans la lignée des grands bâtisseurs des Ponts et Chaussées, ceux qui ont transformé les rivières françaises en véritables artères économiques. Son invention, à la fois modeste et géniale, illustre la force des solutions simples dans la maîtrise de l’eau — une leçon toujours actuelle à l’heure où la gestion fine des ressources hydriques redevient un enjeu crucial.

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Visite au Batardeau (Auxerre)
L'association Hydrauxois a visité l'ancien moulin et usine élévatoire des eaux du Batardeau, à Auxerre. Le barrage du Batardeau, dernier barrage à aiguilles de l’Yonne, a été remplacé entre 2022 et 2024 par un barrage mobile gonflable à l’eau, symbole d’une transition entre héritage hydraulique et modernité. L’ancien système (photo ci-dessous, DR), nécessitant la manipulation manuelle de centaines d’aiguilles, laisse place à une gestion à distance plus rapide et précise, assurée depuis un local technique que l'on voit en berge de rive droite (photo ci-dessus). Ce changement marque une étape majeure dans le programme de modernisation des barrages de l’Yonne, porté par Voies navigables de France pour une gestion durable de la ressource en eau. Le local d'entreposage des aiguilles à été conservé.


L'ancien système à aiguilles, Auxerre. 

A noter que si les barrages à aiguilles sont de plus en plus souvent remplacés sur les voies de navigation fluviale, ils peuvent être expérimentés chez des particuliers. Un adhérent à Cheney (rivière Armançon) avait ainsi opté pour une régulation du niveau de son bief par des aiguilles, au niveau du moulin (photo ci-dessous). 


Système à aiguilles pour réguler le niveau d'un bief de moulin.