13/03/2025

Un ingénieur des Ponts et Chaussées ayant compris l’intérêt des retenues d’eau (Belgrand 1846)

En 1846, M. Belgrand, ingénieur des Ponts et Chaussées, publie une étude détaillée de l’infiltration et de l’écoulement des eaux pluviales dans les terrains granitiques et jurassiques du bassin supérieur de la Seine. Il note l’intérêt des étangs et retenues de moulins pour réguler le débit des rivières en période de crue ou de sécheresse, déplorant que l’administration de son époque soit (déjà) frileuse quand il s’agit de créer de tels aménagements. Qu’aurait dit M. Belgrand s’il avait assisté à l'actuelle et aberrante politique de destruction massive des retenues humaines, cela alors même que le changement climatique devrait renforcer notre vigilance sur la régulation de l’eau  ? 


L’ objectif de l’auteur est d’établir le degré de perméabilité des formations géologiques du bassin de Seine amont et leurs effets sur le régime des cours d’eau, la conception des ouvrages hydrauliques et l’aménagement des vallées. Il s’oppose aux méthodes alors utilisées par certains ingénieurs et plaide pour une approche fondée sur des observations rigoureuses.

Belgrand distingue trois grands groupes de terrains selon leur perméabilité :
  • Les granites et le lias sont globalement imperméables, entraînant un ruissellement rapide des eaux de pluie. Les crues sont intenses, et les cours d’eau sont bien alimentés en période humide, mais connaissent de fortes variations saisonnières.
  • Les terrains oolithiques inférieurs (calcaire à entroques, grande oolithe, forest marble) sont très perméables. L’eau s’infiltre massivement et n’atteint presque pas le réseau hydrographique en surface, ce qui provoque la disparition estivale de ruisseaux et rivières.
  • L’Oxford-clay présente une perméabilité intermédiaire : l’eau s’infiltre partiellement, et l’alimentation des rivières dépend des caractéristiques locales des formations argileuses.
Il note que ces différences ont des implications majeures sur le tracé et l’alimentation des canaux de navigation, la gestion des crues et l’irrigation, l’urbanisme et les ouvrages d’art, avec nécessité d'approches adaptées aux caractéristiques hydrologiques locales.

Belgrand recommande plusieurs mesures pour améliorer la gestion des eaux :
  • Construire des réservoirs et des barrages dans les terrains imperméables (granite, lias) pour retenir les eaux de crue et mieux répartir les débits.
  • Éviter les canaux sur terrains oolithiques où l’eau s’infiltre trop rapidement.
  • Privilégier les prairies naturelles plutôt que le reboisement (jugé peu efficace) dans le lias pour stabiliser les sols et limiter les pertes par évaporation.
  • Maintenir ou restaurer les étangs et retenues d’eau dans le Morvan, qui jouent un rôle clé dans la régulation hydrologique.

Extrait : 

« Autrefois les petites vallées granitiques du Morvan étaient toutes preservee5 par une multitude d’étangs où les crues venaient s’emmagasiner ; dans la partie supérieure des vallées ; où le terrain a peu de valeur, il existe encore un grand nombre de ces étangs.

Les plus importants servent presque toujours de biefs à des moulins qui marchent d’une manière continue pendant les sécheresses, et alimentent ainsi les petits cours d’eau situés en Aval qui, sans cela, seraient promptement mis à sec; mais, depuis quelques années, la conversion des étangs en prairies a pris beaucoup d’extension, et on en a desséché un grand nombre.

C'est là un grand mal bien autrement désastreux que le déboisement et qu’il faudrait arrêter promptement, en donnant à l’administration les pouvoirs nécessaires (note).

Il faudrait aussi encourager le rétablissement des anciens étangs, dont les digues existent toutes encore, et la création de nouvelles retenues , surtout en amont de riches prairies. C’est la seule méthode certaine de régulariser les petits cours d’eau dans les terrains granitiques.

Mais dans le lias et les marnes supra-liasiques , sans doute par suite du prix élevé des terrains, il existe peu d’étangs, et il ne serait pas prudent d’en établir un grand nombre, en raison de la grande quantité de vase qui s’y rassemblerait et de l’insalubrité qui pourrait en résulter pour le pays (voir la note L).

Cependant ces terrains, par cela même qu’ils sont très fertiles, ont besoin plus que les autres d’un préservatif. Combien n’y voit-on pas de riches prairies qu’un faible ruisseau couvre tous les deux ou trois ans , au moment des récoltes , d’un torrent d’eau et de boue! Le moyen d’arrêter ce fléau serait bien simple. Il suffirait en effet de construire en amont de la prairie une digue d’étang avec des moyens de décharge tels que dans les saisons où les crues n’ont aucun inconvénient, l’eau s’écoulât sans difficultés et sans former d'amas; mais au printemps et jusqu’au moment des récoltes , toutes les issues seraient fermées, à l’exception d’une vanne de fond assez grande pour laisser échapper les eaux ordinaires , mais insuffisante pour l’écoulement des crues dès qu’elles deviendraient dangereuses. On perdrait sans doute les récoltes sur une certaine étendue en amonts mais en établissant la digue avec intelligence, cette perte serait infiniment moindre que celle d’aval qui aurait eu lieu sans cela.

Dans l’état actuel de notre législation sur les cours d’eau, la réalisation des améliorations que je signale serait sans doute bien difficile et rencontrerait de nombreux obstacles même de la part des propriétaires intéressés. .

Chacun reconnaît aujourd’hui l’insuffisance et les inconvénients de cette législation , et nous ne voyons pas pourquoi, lorsque par une étude consciencieuse , des enquêtes, etc., on aurait reconnu qu’un ruisseau dangereux peut être maîtrisé par l’établissement de deux ou trois barrages, on ne pourrait pas forcer par un règlement d'administration publique, les propriétaires intéressés à faire les dépenses d’établissement de digues et les acquisitions de terrains nécessaires, dût-on recourir à l’expropriation.

(note) Il est vraiment singulier que l'administration qui, avec raison, empêche l'établissement d'une retenue d'eau lorsqu’elle peut nuire au moindre des riverains , ne puisse s'opposer à la destruction d'un étang ; qui, dans certains cas, préserve les récoltes d'immenses prairies, d'une ruine certaine.  »

Source : Conseil général des Ponts et Chaussées (1846), Annales des Ponts et Chaussées. Mémoires et documents relatifs à l'art des constructions et au service de l'ingénieur. N°153, « Études hydrologiques dans les granites et les terrains jurassiques formant la zone supérieure du bassin de la Seine », par M. Belgrand, ingénieur des ponts et chaussées.

Référence Gallica, notice 

01/03/2025

L'hydro-électricité est présumée d'intérêt public majeur, confirme le Conseil d'Etat

Dans son arrêt du 20 décembre 2024, le Conseil d'État a rejeté les recours visant l’annulation du décret du 28 décembre 2023 relatif à l’application de la présomption de raison impérative d’intérêt public majeur pour certaines installations d’énergies renouvelables, en particulier l'hydro-électricité. Les associations requérantes (pêcheurs, écologistes) soulevaient plusieurs moyens tenant à la légalité interne du texte, à sa compatibilité avec le droit de l’Union, à la méconnaissance du principe de non-régression et à d’autres irrégularités substantielles. Retour détaillé sur les points de droit examinés.


Le Conseil d'Etat a examiné un contentieux  portant sur l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 28 décembre 2023 relatif à la production d'énergies renouvelables, notamment hydroélectriques et éoliennes, en raison de son impact sur la biodiversité et la continuité écologique des cours d'eau.

L'affaire regroupe trois requêtes déposées par plusieurs associations halieutique (pêche de loisir), environnementales et de protection des milieux aquatiques. Elles contestaient ce décret en invoquant des irrégularités procédurales (consultation du public insuffisante, absence d'évaluation environnementale, méconnaissance du principe de non-régression) et des vices de fond (incompatibilité avec le droit de l'Union, notamment la directive "habitats", et atteinte à la préservation des cours d’eau).

Le Conseil d'État a rejeté les irrégularité procédurales alléguées et, de manière plus intéressante, a examiné le fond.  

Concernant la légalité interne du décret attaqué, le Conseil d’État rappelle que l’article L. 411-2 du code de l’environnement impose trois conditions cumulatives pour qu’une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées soit accordée :
  • Absence d’autre solution satisfaisante
  • Absence de nuisance au maintien des populations dans un état de conservation favorable
  • Justification par une raison impérative d’intérêt public majeur
Le décret attaqué fixe les critères selon lesquels certaines installations d’énergies renouvelables sont réputées répondre à cette raison impérative d’intérêt public majeur, sur le fondement de l’article L. 211-2-1 du code de l’énergie. Le Conseil d’État confirme que cette présomption est irréfragable, mais qu’elle ne dispense pas du respect des deux autres conditions relatives aux espèces protégées.

En conséquence, l’argument selon lequel le décret méconnaîtrait le 4° du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement est écarté comme inopérant, car la procédure de dérogation reste applicable dans son ensemble.

Concernant la compatibilité avec le droit de l’Union européenne, le Conseil d'Etat examine d'abord la directive 92/43/CEE (directive Habitats, faune, flore). L’article 16 de cette directive autorise des dérogations aux interdictions de destruction d’espèces protégées sous trois conditions (absence de solution alternative, absence d’impact négatif sur les populations d’espèces, justification par une raison impérative d’intérêt public majeur).

Le Conseil d’État juge que la présomption de raison impérative d’intérêt public majeur instituée par l’article L. 211-2-1 du code de l’énergie et mise en œuvre par le décret n’est pas contraire à cette directive, car elle ne remet pas en cause les autres conditions nécessaires à l’octroi d’une dérogation.

Le conseil d'Etat examine ensuite le règlement 2022/2577 du Conseil du 22 décembre 2022. Ce règlement établit une présomption d’intérêt public supérieur pour les projets d’énergies renouvelables. Il permet même aux États membres de restreindre son application à certaines zones ou technologies spécifiques.

Le décret attaqué s’inscrit pleinement dans cette logique en instaurant une présomption pour certains projets, mais sans supprimer l’obligation de respecter les autres critères environnementaux.Le Conseil d’État considère donc que les requérants ne peuvent utilement soutenir que le décret méconnaît l’article 3 du règlement 2022/2577.

Concernant la directive 2000/60/CE (directive-cadre sur l’eau) et le règlement 1100/2007 sur la reconstitution du stock d’anguilles européennes, le Conseil d’État écarte ces arguments en rappelant que les projets hydroélectriques restent soumis aux exigences de protection écologique des cours d’eau et que le décret ne dispense en rien du respect des règles de continuité écologique ou de préservation des populations d’anguilles.

Ainsi, le décret ne contrevient pas aux objectifs fixés par ces textes européens.

S'agissant du principe français de non-régression du droit de l'environnement, le moyen n'est pas jugé davantage recevable. L’article L. 110-1 du code de l’environnement pose un principe de non-régression, selon lequel la protection de l’environnement ne peut être affaiblie par des mesures législatives ou réglementaires.

Cependant, ce principe ne s’applique pas lorsque le législateur a expressément prévu une dérogation. Or, la présomption de raison impérative d’intérêt public majeur découle d’une loi, et le décret attaqué se contente de préciser ses modalités d’application. Le Conseil d’État juge donc que ce principe ne peut pas être invoqué contre le décret.

Enfin, le Conseil d'Etat examine 6 autres moyens soulevés, pour les écarter.
  • Compatibilité avec l’article L. 411-2 du code de l’environnement : le décret ne dispense pas les projets d’énergie renouvelable de l’ensemble des conditions de dérogation pour destruction d’espèces protégées. Moyen écarté.
  • Atteinte à la continuité écologique des cours d’eau : le Conseil d’État souligne que le décret exclut expressément les installations situées sur des cours d’eau en très bon état écologique ou jouant un rôle de réservoir biologique. L’argument tiré d’une atteinte à la continuité écologique est donc inopérant.
  • Seuil de puissance fixé pour la présomption de raison impérative d’intérêt public majeur 1 MW pour l’hydroélectricité : le Conseil d’État considère que ce seuil est cohérent avec les objectifs de développement de la petite hydroélectricité et la rénovation des centrales. Pas d’erreur manifeste d’appréciation.
  • Référence aux objectifs nationaux plutôt que régionaux pour la programmation pluriannuelle de l’énergie: le décret se base sur les objectifs nationaux, et non régionaux, pour apprécier si un projet répond aux critères de la présomption de raison impérative d’intérêt public majeur. Le Conseil d’État juge que cela ne viole pas la loi et que cette approche est justifiée.
  • Référence à la puissance installée plutôt qu’à la puissance autorisée : le décret prend en compte la puissance déjà raccordée plutôt que celle simplement autorisée pour évaluer si un projet d’énergie renouvelable répond aux objectifs de la programmation pluriannuelle de l’énergie. Le Conseil d’État considère que ce choix est rationnel et ne constitue pas une erreur manifeste d’appréciation.
  • Clarté et intelligibilité des dispositions du décret : le décret fixe de manière claire et précise les critères de reconnaissance d’une raison impérative d’intérêt public majeur. Le Conseil d’État rejette donc l’argument selon lequel il serait insuffisamment précis.
Pour conclure, notons que le seuil de 1 MW pour la présomption d'intérêt public majeur d'un projet hydro-électrique n'est guère satisfaisante du point de vue des porteurs de projet, la plupart des projets étant inférieurs à ce seuil de puissance. Si la France et l'Europe veulent réellement accélérer la transition bas carbone et viser une autonomie énergétique stratégique, il faudra réviser le droit de l'eau et de la biodiversité de manière plus substantielle, afin de réellement libérer la petite hydro-électricité et multiplier les projets dans tous les territoires. 

Référence : Conseil d'Etat, arrêt n°492185, 20 décembre 2024 

A lire en complément

06/01/2025

Marais d'Andryes : quand la renaturation tourne à l’artificialisation

Et si renaturer signifiait parfois détruire ? Plongez dans l’histoire du marais d’Andryes, un projet controversé qui interroge notre rapport à l’écologie et à l’aménagement du territoire.


Le document, écrit par Sylvain Noël, ancien vice-président pour l’environnement de la communauté de communes Forterre Val d’Yonne, analyse de manière critique les travaux réalisés dans le marais d’Andryes. Il met en lumière les incohérences et les impacts négatifs d’un projet visant à renaturer ce site ayant déjà une forte valeur écologique et paysagère, tout en dénonçant l’absence de concertation avec les habitants et les naturalistes locaux. À travers des exemples précis, l’auteur montre comment une forêt humide a été détruite pour créer une roselière artificielle, au mépris des dynamiques naturelles. Ce texte met également en perspective les dimensions éthiques et esthétiques de la relation homme-nature, tout en soulignant l’importance d’un aménagement respectueux des paysages et des communautés locales. Une réflexion critique qui interpelle sur les dérives possibles des initiatives environnementales mal encadrées.

A télécharger (pdf)

13/12/2024

Zones d’ombre dans la cartographie des rivières françaises (Messager et al 2024)

En France, des milliers de rivières et de ruisseaux échappent à la protection environnementale de la loi en raison d'une cartographie réglementaire lacunaire. Cette situation, révélée par Mathis Loïc Messager, Hervé Pella et Thibault Datry dans leur publication récente, met en lumière les incohérences administratives et territoriales ainsi que leurs conséquences écologiques. Elle montre aussi qu'il existe une construction sociale et politique permanente des paysages et des usages de l'eau, les divergences sur les définitions n'étant que le cas particulier d'une diversité plus générale des préférences et des attentes à l'œuvre dans la société. 


Etat actuel de la cartographie des cours d'eau en France métropolitaine, extrait de Messager et al , art cit.

L’article de Mathis Loïc Messager, Hervé Pella et Thibault Datry explore l’impact des cartographies réglementaires incohérentes sur la protection des rivières et des cours d’eau. Prenant la France comme étude de cas, les auteurs montrent comment l’application variable de la définition légale des cours d’eau peut menacer les écosystèmes aquatiques et les services qu’ils fournissent. Ils expliquent que la protection des cours d'eau repose sur des critères juridiques définis nationalement mais appliqués de manière décentralisée, entraînant une protection inégale.

La protection des cours d’eau en France dépend de leur reconnaissance légale, qui repose sur trois critères majeurs selon le code de l'environnement (article L215-7-1) :
  • Présence d’un lit d'origine naturelle : un cours d’eau doit avoir un lit visible, même s'il a été modifié par l'homme.
  • Alimentation par une source autre que les précipitations : les cours d’eau doivent être alimentés par des sources permanentes, comme des sources souterraines ou des ruisseaux voisins.
  • Débit suffisant la majeure partie de l’année : le débit peut être intermittent, mais doit être à cycle assez régulier selon les conditions locales (à la différence d'un débit éphémère n'apparaissant qu'aléatoirement, par exemple).
La décision de cartographier les cours d’eau repose sur une directive nationale de 2015, qui impose aux départements français de créer des cartes détaillées en collaboration avec des parties prenantes locales, notamment les agriculteurs, les associations environnementales et les collectivités. Chaque département devait appliquer les critères juridiques pour différencier les cours d'eau des fossés ou canaux. Cependant, le manque de normes uniformes a entraîné des interprétations divergentes selon les ressources et les priorités locales.

Les chercheurs ont compilé et harmonisé les cartes réglementaires fournies par 91 départements français. Ils ont utilisé les bases de données hydrographiques nationales (BD TOPO et BD Carthage) pour comparer les segments protégés, observant qu'aucune base de données actuelle n'est complète. Ils ont consolidé 139 catégories administratives initiales en cinq classes standardisées : cours d'eau, non-cours d'eau, non catégorisé, inexistant et hors du département. Cette harmonisation a permis de créer une carte nationale uniforme. Chaque segment a été classé selon son statut légal et son type (cours d'eau ou non-cours d'eau). Les chercheurs ont calculé le ratio de densité de drainage (RDD), représentant la longueur totale des cours d'eau classés rapportée à la longueur totale des segments potentiellement classables selon la BD TOPO.

Les modèles statistiques ont été utilisés pour examiner les corrélations entre le RDD et des variables socio-environnementales telles que la couverture agricole, l’aridité estivale et la densité de population. Une analyse comparative inter-départements a permis de mieux comprendre les disparités.


Disparité départementale des choix de classement, extrait de Messager et al, art cit. 

Voici les principaux résultats :
  • Environ 680 000 km de segments hydrographiques ont été évalués (93 % de la France métropolitaine, 2,2 millions de segments).
  • 25 % des segments ont été exclus de la protection selon les cartes départementales, soit environ 170 000 km de cours d'eau potentiellement non protégés.
  • 59 % des segments exclus sont des cours d'eau intermittents, 42 % des cours d'eau de tête de bassin (premier ordre), représentent pourtant dans certains caq doubés d'une éude de terrain des écosystèmes utiles à la biodiversité, à la filtration de l'eau, à la réduction des crues et aux habitats aquatiques.
  • Les disparités sont importantes : certains départements protègent presque tout le réseau hydrographique et ont classé davantage que la BD TOPO, tandis que d'autres excluent plus de 50 % des segments potentiels.
  • Une corrélation négative existe entre le RDD et la couverture agricole intensive. Les départements dominés par l’agriculture montrent des cartes plus restrictives, mais avec de fortes disparités montrant surtout l'absence de cohérence nationale dans la démarche.
  • L’aridité estivale accentue cette tendance à la faible cartographie, en raison de la difficulté à observer des cours d'eau intermittents.
Les auteurs développent le concept du "cycle hydro-social", qui décrit l'interaction continue entre les sociétés humaines et les systèmes hydrologiques. Selon cette perspective, l’eau n’est pas seulement un élément naturel, mais un objet social façonné par des processus historiques, politiques et culturels. Les rivières et les cours d'eau sont modifiés au fil du temps par les activités humaines, comme le détournement des eaux, la construction de barrages ou l’intensification agricole.

La cartographie des cours d’eau est ainsi perçue comme un acte social et politique. Les cartes officielles cristallisent une certaine vision du paysage aquatique, qui peut refléter des rapports de pouvoir asymétriques. Les décisions sur ce qui est considéré comme un cours d’eau protégé sont influencées par des intérêts économiques, des pratiques culturelles et des politiques publiques. Par exemple, exclure un cours d’eau d'une carte réglementaire peut faciliter son exploitation, tout en masquant son existence écologique et son utilité sociale.

Les auteurs montrent que cette dynamique est particulièrement visible dans le processus de cartographie français, où les conflits d'intérêts entre agriculteurs, administrations et associations environnementales façonnent les résultats finaux. Cette interaction perpétuelle entre les représentations cartographiques et les réalités hydrologiques illustre  le concept du cycle hydro-social.


Le cycle hydro-social vu par les auteurs.

Discussion
Il nous semble important de distinguer deux aspects liés à la gestion des cours d'eau : s'accorder sur la typologie et s'accorder sur les conséquences normatives de cette typologie. S'accorder sur la typologie implique de définir clairement ce qui constitue un cours d'eau (et d'autres hydrosystèmes), selon des critères écologiques, hydrologiques, usagers et administratifs. Cette étape repose sur une base scientifique et technique permettant d'unifier les définitions. S'accorder sur les conséquences normatives signifie déterminer les droits, obligations et restrictions associés à chaque catégorie définie dans la typologie. Cela inclut les protections environnementales, les contraintes d'aménagement, les responsabilités légales et les capacités d'action.  

Car un aspect incontournable du sujet traité par Thibault Datry et ses collègues est la conflictualité sous-jacente  des normes écologiques, particulièrement marquée en milieu rural. Ce sujet a refait surface récemment dans l'actualité, mais il est récurrent dans l'histoire des politiques environnementales. A la différence d'un territoire urbain déjà quasi totalement artificialisé, les territoires ruraux disposent d'une richesse en milieux quasi-naturels et semi-naturels, mais subissent aussi une pression d’exploitation agricole, forestière, industrielle, récréative ou urbanistique de ces espaces. Cela crée des tensions entre conservation écologique et usages socio-économiques, cristallisées dans des régulations environnementales perçues comme contraignantes par une partie des locaux, nécessaires pour une autre partie. L’incapacité à s’accorder sur la typologie des cours d’eau découle le plus souvent d’un refus d’accepter les conséquences normatives liées à certaines classifications. Un cours d’eau classé comme tel entraîne des restrictions sur les pratiques agricoles, des limitations d’aménagement, des coûts supplémentaires d'entretien et de mise en conformité. Ces implications peuvent expliquer la résistance à intégrer certaines zones dans les catégories réglementées, même lorsqu’un consensus technique et scientifique existe sur la catégorisation.

Autre point  à souligner : l’acceptation d’une certaine complexité est nécessaire pour une gestion réaliste des cours d’eau et, plus généralement, des segments hydrographiques. Chercher à simplifier à outrance la typologie avec le choix cours d'eau / non cours d'eau comme seule information peut mener à des omissions importantes et à une perte de précision écologique. En outre, une gestion différencié peut alléger la complexité normative et procédurale dans certains cas, donc dépasser des résistances tenant à la crainte de créer des zones intouchables rendant l'exploitation ou l'entretien trop complexes. On peut imaginer qu'un cours d'eau intermittent et un cours d'eau permanent n'impliquent pas les mêmes obligations, par exemple. De plus, l’intégration des drains artificiels tels que les canaux, biefs, fossés et autres infrastructures hydrauliques serait nécessaire. Bien qu’ils soient souvent exclus des cartes réglementaires, ces structures jouent un rôle  dans la gestion des flux hydriques, la prévention des inondations, l'épuration de certains intrants et la régulation des niveaux d’eau. Ils participent également à la connectivité écologique, servant parfois de corridors pour la faune aquatique, et sont des ressources pour la faune / flore terrestre. 

Ainsi, une approche globale nécessiterait de considérer à la fois les systèmes naturels et artificiels, la complexité interne de chacun de ces systèmes, en reconnaissant leurs interconnexions et leurs contributions au réseau hydrographique. Cette approche globale devrait ensuite intégrer, au même niveau que les informations écologiques, les informations symboliques, sociales et économiques tenant aux perceptions et usages de l'eau dans le bassin versant. Ensuite seulement des débats politiques peuvent prioriser les enjeux dans des normes et des procédures, chaque partie prenante acceptant le même niveau d'information comme base de la discussion. 

Référence : Messager M L, Pella H, Datry T (2024), Inconsistent regulatory mapping quietly threatens rivers and streams, Environmental Science & Technology, 58, 17201-17214.

Version française sous forme de rapport rédigé par les auteurs : Messager, M. L., Pella, H., & Datry, T. (2024). Une cartographie réglementaire incohérente menace les rivières et les ruisseaux français. Environmental Science & Technology