15/08/2015

Yonne à l'amont de Pannecière: un effacement de seuil pollue la rivière

Nous publions ci-dessous le communiqué intégral de l'AAPPMA La Truite morvandelle à propos de la pollution de la rivière Yonne survenue au début du mois d'août, dans le cadre des opération de préparation d'un effacement total de seuil à l'amont du barrage (infranchissable) de Pannecière. Cette dégradation du milieu aquatique rappelle que les destructions de seuils ne sont pas des opérations anodines quant à la remobilisation des sédiments.  


Inquiétude du monde de la pêche au sujet de l’Yonne à l’aval du réservoir de Pierre Glissotte. Les opérations de vidange en vue de l’effacement total de cet ouvrage, qui posait problème à la continuité écologique sur cette portion de rivière, se sont effectuées dans la dernière quinzaine de juillet. 

L’AAPPMA La Truite Morvandelle avait été sollicitée pour prêter main forte au sauvetage des poissons présents dans la retenue ; ceux-ci n’étaient pas très nombreux, quelques truites, vairons, goujons et autres lamproies de planer ont été remis dans l’Yonne à l’amont, tandis que les quelques carpes , tanches et chevesnes ont été transférés  en 2° catégorie, les écrevisses signal ont bien entendu été détruites.

Ces opérations ce sont bien déroulées jusqu’à ce qu’un petit orage vienne grossir un des ruisseaux affluent qui descend de Château-Chinon, ce qui a eu pour effet d’obstruer  les grilles du barrage.

Lors de l’opération de dégrillage pour permettre l’écoulement de l’eau, des parties de la digue ont cédé, ce qui a eu pour effet l’évacuation de boues vers l’aval. Boues qui auraient dû être évacuées ou stabilisées dans un schéma de vidange normal et n’auraient pas du se retrouver dans la rivière. 


Depuis,  l’eau de l’Yonne qui  s’écoule est de couleur gris noir et le fond est recouvert de sédiments boueux et ce jusqu’à l’entrée dans le lac de Pannecière. Il n’aurait pas été constaté de mortalité de poissons… mais on peut supposer que la micro faune qui vit, dans et sur le substrat est fortement impactée, et ce sur plusieurs années.

La Fédération de Pêche de la Nièvre, l’AAPPMA La Truite Morvandelle et la Sté de pêche de Corancy ont fait part de leur inquiétude auprès de l’ Office National de l’Eau et Milieux Aquatiques ainsi que de la Direction des Territoires qui suivent le dossier.

Illustration : © JB Dioux, source Esoxiste

03/08/2015

Une rivière peut-elle avoir un état de référence? Critique des fondements de la DCE 2000 (Bouleau et Pont 2014, 2015)

Gabrielle Bouleau est socio-politiste, Didier Pont est hydro-écologue, tous les deux travaillent à l'Irstea (UR Aménités et dynamiques des espaces ruraux et UR Hydrosystèmes et bioprocédés). Ils viennent de publier deux articles ouvrant un débat assez fondamental sur la directive-cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Fondamental au sens propre, c'est-à-dire relatif au fondement même de la DCE 2000 : l'idée qu'il existerait un "état de référence" ou une  "condition de référence" de la rivière, étant entendu que le succès d'une politique de l'eau se mesure par la conformité à cette référence. Analyse et commentaires.


La DCE 2000 impose aux Etats-membres de procéder à des mesures de l'état chimique et écologique des masses d'eau (près de 80 indicateurs au total d'ici 2018, les substances chimiques surveillées allant être élargies). Les mesures écologiques correspondent à des paramètres biologiques et physico-chimiques. Comme l'expliquent G. Bouleau et D. Pont, "la DCE définit les conditions de référence d’un système écologique comme celui prévalant en l’absence ou la quasi-absence de perturbations anthropiques. Cela correspond à des caractéristiques hydromorphologiques, physicochimiques et biologiques 'non perturbées', des concentrations en polluants de synthèse proches de zéro et des teneurs relevant du 'bruit de fond' en polluants non synthétiques. La chimie de l’eau et la toxicologie permettent d’étalonner les concentrations en fonction des risques sanitaires associés. Du côté de l’écologie, l’étalonnage repose sur une typologie régionalisée des milieux aquatiques qui rend compte de la variation de biodiversité induite par les caractéristiques écorégionales (facteurs hydroclimatiques, habitat physique, facteurs trophiques et biotiques) sur des cours d'eau non perturbés de taille relativement similaire. Le bon état correspond à un écart à cette référence n’entraînant pas de distorsion notable des biocénoses. Un écart plus notable est interprété comme le signe d’une perturbation des facteurs-clés déterminant la biodiversité localement. Cette approche suppose un retour possible au bon état en cas de suppression de la perturbation, sous réserve que cette dernière n’ait pas engendré d’irréversibilité."

L'état de référence, idéal managérial d'une politique du résultat...
Cette idée d'une condition de référence objectivée par la mesure (un indicateur chimique, physique et biologique) a été adoptée par les fonctionnaires (en petit nombre) de la DG environnement de la Commission en charge de la rédaction de la directive, ainsi que par le Parlement européen échaudé des difficultés rencontrées avec les Directives Nitrates et Eaux résiduaires urbaines de 1991. Les représentants des gouvernements des Etats-membres étaient à l'époque plus rétifs à l'idée d'objectifs contraignants. Les conditions de référence répondent à deux inspirations très différentes.

Sous l'angle politique et économique, "l’accent mis sur la performance quantifiable est une évolution récente qui caractérise la doctrine managériale du New Public Management et qui n’est pas spécifique au domaine de l’eau. Cette doctrine, connue pour ses applications initiales par le président américain Reagan et le Premier ministre britannique Thatcher, est depuis promue par l’OCDE (1995) et la Banque mondiale (Perrin, 2006). Elle vise à développer dans l’administration les méthodes de rationalisation des entreprises privées. Son succès s’explique parce qu’elle accompagne l’essor de l’industrie de l’audit et du conseil, en promettant aux financeurs et au pouvoir politique un contrôle plus facile, même si la complexité de la définition des missions de service public se réduit mal à quelques chiffres. L’obligation de résultat inscrite dans la DCE est la traduction à l’échelle européenne et dans le domaine de l’environnement d’un phénomène plus large".

Derrière la condition de référence se profile un modèle pression-impact-réponse (driving force, pressure, state, impact, response ou DPSIR) assez simple : on identifie la pression à son impact sur le milieu, on élimine ou limite la pression pour que le milieu réponde favorablement. C'est peut-être pertinent pour un système linéaire et réversible, mais il est probable que le vivant en général et la rivière en particulier soient plutôt des systèmes complexes (voire chaotiques) et non-réversibles…

… et vestige de l'écologie des années 1960
Sous l'angle écologique, l'idée d'état de référence de la rivière est venue de certains experts en écologie dont s'est entourée la DG environnement, et elle n'était pas présente dans la première rédaction (voir Loupsans et Gramaglia 2011 pour une analyse très intéressante de la genèse de la DCE et de différentes postures d'expertises). Dans la seconde version, notent les auteurs, "les indicateurs retenus ont été restreints au milieu aquatique, au détriment du sédiment, de la flore et de la faune caractérisant le corridor fluvial dans son ensemble. Les altérations hydromorphologiques sont davantage prises en compte que dans la version antérieure. Du point de vue socio-économique, la seconde version a abandonné les considérations patrimoniales et esthétiques. Ce partage des tâches entre l’écologie chargée de déterminer les normes environnementales et l’économie chargée d’optimiser des régulations, en jouant sur les prix une fois que les normes sont fixées, correspond à l’école néoclassique de l’économie de l’environnement".

La notion d'état de référence finalement retenue renvoie à une écologie des années 1960, "largement inspirée par le paradigme d’écosystème, une vision a priori de la nature centrée sur les espèces et surtout de la notion de climax qui lui a été rapidement associée (…) Chaque unité écologique est considérée comme relativement constante face à la variabilité environnementale et à même de s’autoréguler tel un organisme (Balance of Nature Concept). Elle passe par différentes phases pour atteindre un état climacique et s’y maintient jusqu’à modifications majeures de l’environnement global (sur un pas de temps long). Les écosystèmes représentent ainsi des structures prédictibles, même si les cycles de perturbation sont des parties intégrantes de leur fonctionnement (retour à un état antérieur 'optimal')." Cette vision est celle qui avait inspiré le Clean Water Act aux Etats-Unis, au début des années 1970.

Le caractère non-linéaire des écosystèmes et l'intrication nature-culture
Plusieurs problèmes se posent. Ce paradigme d'un écosystème stable dont l'intégrité serait perturbée transitoirement par l'activité humaine ne fait nullement consensus dans la communauté scientifique. Selon les observations plus récentes de l'écologie, "les écosystèmes, même lorsqu’ils subissent des modifications continues sur un gradient environnemental donné (naturel ou non), changent radicalement à partir d’un certain point (processus non linéaire) et ne sont pas à même de retourner à leur état initial lorsque l’on rétablit les conditions environnementales antérieures. Pour un même type d’écosystème, on peut donc avoir différents domaines de stabilité. On envisage ici clairement une composante 'chaotique' dans la trajectoire des écosystèmes".

Par ailleurs, l'opposition nature-culture (souvent imprégnée de jugements de valeur ou d'a priori ontologiques) n'a pas tellement de sens pour des systèmes aussi imbriqués à l'homme que le sont les rivières. Les auteurs observent : "une autre remise en question majeure de la notion de conditions de référence provient du constat que les modifications de son environnement par l’homme sont en fait significatives depuis plusieurs millénaires: la notion d’état non perturbé n’a plus de signification écologique. En reprenant l’idée d’écosystème et en l’élargissant, le concept de sociosystème (Fischer-Kowalski, 1997 ; Lapierre, 1992) reconnaît le caractère indissociable des caractéristiques naturelles et sociales de ces systèmes, et le rôle central des interactions homme-nature. Dans le champ de l’histoire environnementale et plus précisé- ment de l’écologie historique, les auteurs partent du postulat d’une coévolution de l’homme et de la nature sur le long terme (depuis le Néolithique) de type non déterministe, mais dialectique. Les activités humaines ne sont pas systématiquement perçues comme synonymes de destruction, elles sont aussi source de création de paysages".

Autre point mis en avant Bouleau et Pont pour souligner la faiblesse épistémologique de la condition de référence : la variabilité des écosystèmes due au changement climatique. Les équilibres hydrologiques et thermiques sont en passe d'être modifiés très rapidement (à l'échelle historique et géologique), et "il s’ensuit que les biocénoses dites de référence seront modifiées (…) La distinction entre variabilité naturelle et impacts anthropiques dans le fonctionnement des systèmes va apparaître de plus en plus artificielle. La modification climatique ne changera pas simplement l’état écologique non perturbé, mais également les impacts des altérations humaines sur les biocénoses (eutrophisation, couplage des régimes thermiques et de l’hydrologie, etc.) et toutes les incertitudes associées à l’évaluation".

Mauvais paradigme, mauvais résultats: l'ingénierie écologique n'atteindra pas les objectifs escomptés
Parmi les problèmes concrets que pose la condition de référence telle que définie par la DCE 2000, les auteurs soulignent la difficulté de parvenir au "bon état" : les rédacteurs de la Directive ont posé que l'état de la masse d'eau sera définie par la plus mauvaise note de l'un de ses indicateurs ("one fails, all fail"). Or, nombre de rivières sont déclassées par telle ou telle pollution diffuse (comme les HAP) qui ne remettent pas forcément en question leur fonctionnalité et qui seront difficiles à corriger. A cela s'ajoute que les bio-indicateurs ne répondent pas de manière univoque et précise à un seul type de pression, et que sur les zones aval les plus peuplées, ces pressions sont nombreuses et entremêlées.

L'ingénierie de la restauration écologique se trouve bien évidemment impactée par ces réalités. Elle agit massivement selon le schéma "nous corrigeons la pression, nous observons le résultat" qui se trouve souvent réducteur et simpliste. Résultat : les nombreux échecs de la restauration écologique et morphologique, dont nous avons relaté sur ce site quelques analyses scientifiques. Bouleau et Pont observent : "les résultats des restaurations sont souvent inattendus : le système ne retourne pas à son état antérieur (Suding et al., 2004). Ce résultat peut être expliqué par l’absence actuelle de systèmes permettant de définir une référence, un changement des conditions à des échelles supra-locales (paysage, bassin versant, climat), une modification irréversible de certains paramètres environne- mentaux, des modifications de la connectivité à l’échelle des bassins, la modification du cortège d’espèces, de nouvelles interactions biotiques et l’altération des feedbacks biotiques-abiotiques entraînant une modification durable des conditions bio-géochimiques (Henri et Amoros, 1995 ; Nilsson et al., 2007 ; Suding et al., 2004). Moss (2008) insiste également sur le temps de réponse qui est parfois très long et rend difficile l’évaluation des interventions. Sur ces bases, Hughes et al. (2005) concluent à l’impossibilité de définir des objectifs trop précis en matière de restauration".

Quelques commentaires
- Le travail de Gabrielle Bouleau et Didier Pont n'épuise évidemment pas son objet d'étude, mais il a le grand mérite d'ouvrir un débat nécessaire sur la construction de la politique de l'eau et la mobilisation de concepts scientifiques par les gestionnaires. L'approche croisée d'une socio-politiste et d'un écologue amène une interdisciplinarité bienvenue sur le thème de la rivière, qui n'est pas la chasse gardée du naturaliste (et qui n'est plus exactement un "phénomène naturel" à l'âge anthropocène).

- Il est notoire que la science et la politique ont des rapports compliqués. D'un côté, la "science politisée" a laissé de très mauvais souvenirs dans l'histoire, parce qu'elle a été synonyme de médiocrité et d'erreur scientifiques en même temps que de suspension de la critique démocratique au nom de supposées vérités savantes. D'un autre côté, les choix publics des sociétés démocratiques, complexes et ouvertes font de plus en plus appel à l'expertise scientifique comme le "moins mauvais guide" pour anticiper les conséquences des choix en question, ou pour circonscrire des normes visant l'intérêt général en santé, sécurité, environnement, etc.

- La "science normative" (c'est-à-dire la science directement productrice de normes) reste de notre point de vue une aberration démocratique et un dévoiement de l'exercice scientifique. La notion de "bon état" doit être clairement assumée comme une notion politique (ou gestionnaire), car la science n'a jamais eu vocation à définir ce qui est "bon" ou "mauvais". Là-dessus, les sciences de l'environnement (de l'eau parmi d'autres thèmes) offrent parfois dans leur communication une dommageable porosité à l'idéologie. Il faut s'en prémunir : on n'attend définitivement pas du chercheur qu'il pose en sauveur de la planète (certains excellent déjà dans cette posture, ils en font même un métier profitable…), mais qu'il publie des résultats d'observation et d'expérimentation avec des méthodes reproductibles, des données publiques et des conclusions réfutables. Nous avons déjà appelé plusieurs fois les chercheurs de l'eau à prendre des positions publiques sur la nécessaire prudence dans l'interprétation des travaux de l'écologie scientifique, et sur la nécessaire insistance concernant les incertitudes propres à la démarche scientifique. Des idées un peu floues peuvent vite devenir des contraintes fortes sous l'action réglementaire des administrations centrales, impactant ensuite le cadre de vie de millions de gens. Si l'enjeu est réel, cela ne pose pas problème ; s'il ne l'est pas, cela contribue à briser la confiance de la société en la science.

- Indépendamment de la notion de référence et de l'objectif d'état, le choix de la DCE 2000 d'imposer la réalisation, normalisation et publication des mesures de qualité chimique et écologique de l'eau nous paraît une bonne chose. Cela permet d'objectiver certains paramètres de la rivière, de nourrir les recherches scientifiques, de se référer dans le débat public à une réalité dont le diagnostic est au moins partagé (à l'imprécision de la mesure près, voire au bien-fondé de l'indicateur près, cf point suivant). Il reste d'ailleurs scandaleux qu'en 2015 la France ne soit pas capable de produire la totalité des indicateurs sur chaque masse d'eau, assorti d'une analyse de leur variabilité inter- ou intra-annuelle et d'une première modélisation des bassins versants. Ne pas se doter de ces mesures et outils, c'est ouvrir la porte à des préconisations du doigt mouillé, des pseudo-expertises de bureau sans base empirique, des choix dictés par des arrangements politiques locaux sans lien avec les priorités environnementales, etc.

- La critique de la notion de "condition de référence" doit conduire à une réflexion complémentaire sur les indicateurs de qualité aujourd'hui utilisés sur les rivières. Certains relèvent de l'éco-toxicologie  : des mesures de concentration de substances chimiques ou de quantités physiques. Ils sont assez peu sujets à débat si ce n'est une discussion sur la concentration ou la quantité admissible pour la société (par exemple accepte-t-on tel ou tel taux de nitrate, de phopshore, etc.). D'autres en revanche sont des constructions paramétriques, des équations semi-empiriques où l'on choisit de pondérer certains facteurs. Par exemple l'indice de qualité piscicole poisson rivière (IPR puis IPR+) résulte d'un calcul complexe, ce n'est pas une simple comptabilité de poissons. Le choix dans les paramètres de l'indice n'a alors rien d'évident, il reflète une certaine approche du système étudié (par exemple désigner un assemblage d'espèces comme "intègre" ou une certaine fonctionnalité comme particulièrement digne d'intérêt). L'intelligence de ces bio-indicateurs (leur sens, leur portée, leur limite) peut se perdre quand ils deviennent de simples résultats chiffrés assortis à un qualificatif "bon / moyen / mauvais". Leur élaboration demande une assez large concertation dans la communauté chercheurs (et des validations par intercalibrage), car on risque toujours de construire de indicateurs ad hoc sur commande du gestionnaire public, mais sans réelle vertu explicative / prédictive au plan des sciences de l'environnement. Vouloir appliquer très vite ces indicateurs (dans une logique politico-administrative à horizon de 5 ans) pose problème sur la robustesse des conclusions qu'on en tire en terme d'aménagements.

- Exprimons enfin tout haut ce que de plus en plus d'observateurs pensent tout bas : le "bon état écologique" de 100% des masses d'eau (objectif officiel de l'UE) est un mythe, que l'on se place à l'horizon 2015, 2021 ou 2027. Au regard des conditions posées par l'état de référence comme rivière "naturelle" quasiment épargnée par l'homme, il paraît évident que les Européens ne parviendront pas à effacer en l'espace de trois décennies le poids des siècles voire des millénaires de modifications anthropiques des hydrosystèmes. Comme les hommes continueront de vivre près de l'eau, ces hydrosystèmes continueront d'être des "éco-bio-technosystèmes" échappant à la contrainte pseudo-déterministe d'une hypothétique naturalité (a fortiori l'assignation à une "intégrité" définie comme état stationnaire). Il serait bon de nourrir davantage de débats publics (et d'engager davantage de réflexions savantes) sur le sujet, au lieu d'euphémiser la chose dans les rapports alambiqués des gestionnaires pris au piège de leur ambition démesurée, mais ne voulant pas reconnaître certaines erreurs dans les choix institutionnels passés. Poser dès à présent les difficultés prévisibles de mise en oeuvre de la DCE éviterait de laisser prospérer quelques discours extrémistes et irréalistes selon lesquels seule la mauvaise volonté (de tel ou tel usager de l'eau désigné comme l'ennemi de la nature) expliquerait les mauvais résultats (d'une politique de l'eau forcément vertueuse si elle veut défendre ladite nature). Prendre l'environnement au sérieux, ce n'est pas anesthésier le débat par des bons sentiments ni interdire l'action par des postures maximalistes. Et, bien sûr  ce n'est pas non plus le laisser-faire qui a conduit à des dégradations manifestes de l'eau et des milieux au cours du siècle passé.

- Travaillés par le poids d'une époque en état d'urgence permanent où l'on veut de l'efficacité à très court terme, les gestionnaires de l'eau se noient dans les programmes d'action à l'ambition superlative (suivie d'une déception prévisible). On aurait déjà besoin de construire une pensée de la rivière qui ne se résume pas à une politique technocratique du résultat ni à un culte fétichiste de la conservation.

Références : 
Bouleau G, Pont D (2014), Les conditions de référence de la directive cadre européenne sur l’eau face à la dynamique des hydrosystèmes et des usages, Natures Sciences Sociétés, 22, 3-14
Bouleau G, Pont D (2015), Did You Say Reference Conditions? Ecological and Socio-economic Perspectives on the European Water Framework Directive, Environmental Science and Policy, 47, 32-41

Illustrations : Abbé Jean Delagrive, divers schémas in Cours de la Seine et des rivières et ruisseaux y affluant, 1732-1737. Cette cartographie avait notamment pour but d'organiser le flottage du bois vers Paris et de modifier en conséquence les rivières, les canaux ou les ouvrages de génie civil.

02/08/2015

Engager les moulins européens dans la transition énergétique: RESTOR Hydro


Contrat global Cure-Yonne: un bilan mitigé

Le Contrat global Yonne-Cure 2009-2014 a fait l'objet d'une évaluation qui vient d'être publiée en ligne. L'exercice est important puisque nous sommes en phase de mise en place du prochain Contrat pour les cinq années à venir. Notre association avait participé au printemps à une réunion d'information et proposition sur la rivière Cousin, incluse dans le périmètre. Rappelons que ce Contrat est animé par le Parc naturel régional du Morvan et notamment financé par l'Agence de l'eau Seine-Normandie. Il concerne un périmètre de 2073 km2 et 103 communes sur 3 départements, essentiellement Yonne et Nièvre.

Le rapport d'évaluation ne constate pas de dysfonctionnements majeurs dans la mise en oeuvre du Contrat. Voici cependant quelques points de vigilance qui ont retenu notre attention à la lecture de l'évaluation.

Méthodologie. La consultation en vue de l'évaluation a concerné pour l'essentiel les politiques et les financeurs, avec quelques professionnels. L'eau est l'affaire de tous, l'évaluation de sa qualité et des actions pour cette qualité aussi. On ne le répétera jamais assez, il faut impliquer davantage la société civile qui est aujourd'hui "sans voix" aux comités de bassin ou aux instances de pilotage des contrats locaux et SAGE. Ce type d'évaluation pourrait donc inclure un panel assez large de répondants représentant le territoire.

Pas assez d'efforts sur les pollutions diffuses. La lutte contre ces pollutions avait une dotation relativement faible (1,074 M€, 3,6% du budget) mais le problème est surtout que 18% seulement de ce budget ont été consommés. On a dépensé 3 fois moins sur ce poste que sur la communication-animation, et 17 fois moins que sur la restauration des milieux aquatiques. Certes, les bassins versants sont relativement épargnés du fait de la faible démographie, mais il est regrettable que la lutte contre les pollutions soient si souvent la dernière servie. On aurait aussi aimé un meilleur score pour l'assainissement (la première dépense budgétaire, certes, mais consommée à 66% seulement de sa dotation).

Milieux aquatiques, des dépenses déséquilibrées. Au sein du volet des milieux aquatiques – 3,3 M€ au départ, consommé à 106% c'est-à-dire dépassé –, on regrette la ventilation des actions engagées. Notre association considère la connaissance des milieux comme indispensable, et très en retard : or sur 9 études prévues, 3 seulement ont été engagées. A comparer avec les 127% d'analyse de la continuité écologique (14 études au lieu de 11). La lutte contre les piétinements de berge est pareillement désavantagées (18% et 30% de réalisation sur les deux postes concernés). On observe que le poste complémentaire "Suivi des milieux", consistant en analyses de qualité de l'eau et inventaires d'espèces, est lui aussi réalisé partiellement (85% et 31% de la dotation).

Aménagement des ouvrages, un bilan euphémisé… et trompeur pour la suite. Le rapport d'évaluation note : "Le travail d’animation important a permis de convaincre de nombreux propriétaires d’ouvrages de réaliser des travaux de franchissement ou d’effacement. Les ouvrages classés 'Grenelle', qui n’étaient pas prévus initialement dans le contrat, ont notamment fait l’objet d’une animation renforcée. Néanmoins, des difficultés persistent : sur les gros ouvrages, l’ampleur des travaux induits rend le travail d’animation pour convaincre les propriétaires particulièrement long. Par ailleurs, sur certains territoires, une opposition s’est cristallisée autour de ce type de travaux, de la part des propriétaires qui mettent en avant la dimension patrimoniale de leurs ouvrages. Ces oppositions persistent en particulier sur les territoires où des syndicats de rivière existent mais sont peu actifs sur ces thématiques. Le travail d’animation sur cette thématique, et de pédagogie pour désamorcer les conflits, est à poursuivre." La "réticence" vient essentiellement du coût important des travaux et du fait que la destruction des ouvrages est proposée en première intention aux propriétaires – voire qu'elle est la seule financée publiquement. Par ailleurs, ce n'est nullement un problème de "pédagogie", mais de valeurs, de convictions et de connaissances : la plupart des propriétaires et riverains préfèrent la rivière aménagée à la rivière renaturée, et n'entendent pas engager des actions radicales (destructions) pour des bénéfices écologiques non convaincants. Ce problème va devenir aigu sur toutes les rivières classées Liste 2 du Contrat, en raison du délai réglementaire de 2017 pour le choix d'aménagement.

Evolution de l'état des milieux, une stagnation qui pose question. On dépense de l'argent public pour améliorer la qualité chimique et écologique de l'eau et de ses milieux. Et l'on attend donc des résultats. La comparaison des analyses 2009 et 2013 est mitigée. L’état écologique des 14 masses d’eau "grands cours d’eau" du territoire ne s'est pas amélioré : 10 en état constant, 2 en dégradation, 2 en amélioration. Le résultat est meilleur sur les 43 masses d’eau "petits cours d’eau", avec 18 en amélioration, 6 en dégradation et 19 en état constant. Au plan chimique, 3 grands cours d’eau et 7 petits cours d’eau restent en mauvais état, à cause de la pollution diffuse des HAP. Comme certaines des données 2009 n'étaient pas robustes, le rapport conclut : "On peut estimer que l’état 2009 à la masse d’eau est plutôt comparable de manière fiable à l’état 2013". Certes, le Morvan a la chance d'avoir des cours d'eau relativement préservés, ce qui implique des marges de progression moindres par rapport à des rivières très dégradées. Mais ce bilan très modeste posera question pour la légitimité des mesures du futur Contrat 2015-2020.

Suivi physico-chimique et écologique, à améliorer nettement. Le Parc a un Observatoire de la qualité des eaux depuis 1993, élargi en 2009 à la totalité du territoire du Contrat. Or, le suivi n'est pas assez étendu ni rigoureux. Par exemple en 2011, sur les 16 stations, 10 n’avaient jamais été suivies, et 6 avaient déjà été suivies une fois auparavant en 1991, 1993, 2004 ou 2008. Concernant l'évaluation des actions menées dans le cadre du Contrat, les premiers points de mesure n'ont été mis en place que pour des actions 2013, au lieu de démarrer dès 2009. Cela rejoint le point ci-dessus sur le défaut de connaissance : nous ne pouvons pas accepter que l'argent public soit dépensé sans diagnostic préalable complet et non biaisé sur l'état des milieux et des impacts ; et sans non plus disposer de mesure précise de l'effet obtenu en comparaison avec l'effet prévu. Cela d'autant que les résultats sur la qualité écologique ne parlent pas d'eux-mêmes et que dans certains domaines, les mesures envisagées sont coûteuses et mal acceptées…

Conclusion : l'association Hydrauxois sera vigilante sur la mise en oeuvre du prochain Contrat global Cure-Yonne, en particulier sur son domaine de compétence, à savoir la bonne prise en compte des intérêts des ouvrages hydrauliques, le niveau de collecte, construction et diffusion des connaissances scientifiques sur les milieux, la transparence sur les objectifs, l'efficacité et le coût des opérations dites de restauration écologique.

Référence : Sepia Conseils (2014), Evaluation du Contrat Global Cure-Yonne, 72 pages (lien vers pdf). Illustrations : issues du rapport Sepia, DR.

29/07/2015

Entre vocation hydraulique et renaturation écologique, les syndicats de rivière en pleine schizophrénie

Les événements de Vanvey continuent de propager leur onde de choc sur les communes riveraines de l'Ource, et par extension de la Seine car elle sont gérées par le même syndicat (Sicec). Ces deux dernières semaines, lors des réunions publiques ou des échanges de lettres ouvertes sur ces bassins, certains maires évoquent leur souhait de retirer l'adhésion de leur commune au syndicat. D'autres veulent un audit de gestion pour comprendre à quoi servent au juste les dépenses syndicales. Des remarques similaires ont été entendues ces derniers mois chez certaines communes adhérentes du Sirtava (rivière Armançon), peu satisfaites de l'insistance quelque peu obsessionnelle du syndicat à appliquer la continuité écologique au lieu d'autres travaux jugés plus importants par les élus.

Le rôle des syndicats contestés quand ils multiplient des opérations à l'intérêt douteux pour les riverains
Un motif évident d'insatisfaction, c'est que les syndicats consacrent désormais la plus grande ardeur (donc beaucoup de moyens humains et financiers) à la mise en oeuvre de certaines dispositions des SDAGE fixés par les comités de bassin des Agences de l'eau, dispositions dont beaucoup sont dérivées des décrets et circulaires de la Direction de l'eau au Ministère de l'Ecologie. Or, certaines de ces dispositions ont une portée discutable pour l'amélioration des milieux, et ne sont pas au centre des préoccupations des élus, sans parler des riverains propriétaires des parcelles qui en subissent les effets : reméandrements, créations de zones humides, interventions très pointues sur le morphologie… Rien de cela ne paraît de première importance au regard des autres enjeux vécus de façon très directe par les gens, comme la difficulté des agriculteurs ou des collectivités à respecter des normes environnementales aux contraintes de plus en plus lourdes à mesure que ces normes se font de plus en plus exigeantes et les coûts des travaux de moins en moins accessibles, le tout sur fond de croissance atone, de chômage persistant, de désertification et de vieillissement rural.

Sur le dossier de la continuité écologique longitudinale, les esprits s'échauffent encore plus facilement : au bord des rivières, c'est désormais le symbole des idées déraisonnables "venues d'ailleurs" (c'est-à-dire de quelque grande ville siège des bureaucraties de l'eau). Le choix de faire disparaître les seuils et barrages avec leur ligne d'eau, leur paysage familier, leur tenue de berge à toute saison paraît non seulement une dépense improductive et non prioritaire pour les habitants, mais elle est parfois ressentie comme une agression des idées abstraites et très éloignés des intérêts des premiers concernés, les riverains. Comme les syndicats de rivière embauchent souvent (en CDD) de jeunes chargés de mission frais émoulus de leurs écoles et portés (naturellement) à réciter ce qu'ils y ont appris, le message passe encore plus difficilement !

Mais le problème n'est pas qu'un défaut de communication. C'est un débat de fond que nous aurions dû avoir, mais n'avons jamais eu en France ni en Europe, car les questions de l'eau ont été confisquées par des experts (ou des lobbies).

Les syndicats schizophrènes entre leur mission hydraulique et l'injonction de renaturation
Revenons donc aux fondamentaux. Le syndicat de rivière est généralement un établissement public intercommunal. Sa fonction est de rendre service aux communes adhérentes en s'occupant de la gestion de la rivière, ce qui inclut par exemple la prévention des inondations, le retrait des embâcles et atterrissements, l'entretien et la restauration des berges, la lutte contre des espèces invasives. Jadis, et parfois encore sur certaines rivières, le syndicat assurait aussi la gestion des ouvrages hydrauliques (ouverture et fermeture des vannes, divers travaux de génie civil).

On a voulu convertir beaucoup trop rapidement ces syndicats de leur traditionnelle culture hydraulique vers une approche hydro-écologique, sans réel retour d'expérience ni base de connaissance très solide. Non pas que l'écologie des milieux aquatiques soit inintéressante : elle est au contraire passionnante! Mais c'est une question de mesure et de prudence dans la mise en oeuvre.

Cette évolution récente a poussé les syndicats à une certaine schizophrénie. Le discours devenu dominant de la "renaturation" des rivières comme horizon supposé émancipateur des riverains va en effet à l'encontre de leur mission fondatrice. Cette dernière consiste d'abord à mettre la rivière au service des communes et de leurs habitants, en évitant les sautes d'humeur imprévisible des cours d'eau (que ce soit les crues ou les assecs) et en produisant des paysages agréables aux riverains, aux usagers ou aux touristes. Cela suppose non pas de laisser la rivière et sa berge à elles-mêmes (faute de quoi elles deviennent vite inamicales à la présence humaine), mais au contraire d'intervenir en permanence pour réguler leur évolution.

On a pu lire dans l'Yonne républicaine (27 juillet 2015), à propos de travaux visant à supprimer deux barrages et créer une zone humide, ce discours étrange d'un technicien de rivière travaillant avec le Syndicat du bassin du Serein : "La rivière n'a pas besoin de l'homme, il intervient parce qu'il a besoin d'elle". Sans aucun doute. Et ce sont d'ailleurs les impôts de ses concitoyens qui paient ce technicien, pas la rivière...

Tandis que certains défendent une vision quelque peu idyllique et décalée du cours d'eau (la forcément sympathique rivière "sauvage"), ceux qui vivent au jour le jour cette rivière n'ont pas grande envie de la voir devenir ou redevenir "sauvage", et sont plutôt satisfaits des siècles de régulation des cours d'eau. On observe au demeurant les mêmes tensions dans le projet (GIP) de Parc naturel des forêts de Champagne et Bourgogne : certains mettent en avant des normes environnementales à ce point strictes qu'elles donnent clairement l'impression d'une volonté de supprimer des pans entiers de la ruralité pour rendre la nature à elle-même.

Sortir des tensions en commençant par sortir de la langue de bois
On ne peut pas se satisfaire de ce déséquilibre, de ces tensions. Nous sommes appelés à vivre et travailler autour des mêmes rivières, il faudra bien s'entendre. On ne saurait non plus, sous le coup de la colère, chercher des boucs émissaires, y compris chez les syndicats ne faisant généralement qu'appliquer des ordres venus de plus haut (les Agences de bassin, les services du Ministère en région soit les DDT Onema et Dreal).

Comment évoluer vers des rapports plus sereins? Voici quelque pistes :

  • les syndicats doivent retrouver le parler-vrai : on n'attend pas d'eux une enième régurgitation des textes des SDAGE, qui sont déjà eux-mêmes parfois jargonnants ou pompeux. De même, les syndicats ne sont pas seulement des machines à presser les boutons pour payer des bureaux d'études qui publieront des rapports de 200 pages peu lisibles (rapports eux aussi rédigés pour plaire à l'Agence de l'eau, à la DDT ou à l'Onema, et non pas pour réellement instruire le public et créer de la discussion);
  • les syndicats doivent produire du débat démocratique local, un débat interdit ailleurs : la "démocratie de l'eau" est quasi-inexistante à l'échelle parlementaire (les rapports critiques ne sont suivis d'aucun effet, le Ministère travaille au décret de façon autoritaire) et fort peu dynamique au niveau des comités de bassin (où la société civile est absente en dehors des usagers économiques et où l'essentiel se décide en commissions techniques). C'est sur le terrain que les débats se font et les syndicats doivent non seulement l'accepter, mais encore l'organiser;
  • les syndicats doivent défendre une vision équilibrée de la rivière, parce qu'ils sont les mieux placés pour savoir qu'entre les brillantes idées d'un aréopage de hauts fonctionnaires enfermé dans un bureau et la réalité du terrain, il y a un monde. Ce monde, c'est celui des rivières habitées par la présence humaine depuis des millénaires. L'idée de sortir brutalement de cette civilisation hydraulique n'est pas durable ;
  • les syndicats doivent rendre l'écologie positive, et non pas punitive : les dépenses en faveur de l'environnement rencontrent un consensus social plus ou moins important. Il faut favoriser les mesures les plus rassembleuses, et non s'acharner sur celles qui divisent et qui agressent. Et il faut faire remonter ce message de façon ferme aux financeurs (Agences) comme aux autorités (DDT-M, Onema, Dreal). 

Nous voulons un avenir respectueux de toutes les dimensions de la rivière, naturelles bien sûr puisqu'il faut viser son bon état chimique et écologique, mais aussi culturelles, sociales et économiques. La voie est étroite, mais cette voie existe. Ceux qui refusent les visions extrémistes ou réductionnistes de la rivière peuvent la construire ensemble.


Elus, associations, institutions, personnalités de la société civile : avec nous, demandez un moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique, afin d'éviter la destruction du patrimoine hydraulique et de permettre la recherche de solutions consensuelles, fondées sur la concertation et le retour d'expérience.

Illustration : la Bourgogne et ses rivières vues du ciel, © IGN Géoportail.