10/09/2016

États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016)

Certains gestionnaires mettent en avant la politique d'effacement de barrages aux Etats-Unis pour laisser entendre que ces opérations en rivière sont désormais parfaitement calées dans leurs méthodes et leurs résultats. Il n'en est rien, comme le montre une étude venant de paraître. Moins de 10% des effacements font l'objet de suivis scientifiques aux États-Unis. Parmi ces suivis, presqu'aucun ne dépasse 5 ans, les mesures contrôlées avant-après sont minoritaires, la qualité biologique des milieux n'est pas toujours analysée, la qualité chimique de l'eau ne l'est presque jamais. Quant aux petits ouvrages (moins de 2 m), s'ils sont numériquement abondants dans les effacements, ils restent orphelins pour la plupart d'une vraie analyse de leurs enjeux. L'effacement des barrages à fin écologique relève clairement d'une logique d'expérimentation, et n'est en rien une option de routine de l'aménagement des rivières comme le prétendent encore ceux qui nient, ignorent ou minimisent les mises en garde venues de la recherche scientifique.  

On estime qu'il existe aux Etats-Unis plus de 2 millions d'ouvrages hydrauliques en rivière. Au total, 1200 barrages ont été effacés à date, la majorité des opérations ayant eu lieu au cours des deux dernières décennies (voir aussi un bilan chez Fencl 2015). Le premier motif de démantèlement est formé par des considérations de sécurité en fin de concession, quand l'ouvrage n'a plus d'usage mais peut créer des risques de dommage aux biens ou aux personnes. Cette préoccupation s'est renforcée de considérations environnementales, qui d'une part ont rendu plus coûteux le maintien et la réfection des barrages, d'autre part ont promu la restauration de la continuité longitudinale au bénéfice des migrateurs et la restauration du "débit environnemental" (sans pointe, avec variation saisonnière) au bénéfice des milieux, notamment les invertébrés et populations de berge.

J. Ryan Bellmore et ses collègues des administrations états-uniennes en charge de l'environnement ont passé en revue la recherche sur les effacements de barrages. Comme ils le rappellent, l'effacement de barrage n'a pas que des avantages puisqu'il peut occasionner par exemple des remobilisations de sédiments pollués ou des expansions d'espèces invasives vers de nouveaux milieux jusqu'alors épargnés. S'y ajoutent les conflits d'usage et de représentation, qui commencent à intéresser aussi les chercheurs outre-Atlantique (par exemple Fox et al 2016). "Comprendre comment la recherche scientifique peut informer la prise de décision en effacement de barrage va déjà requérir un point sur la quantité, la qualité et la nature de ces recherches", soulignent les auteurs.


Courbe d'évolution des effacements d'ouvrages (marron) et des études (gris). En encart, histogrammes des classes de hauteur par effacement et par étude. Extrait de Bellmore et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Voici leurs principales conclusions :

  • 9% seulement des opérations de destruction de barrage ont donné lieu à une étude scientifique;
  • dans les documents identifiés, 50% sont des articles scientifiques revus par les pairs et 24% des thèses, les autres publications relevant de la "littérature grise";
  • les petits barrages (moins de 2 m) sont sous-étudiés, avec 28% des opérations mais 12% des recherches, alors que des sites plus "visibles" concentrent les moyens d'investigations (12 études pour le seul barrage Marmot en Oregon, par exemple);
  • 80% des études ont réalisé une analyse avant-après, mais souvent sans procédure de contrôle de la significativité du résultat (36% ont procédé à des analyses contrôlés dites BACI, considérées comme plus robustes);
  • la durée du contrôle (avant comme après) est courte, pas plus d'un ou deux ans avant, plus de deux après dans 35% des cas, plus de 5 ans après dans 5% des cas seulement, ce qui est insuffisant pour comprendre la réponse (ou l'absence de réponse) des milieux, garantir la pérennité d'une observation, évaluer la variabilité naturelle des indicateurs (indépendante du chantier);
  • le suivi est avant tout hydrologique et morphologique (réponse de l'écoulement, des sédiments, de la forme du chenal) alors que l'effet biologique est moins contrôlé (poisson dans 30% des cas, invertébrés 19%, végétation 13%), de même que la qualité de l'eau (polluants mesurés dans 6% des études seulement).

Les auteurs font ensuite une série de propositions pour améliorer la rigueur, la qualité et la centralisation des études scientifiques d'effacement de barrage, en vue de mieux répondre aux questions que se posent les décideurs et la société sur les effets prévus des effacements, le temps nécessaire pour l'amélioration des milieux, l'intégration des enjeux écologiques avec les autres dimensions économiques, sociales et politiques de ces projets.

Discussion
Certains en France invoquent l'expérience nord-américaine d'effacement de barrage pour justifier la politique très agressive de continuité écologique mise en place par l'administration à compter de 2009-2010. Ils oublient des précisions utiles pour un débat démocratiquement informé:

  • le nombre de barrages effacés aux Etats-Unis, s'il est en croissance forte (cf courbe ci-dessus), reste bas (1200 ouvrages en un siècle versus par exemple 15000 ouvrages à traiter en 5 ans dans le classement français de continuité) et représente un taux extrêmement faible par rapport au nombre total d'ouvrages hydrauliques sur le territoire nord-américain;
  • la politique nord-américaine s'inscrit dans un contexte particulier qui n'est pas généralisable, la tendance mondiale est à la construction d'ouvrages plutôt qu'à leur destruction (voir LeRoy Poff et Schmidt 2016,  Chen et al 2016), aucun pays soumis à la directive cadre européenne n'a engagé une politique fortement axée sur la continuité comme condition supposée prioritaire d'un bon état chimique et biologique ;
  • les Etats-Unis sont aussi le lieu où, à compter des années 2000, la politique de restauration (particulièrement morphologique) des rivières engagée dans les années 1970-1980 a commencé à produire un retour critique chez les chercheurs (voir cette synthèse), avec un constat de carence généralisée des suivis et de faible confiance dans les résultats (des critiques similaires en France chez Morandi et al 2014 par exemple). 

Finalement, l'analyse de J. Ryan Bellmore et de ses collègues montre que, même dans le domaine formant sa justification par excellence (écologie), la politique d'effacement des ouvrages hydrauliques reste encore trop peu informée scientifiquement. Le défaut de connaissance et d'évaluation est évidemment plus fort dans d'autres domaines d'intérêt de cette politique comme l'archéologie, l'histoire, la sociologie ou la science politique.

Avoir transformé l'expérimentation sur les effacements d'ouvrages hydraulique en politique nationale systématique tout en prétendant avec arrogance que les résultats seront forcément excellents pour l'environnement et que toutes les destructions ont du sens relève décidément d'un exécrable dogmatisme français. Ceux qui s'illustrent aujourd'hui sans précaution ni esprit critique dans cet exercice sectaire devraient s'aviser de la grande prudence dont font preuve les chercheurs, aux antipodes de la précipitation sur des objectifs simplistes et de l'urgence factice pour des rivières anthropisées de bien plus longue date en Europe qu'aux Etats-Unis.

Référence : Bellmore JR et al (2016), Status and trends of dam removal research in the United States, WIREs Water, doi: 10.1002/wat2.1164

06/09/2016

Sur le taux d'équipement énergétique des rivières

La petite hydro-électricité fait partie des énergies renouvelables soutenues au plan régional, national et européen. Mais alors que le potentiel des ouvrages hydrauliques en place et celui de la pente naturelle de la rivière sont largement sous-exploités, les gestionnaires de rivière négligent le plus souvent cette dimension, traitée à la va-vite ou ignorée. Officiellement soutenue, l'hydro-électricité est regardée par certains comme un problème au lieu d'une opportunité, ce qui entrave son dynamisme. Pourtant, dans les zones rurales, les cours d'eau recèlent une capacité de production énergétique non négligeable par rapport à la population. Le taux d'étagement des rivières visant à restaurer de la pente naturelle, c'est un angle intéressant ; mais si l'on parlait un peu de leur taux d'équipement, horizon lui aussi légitime à l'heure de la transition énergétique? 

Un point est notable dans les différents chantiers d'effacement que nous avons critiqués cet été en Nord Bourgogne (Tonnerre, Perrigny-sur-Armançon, Avallon, Belan-sur-Ource, Buncey) : à aucun moment le gestionnaire ou le propriétaire n'a sérieusement envisagé l'exploitation hydro-électrique des sites concernés. L'argument avancé quand on soulève la question revient toujours un peu au même : le site serait "non-équipable" ou "non-rentable", cela sans étude préalable.



Faisabilité : presque tout site hydraulique peut produire de l'énergie
Au plan de la faisabilité, il est possible d'exploiter énergétiquement tout flux d'écoulement, hier comme aujourd'hui, qu'il s'agisse de récupérer l'énergie cinétique d'un courant et/ou l'énergie potentielle d'une chute. Il existe de longue date des roues et des turbines, plus récemment des hydroliennes et des vis d'Archimède, et des pompes-turbines pour les réseaux d'eau. Un équipement sera toujours adaptable pour produire de l'énergie mécanique (puis électrique ou chimique) à partir de l'énergie hydraulique.

Au demeurant, les sites effacés sont généralement des sites de moulins ou usines à eau : cela implique l'existence d'une production historique et la possibilité d'une production future. C'est d'autant plus vrai que, pour la partie électrotechnique, il est aujourd'hui possible de produire du courant à partir d'une vitesse de rotation lente, de manière assez compacte, avec un minimum de multiplication. L'évolution technologique rend donc l'exploitation des chutes plus accessible aujourd'hui qu'hier, elle n'est pas un facteur limitant.

Rentabilité : un critère à analyser sur chaque cas, et à relativiser pour l'énergie renouvelable
Au plan de la rentabilité des projets, l'argument est davantage fondé. Un équipement de basse chute est généralement plus difficile à rentabiliser sur un délai court qu'un équipement de haute chute. En particulier pour la très petite hydraulique des têtes de bassin non montagneuses. Sa puissance (quelques kW à dizaines de kW) et son productible (quelques milliers à dizaines de milliers de kWh) sont de l'ordre de grandeur de toitures de quelques dizaines à centaines de mètres carrés de panneaux solaires. C'est modeste, avec davantage de surveillance que le photovoltaïque mais des tarifs de rachat moins intéressants (le kWh hydraulique est racheté environ deux fois moins cher que le kWh solaire, ledit tarif de rachat étant un soutien public aux énergies renouvelables).

Cela étant dit, l'argument de la rentabilité est à étudier sur chaque cas. Il dépend beaucoup de la nature des sites, du sérieux dans le benchmarking de chaque poste (qui éviterait les surfacturations si souvent observées dans des marchés publics), de la possibilité d'automatiser le site, de la proximité du raccordement, des dispositions du maître d'ouvrage, de la complexité du dossier réglementaire, etc. Aussi du taux de retour que l'on attend sur le capital investi (les attentes très gourmandes de certains investisseurs privés n'étant pas forcément celles des collectivités, des syndicats d'énergie ou des coopératives, par exemple).

Par ailleurs, l'énergie n'est pas considérée comme un bien marchand pur et réductible à sa dimension de rentabilité. Elle est centrale pour la collectivité, stratégique pour son gouvernement, indispensable pour chaque individu, soumise à divers arbitrages ne relevant pas de la seule profitabilité (pollution, changement climatique, cadre de vie, sécurité). Si les énergies renouvelables devaient aujourd'hui se déployer sans aucun autre débouché que le prix de gros du MWh sur le marché européen de l'électricité, bien peu de projets verraient le jour en solaire, éolien, hydrolien, géothermie ou biomasse.

Il en résulte que la rentabilité du kWh produit n'est pas le seul critère à estimer. Au demeurant, le bilan de nombreuses mesures d'écologie des rivières est plutôt mauvais en analyse coût-bénéfice ou en services rendus aux riverains par les écosystèmes, cela n'empêche pas des investissements. Il serait curieux que les mêmes personnes raisonnent en pure rentabilité sur l'énergie renouvelable quand elles se montrent parfois si indifférentes à cette dimension dans leurs choix de dépense publique.

Le potentiel hydraulique des rivières est sous-exploité aujourd'hui
On entend souvent dire que l'essentiel du potentiel hydro-électrique serait déjà exploité. Cet argument est tout simplement faux quand on raisonne à la dimension des rivières et de leurs ouvrages. Si l'on prend les rivières concernées par les effacements en Nord Bourgogne – Seine, Ource, Armançon, Cousin –, il est aisé de constater au contraire que :
  • 90 % des ouvrages existants sont aujourd'hui sans production énergétique, donc la chute artificielle existe mais dépourvue d'usage;
  • le taux d'étagement des rivières (proportion de pente impactée par les ouvrages par rapport à la pente totale) se situe entre 30 et 60 %, donc il reste une marge importante d'écoulement aménageable.
Au final, l'essentiel du potentiel énergétique de ces cours d'eau – comme de la majorité des rivières françaises – n'est pas exploité aujourd'hui, alors qu'il l'était bien davantage hier, à l'époque de l'hydraulique ancienne des moulins. C'est un paradoxe : notre époque se gargarise de transition énergétique ni fossile ni fissile, mais elle n'est pas capable d'utiliser correctement l'une des plus anciennes sources naturelles d'énergie, que les générations précédentes maîtrisaient déjà. Et cela alors même que les infrastructures de génie civil (seuils, chaussées, barrages, biefs, canaux, chambres d'eau) sont souvent en place, ce qui limite le coût économique (et le coût carbone) des projets.

La transition énergétique : une question de mentalité
La transition énergétique, c'est aussi une question de mentalité. Certaines habitudes ont été prises au cours du siècle écoulé, à l'âge de l'abondance et de l'insouciance : attendre passivement l'énergie produite "ailleurs", si possible dans des centrales de grande puissance ; croire que les sources actuelles seront plus ou moins éternelles ou que de nouvelles sources seront très vite disponibles et à très bas prix (biais d'optimisme constant et constamment démenti dans l'histoire de l'énergie) ; ne pas penser aux risques présents ou futurs liés à certaines de ces sources d'énergie ; considérer que la transition, c'est important mais c'est pour les autres, c'est-à-dire qu'il n'est pas urgent ni même utile de réfléchir à la production et à la consommation locales. Plus basiquement encore, ne pas bien connaître les ordres de grandeur de l'énergie, ce qui pousse à des propos ou à des attentes peu réalistes.

Dans la vie moderne, chaque individu a besoin d'une énergie finale utile de 80 à 100 kWh par jour (en France). En réduisant progressivement ce chiffre grâce à une politique volontariste et continue de réduction de la consommation, il resterait comme objectif 50 kWh à produire pour chacun et pour chaque jour (en incluant tout, éclairage, chauffage, transport, besoins domestiques, etc., mais en excluant le solde des biens que nous importons par rapport à ceux que nous exportons, biens qui pèseraient sur ce budget en énergie s'ils étaient produits localement).

Donc pour fixer les idées : on cherche une puissance de 2 kW en permanence au service de chaque habitant. Il est possible de produire cette énergie localement, en particulier dans les zones rurales qui ont l'avantage d'avoir beaucoup d'espace et peu d'habitants, au contraire des villes (les zones rurales peuvent non seulement produire leur énergie, mais aussi en exporter vers les villes). Encore faut-il y mettre les moyens. Car 2 kW, cela ne paraît pas beaucoup... mais en permanence et pour tout le monde, ce n'est pas rien.



Un exemple : le Cousin à Avallon
Prenons l'exemple de la commune d'Avallon, dont la municipalité souhaite effacer trois de ses seuils. Sur le territoire de la commune (de Méluzien aux Ruats), le Cousin a une chute totale d'environ 50 m et pour un débit moyen d'environ 5 m3/s. La puissance totale brute est de l'ordre de 2500 kW. En exploitant la moitié seulement de la chute (pour laisser autant d'écoulements naturels) puis en prenant un facteur de charge et rendement de 40 % (incluant l'absence de turbinage à débit trop fort ou trop faible), il serait possible de développer environ 500 kW de puissance hydraulique sur le territoire communal. Soit l'énergie pour un peu plus de 250 de ses habitants (environ 4% de la population d'Avallon).

Si l'on n'a pas bien compris (ou accepté) le sens de la transition énergétique, on dira: "c'est négligeable, faisons venir l'énergie d'ailleurs, par exemple du projet éolien de Cussy-Saint Magnance, et laissons la rivière tranquille". En fait, il n'y a rien de "négligeable" à produire une énergie très bas carbone pour des centaines de personnes à partir d'une seule source entièrement locale. Il n'est pas très avisé d'encourager les gens à toujours attendre que l'énergie vienne d'ailleurs. Et quand certains veulent laisser la rivière "tranquille", d'autres veulent sauvegarder un paysage "intact" (c'est-à-dire qu'aucune source d'énergie ne convient à tout le monde). De surcroît, le parc éolien en question produira l'énergie pour 1200 personnes (selon nos critères ci-dessus, 12000 kW de puissance à facteur de charge 0,2 dans le cas de l'éolien de plaine en Bourgogne et pour 2 kW de besoin individuel), donc si l'on soustrait les habitants concernés sur les 2 communes du projet (700), il n'en resterait "que" l'équivalent de 500 habitants pour Avallon… un chiffre finalement pas très éloigné du potentiel de couverture hydraulique (d'autant qu'il y a d'autres communes à alimenter avant Avallon autour du projet éolien).

A noter : nous avons pris Avallon comme exemple, qui est une zone plutôt "peuplée" de notre région par ailleurs peu dense. Le potentiel hydraulique du Cousin est sensiblement le même sur le territoire de la commune de Magny à l'amont (débit plus faible, chute plus importante), mais comme il n'y a que 860 habitants, l'hydraulique pourrait fournir environ le tiers de l'énergie locale dans ce cas.

Conclusion : le taux d'équipement des rivières, un objectif que le gestionnaire doit intégrer
Au fond, la question est de savoir s'il est bon que notre société encourage le développement de la petite hydro-électricité. Certains pensent le contraire (c'est leur droit) et ils sont nombreux dans le milieu particulier des gestionnaires de la rivière. D'autres (dont nous sommes) considèrent que la petite hydraulique a des avantages évidents, assez peu d'opposants farouches dans la société, moins d'impacts sociaux, sécuritaires, territoriaux et environnementaux que l'implantation de la grande hydraulique, donc qu'elle est légitime à condition de contrôler ses impacts écologiques.

Au demeurant, des choix publics sont plutôt favorables à cette petite hydro-électricité : le Schéma régional climat air énergie de Bourgogne a prévu son développement (qui est donc soutenu par le Conseil régional et l'Ademe), les appels d'offres du Ministère de l'environnement concernent désormais également les sites hydro-électriques de petite puissance, le paquet énergie climat de l'Union européenne (directives 2009 révisées en 2014) inclut bien sûr l'hydro-électricité dans la production encouragée d’énergie à partir de sources renouvelables.

Dans ces conditions, il serait bon d'intégrer plus systématiquement le développement du potentiel hydro-électrique dans la réflexion et l'action en rivière. Certains défendent l'objectif de taux d'étagement pour garantir que la rivière conserve une quantité suffisante de zones d'écoulement "naturel" (à tout le moins non modifié longitudinalement, car un écoulement est par ailleurs "dénaturé" de nombreuses manières). Ce n'est pas absurde en soi, à condition que les taux en question ne soient pas un nouveau gadget dogmatiquement imposé, mais un outil fondé dans sa motivation, argumenté dans sa fixation et concerté dans sa réalisation. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas leur adjoindre des objectifs de taux d'équipement énergétique des chutes aménagées de la rivière?

Illustrations : moulin sur le Cousin à Méluzien ; profil en long de la rivière par l'IGN.

Prochain rendez-vous hydro en Bourgogne Franche-Comté
4e rencontre de l'hydroélectricité en Bourgogne Franche-Comté - 14 octobre 2016 à Fraisans (39). Au programme des échnages : optimisation technique, écologique et financière de son installation hydroélectrique. Au programme de visite : l'installation hydroélectrique des Forges de Fraisans. Forum avec des professionnels de l'hydroélectricité.

04/09/2016

Le "désaménagement" des rivières en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lespez et Germaine 2016)

La restauration de continuité écologique par effacement de seuils et barrages n'est pas un exercice limité à la France, puisque cette tendance a été lancée aux Etats-Unis à partir des années 1980. Il en va de même pour la modification du paysage fluvial, par exemple les recréations de méandres ou les reconnexions du lit majeur. Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine livrent une analyse comparée de ces opérations dans trois pays (Etat-Unis, Royaume-Uni, France). Dans les deux pays soumis à la même directive-cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) et disposant des mêmes enjeux migrateurs du bassin atlantique, on observe que l'acharnement à effacer les ouvrages ne se retrouve qu'en France. Pour des raisons que les chercheurs ne détaillent hélas pas, alors que la généalogie de cette orientation publique est un objet d'étude tout à fait intéressant, et nécessaire. 

Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine analysent la politique des ouvrages hydrauliques à travers "37 démantèlements d’ouvrages dans l’ouest de la France, 14 aux États-Unis et 2 en Angleterre complétés par l’observation d’une dizaine de projets de restauration sans démantèlement d’ouvrages en particulier en Grande Bretagne qui ont fait l’objet d’observations de terrain permettant de dégager certaines tendances dans les opérations en cours". La carte ci-dessous montre les sites analysés (cliquer pour agrandir).

Illustration extraite de Lespez et Germaine 2016, art. cit., droit de courte citation.

Les deux chercheurs distinguent trois types d'opérations selon leurs dimensions spatiale et paysagère:

  • le premier type rassemble les opérations les plus simples: "Elles correspondent à un démantèlement de vannes ou arasement de l’ouvrage en travers suivi d’une libre évolution hydrogéomorphologique du chenal sur la zone d’influence de l’ancien ouvrage";
  • dans le deuxième type d’opération, "l’enlèvement de l’ouvrage fait partie d’un projet plus large aboutissant à une reconfiguration du chenal sur une longueur dépassant au moins une quinzaine de fois la largeur du chenal alors que les berges sont explicitement retravaillées. L’objectif de ces travaux est en général de redessiner le chenal pour augmenter la diversité potentielle des habitats et donc la biodiversité";
  • enfin, le troisième type concerne les projets à plus grande extension : "Ceux-ci proposent de redessiner la forme du chenal à la fois dans son tracé et sa forme en travers : ils s’étendent aux berges mais également à la plaine alluviale qui fait l’objet de différents types de travaux comme la reconnexion d’annexes hydrauliques, la mise en place de plantations ou au contraire l’entretien de milieux ouverts souvent accompagnés de la mise en place de cheminements afin d’organiser la fréquentation du site". 

Les chercheurs observent la domination de la suppression d'obstacle dans les choix publics en France: "L’enlèvement des obstacles à la continuité hydrosédimentaire et écologique domine largement les autres types d’opérations dans l’Ouest de la France (Germaine et Barraud, 2013a et b ; Lespez et al., 2015, in press) (…) Dans le département du Calvados, sur les 50 opérations financées de 2012 à 2015, 46 concernent le démantèlement d’obstacles à la continuité hydrosédimentaire et piscicole de type 1 de notre typologie."

Un mouvement est engagé de manière similaire aux Etats-Unis : "Aux États-Unis, le mouvement amorcé depuis longtemps s’est également accéléré au cours des 20 dernières années. Plus de 1100 barrages ont aujourd’hui été enlevés (Magilligan et al., 2016) dont moins de 4 % avant 1976, environ 45 % entre 1976 et 2005 puis 50 % depuis 2006 (Maclin and Sicchio, 1999 ; O’Connor et al., 2015). L’enlèvement de nouveaux obstacles constitue toujours un objectif prioritaire conjointement aux travaux de reconfiguration des chenaux (Doyle et al., 2015)". Il faut cependant avoir en mémoire qu'il y a plus de 2 millions d'ouvrages hydrauliques aux Etats-Unis, donc que les démantèlements observés concernent de l'ordre de 0,05% de ce parc (ce qui représenterait… 40 ouvrages effacés seulement en France par rapport aux 80.000 du ROE de l'Onema).

Le Royaume-Uni épargne ses ouvrages quand la France les détruit
Mais les chercheurs observent que l'effacement d'ouvrages n'est pas très pratiqué outre-Manche: "En revanche, en Grande-Bretagne, les projets de remise en talweg, de reméandrage et de diversification des faciès d’écoulement par des opérations de recharge sédimentaire ou de remodelage du chenal restent largement mis en avant (RRC, 2013) même si le processus de démantèlement des seuils s’amorce activement depuis les années 2010 (Thomas et al., 2015)."

Le cas du Royaume-Uni est intéressant puisque ce pays est inscrit sous la même contrainte DCE que la France (avant le Brexit du moins): "Au Royaume-Uni, bien que le contexte réglementaire soit proche de celui en vigueur en France du fait de la DCE, les opérations de restauration écologique ont suivi une trajectoire bien différente. À l’inverse de ce que nous avons observé dans l’ouest de la France, l’enlèvement d’ouvrages est rarement le préalable à une opération de reconfiguration du chenal d’écoulement. En effet, sur les 1479 projets enregistrés dans la base de données du RRC en 2016, seuls 114 concernaient le démantèlement d’ouvrages en travers, soit moins de 8 %. Ainsi, elles ont d’abord essentiellement consisté en des projets de remise en talweg, de reméandrage et d’amélioration de la diversité des formes et des faciès d’écoulements. Il est en effet frappant de remarquer que la question des obstacles en travers était absente du manuel des techniques de restauration de rivières édité par le River Restoration Centre (RRC) jusqu’en 2013 (RRC, 2002, 2012)."

Cette différence s'observe quand on compare deux rivières, l'Avon et la Touques: "Dans ce contexte, sur plus de 45 opérations enregistrées dans l’inventaire du RRC (2012), aucune ne concerne le franchissement d’obstacles. À l’inverse et dans le même temps, le long de la Touques, entre 1991 et 2006, 33 ouvrages ont été supprimés, abaissés ou ouverts, et 38 autres équipés de dispositifs de franchissement pour un coût actualisé respectif de 1,2 et 2,5 millions d’euros (Germaine, 2011). (…) Entre 2012 et 2015, la Touques a connu 8 opérations de démantèlement d’ouvrage en travers supplémentaires alors qu’aucun n’a toujours été recensé le long de l’Avon où les structures de franchissement sont toujours privilégiées."

Création de méandres : une image idéalisée de la rivière, une persistance du contrôle hydraulique
Enfin, parmi les observations de leur étude, les deux chercheurs soulignent que les travaux de "reméandrage", parfois présentés à tort comme des opérations de "renaturation", coïncident en fait souvent avec la reproduction d'une image idéalisée, mais récente de la rivière : "Le dessin de la rivière choisi est sans doute également sous-tendu par un imaginaire qui trouve sa source dans des modèles artistiques et dans la rivière rurale aménagée héritée du 18ème siècle et réinterprétée par un imaginaire contemporain marqué par les dégradations industrielles et urbaines de la rivière rectifiée et artificialisée."

Ils constatent également que la "mobilité" du lit, présentée comme objectif morphologique, se heurte assez souvent aux usages humains dans la plaine d'inondation où cette mobilité doit se tenir, de sorte que le nouveau profil est finalement contraint : "Dans des sociétés où les riverains sont propriétaires des berges et responsables de leur gestion, la mobilité est une solution difficile à imposer même si d’un point de vue hydrosédimentaire et biologique, elle est sans doute préférable. L’acquisition foncière est coûteuse et ne peut se décréter. De ce fait, dans la quasi-totalité des projets étudiés du type 2 et 3, les travaux de reconfiguration du chenal s’accompagnent d’un travail de fixation des berges y compris en domaine forestier".

Le réamandrage s'inscrit donc davantage dans le paradigme hydraulique et paysager classique de l'aménagement des rivières que dans une stratégie de renaturation intégrale de leurs cours – renaturation dont Laurent Lespez et ses collègues, dans un autre travail, avait montré le caractère de toute façon assez illusoire et naïf par rapport à plusieurs millénaires de modification anthropique des processus sédimentaires et hydrologiques à l'oeuvre dans les bassins (voir Lespez et al 2015).

Discussion
Les chercheurs soulignent en préambule de leur travail : "Il s’agit d’abord d’examiner des sites vitrines, considérés comme exemplaires par leurs promoteurs pour appréhender la rivière dessinée par la restauration écologique et amorcer une réflexion d’ensemble sur la dimension géographique des projets de restauration."

La réalité n'est hélas pas formée de sites "vitrines" et "exemplaires". En raison du classement massif des rivières à fin de continuité écologique et des milliers de sites à aménager en un délai très court (5 ans), nombre de travaux ont été bâclés en France au plan de leur diagnostic écologique, de leur accompagnement paysager, de leur suivi scientifique. Les recherches de Morandi et al 2014 avaient donné un aperçu de cette faiblesse des protocoles de beaucoup de projets de restauration. Il faut espérer que des travaux de recherche s'attacheront à caractériser aussi cette réalité-là qui, pour être moins brillante, n'en est pas moins très présente dans l'expérience des riverains.

Pour Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine, la défragmentation des rivières est une tendance qui peut être localement ancienne. Ainsi, dans le cas de la rivière Seulles (Ouest de la France), "près de la moitié des ouvrages hydrauliques de la fin du 18ème siècle a été démantelée avant que le processus de restauration ne s’engage". Cette observation suggère que l'impact spécifique des moulins (sur lesquels se focalise l'attention en France) est plutôt en déclin à échelle séculaire. Ce qui devrait inciter à rechercher d'autres causes quand on constate une dégradation récente de la qualité de l'eau et des milieux aquatiques.

La division ternaire des travaux de restauration selon leur emprise spatiale et paysagère a probablement du sens en géographie, mais pas tellement en écologie. Pour ce dernier angle, qui forme la justification publique avancée des réformes et des travaux qu'elles engagent, on souhaiterait plutôt une analyse par fonctionnalités restaurées, avec des indicateurs de résultats sur les effets physiques, chimiques et biologiques à long terme des chantiers. Etant donné l'abondance des retours critiques sur les résultats incertains de la restauration de rivière en littérature scientifique (voir cette synthèse), c'est bien le moins que l'on puisse attendre d'une politique de l'environnement fondée sur la donnée et la preuve. Encore faut-il que la science conserve toute son indépendance dans un tel bilan – on pense à certains "retours d'expérience" ad hoc formatés pour soutenir le discours du gestionnaire davantage que faire progresser la connaissance objective (voir ceux de l'Onema en hydromorphologie – Onema qui est juge et partie de cette restauration d'une part, qui procède à une présélection sans base transparente des travaux présentés d'autre part, au lieu d'un tirage aléatoire de nature à mieux refléter la réalité des "expériences" sur la morphologie des cours d'eau).

Enfin, le principal enseignement que nous retenons de ce travail est la divergence des trajectoires de restauration entre la France et le Royaume-Uni. Nous avions déjà montré que les Pays-Bas ont opéré des choix nettement moins maximalistes que la France en ce qui concerne la gestion des ouvrages hydrauliques (Brevé et al 2014). Il serait intéressant d'avoir des aperçus qualitatifs et quantitatifs d'autres pays européens soumis à la DCE – Allemagne, Espagne, Italie, etc. – en vue de mener une réflexion ouverte sur le dimensionnement et la justification des choix français. Plusieurs parlementaires ont déjà demandé un tel audit européen, qui n'a pas été retenu pour le moment par le gestionnaire français.

Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine rapportent le faible nombre d'effacements d'ouvrages au Royaume-Uni à la protection patrimoniale et culturelle plus avancée dans ce pays. Il faut aussi rappeler que l'Environment Agency a identifié 25.935 sites potentiels de développement hydro-électrique en Angleterre et au Pays de Galles (EA 2010, pdf), le même type d'exercice ayant conduit à 36.252 sites équipables pour la seule Ecosse (Anon 2008, pdf). Il existe donc également une volonté britannique de ne pas préjuger de l'avenir en effaçant le potentiel énergétique des rivières et leur contribution future à la décarbonation du mix énergétique. Ces précautions ont été assez largement ignorées en France, où les "petites" productions n'intéressent guère l'Etat traditionnellement habitué à négocier avec des grands opérateurs et où la doctrine de la continuité écologique a été formatée par un milieu assez fermé, à dominante hydrobiologique et halieutique, sans approche multidisciplinaire des enjeux de la rivière.

Référence : Lespez L et Germaine MA (2016), La rivière désaménagée? Les paysages fluviaux et l’effacement des seuils et des barrages de l’Europe de l’ouest et de l’Amérique du Nord-Est, Bulletin de la Société Géographique de Liège, 67

01/09/2016

Metabarcoding: quand l'ADN révèle la biodiversité des rivières (Deiner el al 2016)

Les équipes suisse et nord-américaine de Kristy Deiner et Florian Altermatt viennent de publier dans Nature Communications un article plein de promesses sur l'utilisation de l'ADN environnemental pour évaluer la biodiversité des rivières et bassins versants. Cette méthode, dite du metabarcoding, peut détecter par un seul prélèvement des milliers de génomes d'espèces présentes à l'amont du point de mesure. Une vraie révolution pour les diagnostics écologiques, dont une faiblesse connue est la difficulté d'acquérir des données de qualité sur les hydrosystèmes. 

Tous les organismes présents dans et autour d'une rivière perdent des petits éléments organiques sous forme de tissus, gamètes, organelles ou cellules. On y trouve leur ADN, qui est appelé ADN environnemental (eDNA en acronyme anglais, ADNe dans cet article). Jadis, retrouver ces modestes traces auraient été une gageure. Mais la révolution génomique est passée par là.

Le contenu total en biodiversité d'un échantillon ou d'un site est parfois difficile à évaluer par la voie classique (capture, tri et morphologie visuelle permettant d'assigner un taxon). On utilise depuis quelques années des méthodes appelées barcoding et metabarcoding. Grâce aux progrès de la bio-informatique (séquençage très haut-débit), on peut identifier et amplifier des extraits génétiques connus et assignés à des espèces (les "code-barres"), comme les séquences conservées qui entourent des ARN ou des gènes mitochondriaux. Le processus de séquençage se tient en parallèle et il est largement automatisé, ce qui permet d'assigner rapidement les ADNe d'individus du milieu étudié à un catalogue génétique pré-établi d'espèces. Sachant que les bases publiques internationales conservent déjà des centaines de milliers d'échantillons génétiques. Ficetola GF et al 2008 (Université de Grenoble) et Porazinska DL 2009 (Université de Floride) avaient par exemple déjà utilisé des méthodes de ce type pour explorer un environnement aquatique.

Parmi les avantages du metabarcoding pour les milieux aquatiques: détection de l'ensemble des communautés d'une rivière, évitement du biais d'autocorrélation spatiale des mesures classiques, technique non létale, pas de perturbation des zones échantillonnées, coût extrêmement réduit par un protocole de prélèvement unique.


Extrait de Deiner et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Kristy Deiner et ses collègues ont ici étudié la rivière Glatt en Suisse. Ils ont identifié 296 familles appartenant à 19 embranchement (phyla) eucaryotes. Toutes les familles ont été vérifiées par rapport à des espèces connues en Suisse ou dans l'un des quatre pays adjacents (cf image ci-dessus, cliquer pour agrandir).

Parmi les 296 groupes, 196 étaient des arthropodes. Parmi les macro-invertébrés, 65 ont été détectés par l'ADN environnemental et 13 supplémentaires par la méthode classique du filet. Sur ce total de 78 taxons, 32 ont été uniquement identifiés par l'ADNe, et auraient donc été ignorés par l'échantillonnage classique. Sur les 13 spécimens identifiés au filet, 11 étaient bien présents dans l'ADNe, mais leurs alignements de paires de base n'ont pas répondu aux valeurs de filtre choisies par les auteurs pour l'identification.

La diversité alpha s'est révélée proportionnelle à la superficie du bassin versant au droit de l'échantillonnage, phénomène non retrouvé dans les mesures traditionnelles. La diversité bêta s'est comportée de manière inverse (identique dans l'ADNe, augmentant avec la distance dans l'analyse au filet). Cela s'explique notamment par la circulation de l'ADNe : il tend à être transporté vers l'aval, sur des distances allant de 200 m à 12 km selon la littérature. Le metabarcoding ne donne donc pas une photographie de la biodiversité à l'échelle d'une station (où l'échantillonnage classique reste plus précis), plutôt d'un tronçon ou d'un petit bassin versant. Il augmente la diversité au point de mesure (d'où l'alpha supérieure à la méthode classique) et lise les différences entre sites proches (d'où la bêta inférieure). Malgré cela, c'est un outil extrêmement puissant pour identifier rapidement la présence d'espèces que l'on ne peut repérer toutes par la voie habituelle.

Les auteurs relèvent diverses limitations actuelles de cette méthode : dégradation ou dispersion de l'ADNe (ultraviolet, pH, température, crue), sensibilité au choix des marqueurs (appelés primers) et aux bases de référence (l'analyse montre par exemple moins de poissons, de vers et de diatomées que n'en contient réellement le bassin versant), progrès à faire dans la détection des faux positifs et négatifs. Il n'en reste pas moins que par sa simplicité de prélèvement, sa puissance d'analyse et ses premiers résultats tangibles, le metabarcoding environnemental représente une vraie révolution dans l'étude de la biodiversité, en particulier celle des rivières qui transportent les traces ADN des organismes aquatiques et terrestres.

Référence : Deiner K et al (2016), Environmental DNA reveals that rivers are conveyer belts of biodiversity information, Nature Communications, 7, 12544, doi:10.1038/ncomms12544

30/08/2016

Concilier continuité écologique et existence des moulins: le Ministère pratique toujours la langue de bois

Le Ministère de l'Environnement a répondu (par copier-coller) à une dizaine de nouvelles interpellations des sénateurs sur la destruction des moulins au nom de la continuité écologique. On note une prise en compte timide du patrimoine, avec appel à concilier l'existence des moulins et la restauration de continuité écologique. Mais cette concession est purement formelle: la prose ministérielle reste emplie de nombreuses approximations, voire contre-vérités. Analyse de texte.



La réponse du Ministère peut par exemple être consultée à cette adresse. Elle est reproduite ci-dessous avec commentaires.

"La continuité écologique des cours d'eau constitue l'un des objectifs fixés par la directive Cadre sur l'eau. Elle est indispensable à la circulation des espèces mais également des sédiments." 

La DCE 2000 se contente de signaler la "continuité de la rivière" dans son annexe V comme un des "éléments de qualité pour la classification de l'état écologique". L'absence de discontinuités d'origine anthropique y est désignée (1.2.1. Définitions normatives des états écologiques "très bon", "bon" et "moyen") comme une condition du "très bon état", et non du "bon état" qui est l'objectif recherché en priorité pour 100% des masses d'eau (nous en sommes loin en France).  L'essentiel de la directive européenne est orienté sur la lutte contre les pollutions (mot cité 66 fois dans le texte contre 4 seulement pour la continuité), domaine où la France accuse divers retards (tant dans la mesure des pollutions chimiques que dans leur réduction). On cache donc aux parlementaire le message essentiel: les moyens humains, matériels et financiers dédiés à la continuité écologique (de l'ordre de 2 milliards d'euros pour le programme d'intervention en cours des Agences de l'eau) ne répondent pas aux enjeux prioritaires de la DCE 2000 vis-à-vis desquels la France risque des amendes en 2027, vu le retard déjà accumulé sur les objectifs de cette directive comme sur d'autres (nitrates, eaux résiduaires urbaines, pesticides). Atteignons déjà le bon état écologique et chimique tel qu'il est défini par des indicateurs de qualité posés avec nos partenaires européens, nous verrons ensuite l'opportunité d'améliorer localement les conditions de milieu de certaines espèces de poissons ou d'insectes (voir cet article sur ce que demande et ne demande pas l'Europe).

"La conciliation entre ce principe et l'existence de moulins, dont l'aspect patrimonial de certains est indéniable, est cependant un autre objectif à atteindre."

C'est une nouveauté dans le discours du Ministère. Mais on voit déjà pointer un motif de futures interprétations arbitraires: affirmer que l'aspect patrimonial de la plupart des moulins n'existe pas, pour n'en conserver que quelques-uns en "vitrine" sur chaque rivière. Il faut inverser plus clairement les priorités normatives et leurs effets réglementaires : la préservation des moulins et de leurs organes hydrauliques comme éléments d'histoire, de paysage et de gestion de la rivière doit devenir le choix de première intention sur les cours d'eau de notre pays, leur destruction restant l'exception, pour des raisons motivées.

"Ainsi, afin de pouvoir appréhender au mieux la situation actuelle, l'office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA) a établi un inventaire des obstacles à l'écoulement de toutes sortes (barrages, buses, radiers de pont, etc.). Celui-ci recense plus de 80 000 obstacles. Parmi ceux-ci, un premier ordre de grandeur de 18 000 obstacles dont le nom contient le mot « moulin » peut être tiré. Moins de 6 000 d'entre eux se situent sur des cours d'eau où s'impose une obligation de restauration de la continuité écologique. Enfin, une partie d'entre eux sont de fait partiellement ou totalement détruits et d'autres sont déjà aménagés d'une passe-à-poissons ou correctement gérés et ne nécessitent pas d'aménagement supplémentaire."

Cette comptabilité approximative ("dont le nom contient moulin") est navrante : cela fait 10 ans que l'Onema travaille au ROE et l'on n'est toujours pas capable de définir clairement les ouvrages référencés selon les catégories désignées lors de l'étude de terrain (seuils, barrages, ponts, buses, écluses, etc.). Alors que le nombre des moulins français est estimé entre 50.000 et 80.000 (plus de 100.000 à leur extension maximale au XIXe siècle), il n'y en aurait plus que 18.000 dans cette nouvelle estimation totalement floue. Par ailleurs, cet argument est de mauvaise foi : tous les riverains constatent que les mesures de continuité écologique s'acharnent au premier chef sur les seuils et barrages de moulins, usines à eau ou étangs, et la disparition du paysage de plan d'eau permis par ces ouvrages est l'un des premiers motifs de désarroi des citoyens. Enfin, quelle proportion de moulins au juste a reçu un courrier du service instructeur DDT-Onema affirmant qu'il n'y a aucune mise en conformité à prévoir?  Le Ministère continue son déni et son maquillage de la situation réelle sur le terrain.

"Ainsi, il apparait important d'indiquer que la politique de restauration de la continuité écologique ne vise pas la destruction de moulins. En effet, cette politique se fonde systématiquement sur une étude au cas par cas de toutes les solutions envisageables sur la base d'une analyse des différents enjeux concernés incluant l'usage qui est fait des ouvrages voire leur éventuelle dimension patrimoniale. Cette approche correspond à l'esprit des textes règlementaires sur le sujet, aucun n'ayant jamais prôné la destruction des seuils de moulins."

Ce que ne précise pas le Ministère aux parlementaires : les études de continuité écologique ne mobilisent quasiment jamais les compétences d'historiens susceptibles de donner un avis éclairé sur le patrimoine ; la solution d'effacement est ouvertement favorisée dans les circulaires de 2010 et de 2013 de la direction de l'eau et de la biodiversité ; les Agences de l'eau financent très généreusement les destructions (80 à 100%) mais beaucoup plus difficilement les solutions non destructrices, donc les propriétaires, exploitants, collectivités se retrouvent face à des travaux à coût pharaonique, dont ils ne peuvent payer le restant dû s'ils choisissent autre chose que la destruction totale ou partielle du bien (voir cet article sur les pratiques réelles, cet article sur la priorité à la destruction donnée par l'administration).

"Pour atteindre le bon état écologique et respecter les engagements de la France en matière de restauration des populations de poissons amphihalins vivant alternativement en eau douce et en eau salée, tels que le saumon, l'anguille ou l'alose, il est indispensable de mettre en œuvre des solutions de réduction des effets du cumul des ouvrages sur un même linéaire. C'est pourquoi, la politique de restauration de la continuité écologique des cours d'eau se fonde également sur la nécessité de supprimer certains ouvrages, particulièrement ceux qui sont inutiles et/ou abandonnés. Ce point ne concerne ni ne vise spécifiquement les seuils de moulins."

Le Ministère parle des migrateurs "amphihalins" : il oublie de signaler aux parlementaires que l'on détruit aussi bien des ouvrages pour la truite, le chabot, la lamproie de Planer, la vandoise, le brochet et autres espèces qui ne pratiquent nullement des migrations à longue distance entre deux milieux comme les saumons ou les anguilles, voire qui sont assez sédentaires car dépourvues de capacité importante de nage à contre-courant ou de saut (voir cet article sur l'habitude de ce genre de manipulation des parlementaires, à qui on parle saumons et esturgeons quand sur le terrain le discours est tout autre). L'interprétation locale de la continuité est souvent intégriste (renaturer de l'habitat, et non rétablir une fonctionnalité ; faire franchir toutes les espèces, et non des amphihalins menacés). Et cet intégrisme est couvert par les services instructeurs de l'Etat, quand il n'est pas encouragé par l'ancien Conseil supérieur de la pêche devenu Onema. Par ailleurs, cette réponse ministérielle revient à la notion d'ouvrage "inutile" ou "abandonné" qui peut être détruit. Qui va décréter l'inutilité d'un ouvrage? Comment ne pas voir que ces arguties sont des sources de futurs contentieux?  (Voir cet article sur la notion problématique de moulin "sans usage"). Même quand les enquêtes publiques concluent à un avis défavorable à l'effacement suite notamment à la mobilisation des riverains (cas de l'Orge ou de l'Armançon cette année), les services de l'Etat passent en force et édictent des arrêtés pour démanteler malgré tout.



"Compte tenu des nombreuses réactions, notamment des fédérations de propriétaires de moulins et d'élus, dues surtout à des incompréhensions de cette politique, une instruction a été donnée le 9 décembre 2015 aux préfets afin qu'ils ne concentrent pas leurs efforts sur ces ouvrages chargés de cette dimension patrimoniale. Cette instruction les invite également à prendre des initiatives pédagogiques à partir des multiples situations de rétablissement de la continuité réalisées à la satisfaction de tous, y compris sur les moulins."

Huit effacements programmés en Nord Bourgogne à cet étiage pour zéro dispositif de franchissement: les belles paroles de la Ministre sur l'arrêt de la démolition du patrimoine ne s'incarnent pas sur le terrain où l'on poursuit la voie dogmatique de la destruction préférentielle des ouvrages et de l'absence de prise en charge publique pour les autres solutions. Quant à la "pédagogie", nom poli de la propagande d'Etat, nous lui préférons la démocratie: écouter ce que disent les riverains, déjà leur permettre de s'exprimer réellement dans les instances de programmation et de délibération, au lieu de les en exclure au profit de quelques associations choisies car elles répètent ce que dit le Ministère qui les subventionne. La politique de continuité écologique est fondée depuis dix ans sur un déni démocratique massif, avec exclusion des représentants de riverains et de moulins dans les comités de bassin, les commissions locales de l'eau, les comités de pilotage des contrats territoriaux, les consultations des MISEN, etc. Des petits conciliabules de "sachants" et "pratiquants" ayant tous la même idéologie imposent des solutions qui rencontrent rarement l'agrément des principaux concernés. On fait semblant d'écouter les gens, mais on ne prend jamais en compte leur avis s'il diverge de la solution définie à l'avance.

"Le groupe de travail organisé par le ministère de la culture et de la communication, dont le ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer fait partie, ainsi que la mission du conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), devrait permettre d'affiner la connaissance sur le nombre de seuils de moulins véritablement concernés. Il devrait proposer également des pistes pour renforcer la concertation locale et la prise en compte adaptée de la dimension patrimoniale des moulins dans le cadre d'une diversité de solutions de conciliation avec l'enjeu de restauration de la continuité écologique des cours d'eau."

C'est pratique, le conditionnel ("devrait"), cela permet de repousser à demain les promesses que l'on ne tient pas aujourd'hui. Pour l'instant, le groupe de travail du CGEDD a échoué à faire signer aux acteurs une "charte des moulins" car les extrémistes des rivières sauvages (FNE, FNPF) ne veulent pas en entendre parler, et l'administration quant à elle refuse d'inscrire clairement le principe de non-destruction du patrimoine hydraulique français (hors motif grave de sécurité, salubrité ou mise en danger des milieux).

Conclusion : sur le dossier de la continuité écologique, l'administration n'est manifestement pas capable d'une autocritique sincère de ses échecs, de ses excès et ses égarements depuis 10 ans. Le blocage reste toujours le même : de 10.000 à 15.000 ouvrages devant être aménagés pour lesquels il n'y a pas de financement adapté hors la destruction. Les solutions existent, mais elles demandent une nouvelle philosophie de l'action en rivière : admettre que la restauration ou la modernisation du patrimoine hydraulique est une action d'intérêt général (au contraire de sa destruction qui ampute l'histoire, le paysage et le potentiel énergétique de nos rivières) ; assurer le financement public des mesures écologiques en se montrant beaucoup plus sélectif et rigoureux dans la définition des priorités hydromorphologiques et biologiques ; sortir de l'illusion d'un "retour à l'état naturel" des rivières anthropisées depuis 8 millénaires, dont les peuplements biologiques comme les transferts sédimentaires sont massivement et durablement modifiés par l'action humaine ; cibler les interventions sur les espèces menacées d'extinction et ayant des besoins de migration à longue distance, d'abord sur des bassins où ce besoin est relativement facile à satisfaire.

Illustration : le superbe étang de Bussières sur la Romanée, considéré comme un "obstacle à l'écoulement" par l'Onema, la DDT et le Parc du Morvan, menacé donc d'effacement (la rivière est en liste 2). Tant que l'administration et le gestionnaire ne changeront pas leur regard sur la réalité de la rivière anthropisée, tant que l'on dépensera l'argent public pour des gains environnementaux mal estimés et non garantis, tant que l'on choisira la voie paresseuse de la négation de l'intérêt du patrimoine au lieu de la recherche de sa valorisation pour faire face aux nouveaux défis énergétiques, climatiques et écologiques, le dialogue de sourds continuera avec les riverains attachés à la préservation des paysages ou des usages créés par les retenues.