13/01/2023

Etangs, pesticides et effets épurateurs des retenues (Le Cor 2021)

La très intéressante thèse de François Le Cor, consacrée à l'étude des pesticides et de leurs produits de transformation dans l'eau des têtes de bassin versant, particulièrement dans les systèmes d'étangs, a été publiée en ligne. Ce travail confirme que les retenues d'eau ont un pouvoir épurateur vis-à-vis des intrants chimiques indésirables. Tout le contraire de ce qui avait été affirmé par certains acteurs publics (agences de l'eau, OFB, syndicat de rivières) sur la soi-disant capacité d'auto-épuration de la rivière par destruction de ses ouvrages hydrauliques et de ses retenues. Cette manipulation flagrante de l'opinion dans les années 2010 avait contribué à miner la crédibilité des politiques de continuité écologique, fondées sur la négation de tout intérêt des ouvrages et sur la survalorisation des effets positifs de leur disparition.  


Résumé de la thèse
"L’utilisation des produits de protection des plantes (PPP) dans les systèmes agricoles conventionnels depuis les années 1960 a conduit à une large contamination des écosystèmes aquatiques. Des travaux récents ont mis en évidence un transfert de PPP depuis les parcelles agricoles vers les cours d’eau de tête de bassin versant (BV) ainsi que vers les plans d’eau qui ponctuent ces réseaux hydrographiques: les étangs. En aval de ces derniers, les concentrations en PPP dissous mesurées étaient significativement plus basses qu’en amont, traduisant un effet tampon de ces systèmes lentiques.

Dans le cadre des travaux de thèse présentés, nous nous sommes fixés pour objectif d’apprécier, d’une part, l’occurrence des PPP au sein de ces masses d’eau de tête de BV, et, d’autre part, de leurs produits de transformation (TP). Ensuite, nous nous sommes attachés à déterminer l’abattement des PPP et TP par l’étang dans les fractions dissoutes et particulaires. En complément, le suivi de la contamination de différentes matrices environnementales (i.e. eau, sédiments, ichtyofaune) au sein de l’étang a été entrepris dans l’objectif d’apporter des éléments d’appréciation des processus susceptibles d’intervenir dans cet abattement. La mise en place de stations de prélèvement asservies au volume en entrée et en sortie d’étang de barrage a permis un échantillonnage exhaustif des masses d’eau de tête de BV durant un cycle piscicole complet. Ensuite, le suivi mensuel des compartiments sédimentaires et aquatiques, ainsi que l’échantillonnage en début et fin de cycle piscicole des poissons produits, ont permis d’apprécier les contaminations des différentes matrices sélectionnées. La méthodologie analytique mise en œuvre, basée sur la chromatographie liquide couplée à la spectrométrie de masse en tandem a permis la recherche de composés d’intérêts, en lien avec les traitements réalisés sur le bassin versant, dans les différentes matrices échantillonnées.

Ces travaux de thèse mettent en évidence l’occurrence des PPP et de certains TP dès la base du réseau hydrographique. Les échantillons d’eau récoltés attestent de la présence a minima de cinq composés différents par échantillon, à des concentrations maximales cumulées pouvant atteindre 27 µg/L en amont. Les TP représentent plus de 50 % des composés détectés. En aval de l’étang, les concentrations maximales (2,2 µg/L) ainsi que le nombre de composés détectés sont atténués. Le suivi annuel des volumes d’eau ainsi que des quantités de matières en suspension a permis de réaliser un bilan des flux amont/aval des contaminants, mettant en avant l’abattement de 74,2 % des quantités globales en PPP et TP. L’exploration des compartiments intra-étang met en évidence la présence majoritaire des TP dans la colonne d’eau et, selon les molécules, la diminution de leur concentration moyenne au cours du cycle piscicole avec des maximums observés lors des premières précipitations qui font suite aux périodes d’épandage sur les parcelles agricoles. De même, dans les sédiments, certains PPP et TP présentent des diminutions significatives de leurs concentrations moyennes au cours de ce cycle. Enfin, nous avons mis en évidence l’accumulation de prosulfocarbe chez trois espèces de poisson d’étang (C. carpio, S. erythrophthalmus et T. tinca) pendant le cycle piscicole, en lien avec la contamination constatée dans les sédiments de l’étang au cours de l’année.

Les résultats obtenus fournissent des données de référence sur l’occurrence des PPP/TP dans différentes matrices environnementales en tête de BV. Une réduction des concentrations en PPP an aval de l’étang a été confirmée. Ce travail de thèse a permis de mettre en évidence que cet abattement est observable aussi bien pour les formes dissoutes que particulaires des PPP étudiés mais également pour leurs TP dont l’occurrence s’est avérée déjà conséquente en amont de l’étang."

Référence : Le Cor François (2021), Etangs et qualité des cours d’eau de têtes de bassins versants agricoles : impact sur le devenir des pesticides et leurs produits de transformation, thèse doctorale, Université de Lorraine, École nationale supérieure d’agronomie et des industries alimentaires, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail

11/01/2023

Forte progression des espèces exotiques dans les communautés de poissons du Rhin (Le Hen et al 2023)

Gwendaline Le Hen et neuf collègues ont étudié la composition piscicole du Rhin supérieur en Allemagne, sur 35 ans de données. La tendance est marquée par la forte progression des espèces exotiques, qui représentent aujourd'hui 30% des espèces et 32% des individus, contre respectivement 5% et 0,1% au début des années 1980. Le changement climatique favorise cette évolution de la biodiversité qui modifie les traits fonctionnels des communautés biotiques. Ce phénomène de diversification des espèces de poisson, déjà généralisé dans les grands fleuves connectés et ayant tendance à s'accélérer, pose la question des conditions de référence et des objectifs de conservation que les politiques publiques choisissent en gestion de la biodiversité aquatique. De toute évidence, le vivant évolue rapidement à l'Anthropocène.


Voici le résumé du travail des chercheurs :

"Les poissons exotiques ont un impact considérable sur les communautés aquatiques. Cependant, leurs effets sur la composition des traits restent mal compris, en particulier à de grandes échelles spatio-temporelles. Ici, nous avons utilisé des données de biosurveillance à long terme (1984-2018) de 31 communautés de poissons du Rhin en Allemagne pour étudier les changements de composition et fonctionnels au fil du temps. 

La richesse communautaire totale moyenne a augmenté de 49 % : elle a été stable jusqu'en 2004, puis a diminué jusqu'en 2010, avant d'augmenter jusqu'en 2018. L'abondance moyenne a diminué de 9 %. Partant de 198 individus/m2 en 1984, l'abondance a largement décliné à 23 individus/m2 en 2010 (−88 %), puis a augmenté de 678 % jusqu'à 180 individus/m2 jusqu'en 2018. Les augmentations d'abondance et de richesse à partir de 2010 environ étaient principalement entraînée par l'implantation d'espèces exotiques : alors que les espèces exotiques représentaient 5 % de toutes les espèces et 0,1 % du total des individus en 1993, elles sont passées à 30 % (7 espèces) et 32 % des individus en 2018. Concomitant à l'augmentation des espèces exotiques , la richesse et l'abondance moyennes des espèces indigènes ont diminué de 26 % et 50 % respectivement. Nous avons identifié l'augmentation de la température, les précipitations, l'abondance et la richesse des poissons exotiques comme forces motrices de changements de composition après 2010. 

Pour mieux comprendre les impacts des espèces exotiques sur les communautés de poissons, nous avons utilisé 12 caractéristiques biologiques et 13 caractéristiques écologiques pour calculer quatre métriques de caractéristiques chacune. La dispersion des traits écologiques a augmenté avant 2010, probablement en raison de la diminution des espèces indigènes écologiquement similaires. Aucun changement dans les paramètres de trait n'a été mesuré après 2010, bien que les parts relatives des modalités de trait exprimées aient considérablement changé. Le changement observé dans les modalités des traits a suggéré l'introduction de nouvelles espèces portant des modalités de traits à la fois similaires et nouvelles. Nos résultats ont révélé des changements significatifs dans les compositions taxonomiques et caractéristiques suite aux introductions de poissons exotiques et au changement climatique. 

Pour conclure, nos analyses montrent des changements taxonomiques et fonctionnels du Rhin sur 35 ans, probablement indicatifs de changements futurs dans les services écosystémiques."

Discussion
L'introduction et la dispersion des espèces exotiques est un phénomène devenu commun sur les fleuves et rivières connectés, en Europe comme dans le reste du monde. Concomitamment, des espèces endémiques et spécialisées voient souvent leur population se restreindre, tant sous l'effet du changement climatique que sous la pression de compétiteurs dans leur niche trophique. Nous avions commenté une étude sur la Seine montrant que 46% des espèces de ce bassin sont désormais d'origine exotique, avec une accélération du phénomène depuis un siècle (voir Belliard et al 2021). L'analyse de Gwendaline Le Hen et de ses collègues sur le Rhin confirme les mêmes tendances, mais de manière plus accélérée et sur trois décennies seulement.

L'arrière-plan de la politique écologique des rivières en Europe est de conserver une biodiversité représentative des "conditions de référence" de chaque cours d'eau, selon les termes choisis par la directive européenne. Mais plus nous avançons dans la condition anthropocène – que ce soit ici le changement climatique ou le brassage des espèces – et plus cette idée d'un référentiel fixe de biodiversité ou de fonctionnalité des communautés biotiques paraît irréelle.

Référence : Le Hen G et al (2023), Alien species and climate change drive shifts in a riverine fish community and trait compositions over 35 years, Science of The Total Environment, 867, 161486

09/01/2023

Perturbation du cycle océanique du saumon atlantique (Vollset et al 2022)

Les saumons atlantiques connaissent une accélération de leur maturation et une réduction tendancielle de taille quand ils reviennent migrer en rivière, ce qui a des conséquences sur leur survie. Une étude norvégienne sur plus de 25 ans de suivi de dizaines de milliers de saumons suggère que cette évolution serait due au changement climatique affectant le plancton en zone arctique, où grossissent les saumons. Ce travail rappelle que la gestion des poissons migrateurs doit envisager l'avenir des populations en intégrant tous les facteurs causaux et les trajectoires probables des prochaines décennies.  


Des études sur la croissance du saumon atlantique ont déjà révélé que sa taille selon l'âge a diminué dans de grandes parties de l'Atlantique Nord-Est, parallèlement à une réduction de la survie, affectant particulièrement les populations du sud de l'Europe. Plusieurs travaux ont suggéré que ces changements pourraient être liés au réchauffement des océans et aux changements du fonctionnement de l'écosystème marin. Knut Wiik Vollset ont compilé des données sur la croissance des poissons individuels au cours de leur première année en mer, qui correspond au stade de vie appelé post-smolt, soit le suivi de plus de 52 000 saumons atlantiques sur 180 rivières à travers la Norvège, entre 1989 et 2016. 

Voici la conclusion à laquelle parvienne les chercheurs :

"Des données uniques sur la croissance de la longueur corporelle au cours des premiers mois en mer obtenues à partir de la lecture des écailles du saumon atlantique ont révélé une réduction brutale de la croissance en 2005 pour de nombreuses populations migrant à travers la mer de Norvège depuis le sud et le centre de la Norvège. Cette croissance réduite s'est accompagnée d'une baisse du nombre de saumons atlantiques qui sont retournés dans les rivières au cours de l'année suivante après avoir passé un an en mer (appelés saumons atlantiques à un seul hiver ou castillon). 

Notre analyse a révélé une diminution océanographique coïncidente de l'étendue des eaux arctiques dans la mer de Norvège. Cette diminution des eaux arctiques a entraîné un réchauffement d'environ 1°C de la température, ce qui était corrélé à une réduction de près de 50 % de l'abondance du zooplancton avant l'émigration des smolts de saumon atlantique des rivières vers les régions de la mer de Norvège. Une réduction soudaine de la croissance corporelle a également été observée chez le maquereau bleu suite à cette réduction du plancton. Une croissance réduite du saumon atlantique vers 2005 a également été observée en France et en Écosse, suggérant que les facteurs affectant les populations du sud de la Norvège ont affecté les populations de saumon dans une vaste zone géographique. 

Nous émettons l'hypothèse que le changement océanographique dans les eaux arctiques a provoqué un changement de régime synchrone entre les niveaux trophiques dans une vaste zone de l'océan Atlantique nord-est."


Ces graphiques montrent la simultanéité de divers phénomènes avec un changement apparent de régime autour de l'année 2005 : (A) Proportion de saumons atlantiques retournant sur les côtes norvégiennes pesant plus de 3 kg. (B) Proportion de saumons multi-mer-hiver (MSW) par rapport au nombre total de saumons revenant de l'océan Atlantique à différentes années vers l'Europe du Nord (en rouge) et du Sud (en bleu). (C) Proportion d'eau arctique dans la mer de Norvège en mai. (D) Température moyenne de la surface de la mer (SST) en mer de Norvège de janvier à mai. (E) Biomasse de zooplancton définie en grammes de poids sec par mètre carré. (F) Longueur du maquereau de 6 ans. 

03/01/2023

La directive européenne sur l’eau repose sur une fiction de rivière sans humain, sa réforme en 2027 est notre horizon d’action

La directive cadre européenne sur l’eau est l’une des plus importantes législations environnementales dans le monde. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ses fondements intellectuels ont été posés par une expertise très restreinte au sein de la Commission européenne, avec fort peu de débats politiques et de surcroît des désaccords scientifiques observables dès la naissance du texte. Car l'édifice normatif repose sur l’idée fausse que la rivière est un fait naturel séparé des humains et sur l’espoir insensé que l’on pourrait tendre très vite vers des masses d’eau sans impacts notables issus d’activités humaines. Cette idéologie naturaliste déjà datée en 2000 s’est cognée depuis vingt ans au réel, ce qui aboutit à l’échec des objectifs posés. Mais l’échec était inscrit dans la manière de penser la question de l’eau : c’est cela qu’il faut modifier d’ici 2027, terme de l’actuelle directive.


Le 22 décembre 2000 est une étape marquante dans l'histoire des politiques de l'eau en Europe : à cette date, la directive-cadre sur l'eau (DCE ou directive 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour l'action communautaire dans le domaine de la politique de l'eau) a été publiée au Journal officiel des Communautés européennes et est entrée en vigueur.

La DCE prévoyait que toutes les «masses d’eau» superficielles (rivières, plans d’eau, estuaires) et souterraines (nappes) atteindraient un «bon état écologique et chimique» en 2015, avec deux périodes prorogatoires jusqu’en 2027 pour les cas où le bon état n’aurait pas été atteint dès 2015. 

La DCE est un échec, cet échec doit être analysé
Nous pouvons d’ores et déjà dire que la DCE est un échec car la plupart des pays ne parviennent pas aux objectifs fixés et les progrès au fil des rapportages tous les 5 ans sont très lents. De surcroît, l’état chimique est une notion assez artificielle dans la construction des indicateurs en vigueur car les polluants de synthèse ne sont pas réellement mesurés et suivis en routine sur toutes les masses d’eau (Weisner et al 2022).

Au-delà de cet échec, le problème est dans la conception même de la directive. La direction générale Environnement de la Commission européenne, travaillant avec un cercle restreint d’experts (d’inspiration plutôt naturaliste et de formation plutôt hydrobiologiste), a proposé dans les années 1990 un texte normatif dont la construction intellectuelle relève de l’écologie telle qu’on la concevait dans les années 1960. Les parlementaires et les chefs d’Etat ont accepté ce travail sans faire preuve à l’époque d’esprit critique. Une raison est sans doute parce que les thématiques écologiques sont assez techniques et que les élus ne se représentent pas forcément les conséquences de choix théoriques qui paraissent assez abstraits sur le papier. Une autre raison est que la démarche DCE, à défaut d’être sensée comme l’expérience le révélera, avait le mérite de repose sur l’idée d’indicateurs chiffrés et de calculs coût-bénéfice, un langage apprécié par les gouvernances technocratiques (Bouleau et Pont 2014).

En fait, la directive européenne sur l’eau repose sur une fiction et une utopie :
  • La fiction est celle d’une rivière sans impact humain et à l’équilibre comme modèle réplicable partout de la rivière «normale».
  • L’utopie est la capacité à (re-)produire de telles rivières à l’âge anthropocène, c’est-à-dire à l’époque où non seulement les bassins versants sont très occupés par les humains, mais où les cycle de l’eau, de carbone, des sédiments, de l’azote, du phosphore et bien d’autres sont dynamiquement modifiés sans espoir réaliste de changement brutal de cette modification (Steffen et al 2015).
On a axé la politique publique des cours d’eau et plans d’eau sur un schéma théorique très éloigné des conditions réelles, avec injonction de changer cette réalité sans mesure sérieuse de ce que cela impliquerait.

La « condition de référence » de la rivière, une construction intellectuelle hors sol
L’erreur de la DCE s’est matérialisée dans l’idée de «condition de référence» : l’Union européenne demande au gestionnaire publique d’évaluer l’état chimique et écologique du cours d’eau à partir d’une référence «normale», c’est-à-dire de ce qui est attendu pour ce cours d’eau. La normalité écologique s’apprécie à partir d’indicateurs biologiques choisis (poissons, insecte, plantes) indiquant que le milieu est en «bon» état. Mais le «bon» état équivaut en fait à des rivières très isolées des influences humaines: il a été demandé aux experts et gestionnaires de mesurer la biologie de rivières proches de conditions «vierges» de présence et influence humaines, puis de faire de cette mesure l’étalon de l’état à viser, même sur des rivières où l’humain est nettement plus intervenu – plus encore que la rivière elle-même, ou le plan d’eau, sur des bassins versants entiers où l’humain est plus ou moins présent, puisqu’un acquis de l’écologie aquatique est que les usages du bassin versant impacte la rivière, pas uniquement les usages de la rivière elle-même. 

La définition normative d’un « très bon statut écologique » formant la « condition de référence » d’une masse d’eau (rivière, plan d’eau, estuaire) est la suivante (annexe V 1.2):
« Il n'y a pas ou très peu d'altérations anthropiques des valeurs des éléments de qualité physico-chimiques et hydromorphologiques pour le type de masse d'eau de surface par rapport à celles normalement associé à ce type dans des conditions non perturbées.
Les valeurs des éléments de qualité biologique pour la masse d'eau de surface reflètent celles normalement associées à ce type dans des conditions non perturbées et ne montrent aucun signe de distorsion ou seulement très peu. »
La DCE a produit divers guides d’interprétation pour inciter le gestionnaire à suivre sa logique (voir ce lien pour les consulter). Il faut noter que la DCE prévoyait la possibilité de classer des masses d’eau comme «naturelles», «fortement modifiées» ou «artificielles», mais en laissant à chaque pays ou à chaque district hydrographique la liberté d’estimer cela. Alors que la logique eût voulu de classer quasiment tous les bassins européens comme fortement modifiés voire comme artificiels, la plupart des gestionnaires ont conservé une part prépondérante à des classements en masse d’eu «naturelle» – un choix qui entraîne automatiquement la « condition de référence » (donc avec peu d’impact humain) comme objectif pour cette masse d’eau. Soulignons au passage que la France a été particulièrement naïve (ou doctrinaire), l'administration ayant considéré à rebours des faits observables que 95% des masses d'eau superficielle du pays sont naturelles. D'autres pays ont été plus réalistes.

Les critiques scientifiques de l’idée de « référence » naturelle
Un travail très intéressant mené par deux chercheurs en science politique a montré que la genèse de la directive cadre européenne sur l’eau fut assez confuse (Loupsans et Gramaglia 2011). Dès l’origine, des chercheurs n’étaient pas d’accord sur son armature intellectuelle, certains y voyant un non-sens ou une vision très datée de l’écologie. Ces critiques sont exprimées dans plusieurs publications (par exemple Steyaert et Ollivier 2007, Dufour et Piégay 2009, Bouleau et Pont 2015, Linton et Krueger 2020 ), en particulier sur l’idée que des conditions de référence définies par une certaine taxonomie en biologie pourraient indiquer une direction réellement utile. Parmi les arguments principaux, on notera :
  • L’anthropisation (transformation humaine) des bassins versants européens est un processus de très long terme ayant commencé au néolithique, donc il est vain d’imaginer un état stable passé comme une référence.
  • L’influence humaine ne se limite pas au lit de la rivière, tout le bassin versant influe sur l’écologie du cours d’eau et donc tout le bassin versant serait censé retrouver une hypothétique niveau « de référence ».
  • Certaines évolutions comme le changement climatique engagent des modifications peu réversibles à court terme, mais avec des conséquences majeures sur les déterminants des peuplements aquatiques (hydrologie, température). Il en va de même pour l'introduction d'espèces exotiques qui rebattent durablement les cartes des communautés biotiques.
  • L’ontologie sous-jacente de la DCE sépare et oppose l’humain et le non-humain, la société et la nature, l’histoire et le vivant. Or ce mode de pensée ignore la réalité hybride de l’eau où les humains depuis toujours interagissent avec leurs milieux de vie.
Horizon 2027 pour le mouvement des ouvrages hydrauliques et des riverains
Le cas de l’ouvrage hydraulique (formant moulin, étang, plan d’eau, lac de barrage…) a agi en France comme un révélateur des contradictions et limites de la DCE. Dans ce cas particulier, revenir aux «conditions de référence» de la rivière signifie détruire ses ouvrages.  Mais ceux-ci sont les témoins et héritiers de deux millénaires de modification des écoulements pour diverses motivations : énergie, irrigation, eau potable, régulation de crue, agrément, etc. Ces usages ne vont certainement pas disparaître au 21e siècle, d'autant que la question climatique rend l'eau plus critique que jamais pour la société.

L’ouvrage hydraulique a aussi été le cristallisateur de la contestation sociale, car son bâti et ses paysages font l’objet d’un attachement riverain. On en est venu à se poser la question : quelle rivière voulons-nous? Et celles qui suivent naturellement : qui décide de la rivière que nous sommes censés vouloir? Et pourquoi au juste? Les destructions d’ouvrages et d’usages objets d’un attachement riverain ont donc mené à une conscientisation critique des citoyens et une déconstruction de récits technocratiques affirmant la «condition de référence».

La DCE 2000 arrivera en 2027 à l’échéance de ses actions prévues, et devra alors être révisés. Le processus a déjà commencé. Comment éviter que se reproduisent aujourd'hui les mêmes erreurs que dans la décennie 1990? Voici quelques pistes de travail – un travail qui commence maintenant, vu le temps d’évolution des superstructures publiques et le fort conservatisme qui y règne. 

Rendre plus transparente, diverse et inclusive l’expertise
Le mode de fonctionnement technocratique donne une place importante aux experts (ici de la DG Environnement de la Commission) qui conçoivent des normes de manière assez isolée des élus et des citoyens, voire d’autres experts de disciplines connexes mais non mobilisées. Ce n’est pas satisfaisant : l’essentiel du travail se fait dans cette phase d’expertise : comme le résultat a une forte technicité et complexité, les élus peinent ensuite à s’approprier et modifier les textes dans le travail parlementaire normal de discussion des orientations publiques. Le premier objectif est donc de sortir de cet entre-soi trop opaque pour que les travaux préparatoires soient connus, médiatisés. Qu’ils soient aussi inclusifs de certaines expertises qui seraient ignorés dans les phases de discussion initiale, alors que ces expertises sont pertinentes. Le duopole actuel d’une vision uniquement écologique et économique de la rivière ignore la dimension sociale, culturelle et historique.

Politiser l’expertise
Les choix technocratiques de l’Union européenne tendant à avancer deux manières de dépolitiser. D’une part, la référence à «la nature» serait universelle et au-dessus des débats par son simple énoncé (procédé de naturalisation). D’autre part, les «sciences de la nature» diraient à la fois ce qu’il faut connaître (fonction explicative) et ce qu’il faut faire (fonction prescriptive). Or, il n’en est rien. Il existe des appréciations sociales divergentes de la nature. Au sein des disciplines scientifiques, il existe des paradigmes et des angles de recherche qui sont en eux-mêmes porteurs de certains biais a priori. Tout cela doit être dit dans la phase de discussion démocratique des textes normatifs, avec le souci d’assurer un réel pluralisme (des visions de la nature, des sciences et expertises mobilisées au sujet de la nature). Le mot «politiser» ne signifie pas ici qu’il faire de la politique politicienne, mais qu’il faut assumer l’existence de divergences sur les visions de l’eau et l’existence de préférences, y compris parfois au sein d’une expertise que l'on se représente comme «neutre». 

Poser l’eau hybride comme norme
Au cœur de l’édifice normatif de l’actuelle DCE, il y a le refus de considérer l’eau comme un fait hybride nature-culture et la volonté de la définir comme un fait naturel où l’humain serait un intrus. C’est ce point qu’il faut travailler en priorité au plan intellectuel et programmatique : un texte normatif doit reconnaître que le destin des rivières et plans d’eau est la co-évolution avec les sociétés humaines hier, aujourd’hui et demain, que les options de « renaturation » ne sont pas des retours à un hypothétique Eden perdu ni des directions nécessaires pour tous les cours d’eau mais des choix de fonctionnalités qui restent localement décidés par les humains. 

Poser la subsidiarité comme règle
Au plan de la gouvernance, les citoyens sont de plus en plus rétifs à des règles trop précises décidées trop loin du terrain. L’extraordinaire diversité des configurations de l’eau – non seulement par le fait naturel de l’organisation en réseau des cours d’eau dans des contextes géologiques, hydrologiques, biologiques et climatiques très différents, mais aussi par le fait culturel de la pluralité des appropriations humaines de l’eau dans l’histoire – doit se refléter dans une gouvernance qui édicte moins de normes au sommet et laisse davantage de libertés de choix à la base. Ce principe de subsidiarité fait au demeurant partie des règles européennes, mais il tend à être subverti par le désir de contrôle des administrations centrales. 

Pour affirmer ces positions à Bruxelles, le mouvement des ouvrages hydrauliques et des riverains devra s’organiser au niveau européen, se doter d’outils de contacts et d’influence auprès des décideurs, se trouver des alliés et mobiliser les citoyens afin qu’ils exercent une pression de transparence sur les exercices bien trop confidentiels et fermés d’expertises. Vaste travail collectif en vue. Hydrauxois en sera un acteur.