19/05/2023

Considérer l'eau de surface et l'eau souterraine comme une seule et même ressource (Scanlon et al 2023)

L'analyse satellitaire par gravimétrie (mission GRACE) permet d'estimer l'évolution globale des ressources en eau douce superficielle et souterraine, par bilan de masse. Les dernières mesures publiées par les chercheurs montrent une forte variabilité interannuelle, une progression globale de la superficie de stockage d'eau en surface, une déplétion régionale de la ressource en raison du climat ou des usages, au premier rang desquels l'irrigation.

Tendance des ressources en eau depuis le début de la décennie 2000.

Entre 2012 et 2020, la crise de l'eau est apparue huit fois parmi les cinq risques à fort impact répertoriés par le Forum économique mondial. La 77e Assemblée générale des Nations Unies en 2022 a émis une alerte rouge sur le climat et l'approvisionnement en eau. La gestion quantitative de l'eau est donc revenue au premier plan des préoccupations publiques.

Une équipe internationale de chercheurs vient de publier une estimation des ressources globales d'eau douce à partir du satellite GRACE, qui permet (par bilan massique) de mesurer le stockage total d'eau en surface et en sol, à échelle de la planète. Ces chercheurs font aussi un passage en revue des options pour gérer l'eau douce, en insistant sur le fait que l'eau de surface et l'eau souterraine doivent être considérées comme une seule et même ressource. 

Voici le résumé de leur travail :
L'eau est une ressource essentielle, mais assurer sa disponibilité confronte à des défis liés aux extrêmes climatiques et à l'intervention humaine. Dans cette revue, nous évaluons l'évolution actuelle et historique des ressources en eau, en considérant les eaux de surface et les eaux souterraines comme une ressource unique et interconnectée. 
Les tendances du stockage total de l'eau ont varié d'une région à l'autre au cours du siècle dernier. Les données satellitaires de Gravity Recovery and Climate Experiment (GRACE) montrent des tendances à la baisse, à la stabilité et à la hausse du stockage total de l'eau au cours des deux dernières décennies dans diverses régions du monde. La surveillance des eaux souterraines fournit un contexte à plus long terme au cours du siècle dernier, montrant une augmentation du stockage de l'eau dans le nord-ouest de l'Inde, le centre du Pakistan et le nord-ouest des États-Unis, et une diminution du stockage de l'eau dans les hautes plaines et la vallée centrale des États-Unis. La variabilité climatique entraîne certains changements dans le stockage de l'eau, mais l'intervention humaine, en particulier l'irrigation, est un moteur majeur.
La résilience des ressources en eau peut être accrue en diversifiant les stratégies de gestion. Ces approches comprennent des solutions vertes, telles que la préservation des forêts et des zones humides, et des solutions grises, telles que l'augmentation des approvisionnements (dessalement, réutilisation des eaux usées), l'amélioration du stockage dans les réservoirs de surface et les aquifères épuisés, le transport de l'eau. Un portefeuille diversifié de ces solutions, associé à la gestion des eaux souterraines et des eaux de surface en tant que ressource unique, peut répondre aux besoins humains et écosystémiques tout en construisant un système d'eau résilient.
Voici les points clés mis en avant par les chercheurs : 
Les tendances nettes des données sur le stockage total de l'eau de la mission satellite GRACE vont [selon les grands bassins] de −310 km3 à 260 km3 au total sur une mesure de 19 ans dans différentes régions du monde, variations causées par le climat et l'intervention humaine.

Les eaux souterraines et les eaux de surface sont fortement liées, 85 % des prélèvements d'eau souterraine provenant du captage des eaux de surface et d'une évapotranspiration réduite, et les 15 % restants provenant de l'épuisement des aquifères.

Les interventions climatiques et humaines ont causé la perte d'environ -90 000 km2 de superficie d'eau de surface entre 1984 et 2015, tandis que 184 000 km2 de nouvelle superficie d'eau de surface se sont développées ailleurs, principalement en remplissant des réservoirs.

L'intervention humaine affecte les ressources en eau directement par l'utilisation de l'eau, en particulier l'irrigation, et indirectement par le changement d'affectation des terres, comme l'expansion agricole et l'urbanisation.

Les stratégies visant à accroître la résilience des ressources en eau comprennent la préservation et la restauration des forêts et des zones humides, et la gestion conjointe des eaux de surface et des eaux souterraines.


A propos des stockages en surface, les auteurs font les remarques suivantes :
"Le stockage géré de l'eau, y compris les réservoirs de surface et le stockage souterrain dans les aquifères, peut résoudre les déconnexions temporelles entre l'offre et la demande causées par les extrêmes climatiques (inondations et sécheresses). La diminution du stockage naturel dans le manteau neigeux dans le cadre du changement climatique souligne la nécessité de développer une capacité de stockage supplémentaire pour compenser les impacts climatiques.

À l'échelle mondiale, environ 58 000 grands barrages (≥15 m de haut) fournissent une capacité de stockage agrégée d'environ 7 000 à 8 300 km3. Les barrages à usage unique sont construits pour l'irrigation (~50%), l'hydroélectricité (21%) et l'approvisionnement en eau (12%). Cependant, les barrages mal gérés perturbent la connectivité écologique des rivières et la quantité et la qualité de l'eau en aval. Bien que la construction de barrages ait déjà atteint son apogée dans certains pays (en particulier à revenu élevé) parce que des sites de stockage appropriés ont été développés au maximum, les progrès du niveau de compétence en matière de prévision encouragent les efforts visant à optimiser le stockage sur les sites existants en utilisant des opérations de réservoir informées par les prévisions (FIRO), comme démontré à Lake Mendocino, en Californie. Le FIRO consiste à transférer l'excès d'eau de surface avant l'inondation des réservoirs vers les aquifères épuisés adjacents pour améliorer le stockage de l'eau. La Ganges Water Machine fournit un autre exemple de gestion conjointe des eaux de surface et des eaux souterraines pour améliorer le stockage de l'eau. L'irrigation étendue alimentée par les eaux souterraines pendant les périodes autres que la mousson offre un espace accru pour stocker les eaux de crue de la période de mousson de 3 mois, améliorant ainsi l'échange d'eau de surface et souterraine.

La construction de barrages augmente nettement dans les pays à revenu faible et intermédiaire où il existe encore un grand potentiel de réservoirs. Environ 3 700 barrages hydroélectriques sont en construction ou prévus, principalement en Amérique du Sud, en Asie du Sud et de l'Est et en Afrique. Il y a des inconvénients à utiliser des réservoirs pour réduire les pénuries d'eau. Par exemple, le remplissage du Grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD, capacité de 74 km3) pourrait réduire considérablement les niveaux des réservoirs dans le réservoir du barrage du Haut Assouan en aval, et la gestion des deux réservoirs sera nécessaire pour faire face aux sécheresses pluriannuelles. Sur la base du paradoxe de Jevons, et comme ce qui concerne l'efficacité de l'irrigation, l'augmentation de l'approvisionnement en eau peut augmenter la demande et rendre les systèmes plus vulnérables aux pénuries.

Il existe un intérêt croissant pour le stockage de l'eau dans les aquifères épuisés en utilisant la recharge gérée des aquifères (MAR), le processus d'infiltration ou d'injection artificielle d'eau dans le sous-sol pour le stockage et la récupération ultérieure. De plus, avec l'augmentation des extrêmes climatiques, on s'intéresse de plus en plus à la capture des débits de crue et de tempête pour recharger les aquifères épuisés. Le volume annuel d'eau stockée à l'échelle mondiale grâce au MAR est passé à environ 10 km3 en 2015. Bien que les volumes de stockage du MAR soient faibles par rapport aux réservoirs de surface, le MAR peut être une stratégie extrêmement importante à l'échelle locale pour aider à atténuer le stress hydrique régional. Par exemple, dans le comté d'Orange, en Californie, le MAR est un composant essentiel du portefeuille local d'approvisionnement en eau et fournit suffisamment d'eau pour 850 000 personnes, en plus de co-bénéfices tels que la prévention de l'intrusion d'eau de mer et l'amélioration de la qualité de l'eau. L'épuisement du stockage des aquifères aux États-Unis a été estimé à 1 000 km3 entre 1900 et 2008, dépassant la capacité des nouveaux réservoirs de surface (673 km3) construits au cours de cette période. Cet héritage de l'épuisement de l'aquifère représente une grande capacité potentielle de réservoir souterrain pour soutenir le MAR, même en tenant compte de la perte permanente de stockage de l'aquifère due au compactage (par exemple, ~ 20 % en Californie). Les projets MAR peuvent étendre davantage les options de stockage local grâce à une gestion conjointe des réservoirs de surface traditionnels avec des installations MAR colocalisées. Bien que le MAR puisse avoir de multiples avantages, notamment l'atténuation de l'affaissement des terres et la restauration des écosystèmes, il peut également avoir des effets néfastes sur l'environnement, notamment l'engorgement, la salinisation des sols et la dégradation de la qualité de l'eau."
Discussion
La gestion intégrée de l'eau ne doit pas séparer l'eau de surface et l'eau souterraine, puisque ces deux réalités sont interconnectées dans le fonctionnement naturel des bassins versants comme dans les usages humains de l'eau (s'y ajoute, encore marginalement mais en forte croissance mondiale, le dessalement de l'eau de mer créant un apport d'eau douce en zone littorale). Cela suppose déjà de disposer d'un réseau de mesure complète de la ressource eau. 

Si ces estimations globales sont utiles et permises par la mission GRACE, elles ne doivent pas faire oublier que l'eau se gère toujours localement. Par exemple, outre les 58 000 grands barrages de plus 15 m dans le monde, il existe des millions d'ouvrages de moindre hauteur (1,2 million en Europe, voir Belletti et al 2020). Bien que passant sous le radar des réflexions globales, ces ouvrages ont aussi des fonctions de ralentissement, stockage, diversion de l'eau.  Il faudrait d'ailleurs ajouter aux barrages artificiels créés par les humains ceux résultant de processus non humains (embâcles, éboulis, castors etc.). Si l'eau doit être gérée face à l'aléa climatique et à la demande socio-économique, cette gestion s'opère sur chaque bassin versant, d'autant que le transport longue distance de l'eau reste une option énergie-intensive et difficilement actionnable, hors quelques très grands projets (cités dans l'article des chercheurs). 

Un point particulièrement intéressant pour la réflexion est la connexion des réservoirs de surfaces créés par des barrages, des digues ou des canaux avec les sols, aquifères et nappes. L'intérêt de stocker l'eau sous la surface est lié à une moindre évaporation, notamment en période de changement climatique – même s'il ne faut pas négliger que l'eau de surface reste nécessaire à la biodiversité très riche des milieux aquatiques et humides, les espèces ne pouvant évidemment se réfugier sous le sol en été, hormis une toute petite fraction adaptée aux assecs. A petite échelle, on peut imaginer que la gestion des ouvrages hydrauliques serve à des élévations de nappes, inondations contrôlées de lit majeur en saison pluvieuse, détournements par canaux vers des zones favorables à l'infiltration (cf par exemple les analyses locales sur une tête de bassin karstique in Potherat 2021). Cela suppose que le gestionnaire revienne à une culture hydraulique en la connectant aux connaissances hydrologiques et écologiques.

Référence : Scanlon BR et al (2023), Global water resources and the role of groundwater in a resilient water future, Nature Reviews Earth & Environment, 4.2, 87-101

16/05/2023

Le retour des castors oblige à repenser le concept de continuité de la rivière (Larsen et al 2021)

Ayant décliné depuis quelques millénaires et frôlé l'extinction à l'âge moderne, puis ayant bénéficié de protection stricte au 20e siècle, le castor fait désormais son grand retour dans l'aire américaine (Castor canadensis) et l'aire européenne (Castor fiber). Les chercheurs constatent que les bassins versants favorables au rongeur aquatique sont alors parsemés de nombreux barrages formant des plans d'eau et modifiant substantiellement le régime d'écoulement de la rivière, ses connexions au lit majeur comme aux aquifères. Cette observation empirique conduit à réviser le concept de continuité de la rivière, car la réalité historique des cours d'eau dans les zones à castor a sans doute été une série de discontinuités. Rien à voir avec la carte postale formant souvent vitrine des politiques de renaturation et de continuité dite "écologique", où l'on voit des petites rivières dégagées et s'écoulant sagement dans un lit sans aucun obstacle. Une image d'Epinal davantage qu'une réalité scientifiquement validée.



Trois spécialistes (Annegret Larsen, Joshua R. Larsen et Stuart N. Lane) ont proposé une synthèse de la littérature savante sur les effets hydrologiques et géomorphologiques des barrages de castors. Voici le résumé de leur recherche :
"Les castors (Castor fiber, Castor canadensis) sont l'un des ingénieurs des écosystèmes les plus influents parmi les mammifères, modifiant fortement l'hydrologie, la géomorphologie, le cycle des nutriments et les écosystèmes des corridors fluviaux. En tant qu'agent de perturbation, ils y parviennent d'abord et avant tout par la construction de barrages, qui retiennent l'écoulement et augmentent l'étendue des eaux libres, et dont découlent tous les autres impacts sur le paysage et l'écosystème. Après une longue période d'éradication locale et régionale, les populations de castors se sont rétablies et se sont développées dans toute l'Europe et l'Amérique du Nord, ainsi qu'une espèce introduite en Amérique du Sud, ce qui a nécessité une révision complète de l'état actuel des connaissances sur la façon dont les castors influencent la structure et le fonctionnement des corridors fluviaux. 
Ici, nous synthétisons les impacts globaux sur l'hydrologie, la géomorphologie, la biogéochimie et les écosystèmes aquatiques et terrestres. Nos principales conclusions sont qu'un complexe de barrages de castors peut augmenter le stockage de l'eau de surface et souterraine, modifier la répartition des bilans hydriques à échelle des tronçons, permettre une atténuation des inondations spécifique au site, modifier l'hydrologie à faible débit, augmenter l'évaporation, augmenter les temps de séjour de l'eau et des nutriments, augmenter l'hétérogénéité géomorphologique, retarder le transport des sédiments, augmenter le stockage du carbone, des nutriments et des sédiments, étendre l'étendue des conditions et des interfaces anaérobies, augmenter l'exportation en aval du carbone organique dissous et de l'ammonium, diminuer l'exportation en aval du nitrate, augmenter les transitions de l'habitat lotique à l'habitat lentique et l'eau primaire aquatique production, induire une succession «inverse» dans les assemblages de végétation riveraine et augmenter la complexité de l'habitat et la biodiversité à l'échelle du tronçon.
Nous examinons ensuite les principales rétroactions et les chevauchements entre ces changements causés par les castors, où la diminution de la connectivité hydrologique longitudinale crée des étangs et des zones humides, les transitions entre les écosystèmes lentiques et lotiques, l'augmentation des gradients d'échange hydraulique vertical et le cycle biogéochimique par unité de longueur de cours d'eau, tandis que l'augmentation la connectivité latérale déterminera l'étendue de la zone d'eau libre et des habitats des zones humides et littorales, et induira des changements dans les assemblages des écosystèmes aquatiques et terrestres. Cependant, l'étendue de ces impacts dépend d'abord du contexte hydrogéomorphique du paysage, qui détermine l'étendue de l'inondation des plaines inondables, un facteur clé des changements ultérieurs de la dynamique hydrologique, géomorphique, biogéochimique et écosystémique. Ensuite, cela dépend de la durée pendant laquelle les castors peuvent supporter des perturbations sur un site donné, qui est limitée par des rétroactions descendantes (par exemple, la prédation) et ascendantes (par exemple, la concurrence), et détermine en fin de compte les voies du paysage du corridor fluvial et la succession écosystèmique après abandon du castor. Cette influence démesurée des castors sur les processus et les rétroactions des corridors fluviaux est également fondamentalement distincte de ce qui se produit en leur absence. 
Les pratiques actuelles de gestion et de restauration des rivières sont donc ouvertes à un réexamen afin de tenir compte des impacts des castors, tant positifs que négatifs, de sorte qu'ils puissent potentiellement accueillir et améliorer les services d'ingénierie écosystémique qu'ils fournissent. Nous espérons que notre synthèse et notre cadre holistique d'évaluation des impacts des castors pourront être utilisés dans cette entreprise par les scientifiques et les gestionnaires de rivières à l'avenir, car les populations de castors continuent de croître en nombre et en aire de répartition."

Les chercheurs soulignent que le castor oblige à repenser le "river continuum concept" qui est une des bases savante de la continuité écologique. Il faut selon eux envisager que la rivière connaît en réalité des discontinuités :
"Les modifications à grande échelle des castors des modèles de processus physiques sur lesquels les écosystèmes s'adaptent et fonctionnent perturbent donc ce cadre traditionnel du RCC (river continuum concept), en particulier dans les habitats de cours d'eau d'ordre inférieur, avec des conséquences importantes pour notre conceptualisation des processus des écosystèmes fluviaux. La principale raison pour laquelle les modifications du castor perturbent autant le RCC est due à l'étendue croissante des eaux de surface retenues derrière les barrages individuels et collectivement au sein des complexes de barrages de castor, qui constituent un changement brusque d'échelle de portée de presque exclusivement lotique (eau courante) à un mélange complexe de conditions lentiques (eau calme) et lotiques et de transitions entre elles. Cette variation entre les écosystèmes lotiques et lentiques a été couverte dans des modèles conceptuels qui incluent des barrages anthropiques dans des systèmes fluviaux régulés (par exemple : le concept de discontinuité en série de Ward et Stanford, 1995), mais l'échelle et le nombre de transitions lentiques-lotiques sont probablement très différents. entre les étangs de castors et les réservoirs artificiels. Ainsi, en s'appuyant sur ces concepts, ainsi que sur le concept de patch dynamique en écologie fluviale (Poole, 2002), Burchsted et al. (2010) ont présenté un cadre écologique élégant qui reconnaît les castors comme le perturbateur consommé des continuums fluviaux. Ce paradigme d'écosystème fluvial discontinu reconnaît l'inégalité des transitions lotiques-lentiques fournies par les barrages de castor sur des échelles de portée, et l'évolution temporelle d'un tel système vers des corridors fluviaux plus ouverts composés d'habitats de zones humides et de prairies plutôt que de hautes forêts riveraines (Burchsted et al. , 2010)."



Paysage de rivières à castors, extrait de Larsen et al 2021, art cit.

Sur la comparaison des barrages de castors et des barrages d'humains, les chercheurs font les observations suivantes dans l'évaluation des capacités de stockage d'eau :
"La capacité de stockage des plaines inondables peut être encore améliorée à mesure que les castors modifient leur habitat, par exemple en creusant de petits réseaux de canaux et d'étangs dans les plaines inondables (Johnston et Naiman, 1990a, Johnston et Naiman, 1990b; Stocker, 1985). Bien que la capacité de stockage en surface des barrages de castors individuels (étang et plaine inondable) soit faible par rapport aux réservoirs artificiels, les stockages en surface cumulés de plusieurs barrages dans une cascade de barrages de castors peuvent augmenter considérablement leur impact hydrologique (Fig. 6a et b) (Puttock et al., 2017 ; Nyssen et al., 2011). Les estimations publiées de la densité des barrages varient entre moins de 1 (par exemple 0,1) et > 70 barrages par km de tronçon de rivière (Gurnell, 1998 ; Pollock et al., 2003 ; Zavyalov, 2014), bien que des estimations de densité considérablement plus faibles aient été compilées par Johnston (2017). ). À des densités élevées, même de petites capacités de stockage de barrages individuels (L3) par rapport aux débits entrants (L3T−1) peuvent, dans l'ensemble, modifier considérablement les bilans hydriques, les temps de séjour de l'eau et les régimes d'écoulement. (...)
Il existe au moins quatre façons dont la comparaison entre les barrages de castor et les réservoirs ou déversoirs artificiels divergent, avec des implications importantes pour l'interprétation de la dynamique de stockage. Premièrement, la structure du barrage elle-même est perméable (Burchsted et al., 2010) et apportera une contribution largement inconnue aux débits sortants (discuté dans la section ci-dessous). Deuxièmement, la hauteur relativement faible du barrage par rapport à la largeur de la vallée entraîne des rapports surface/volume très élevés qui peuvent accroître les pertes par infiltration et évaporation. Troisièmement, les barrages de castor sont généralement construits dans des vallées alluviales de débit modéré à faible (Pollock et al., 2003 ; Suzuki et McComb, 1998), des conditions favorables à une connectivité hydraulique plus élevée entre les aquifères alluviaux superficiels et peu profonds. Cela signifie que les changements de volume de stockage souterrain ont le potentiel d'être comparables, voire supérieurs, aux changements de volume de stockage de surface, un point abordé plus en détail dans la section 2.5 sur la connectivité entre la surface et les eaux souterraines. Enfin, l'emplacement physique des barrages de castors peut être très dynamique dans l'espace et dans le temps, ajoutant une complexité importante à la façon dont les changements de stockage évoluent dans les tronçons de rivière, en particulier ceux avec plusieurs barrages sur de courtes distances. Tous ces processus peuvent modifier la dynamique du stockage de l'eau dans les bassins versants et avoir des implications importantes sur la façon dont le cycle hydrologique est équilibré sur une gamme d'échelles de temps."

Discussion
Contrairement à ce que laissent entendre certains critiques, les chercheurs comparent couramment les barrages de castors et les barrages des humains. La raison en est simple : ces artifices partagent des propriétés, comme la création d'un obstacle à l'écoulement en long, d'une différence de hauteur entre l'amont et l'aval, d'un plan d'eau n'ayant plus les mêmes propriétés physiques, chimiques, biologiques que l'eau courante. Si différents barrages ont différentes propriétés – c'est aussi vrai pour la diversité des barrages humains allant du seuil de 30 cm de hauteur au grand barrage de 300 m de hauteur –, il n'en reste pas moins que ce sont d'abord des barrages, avec des implications physiques similaires en premier ordre. 

Parmi ces implications, l'une d'elles nous intéresse particulièrement : la capacité à retenir et divertir l'eau, au lieu que la rivière soit vue comme un canal d'évacuation rapide des eaux vers l'aval. On ne sera pas surpris de constater que le bilan des barrages et retenues de castor est favorable à la préservation de l'eau dans les bassins versants. Mais davantage que certains chercheurs laissent entendre que des barrages et retenues humains ne pourraient pas avoir le même effet.

Le "libre écoulement" de la rivière est un motif ancien des politiques publiques de l'eau (notamment en raison du blâme qui a longtemps frappé les eaux stagnantes et leurs problèmes sanitaires), mais ce n'est pas spécialement le régime naturel de cette rivière, au moins là où on laisserait libre cours aux forêts et aux castors. L'idée d'un petit cours d'eau à écoulement rapide, rives dégagées et méandres paisibles est en fait une esthétique fluviale tardive (18e-19e siècles), à l'époque où les bassins versants sont déjà très modifiés (voir Lespez et al 2015, Brown et al 2018) : à cette époque, les forêts comme les castors ont largement disparu ; l'agriculture a colonisé la plupart des bassins de plaine avec élévations de berges et digues, chenalisations et incisions de lits ; les retenues (et canaux) des moulins, forges, étangs et autres ouvrages hydrauliques ont remplacé de manière plus permanente les artifices des castors. Un bassin versant réellement "naturel" au sens de non modifié dans ses écoulements par intervention humaine ressemblerait plutôt dans nos régions à un chaos de barrages d'embâcles et de castors, avec des débordements récurrents, des marécages en forêt humide, des lits instables d'une année l'autre, des plans d'eau aussi nombreux que les zones rapides. Rien à voir avec la "nature" de carte postale qui est le plus souvent promue par les politiques de "renaturation". Ni avec la rivière souhaitée par certains lobbies (comme les pêcheurs de salmonidés) qui naturalisent ce qui correspond à leurs usages particuliers et à un style tardif des rivières.

14/05/2023

Diversité des poissons à échelle du bassin versant d'une rivière à barrages (Besson et al 2023)

Des chercheurs analysant la rivière Tennessee, aménagée par 23 barrages, montrent que celle-ci a conservé malgré tout une diversité appréciable d'espèces de poissons (115) et de traits fonctionnels de ces espèces (62). Le principal effet des barrages est de transposer des espèces et fonctionnalités propres à l'aval vers l'amont, par la création d'habitats lentiques artificiels. Mais la variation des tronçons aménagés et non aménagés maintient une diversité globale. 


Le barrage Douglas (Tennessee Valley Authority)

Jordan C. Besson et ses collègues ont analysé les espèces de poisson et leurs traits fonctionnels dans la rivière Tennessee, un affluent de l'Ohio dans le bassin du Mississippi, dont le cours a été modifié par 23 barrages formant des réservoirs. Leur point était de comprendre l'effet sur les guildes de poissons à échelle de tout un bassin versant, et non d'un site local ou d'un tronçon.

Voici la synthèse de leur travail :

"Les transformations des assemblages de poissons causées par les cascades de réservoirs peuvent être sévères à l'échelle du tronçon, mais les effets à l'échelle du bassin sont moins clairs. Cependant, les conceptions en usage de la rivière fournissent un cadre pour prédire les effets à l'échelle du bassin. 
Pour déterminer si les prédictions faites par le River Continuum Concept relatives à la fonction des assemblages de poissons sont maintenues dans une rivière tempérée transformée en une cascade de réservoirs, nous avons examiné les tendances longitudinales de la distribution des traits fonctionnels des poissons sur 23 réservoirs de la rivière Tennessee, aux États-Unis.
Au total, 115 espèces ont été enregistrées représentant 62 traits, la richesse des traits augmentant longitudinalement vers l'aval. Les traits trophiques, reproductifs et d'habitat ont montré divers schémas croissants et décroissants le long de la cascade du réservoir. Les gradients observés dans la richesse et la distribution des traits étaient généralement conformes à ceux attendus dans les rivières non régulées, avec peu de résultats inattendus.
La transformation des systèmes lotiques en systèmes lentiques a modifié les habitats et les sources de nourriture et favorisé la prolifération de certains types d'alimentation (ex. détritivores, planctonophages, invertivores, piscivores), de reproduction (ex. polyphiles reproducteurs à nid, phytolithophiles reproducteurs à la volée) et d'habitat (courant lent, lacustre, grande rivière). Essentiellement, les réservoirs ont élargi les habitats d'aval vers l'amont, et ont ainsi permis l'expansion en amont d'espèces et de traits qui n'auraient normalement pas été bien représentés dans le cours supérieur du bassin de la rivière Tennessee. Néanmoins, la rivière Tennessee aménagée a conservé une grande partie de son intégrité fonctionnelle, malgré d'importantes modifications du paysage fluvial.
Nous suggérons que, bien qu'il ait été démontré que les réservoirs ont des effets majeurs à l'échelle locale sur les assemblages de poissons fluviaux, avec un accès aux habitats fluviaux et avec des stratégies de conservation proactives, la richesse fonctionnelle des poissons peut rester remarquablement élevée à l'échelle du bassin."

Discussion
La plupart des études en hydrobiologie s'attachent à montrer les évolutions d'habitats physiques et diversité biologique à échelle d'un tronçon lorsque celui-ci est aménagé par un barrage. Le passage à un habitat lentique ou semi-lotique de plan d'eau crée évidemment un bouleversement important des communautés biologiques locales. Mais ce constat (assez trivial en soi) déplace les questions à se poser. A quelle échelle spatiale doit-on réfléchir à la biodiversité d'un bassin versant ? Une rivière aménagée et notamment barrée peut-elle produire un état écologique alternatif stable? Quel taux de répartition entre tronçons aménagés et non-aménagés permet de conserver la biodiversité optimale? Comment de tels systèmes peuvent évoluer en phase de réchauffement climatique?

Référence : Besson JC et al (2023), Fish functional gradients along a reservoir cascade, Freshwater Biology, doi.org/10.1111/fwb.14087

13/05/2023

Un petit film sur les moulins et les castors

Patrice Cadet (FFAM, Association des moulins de la Loire) a réalisé un film instructif sur les castors et les moulins. Arpentant les rivières de sa région, le chercheur rappelle que le régime naturel des rivières a toujours été la fragmentation, en particulier par les castors qui construisent des barrages en série dans les petits et moyens cours d'eau des zones boisées. On l'observe aujourd'hui puisqu'après avoir frôlé l'extinction au 19e et au 20e siècles, le castor fait son grand retour et produit à nouveau des retenues d'eau un peu partout sur nos rivières. Evidemment, et c'est l'objet du film de Patrice Cadet, le castor aide aussi à comprendre le caractère aberrant de l'obsession de la "continuité" écologique en long par destruction de tout seuil et toute retenue d'origine humaine. Car les changements fonctionnels de l'eau et du sédiment opérés par le castor (création d'un barrage et d'une chute, parfois d'un canal latéral, apparition d'un plan d'eau à écoulement lent, meilleure alimentation locale en eau des sols, des nappes, de la végétation, auto-épuration d'intrants, etc.) sont souvent ceux que certains prétendent catastrophiques et "anti-naturels"! Quant aux moulins, outre leur rôle bénéfique en création de retenues d'eau et canaux, ils permettent d'aller un peu plus loin que le castor et de produire des choses utiles, comme par exemple l'énergie hydro-électrique très bas-carbone. A condition que l'administration française de l'eau respecte la loi et favorise leur relance, au lieu de chercher à les détruire et à assécher les bassins versants...

Pour visionner : 



12/05/2023

Les politiques publiques de l'eau dans l'impasse naturaliste

Les politiques publiques de l’eau et des rivières s’alimentent toujours à des visions sous-jacentes. Il y a eu voici 40 ans une crise du productivisme suite aux pollutions massives de l’eau. Mais la solution trouvée pour y répondre tend à devenir un naturalisme qui flatte l’utopie d’un retour à la rivière sauvage et le blâme de principe des usages humains de l'eau. Ce n’est pas le bon remède. D’une part cette vision ne correspond pas à l’eau et à la rivière que vivent et désirent tous les humains. D’autre part elle nie la réalité telle que l’observe la science, à savoir le caractère désormais hybride des milieux où se mêlent depuis des millénaires actions humaines et non -humaines. Nous appelons les décideurs à engager des débats de fond sur ces sujets, avant de se noyer dans le détail de normes détachées d'une vision d’ensemble. Car les législations françaises et européennes sur l’eau doivent refléter des vues claires pour l'avenir, et fuir les constructions utopiques qui ne nourrissent que des déceptions. 


Les administrations en charge de l’eau ont été saisies voici une trentaine d’années d’une nouvelle idéologie, que l’on peut appeler l’idéologie de la rivière sauvage. Celle-ci consiste à poser que l’état désirable d’une rivière est d’être indemne de toute influence humaine. Ou, ce qui revient au même, que toute modification de la dimension chimique, biologique, thermique, morphologique d’une rivière par les humains doit être lue comme une anomalie et une dégradation, à éviter pour ce qui regarde l’avenir et à supprimer pour ce qui relève des héritages du passé. 

Les universitaires parlent d’une «ontologie naturaliste» pour désigner le socle de cette position idéologique. Derrière ce mot compliqué, l’idée est que la nature est une réalité différente de l’humain, qu’elle est séparée et dans une certaine mesure opposée à l’humain, que défendre la nature consiste à y repousser l’humain. Intellectuellement, on divise la nature entre l’humain et le non-humain comme des réalités séparées, on analyse la nature selon des déviations observables par rapport à une nature idéale et théorique sans humain. Pratiquement, on blâme l’humain dès qu’on observe une altération du non-humain. Une telle vision binaire s'entoure de sophistication chez les experts, mais elle peut vite prendre l’allure d’une religion chez certains

Appliquée au domaine de l’eau et des rivières, cette vision naturaliste a conduit à envisager des processus de «renaturation» (retour à la nature sauvage) par destruction des traces de présence humaine. Pas seulement à titre d’expérience locale parce qu’une population le désirait, mais dans le cas français et européen à titre de programme d’Etat comme avenir désirable des cours d’eau et plans d’eau. Le sujet le plus visible et le plus polémique a été la destruction planifiée des ouvrages hydrauliques humains (moulins, étangs) formant des milieux d’origine artificielle comme des retenues, des plans d’eau, des canaux, des biefs, etc. Plus récemment, on a aussi vu émerger des groupe activistes plus ou moins violents, dont le comportement suggère un refus pathologique d'envisager des stockages d'eau à fin d'usage agricole. 


Cette position naturaliste est soutenue à divers degrés par des administrations, des ONG, des chercheurs, des intellectuels. Elle n’est pas en soi blâmable comme telle : en démocratie, chacun est heureusement libre de développer sa vision de la nature, ici de l’eau, des rivières, des plans d’eau et des zones humides. Mais pour qui ne la partage pas, et c'est notre cas, le problème est double concernant la translation de cette idéologie dans le droit commun : 
  • d’abord cette idéologie s’est imposée de manière subreptice et non ouverte, par petites touches et non par grands débats, par voie d'expertise dans les élites et non de discussions sur les territoires – il n’y a jamais eu de débat démocratique clair pour savoir si nous voulions ou non entrer dans un nouveau régime de retour à une rivière sauvage ; 
  • ensuite cette idéologie est intellectuellement aberrante, car la réalité n’est pas cette eau sauvage, mais une eau hybride, c’est-à-dire une co-construction des rivières et généralement des hydrosystèmes par les actions humaines qui ne sont pas séparées des processus « naturels » au sens de non-humain. 
Une recherche scientifique désormais abondante montre que le régime de l’eau est modifié par la sédentarisation humaine, depuis des millénaires. Ce n’est pas une anomalie : c’est ainsi que fonctionne la réalité. Cela concerne au premier chef le volume de l’eau et sa répartition, qui est modifiée par les usages sociaux et économiques, mais aussi  tout le reste : le cycle des sédiments est modifié par les usages des sols, la faune et la flore sont modifiées par des introductions et disparitions d’espèces, la composition chimique de l’eau est modifiée par des soustractions et des rejets de molécules, la température de l’eau est modifiée par les changements climatiques

Le vivant s’automodifie en permanence, par l'effet de l’espèce humaine comme par les autres. L’humain étant une espèce ingénieure qui construit par artificialisation ses propres écosystèmes de vie, cela conduit à ce que nous observons : une eau hybride qui conserve la puissance de son grand cycle physique au niveau de la planète Terre, mais qui est partout modifiée localement par les actions des humains dans les bassins versants. Les chercheurs ne savent pas quand a commencé ce qu'ils nomment "Anthropocène", l'époque géologique où l'action humaine devient une force dominante. Pour ce qui concerne l'eau, cet Anthropocène a débuté précocément.

Dans des zones très anciennement et densément peuplées, comme l’Europe, aucune rivière, aucun plan d’eau ne peut être dit naturel ou sauvage au sens d’indemne d’influences humaines ; on peut tout au plus voir des degrés de «naturalité» ou «anthropisation» selon qu’on observe une faible ou une forte intensité des actions humaines. Mais cette manière de voir est encore un dualisme binaire qui suppose de réfléchir depuis une nature théorique qui n’existe pas (la nature sauvage sans humain) au lieu de penser les dynamiques depuis ce qui existe (l'évolution hybride entremêlant les actions humaines et non-humaines). En outre, cette vision se concentre souvent sur la morphologie (la forme des écoulements et la disposition de certains habitats), elle oublie que de toute façon, certains changements globaux comme le réchauffement climatique agissent partout : une rivière adaptée à une espèce d’eau froide voici 500 ou 5000 ans ne le sera pas pour autant demain si elle est à sec ou si son eau atteint 25°C en été.

Le caractère hybride de l’eau et des rivières doit-il être un blanc-seing pour n’importe quelle action humaine? Est-ce à dire qu’il faut modifier à marche forcée le cycle de l’eau et de ses espèces? Que nous n'avons pas à nous préoccuper des conséquences de nos actions? Non, évidemment. Aussi tôt que l'on en trouve une trace dans l'histoire, les humains discutent au contraire de ce qu'ils font.

L’idéologie qui précédait le naturalisme en la matière, et qu’on peut appeler pour simplifier le productivisme (voir la nature uniquement comme ressource exploitable à court terme), a montré ses défauts, notamment à compter de la grande accélération de l'Anthropocène de la période 1930-1970 : pollutions innombrables entraînant des coûts et des problèmes de santé, disparition locale de l’eau par surexploitation, perte de diverses expériences sensibles sur l’eau comme paysage, parfois disparition massive de la faune et de flore ayant des effets indésirables. Tout cela est reconnu par la science, tout cela a déjà suscité des évolutions des pratiques.

Mais ces reproches que l’on peut faire à l’âge productiviste n’impliquent pas d’adopter sa symétrie naturaliste avec son utopie de retour à une nature sauvage. Il s’agit simplement pour les humains de discuter des eaux et rivières qu’ils veulent. Sans manquer toutes les informations utiles à cette discussion, qu'elles concernent les humains ou les non-humains. Sans verser dans des croyances simplistes, des mots d'ordre sectaires, des dogmes détachés des retours d'expérience.