19/01/2024

Un rapport parlementaire acte la nécessité du stockage de l’eau, parmi un bouquet de solutions

L’évolution du cycle de l’eau liée au changement climatique et aux usages humains va induire un risque accru de manque (sécheresse) et d’excès (crue) à l’avenir. La France en fait déjà l'expérience, or ces phénomènes devraient s'accentuer. Face à cette situation, les parlementaires de la commission développement durable de l’Assemblée nationale viennent de publier un rapport d’information proposant un «bouquet de solutions». Parmi ces solutions, le stockage de l’eau, sujet sur lequel nous nous attardons ici. Nous soulignons aussi quelques carences dans la démarche parlementaire.

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Comment faire évoluer la politique de l’eau en période d’adaptation au changement hydrique et climatique? Comment conjurer le double risque liés aux situations extrêmes de l'eau, la sécheresse ou la crue? Au terme des travaux parlementaires, voici les orientations-clés qui ont été identifiées par les rapporteurs :
« Les travaux de la mission d’information montrent qu’il n’existe pas de solution unique dans ce domaine, mais qu’il faut agir simultanément sur différents fronts. Dans ce « bouquet de solutions », on peut identifier plusieurs leviers d’amélioration qui s’articulent autour des exigences suivantes : 
– Mieux connaître la disponibilité de la ressource et les effets du changement climatique sur celle-ci ; 
– Disposer d’informations précises et régulières, si possible en temps réel, sur les prélèvements opérés en faveur des activités humaines ; 
– Protéger l’eau et les milieux aquatiques en se fondant autant que possible sur des solutions naturelles, comme favoriser l’infiltration de l’eau dans le sol et ralentir le cycle de l’eau ; 
– Encourager la sobriété et les économies d’eau pour tous les usages, notamment en accompagnant le monde agricole ; 
– Développer le stockage de l’eau sous des formes qui ne nuisent pas aux espaces de stockage naturels que sont les nappes phréatiques ; 
– Réutiliser les eaux non conventionnelles et les eaux usées chaque fois que cela est possible ; 
– Développer des mécanismes de gouvernance collectifs efficaces et réellement appliqués pour définir le partage de l’eau et penser l’aménagement du territoire en fonction de la ressource ; 
– S’interroger sur les moyens budgétaires et sur les outils fiscaux permettant une protection maximale de la ressource tout en responsabilisant les différents acteurs. »
On observe que le stockage de l’eau fait partie des orientations fortes souhaitées pour la politique publique, les parlementaires rappelant d’ailleurs que cet objectif a été inscrit par la loi dans le code de l’environnement (article L 211-1). Encore faut-il que les administrations mettent en œuvre les choix législatifs, ce qui n’est pas toujours automatique, notamment dans le domaine de l’eau. La loi  a aussi interdit en 2021 la destruction de l’usage actuel ou potentiel des ouvrages hydrauliques au nom de la continuité écologique (article L 214-17 code environnement), mais des préfectures persistent à valider ces destructions d’ouvrages et assèchements de milieux.

Concernant ce stockage d’eau, le rapport parlementaire énumère les formes possibles :
« Il existe différentes méthodes pour retenir de l’eau et l’utiliser en fonction des besoins, et ainsi plusieurs types de retenues d’eau. Les différentes catégories dépendent notamment du mode d’extraction de l’eau et de son origine (rivière ou nappe) : 
– retenues collinaires, alimentées principalement par les eaux pluviales et de ruissellement (citerne, plan d’eau, étang, bassins divers) ; 
– retenues en barrage sur les cours d’eau (lac de barrage, plan d’eau) ; 
– retenues alimentées par un canal en dérivation d’un cours d’eau (étang) ; 
–  réserves alimentées par pompage dans la nappe ou dans la rivière, aussi appelée « réserves de substitution ». 
Au début des années 2000, on comptait environ 125 000 retenues de petite taille sur le territoire national, assurant la collecte et le stockage de l’eau pour des besoins variés : alimentation des villes en eau potable, mais aussi usages agricoles, industriels, piscicoles, de loisir ou de soutien d’étiage. Depuis, la création de nouvelles retenues se poursuit. Aujourd’hui, le nombre exact de retenues d’eau sur le territoire est mal connu, mais se situerait, y compris avec les retenues de petite taille et pour des besoins variés, entre 600 000 et 800 000. » 
Relativement aux "continuités écologiques", le rapport est d’une prudente sobriété, évoquant pour l’essentiel la question des reméandrages avec débordement en lit majeur :
« Il existe un panel de solutions permettant d’améliorer l’infiltration de l’eau dans les sols. Ces adaptations doivent toutefois également prendre en compte les risques associés, comme le risque de remontées de nappe ou de retrait-gonflement argileux par exemple. Le meilleur stockage possible pour l’eau est dans les nappes phréatiques, car elle est ainsi protégée de l’évaporation et des pollutions présentes en surface. L’objectif est donc de favoriser l’infiltration des eaux pluviales directement dans les sols, et de ré-humidifier les territoires. De plus, l’eau qui ruisselle se pollue par la même occasion, via le lessivage du sol. Aussi, permettre une meilleure infiltration de l’eau pluviale à la parcelle a aussi pour effet d’améliorer la qualité de l’eau. Cela peut passer par divers aménagements urbains comme ruraux. 
Au cours du temps, les rivières ont été approfondies et redressées par l’homme, ce qui a accéléré le cycle de l’eau. Pour y remédier, il est possible de procéder au reméandrage des cours d’eau, qui consiste à remettre le cours d’eau dans ses anciens méandres ou à créer un nouveau tracé, pour lui redonner une morphologie sinueuse, se rapprochant de son style fluvial naturel. Il s’agit de ralentir les vitesses d’écoulement, en période de crue notamment. Cela permet également d’améliorer la diversification des habitats du cours d’eau et de limiter l’eutrophisation. 
Le reméandrage tend aussi à réduire le risque d’inondation, grâce à une meilleure capacité de rétention. L’eau déborde plus facilement en amont, et recharge ainsi les nappes situées à proximité, permettant un rechargement « passif », sans surcoût énergétique, contrairement à un rechargement artificiel. La restauration peut prendre quelques mois pour une rivière à forte énergie, à quelques décennies pour un cours d’eau peu puissant. 
L’objectif est la gestion de l’eau « à la parcelle», c’est-à-dire d’infiltrer la goutte d’eau au plus près de l’endroit où elle tombe. Cela revient à« déconnecter » une partie de l’eau pluviale du réseau d’eau et d’assainissement classique, puisqu’elle n’est plus acheminée dans les canalisations, mais bien infiltrée directement dans le sol. L’objectif est de créer des aménagements permettant de recueillir une partie importante de l’eau pluviale, stockée naturellement et restituée progressivement au milieu. Cette méthode permet aussi de soulager les réseaux d’eaux usées et d’éviter leur éventuel débordement en période d’inondation, qui conduit à une pollution de l’eau et des milieux. »
Quelques réserves et critiques
Le rapport est associé à 81 propositions de mesures. La plupart sont de bon sens et ont notre soutien. Mais nous souhaitons émettre ici quelques réserves et critiques :
  • Comme d’habitude, les usagers et la société civile sont mal représentés dans les auditions, beaucoup restent des invisibles de l’eau. Nous retrouvons les abonnés de longue date à ces exercices (France Nature Environnement, Fédération de pêche, etc.), quelques chercheurs un peu engagés et médiatisés, mais par exemple nous ne voyons pas de représentants des secteurs directement associés au sujet, au premier chef les associations et fédérations de riverains, mais aussi les moulins, forges et autres patrimoines hydrauliques, les étangs et plans d’eau, les producteurs de petite hydro-électricité, les irrigants traditionnels en réseaux locaux de canaux et biefs. Le rapport note que l’on parle de plus de 500 000 petits systèmes hydrauliques sur la France métropolitaine mais cette réalité n’existe pas dans la représentation d’intérêt ni réellement dans la connaissance scientifique ou même la nomenclature administrative. Les experts en limnologie travaillant sur les lacs, réservoirs, retenues et divers plans d'eau n'ont pas non plus été auditionnés. 
  • Les excès et erreurs de la restauration de continuité écologique en long, ayant conduit à détruire et assécher un grand nombre de retenues et de diversions d’eau, sont totalement évacués du rapport. Pas de vague ! On s’aperçoit aujourd’hui que cette politique est nuisible à tous les niveaux : pour la production d’énergie décarbonée, pour le stockage de l'eau, pour la régulation de l’eau, pour les usages et aménités qui peuvent en découler. La moindre des choses quand une politique publique s’égare ainsi, c’est de le reconnaître et d’en faire un retour d’expérience, afin de ne pas commettre le même genre d’erreurs à l’avenir. Or rien ici. C'est bien dommage, d'autant que la prochaine révision de la loi sur l'eau comme de la directive cadre européenne sur l'eau devra impérativement recadrer cette continuité écologique en long en la soumettant à davantage de respect des autres dimensions des rivières et plans d'eau. 
  • Les parlementaires et de manière générale les acteurs de l’eau doivent être désormais plus précis en ce qui concerne les solutions fondées sur la nature. En effet, si ces orientations vont dans la bonne direction, il ne faut pas pour autant en surestimer le potentiel ni en minimiser le coût. C'est justement une erreur usuelle des politiques publiques, qui entraîne ensuite déception et démobilisation. Le seul exemple associé à l’idée de continuité écologique latérale (reméandrage) fait l’objet de retours critiques en science, et il faut les examiner. Si l’on se contente de creuser un lit en sinusoïde sur une rivière à faible puissance et sans prévoir des capacités de débordement (donc éviter le lit incisé), on ne change quasiment rien aux capacités de prévention des inondations et assecs tout en dépensant sans grande raison une certaine somme d’argent public. Si l’on prévoit à l’inverse des chantiers associés à des capacités décisives de stockage par débordement latéral, le coût va être conséquent car il concernera des grandes surfaces et des changements substantiels du régime d’écoulement. Tout cela doit désormais dépasser la déclaration d’intention pour être évalué et chiffré afin de conjurer le risque de petites opérations n’ayant pas réellement l’effet visé mais dilapidant les fonds publics des agences de l’eau. Fonds qui ne sont pas inépuisables, ce problème étant aussi abordé dans le rapport.
  • Enfin, rejoignant la question budgétaire du rapport coût-efficacité réel des chantiers en terme de ressource en eau (et de ressource utile à la société), le sujet de la tarification progressive de l’eau est à discuter avec précaution. On a compris que la transition écologique représente des surcoûts et des inflations, car on réintroduit dans la réflexion et dans le prix des externalités négatives qui étaient auparavant négligées. Mais on a aussi compris, sur le sujet proche de l’énergie, que la sous-estimation de la question sociale peut conduire à des troubles notables. Le signal prix est connu pour induire de la sobriété, et il est légitime de l’envisager pour modérer des usages. Mais si ce signal est perçu comme une « punition » injuste, on risque d’aboutir au contraire de l’effet escompté, une remise en question des politiques environnementales. 
Source : Rapport d’information n° 2069 sur l’adaptation de la politique de l’eau au défi climatique, au nom de la Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, présenté par MM. Yannick Haury et Vincent Descoeur, 17 janvier 2024.

12/01/2024

Face aux inondations, mobiliser toutes les options sans exclusive

Les inondations récentes dans le Pas-de-Calais ont été caractérisées par des précipitations exceptionnelles et ont entraîné des crues majeures des fleuves côtiers. De nombreuses habitations ont été touchées. Ces événements extrêmes sont exacerbés par le changement hydroclimatique, avec des prévisions d'augmentation du niveau de la mer et de l'intensité des précipitations hivernales. Les causes incluent également l'entretien insuffisant des systèmes de régulation et de drainage, tels que les wateringues, un réseau de canaux et de fossés datant du Moyen Âge. Des experts recommandent plusieurs mesures d'adaptation, notamment la révision de ces infrastructures existantes, l'augmentation de la capacité des sols et des rivières à absorber l'eau, la restauration des zones humides, une gestion urbaine plus réfléchie pour réduire la vulnérabilité aux inondations. Pour accroître la résilience du territoire, l'heure est donc à la mobilisation de toutes les options, sans exclusive, qu'elles relèvent du génie hydraulique, du génie écologique ou de l'aménagement urbain.


Photos AFP et France Bleue, droits réservés. 


Depuis mi-octobre, le Pas-de-Calais a été frappé par des inondations importantes, dues à des précipitations exceptionnelles. Plusieurs rivières, dont l'Aa, la Hem, la Lys, la Canche et la Ternoise, ont connu des crues majeures. Ces crues ont été exacerbées par des pluies continues et intenses, entraînant des inondations étendues dans de nombreuses villes et villages.

Dans la vallée de l'Aa, les débits ont dépassé les niveaux historiques connus, provoquant d'importants dégâts matériels. À Saint-Omer, par exemple, le niveau de l'eau a atteint des hauteurs critiques, inondant des zones résidentielles et commerciales. L'impact a été similaire le long de la Lys, avec des inondations notables à Aire-sur-la-Lys.

La Canche et la Ternoise, plus petites mais tout aussi impactées, ont vu leurs berges débordées, affectant particulièrement les zones rurales environnantes. Les champs ont été submergés, causant des pertes importantes pour les agriculteurs.

En termes de réponse d'urgence, les autorités locales et les services de secours ont été mobilisés pour évacuer les résidents, mettre en place des barrages temporaires et des pompes pour drainer l'eau. Cependant, l'étendue des inondations a mis en évidence des défis en termes de préparation et de réponse aux catastrophes naturelles.

Record de précipitation depuis 1959

Ces inondations dans le Pas-de-Calais sont le résultat de plusieurs facteurs interdépendants. D'un point de vue météorologique, la région a connu des précipitations anormalement élevées. Plus de 500 mm de pluie sont tombés sur l’ensemble du Pas-de-Calais entre la mi-octobre et la fin décembre, un chiffre plus de deux fois supérieur à la normale saisonnière d’après Météo France. C’est inédit depuis 1959, début des statistiques départementales sur les précipitations. Le précédent record était de 425 millimètres en 2000-2001, sur la même période. Ces fortes pluies ont contribué à La saturation des sols puis à l'augmentation rapide des niveaux d'eau dans les rivières.

Sur le plan climatologique, les changements climatiques jouent un rôle de plus en plus significatif. Les modèles climatiques pour la région prévoient une augmentation de l'intensité et de la fréquence des précipitations extrêmes, en lien avec le réchauffement global. Cette tendance est susceptible d'aggraver les risques d'inondation à l'avenir.

Hydrologiquement, la topographie plate de la région et la présence de plusieurs cours d'eau contribuent à la vulnérabilité aux inondations. A l'avenir, la hausse du niveau des mers peut aggraver la situation, car l'eau aura davantage de mal à être évacuée. Les scientifiques estiment que le niveau de la mer pourrait augmenter localement de 50 à 70 centimètres d’ici la fin du siècle, avec des précipitations hivernales pouvant croître de 14 à 35 %. 

Gestion des fossés et wateringues

Outre les facteurs climatiques et hydrologiques, d'autres éléments ont contribué aux inondations récentes. L'un des problèmes majeurs est le manque d'entretien des fossés et canaux, représentant un réseau de 1500 km. Des élus locaux et le président de région se sont plaint de la difficulté à financer cet entretien et de la lourdeur des procédures administratives sur l'eau.

Dans le Pas-de-Calais, le système médiéval de wateringues, historiquement conçu pour gérer les eaux (mise au sec du polder entre Calais, Dunkerque et Saint-Omer), a souffert d'un manque de maintenance régulière sur tout son linéaire et de réflexion sur son évolution face à des événements extrêmes. Dans ce système, à marée haute, les écluses sont fermées pour ne pas envahir les terres, à marée basse les portes sont ouvertes pour que s’évacue l’eau en excès venue de la pluie. En période normale, 85 % de l’eau des wateringues s’écoule lentement dans la mer, selon une pente assez faible, 15 % est pompé sur le littoral. Le déficit d'entretien a réduit l'efficacité du système à évacuer l'eau des zones inondées. Actuellement 100 m³/s d’eau pluviale issus du delta de l’Aa sont évacués vers la mer, mais pour aller au-delà il faut aussi moderniser le système de pompage qui s'ajoute à l'évacuation gravitaire.

Des zones d'expansion de crues ont été prévues suite à une précédente inondation de 2002 dans la région, notamment dans le bassin de l'Aa. Ces «champs d’inondation contrôlée» sont capables de stocker 610 000 m³ d’eau au total. Mais leur dimensionnement sur les 58 m³/s de la crue de 2002 a été insuffisant  face aux 85 m³/s atteints en 2023.

L'occupation des sols est un autre facteur clé. L'urbanisation croissante et la transformation des terres agricoles en surfaces imperméabilisées ont limité la capacité du sol à absorber les eaux pluviales. En conséquence, même des précipitations modérées peuvent entraîner des inondations rapides, en particulier dans les zones urbaines densément peuplées. On estime que 69 % des communes du Pas-de-Calais sont vulnérables au risque d’inondation, sans avoir forcément la mémoire et la culture de ce risque.

Ces facteurs, combinés aux changements climatiques, soulignent la nécessité de revoir les pratiques d'aménagement du territoire et de gestion des eaux dans la région.

Un problème récurrent, de multiples actions à envisager

Pour réduire les risques futurs d'inondation dans le Pas-de-Calais, plusieurs stratégies et mesures ont été proposées. Une approche importante est la rénovation et l'amélioration des infrastructures existantes, notamment les systèmes de drainage et les wateringues. Il est essentiel de moderniser ces systèmes pour les rendre plus efficaces face aux événements climatiques extrêmes.

La restauration et la préservation des zones humides naturelles autour des méandres fluviaux constituent une autre mesure clé. Ces zones agissent comme des éponges naturelles, absorbant l'excès d'eau et réduisant ainsi les risques d'inondation. En outre, la révision des politiques d'aménagement du territoire est cruciale pour limiter l'urbanisation dans les zones à haut risque d'inondation et pour encourager l'utilisation de matériaux perméables dans la construction. Le ministre de l'écologie n'a pas exclu l'abandon définitif de certaines zones subissant des inondations à répétition et devenant invivables pour les habitants.

La sensibilisation et la préparation des communautés locales sont également nécessaires. Il est essentiel d'informer les résidents des risques d'inondation et de les impliquer dans les plans de prévention et de réponse d'urgence.

Au final, les crues des fleuves du Pas-de-Calais rappellent qu'aucune solution prise isolément n'est suffisante. Il est vain comme certains le font encore de ne vouloir engager que des "solutions fondées sur la nature" ou que des "solutions fondées sur la technique" : face à des cumuls extrêmes de précipitations sur des sols déjà gorgés d'eau, ce sont toutes les options qui doivent être mobilisées, aussi bien hydrauliques qu'écologiques. Avec un coût, qui est celui de l'adaptation au changement climatique. L'évolution de l'urbanisation devra aussi prendre acte de ces nouvelles conditions et se montrer plus stricte sur les conditions d'installation en lit majeur des rivières.

26/12/2023

Impact des barrages sur les poissons migrateurs des Etats-Unis (Dean et al 2023)

Une recherche menée sur la répartition des poissons migrateurs dans les bassins versants des Etats-Unis montre que les barrages sont un facteur d’influence majeure dans quatre écorégions sur neuf. Mais même dans ces régions, les obstacles à la migration n’expliquent qu’une faible part des variations observées.


Beaucoup d’études concernant l’impact des barrages sur les poissons migrateurs concernent des sites ou des tronçons, parfois des bassins versants fluviaux. Mais peu analysent des écorégions entières. E.M. Dean et ses collègues ont souhaité comblé ce manque par une analyse menée à échelle des neuf écorégions divisant les Etats-Unis limitrophes (hors Alaska et Hawaï). 

Ces écorégions sont des zones présentant des caractéristiques similaires, notamment la géologie et le climat (cf image ci-dessus). Les rivières des Appalaches du Nord froides à tempérées (NAP) drainent des bassins versants glaciaires et vallonnés à travers une matrice de terres forestières et urbaines et se jettent dans l'océan Atlantique. Dans les Appalaches du Sud tempérées et humides (SAP), les rivières drainent des crêtes et des plateaux de terres boisées et minières se transformant en basses terres des Plaines côtières (CPL). Les rivières du CPL tempéré à subtropical drainent un tiers des zones humides des États-Unis, et cette écorégion est l'endroit où le Mississippi se jette dans le golfe du Mexique. En général, les précipitations tombent abondamment dans ces régions orientales. Les plaines du Nord (NPL), les plaines du Sud (SPL) et les plaines tempérées (TPL) ont des  étés chauds et hivers froids, avec des rivières drainant des bassins versants dominés par des terres agricoles avec  prairies, recevant d’importants apports de sédiments et de ruissellement. La géologie glaciaire du Haut-Midwest (UMW) abrite des rivières alimentées par les eaux souterraines qui se jettent dans le fleuve Mississippi et les Grands Lacs. Le Xeric (XER) est aride, avec des rivières qui connaissent naturellement de fréquentes périodes d'assec, drainant une topographie plate à vallonnée soutenant des arbustes et des prairies. Les rivières des Montagnes occidentales (WMT) coulent à travers les chaînes de montagnes boisées des États côtiers, des États du sud-ouest et de certains États du nord et du centre, avec la fonte des neiges et des précipitations extrêmes à des altitudes élevées alimentant des rivières.

Concernant les barrages, les auteurs reprennent les plus impactants selon leurs caractéristiques de hauteur (au moins 7,62 m de hauteur) ou de retenue (au moins 6,17 ha), ainsi que ceux identifiés comme à haut impact par un travail précédent (Cooper 2017, voir recension). Les données sur les poissons concernent 45989 rivières ayant des données collectées entre 1990 et 2019.

Dans toutes les écorégions, la richesse totale en espèces de poissons (y compris les poissons migrateurs) variait de 88 dans le NPL à 445 dans le SAP, et les pourcentages de poissons entièrement migrateurs variaient de 25,2 % (SAP) à 47,0 % (UMW). Parmi les espèces entièrement migratrices, le pourcentage d'espèces diadromes [nota : ayant un cycle migrateur en eau douce et eau salée] était plus élevé dans le WMT (21,4 %) et le XER (20,3 %) que dans les autres écorégions, et le pourcentage d'espèces diadromes et potamodromes [nota : ayant un cycle migrateur uniquement en eau douce] était plus élevé dans le CPL (24,4 %) que dans les autres écorégions. écorégions. La richesse en espèces potamodromes variait de 68,7 % (CPL) à 89,1 % (NPL) dans toutes les écorégions, et la richesse en poissons potamodromes était plus de 20 fois supérieure à celle des poissons diadromes dans les régions XER, SPL, TPL et UMW. 

Ce tableau montre le poids des facteurs d’explication dans les 9 écorégions :


Les auteurs le commentent ainsi : « La répartition de la variance a indiqué que les facteurs naturels du paysage, l'utilisation des terres par l'homme, la fragmentation des rivières et leurs interactions expliquaient entre 11,7 % (SPL) et 32,7 % (WMT) de la variation totale de l'abondance relative des poissons migrateurs dans les écorégions. Parmi la variation expliquée, les facteurs naturels du paysage représentaient un minimum de 13,6 % (SPL) et un maximum de 64,1 % (UMW), les utilisations humaines des terres expliquées entre 0,2 % (UMW) et 27,6 % (SPL), et les paramètres de fragmentation des rivières expliqués. entre 1,9% (NPL) et 14,7% (UMW) de variation de l'abondance relative des poissons migrateurs. Les facteurs naturels du paysage expliquent davantage de variations que les perturbations anthropiques dans huit des neuf écorégions (SPL était l'exception). Les mesures de fragmentation du réseau fluvial expliquaient plus de variation dans les assemblages de poissons que l'utilisation des terres par l'homme dans les écorégions UMW, NAP, SAP et CPL situées dans l'est des États-Unis et expliquaient moins de variation dans les assemblages de poissons que l'utilisation des terres par l'homme dans d'autres écorégions. »

Discussion
Le premier point remarquable est que le modèle des chercheurs ne parvient à expliquer que 32,7% au mieux de la variance des poissons. Cela signifie que les facteurs pris en compte laissent, selon les bassins, 70 à 90% des variations de poissons sans explication causale décisive. Nous avions déjà souligné combien il est difficile de prendre en compte l’ensemble des  facteurs pouvant influer la biologie et l’écologie des poissons (voir cet article).  Le second point est que la part des barrages au sein de la variance expliquée est encore plus faible, même si elle significative dans quatre bassins sur neuf. Il est logique que certains grands barrages non équipés de dispositifs de franchissement dépriment des populations de poissons de migrateurs et favorisent des espèces non migratrices, notamment adaptées aux milieux lentiques ou semi-lotiques de retenues. A l’ère anthropocène marquée par la transformation diffuse et continue des déterminants du vivant, il existe rarement une cause simple  pouvant expliquer pourquoi les populations actuelles des espèces divergent de celles des époques précédentes. Enfin, on notera que les mesures faites (pour les poissons) commencent en 1990, c'est-à-dire après la construction de la plupart des barrages, et donc après que leur effet s'est exercé. Des analyses sur la plus longue durée apportent davantage d'enseignements, comme par exemple le travail de Merg et al 2020 en France sur 250 ans d'évolution des poissons migrateurs. 

11/12/2023

Les biais des hauts fonctionnaires de l’eau et de la biodiversité

Responsable ressources en eau, milieux aquatiques et pêche en eau douce au ministère de l’écologie, Claire-Cécile Garnier est depuis 15 ans une des pilotes de la politique de continuité écologique en France. Cette politique s’est focalisée sur la volonté de détruire des ouvrages hydrauliques (barrages, seuils, digues) et leurs milieux (retenues, étangs, biefs et canaux). Dans une vidéo récente, la haute fonctionnaire expose les raisons justifiant ces choix. Une bonne occasion d’explorer les biais cognitifs à l’œuvre même dans les têtes de la technocratie publique. Et de comprendre pourquoi la continuité écologique est devenue l’une des politiques environnementales les plus contestées sur le terrain.




Ce qui n'est pas dit dans la vidéo (et cette omission est le premier problème)
Biais de cadrage n°1 : ignorance de la dimension sociale et historique de l’eau
Le biais de cadrage consiste à parler d’un phénomène de manière partielle ou partiale car on prend soin d’évacuer les dimensions qui gênent dans le phénomène en question. Ici, la vidéo adopte une approche naturaliste : l’ouvrage hydraulique ne devrait être envisagé que par rapport à des questions écologiques, en particulier par rapport à la naturalité vue comme fonctionnement physique et biologique d’un cours d’eau sans influence humaine. Or, les cours d’eau sont aussi de constructions sociales, historiques, usagères et paysagères, les ouvrages hydrauliques en sont précisément un témoignage (voir Edgeworth 2011, Linton et Krueger 2020). Plusieurs livres universitaires ont constaté la négligence de la diversité des enjeux et de l'écoute des riverains (Barraud et Germaine 2017, Bravard et Lévêque 2020). En évacuant ce sujet, et en évacuant du même coup tout ce que les riverains pensent des rivières aménagées où ils vivent, on rend invisible un pan entier de la réalité. Ce qui n’existe pas dans l’esprit du haut fonctionnaire et des clientèles qui accomplissent sa politique ne mérite finalement pas d’exister dans la réalité. Du coup évidement, on prive le citoyen de divers apports de l’archéologie, de l’histoire, de la géographie, de sociologie, de la politologie, de l’économie, du droit ou de l’anthropologie. On prive aussi le citoyen de la possibilité de donner un avis sur les ouvrages qui ne soit pas dicté par l’obligation naturaliste de n’en parler qu’à travers des impacts sur ceci ou cela. 

Biais de cadrage n°2 : ignorance des aspects écologiques positifs des milieux, fonctions, services liés aux ouvrages hydrauliques
Autre biais de cadrage dans cette vidéo : ne surtout pas parler des travaux qui attestent que les milieux créés par les ouvrages hydrauliques (retenues, étangs, lacs, biefs, canaux, etc.) ont aussi des avantages selon des critères écologiques (ceux retenus comme seul prisme de l’explication). Pourtant, un passage en revue de la littérature scientifique  a par exemple montré que les petits plans d’eau assurent jusqu’à 39 services écosystémiques (Janssen et al 2020). Il est de tout même incroyable de parler du sujet aux citoyens sans être capable de citer un seul de ces services (épuration de l’eau, îlot de fraîcheur, havre de biodiversité, agréments divers en lien à la nature, etc.) ! En outre, les habitats aquatiques et humides d’origine anthropique accueillent aussi de la biodiversité, dont l’étude est très négligée : voir par exemple pour des analyses multi-sites Chester et Robson 2013  ou Zamora-Marin et al 2021, pour des compartiments particuliers de la faune  Sousa et al 2021  sur les moules d’eau douce, Kolar et al 2021 sur les libellules, Labat et al 2021 sur les végétaux. A nouveau, tout cela est nié, gommé, invisibilisé : quand on défend un dogme, on tait ce qui le contredit.

Biais de cadrage n°3 : ignorance du « schéma global » de l’Anthropocène
L’économie générale du discours sur les ouvrages hydrauliques consiste à focaliser l’attention sur des effets locaux (ils ralentissent et réchauffent un peu l’eau, ils modifient les assemblages du vivant, etc.) et à laisser entendre que ces altérations au sens propre (c’est-à-dire ces créations d’un autre état écologique local de la rivière) sont très importantes. Mais en fait, la recherche scientifique montre qu’à l’âge anthropocène (âge de l’influence humaine majeure sur l’environnement), tous les paramètres qualitatifs et quantitatifs de l’eau, des sédiments et des populations associées sont fortement modifiés.  On peut lire par exemple des études sur les poissons d’eau douce (Su et al 2021), sur le cycle des sédiments (Syvitski et al 2022) et les dynamiques sédimentaires (Verstraeten et al 2017), sur les zones humides (Fluet-Chouinard et al 2023), sur l’histoire longue des modification de rivières et fleuves à échelle millénaire (Brown et al 2018). Des chercheurs ont souligné que les plans d'eau sont absents de la nomenclature administrative alors qu'ils représentent sans doute en France un demi-million de biotopes, pour la plupart créés par les humains (Touchart et Bartout 2020). Les ouvrages hydrauliques anciens ne représentent qu’un élément dans ce flux continu de modification du fonctionnement des bassins versants. Ils sont sans commune mesure avec les effets très récents (à échelle historique et géologique) de la mécanisation et des travaux mécanisés en lit majeur / mineur, des pollutions par produits de synthèse, des hausses de prélèvements liées au boom démographique et à la croissance économique

Citation : « Les altérations physiques à cette continuité, obstacles à l'écoulement seuil, barrage endiguement les rectifications sont avec les pollutions diffuses, la pression principale responsable du mauvais état des cours d'eau. »
Biais de focale : ignorance du poids relatif des altérations de l’eau
Cette citation laisse penser que l’obstacle à l’écoulement est un facteur de dégradation de la qualité chimique et biologique de l’eau aussi important que la pollution. Il n’en est rien. Du propre aveu des indicateurs actuellement utilisés pour mesurer la qualité (de l’eau (dont il faudrait discuter par ailleurs la validité), les obstacles à l’écoulement ont un rôle très faible par rapport aux pollutions et aux occupations du sol des bassins versants. C’est ce qui ressort des études quantitatives ayant pris soin de comparer des rivières pour pondérer chaque impact : voir par exemple cette synthèse, ou encore Villeneuve et al 2015, Cooper 2016, Lemm et Feld 2017, Lemm et al 2021. On trompe le public et on détourne l'attention à laisser croire que l’eau s’est beaucoup dégradée à cause de ces obstacles. 

Citation: « Il est vrai que de nombreux ouvrages en rivière, comme les seuils de moulins à eau, ont été construits il y a plusieurs centaines d'années. En revanche, il est faux de dire qu'ils n'ont jamais eu d'impact sur la biodiversité. Selon une étude scientifique de 2016, la généralisation à partir du 11e siècle des Moulins à roues verticales en Europe a causé un premier effondrement des populations de saumon. »
Biais de halo : une étude devient une généralité
En science d’expérimentation et d’observation, une étude isolée n’a jamais fait une connaissance solide. Il faut que cette étude soit répliquée plusieurs fois. La publication citée a été commentée sur notre site (voir Lenders et al 2016), et nous avons formalisé des objections sur les sources françaises, où les auteurs ne distinguent pas le poids de la morphologie et le poids des pêcheries dans la raréfaction locale du saumon. Par ailleurs, une autre recherche en histoire environnementale ne valide pas l'idée d'un déclin des poissons d'eau douce comme cause de changement des régimes alimentaires, mais plutôt l'arrivée de produits des pêches océaniques (Orton et al 2017). D’autres travaux sur les migrateurs français ont montré que ceux-ci restaient globalement attestés jusqu’aux sources des grands bassins versant à la fin du 18e siècle, quand l’essentiel du patrimoine historique des moulins, forges, étangs était présent, voir Merg et al 2020. Cela étant dit, il est évident que la biodiversité d’un cours d’eau va évoluer selon que ce cours est barré ou non. Même des barrages (tout à fait naturels) de castors produisent une cascade d’effets physiques, chimiques, biologiques, ce qui conduit d'ailleurs des chercheurs à admettre qu'il faut repenser l'idée de continuum fluvial (Larsen et al 2021). La biodiversité évolue, avoir une approche fixiste ou espérer retrouver les mêmes profils du vivant que voici 5 siècles ou 5 millénaires n’a aucun sens. 

Citation : « [La continuité] C'est aussi ce qui permet des inondations dans le lit majeur qui vont recharger les zones humides, les sols et les nappes souterraines, qui vont éroder les terres et amener des matériaux à la rivière. » / « Au contraire, les seuils aggravent plutôt localement les inondations parce qu'ils rehaussent la ligne d'eau en permanence et facilitent ainsi les débordements en amont. »
Biais de contradiction : une qualité devient un défaut quand il faut justifier le dogme…
Quand il s’agit de vanter les bienfaits de la continuité écologique, Claire-Cécile Garnier explique que celle-ci se traduit par des inondations et débordements qui remplissent d’eau les nappes et les sols. Quand il s’agit de vanter la destruction des ouvrages en rivières, la même explique que ceux-ci tendent à provoquer des inondations et débordements en amont, ce qui cette fois devient un problème ! Ce raisonnement ad hoc où des acrobaties intellectuelles justifient une chose et son contraire est le signe assez fiable d’une idéologie sous-jacente qui fait feu de tout bois pour asséner ses croyances. 

En conclusion
Nous pourrions reprendre chaque phrase ou presque de la vidéo pour la nuancer, préciser ou parfois contredire. La lecture de notre rubrique idées reçues ou de notre rubrique science permettra aux lecteurs intéressés de comprendre pourquoi.  Ce n'est probablement pas très utile : le personnel public qui s'est engagé dans la mise en oeuvre de la continuité écologique sous sa dimension destructrice des ouvrages et milieux anthropisés connaît ces arguments, mais préfère les ignorer ou les nier. Pour que cette politique change vraiment, il faudra probablement attendre le poids des réalités (besoins de la transition énergétique, nécessités de l'adaptation climatique, réponses aux événements extrêmes sécheresses, feux de forêt et crues) ainsi que le renouvellement d'une génération de décideurs et experts qui a mal posé le problème, mais peine à la reconnaitre.