09/01/2020

Divergences et imprécisions d'experts sur les traits des espèces de poissons (Cano-Barbacil et al 2020)

L'écologie raisonne souvent à partir des traits biologiques, morphologiques et écologiques partagés par des espèces, afin de comprendre et prédire les comportements de communautés entières, leurs réponses à des impacts ou des restaurations. Mais ces traits sont-ils bien connus? Trois chercheurs analysent pour la première fois la validité des traits tels qu'ils sont aujourd'hui codés dans des bases de données d'expertise sur les poissons, dans une région européenne (zone ibérique). Ils montrent que les bases divergent entre elles. Par exemple, le comportement rhéophile ou limnophile des espèces est parfois mal caractérisé, alors qu'il est pourtant très employé. Ces imprécisions nuisent à la bio-évaluation et à la prédiction des résultats de travaux de restauration.  Ce n'est pas sans conséquence à l'heure où l'on prétend en France reprofiler des rivières en prédisant le succès d'objectifs. Aussi un semblable diagnostic par une recherche indépendante des administrations de l'eau et de la biodiversité serait-il bienvenu dans notre pays.



En écologie, on peut étudier les espèces mais aussi les traits ou caractéristiques partagées par plusieurs espèces. Ces approches sont utilisées en écologie théorique et appliquée pour quantifier et prédire les impacts des perturbations sur les communautés entières. Les analyses basées sur les traits envisagent de répondre à des questions macro-écologiques en réduisant la dépendance du contexte spécifique à une espèce, pour autoriser une généralisation entre les communautés et les écosystèmes.

Les traits identifiés dans la littérature écologique sont des caractéristiques reflétant l'adaptation d'une espèce à son environnement : soit des traits biologiques décrivant le cycle de vie, la physiologie et le comportement y compris la taille maximale du corps, la longévité, les stratégies d'alimentation et de reproduction; soit des traits écologiques liées aux préférences d'habitat, au débit, à la tolérance aux pollutions ou aux températures.

Mais pour répondre aux espoirs qu'y placent les chercheurs et gestionnaires, encore faut-il que les traits des espèces soient correctement décrits : qu'il y ait cohérence des bases de connaissance entre elles, et bien sûr cohérence entre ces bases et les traits réels des espèces, notamment la variabilité qui peut être forte.

Est-ce vérifié?

Trois chercheurs (Carlos Cano‐Barbacil, Johannes Radinger et Emili García‐Berthou) ont analysé le cas des poissons d'eau douce et des bases de connaissance en Espagne et Portugal. Ils concluent par la négative, en observant que les experts se fient à des données parfois contradictoires.

Voici le résumé de leur recherche :

"Les approches basées sur les traits sont couramment utilisées en écologie pour comprendre la relation entre la biodiversité et le fonctionnement de l'écosystème, le filtrage environnemental ou les réponses biotiques aux perturbations anthropiques. Cependant, on sait peu de choses sur la fiabilité des traits attribués et la cohérence des informations sur les traits parmi les différentes bases de données actuellement utilisées.

En utilisant 99 espèces de poissons continentaux ibériques, endémiques et exotiques, nous avons étudié un total de 27 traits biologiques et écologiques pour leur cohérence parmi 19 bases de données différentes et identifié des traits moins fiables, c'est-à-dire des traits avec un fort désaccord entre les bases de données. Plus précisément, nous avons utilisé des modèles linéaires généralisés et des statistiques de fiabilité inter-évaluateurs (α de Krippendorff) pour tester les différences de valeurs de trait entre les bases de données. Nous avons également identifié des traits et des espèces bien étudiés par rapport aux données manquantes.

Nos résultats montrent des divergences notables et une faible fiabilité pour plusieurs caractéristiques biologiques et écologiques telles que la préférence pour les microhabitats, le caractère omnivore, le caractère invertivore, la rhéophilie et la limnophilie. Les traits les moins fiables étaient principalement des classements en catégories (plutôt que des traits continus) et établis par un jugement d'expert, sans définition claire ni méthodologie commune. Il est intéressant de noter que les traits catégoriels tels que la rhéophilie ou la limnophilie, qui ont montré une fiabilité significativement plus faible, ont montré simultanément une disponibilité et une utilisation des données plus élevées que les traits à échelle continue.

De telles incertitudes dans l'attribution des caractères pourraient affecter la bio-évaluation et d'autres analyses écologiques. Les espèces dont l'aire de répartition est plus petite et celles qui ont été décrites plus récemment présentent une couverture et une disponibilité des données plus faibles dans les bases de données sur les traits.

Nous encourageons une normalisation plus poussée des protocoles de mesure des traits des poissons pour aider à améliorer l'application robuste des indices de bio-évaluation et des approches basées sur ces traits."


Cliquer pour agrandir. Ce graphique montre la relation entre (a) l'utilisation des traits (pourcentage des bases de données qui incluaient le trait) et (b) la disponibilité des données spécifiques aux traits (pourcentage d'espèces à valeurs de trait rapportées en moyenne dans les bases de données) avec la fiabilité des traits (α de Krippendorff). Les lignes verticales représentent la valeur médiane de l'utilisation des traits et la disponibilité des données spécifiques aux traits, les lignes continues horizontales représentent la valeur médiane de α de Krippendorff. Les formes des symboles indiquent si les traits sont relatifs à l'habitat, la morphologie, la reproduction ou l'alimentation. Les traits sous la barre horizontale sont donc ceux qui sont les moins fiables en description. Extrait de Cano-Barbacil et al 202 art cit.

Les chercheurs observent notamment :

"En général, les données sur la biodiversité sont souvent incomplètes ou souffrent de biais, centrées sur les plus visibles et souvent axées sur les espèces économiquement valables des régions tempérées accessibles (Hortal et al., 2015). Nos résultats ont révélé que les espèces diadromes ont une plus grande disponibilité des données sur les traits spécifiques que les espèces d'eau douce strictes. Cela pourrait être lié au fait que: (1) de nombreuses espèces diadromes étudiées dans cette étude, comme A. anguilla, ont une large distribution et sont donc mieux étudiées; et (2) la migration est un domaine prioritaire de l'écologie des poissons et a été largement étudiée au cours du siècle dernier (par exemple Schmidt, 1923). De plus, comme cela a été posé en hypothèse, les espèces qui ont été décrites plus récemment ont été caractérisées par une disponibilité des données plutôt faible dans les bases de données analysées."

Discussion
Comme le soulignent les trois chercheurs, "il s'agit de la première étude à évaluer la fiabilité statistique des traits d'espèce dans différentes bases de données". On peut donc penser que cet exercice n'a pas été réalisé à échelle européenne, et notamment en France.

Pourtant, la gestion publique des rivières en vue d'améliorer leur écologie dépend directement de la qualité de ces informations. Mal connaître des espèces, c'est faire des choix qui ne sont pas forcément optimaux, soit qu'ils n'obtiennent pas les résultats escomptés, soit qu'ils sous-estiment ou sur-estiment des impacts. Il faut souligner que ce travail s'intéresse à la cohérence interne des bases de données, mais n'examine pas de manière critique si ces bases intègrent bien toutes les connaissances empiriques. Nous avions par exemple recensé un travail récent qui analysait pour la première fois les individus de cinq espèces de poissons rhéophiles sur la vie entière, et qui montrait un registre comportemental très varié des individus, avec une diversité intraspécifique en mobilité supérieure à la diversité interspécifique (Harrison et al 2019). Comment de tels résultats sont-ils ensuite codés en base de données quand il faut spécifier des traits d'espèce?

Les poissons n'étant qu'une petite partie de la biodiversité des milieux aquatiques, mais étudiée de longue date en raison de l'activité halieutique ayant des enjeux d'usage, on peut juger ce travail assez alarmant sur le niveau d'information de nos choix publics en écologie de la restauration. Contrairement à la conservation (protéger des habitats d'intérêt), la restauration est une ingénierie écologique qui entreprend de modifier des milieux pour obtenir des résultats. Mais sa capacité prédictive est-elle fiable ? On gagnerait à le vérifier avec  modération et rigueur dans des expérimentations avant se lancer dans des politiques à grande échelle, comme c'est le cas aujourd'hui en France. La complexité du vivant et la rareté de nos connaissances incitent à une certaine humilité...

Référence : Cano-Barbacil C et al (2020), Reliability analysis of fish traits reveals discrepancies among databases, Freshwater Biology, DOI: 10.1111/fwb.13469

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