20/04/2023

Pas d'impact sédimentaire notable d'un seuil en rivière (Rollet el al 2022)

Des chercheurs ont étudié le seuil le plus important du fleuve côtier Gapeau, dans le sud de la France. A l'occasion de trois crues, ils montrent que la retenue de 700 m créée par cette chaussée ancienne ne sédimente pas la charge grossière et évacue les charges plus fines de sables et graviers. Les scientifiques concluent que se focaliser sur les seuils dans ce contexte ne sera pas de nature à recharger en sédiment les côtes et les plages à l'aval, car le déficit sédimentaire a d'autres causes. Leur travail rappelle aussi que la plupart des recherches menées sur la sédimentation dans les ouvrages modestes (seuils, chaussées, petits barrages et déversoirs) ne montrent pas d'effet notable. Soit le contraire de ce qui est affirmé dans le discours du gestionnaire public.



Le seuil de Sainte-Eulalie, étudié par les chercheurs. DR.

Anne-Julia Rollet, Simon Dufour, Romain Capanni et Mireille Lippmann Provansal ont analysé l'impact sédimentaire d'un seuil sur une petite rivière du Sud de la France. Le Gapeau est un fleuve côtier de 47,5 km de long (pente : 0,7 m.m-1) qui draine un bassin versant de 564 km² entre les crêtes montagneuses de la Sainte Baume et de Morières au nord et à l'ouest et la crête montagneuse des Maures à l'est. La rivière s'ouvre au sud sur la plaine et se jette dans la rade d'Hyères. Le bassin versant du Gapeau contient deux sous-bassins aux caractéristiques géologiques contrastées : le sous-bassin versant ouest, où la rivière Gapeau coule sur un substrat calcaire, perméable et favorable à l'infiltration, et  le sous-bassin versant est de la rivière Réal-Martin (principal affluent de la rivière Gapeau), qui coule sur des substrats métamorphiques imperméables. La rivière Gapeau présente un chenal étroit et profond sur la majeure partie de sa longueur ainsi que des berges élevées. Cette morphologie est particulièrement adaptée au transit des flux d'eau et de sédiments. 

Dans la partie aval du Gapeau, le seul ouvrage pouvant piéger les sédiments en transit est le seuil de Sainte Eulalie. Cette chaussée est un ouvrage en maçonnerie de 3,75 m de haut et génère en amont un plan d'eau d'environ 700 mètres de long en régime d'étiage. Sa date exacte de construction est inconnue, mais elle est indiquée sur des cartes de 1896. 

Pour déterminer l'influence du seuil sur la continuité sédimentaire de la rivière, les chercheurs ont suivi l'évolution du stock sédimentaire en amont du seuil de Sainte Eulalie, qui est la principale zone de piégeage. La capacité de piégeage des sédiments du déversoir a été évaluée en analysant les différentiels bathymétriques avant vs après les crues, avec quatre mesures par point pour assurer une marge d'erreur verticale de ± 0,10 m après post-traitement. Trois relevés bathymétriques ont été réalisés pour décrire la mobilité sédimentaire générée lors de crues de trois intensités différentes : débit d'eau instantané de 42 m3.s-1, 57 m3.s-1 et 67 m3.s-1.

Voici le résumé de leur travail :
"Dans les systèmes littoraux et fluviaux en déficit sédimentaire la restauration du transport solide fait aujourd’hui l’objet d’une attention particulière. La suppression d’ouvrages transversaux (seuils, barrages) est parfois préconisée même si l’effet réel   des petits seuils sur le transport de la charge de fond n’est pas démontré dans tous types de contexte. Dans ce cadre, notre étude a pour objectif d’apporter des éléments quantifiés pour (i) documenter l’interruption des transferts sédimentaires grossiers (> sables fins) par un petit seuil sur un système fluvial côtier méditerranéen (le Gapeau), et (ii) discuter la pertinence de sa suppression pour la restauration de la continuité sédimentaire. Ces éléments sont produits partir d’approches croisées de suivis de la dynamique sédimentaire du fond du lit (bathymétrie, traçages sédimentaires, chaines d’érosion et suivis topographiques) et de modélisation de capacités de transport. Nos résultats nous permettent de conclure que le seuil étudié ne semble pas constituer d’entrave physique au transfert de la charge de fond dans la mesure où aucune accrétion nette n’a été observée en amont de l’ouvrage malgré des crues importantes enregistrées durant le suivi. Néanmoins, la mesure indirecte du transport solide montre qu’il n’existe pas ou plus de charriage sur ce cours d’eau qui connait un fort déficit sédimentaire. Ainsi, la suppression de seuil sur le Gapeau serait insuffisante pour atténuer le déficit sédimentaire fluvial et/ou littoral. Il conviendrait plutôt de concentrer la réflexion sur la réalité des entrées sédimentaires et l’efficacité des connexions entre les versants et le chenal."
Les auteurs précisent encore :
"La mesure indirecte du transport sédimentaire a montré que la charge de fond n'est pas (ou plus) transportée le long de la rivière Gapeau (à l'exception d'un peu de transport résiduel de sable et de gravier que nous n'avons pas réussi à quantifier). Le transport sédimentaire mesuré, même lors d'une crue de 5 ans, avait un volume extrêmement faible (456 m3) et était très inférieur à la capacité de transport (20 200 m3). Cette différence indique que la rivière Gapeau présente un important déficit sédimentaire. Nous avons également observé un pavage important du lit de la rivière qui variait de 2,1 à 10,5 en aval de la zone d'étude. Le lit de la rivière Gapeau est ainsi quasi stable lors des crues les plus courantes, et il ne reste qu'une faible coulée sédimentaire composée de sable et de gravier. Ce débit est trop faible pour être détecté par des mesures indirectes de transport sédimentaire, mais nous l'avons détecté lors du suivi de la retenue de Sainte Eulalie.

Des mesures bathymétriques supplémentaires effectuées à l'embouchure de la rivière Gapeau avant et après la crue de décembre 2008 ont indiqué que 1 300 à 1 400 m3 de sédiments (sable moyen à grossier) ont été apportés aux plages (Brunel, 2010; Capanni, 2011). Cependant, ces apports en conditions hydrologiques actives (Q5) ne compensent pas les 2 700 m3.an-1 estimés d'érosion côtière (Capanni, 2011). Ainsi, les apports fluviaux de la rivière Gapeau semblent peu contribuer au trait de côte. Les volumes actuels de sédiments grossiers fluviaux ne sont pas suffisants pour maintenir la rivière en bon état, et le système fluvial du Gapeau présente un déficit sédimentaire sévère malgré la présence du seuil de Sainte Eulalie. Ces éléments soulèvent ainsi des questions sur l'utilité de retirer le seuil pour rétablir la continuité sédimentaire et entretenir le trait de côte. Le déversoir n'entrave pas l'écoulement du sable, dont le volume est beaucoup trop faible pour contrebalancer les déficits côtiers en sable. Sur la base de nos observations du seuil de Sainte Eulalie, nous émettons l'hypothèse que la plupart des autres ouvrages du bassin versant ne gênent pas le transfert sédimentaire soit parce qu'ils sont déjà engorgés soit parce qu'ils n'ont jamais complètement interrompu le transfert sédimentaire. Le seuil de Sainte Eulalie, comme tous les seuils de la rivière Gapeau, était déjà présent dans le « profil des grands efforts hydrauliques » en 1954 (et probablement bien avant). Avant les années 1970, cependant, les données topographiques indiquent qu'aucune incision ou rétraction n'a eu lieu (Capanni, 2011). Les autres ouvrages sont situés en amont dans la zone du bassin versant, dans des contextes aux pentes souvent plus fortes que ceux de Sainte Eulalie, qui est aussi l'ouvrage le plus haut (3,5 m, contre 2,0 m pour les autres). Ainsi, si le seuil de Sainte Eulalie ne stocke pas de charriage, les autres seuils ne le sont probablement pas non plus. Ces observations sont cohérentes avec les résultats de la plupart des études sur l'influence des petites structures sur le transport du charriage dans des contextes géomorphologiquement dynamiques."

Discussion
Le faible effet sédimentaire des petits ouvrages hydrauliques est un trait récurrent des recherches menées sur ce sujet. Dans leur travail, les chercheurs le rappellent : "De nombreuses études ont mis en évidence l'influence des petites structures sur la morphologie des chenaux (Fencl et al., 2015), mais seules quelques études morphologiques se sont concentrées sur l'influence des déversoirs sur la continuité des sédiments grossiers. Les modifications morphologiques qu'entraînent les seuils couvrent souvent une superficie relativement réduite et sont liées soit à un engorgement de l'ouvrage en amont (ex. : sédimentation), soit à une poussée hydraulique en aval (ex. : incision en aval de l'ouvrage, apparition de berges médianes). A ce jour, aucun changement morphologique en aval des seuils n'a été explicitement corrélé au déficit sédimentaire qu'ils ont généré. Les quelques études portant sur l'influence des déversoirs sur la continuité sédimentaire suggèrent qu'ils ne l'influencent pas fortement (Csiki et Rhoad, 2010 ; Pearson et Pizzuto, 2015 ; Peeters et al., 2020 ; Casserly et al., 2021). Les sédiments de charriage peuvent quitter un réservoir lors d'épisodes de débit élevé (Pearson et al., 2011; Casserly et al., 2021) ou après avoir dépassé la capacité de stockage du réservoir (Major et al., 2012). Pearson et Pizzuto (2015) ont suggéré que toutes les fractions granulométriques dans le matériau du lit fourni en amont auraient pu être transportées à travers le réservoir qu'ils ont étudié, le long de la rampe en pente et au-dessus du barrage de 2,5 m, tandis que Peeters et al. (2020) ont observé un transfert sélectif de particules autour de la médiane. Cependant, la réponse des rivières à l'existence à long terme de déversoirs varie considérablement (Csiki et Rhoad, 2010) et dépend principalement des caractéristiques des ouvrages (c'est-à-dire la forme, la hauteur de la crête, la présence ou l'absence de systèmes de vannage), la rivière (c.-à-d. occurrence de grandes crues, taille des sédiments, capacité de l'hydraulique fluviale à transporter les sédiments au-dessus de la crête du déversoir) et les caractéristiques générales du bassin versant (p. ex. densité du déversoir en amont, apport de sédiments disponible) (Pearson et Pizzuto, 2015) . Par conséquent, comprendre l'influence des déversoirs sur les flux de sédiments (et donc la pertinence de les enlever) nécessite une approche de recherche et de gestion différente et plus intégrée que l'approche individualiste qui a été appliquée aux grands barrages (Fencl et al., 2015)."

A rebours du discours public tenu depuis 15 ans pour justifier la destruction des petits ouvrages, ceux-ci ne représentent donc pas a priori un problème grave de transfert sédimentaire. Le même discours public avait déjà menti sur la soi-disant "auto-épuration" des rivières, que les barrages entraveraient alors que l'inverse est vrai (toutes choses égales par ailleurs, une retenue tend à éliminer divers intrants et polluants). La rhétorique est désormais connue : on ne met en avant que des aspects négatifs des ouvrages hydrauliques, quitte à les exagérer voire les inventer dans certains cas, alors que l'on passe sous silence leurs aspects positifs. Cette politique publique partisane et nuisible aux patrimoines des rivières doit cesser.

Référence : Anne-Julia Rollet et al (2022), Is removing weirs always effective at countering the sediment deficit? Case study in a Mediterranean context: the Gapeau River, Géomorphologie : relief, processus, environnement, 28,3, 187-200

2 commentaires:

  1. Un profil en long du fond du lit aurait été intéressant

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  2. "Although it is difficult to develop general rules" (Rollet et al, 2022). Cet article généralise un peu trop je trouve, une règle ne peut pas être tirée d'un cas unique que cela soit pour la valider ou la démentir. Le pluriel dans la phrase "ceux-ci ne représentent donc pas a priori un problème grave de transfert sédimentaire" est donc un peu prématuré. Mais l'étude est intéressante car l'enjeu sédimentaire fait parti des aspects trop peu étudiés de ces petits ouvrages.

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