20/05/2025

Des millions d’euros de gabegie pour la destruction du patrimoine hydraulique de Figeac

Alors que les collectivités locales sont invitées à faire preuve de rigueur budgétaire et d'un usage responsable des ressources publiques, la ville de Figeac s’engage dans un projet démesuré et contesté de continuité écologique. Il s’agit de la destruction complète du site hydraulique du Surgié, pourtant emblématique du paysage figeacois et encore fonctionnel. Ce projet, qui pourrait approcher les 10 millions d’euros de dépenses publiques cumulées, est aujourd’hui contesté tant sur le plan démocratique que juridique.


Un patrimoine emblématique voué à disparaître
Le site du Surgié, situé sur les rives du Célé, est un espace de loisirs, de mémoire et de services. Il comprend un seuil (doté d’un clapet mobile), une digue filtrante, une prise d’eau potable (captage de Prentegarde), un moulin, un plan d’eau aménagé et des berges fréquentées par les promeneurs. Ce système hydraulique, modifié dans la seconde moitié du XXe siècle, stabilise le niveau de la rivière, alimente le captage d’eau et structure tout un pan du paysage urbain. Il a un potentiel de production hydro-électrique non négligeale, quoique sous-estimé (volontairement) par les services de l'Etat. 

En avril 2024, la municipalité a annoncé lors d’une réunion publique son intention de détruire entièrement cet aménagement : arasement du seuil, suppression de la digue, suppression du plan d’eau, reméandrage du cours du Célé, déplacement de la prise d’eau, renforcement de berges et création d’un parcours piéton sur plus de 13 hectares. Dans la foulée, un premier marché public a été lancé, sans véritable concertation ni évaluation indépendante des alternatives.

Un déni de démocratie environnementale
La décision d’engager ce vaste chantier a été prise sans débat préalable avec les riverains, sans étude comparative sérieuse des autres options, et sans véritable enquête publique. En mars 2025, le préfet de région a même décidé de dispenser le projet d’évaluation environnementale, considérant qu’il n’aurait pas «d’incidences notables».

C’est cette décision que l’association Hydrauxois, avec Les Moulins du Quercy et les Figeacois Vigilants, conteste aujourd’hui dans un recours gracieux envoyé au préfet. En effet, plusieurs éléments montrent que cette dispense est manifestement infondée :
  • Le site est situé dans une zone naturelle à forte biodiversité (ZNIEFF), fréquentée par des espèces protégées : oiseaux, poissons, amphibiens, loutres.
  • Les travaux auront lieu dans le lit de la rivière, impliquant forages, terrassements, enrochements, et démolition lourde.
  • Le risque d’inondation pourrait être aggravé, notamment par l’érosion régressive et la perte des effets tampons de la retenue.
  • Le plan d’eau actuel agit comme puits de carbone et zone refuge en cas d’étiage, des fonctions devenues vitales face au dérèglement climatique.
De plus, la surface d’intervention dépasse les 10 hectares, ce qui, selon la réglementation (rubrique 39 de la nomenclature environnementale), impose une évaluation environnementale systématique. Le recours rappelle que l’autorité préfectorale ne pouvait se limiter à un simple «examen au cas par cas».

Un contournement légal et des effets sous-évalués
Le courrier adressé au maire de Figeac par l’avocat de l’association rappelle que cette dispense d’évaluation constitue un vice de procédure majeur. Elle revient à contourner les obligations d’étude d’impact alors même que les travaux modifient profondément l’équilibre écologique, le régime hydrologique et les usages locaux. Un permis d’aménager est prévu ; la nomenclature environnementale exige dans ce cas un examen global.

Ce type de projets – présentés comme de la "renaturation" mais dissimulant une artificialisation – prolifère dans de nombreuses communes. Or, ici comme ailleurs, l’absence de débat démocratique, d’expertise contradictoire et de prise en compte des effets cumulatifs (plusieurs seuils ont déjà été détruits dans le bassin du Célé) est alarmante.



Ce que nous demandons
Hydrauxois, aux côtés des citoyens mobilisés, ne s’oppose pas à toute évolution du site, mais à la brutalité, à l’unilatéralité et à l’impréparation de la démarche actuelle. Pour un projet mobilisant près de 10 millions d’euros issus de l'agence de l’eau, de l’État, de la commune, de la région et de l’Europe, il est légitime d’exiger :
  • Une comparaison sérieuse des scénarios (entretien, modernisation, reconfiguration douce…)
  • Une étude d’impact complète, publique et contradictoire
  • Une vraie concertation locale, prenant en compte les usages, la biodiversité, l’histoire et les besoins futurs
  • Une cohérence climatique, en reconnaissant le rôle des retenues d’eau dans l’atténuation des sécheresses et de crues, la régulation du carbone, ainsi que l'urgence de développer l'hydro-électricité sur les sites existants
  • Une gestion responsable de l’argent public, à l’heure où les collectivités sont en tension financière
Le projet du Surgié ne doit pas devenir un exemple de plus de pseudo-écologie technocratique et déconnectée, sans lien aux urgences réelles de l'eau. Nous appelons tous les citoyens de Figeac et des environs à se mobiliser, à rejoindre les actions en cours et à demander un moratoire immédiat sur les travaux tant qu’une étude environnementale complète n’aura pas été menée.

18/05/2025

Une victoire judiciaire majeure pour l’étang de Bussières

La cour administrative d’appel de Lyon donne raison à l’association Hydrauxois : les travaux de destruction de l’étang ont été réalisés en violation manifeste du droit de l’environnement. Le préfet est désormais tenu de mettre en demeure la Fédération de pêche de l’Yonne de régulariser sa situation.

Destruction illégale d'un étang, lit colmaté sur plusieurs kilomètres, atteinte aux espèces protégées comme les moules, assèchement des marges humides de l'étang sans aucune étude d'impact... ces pratiques ont été couvertes par les services de l'Etat et la fédération de pêche, pourtant prompts à donner des leçons d'écologie à tout le monde. Hydrauxois mènera la procédure à son terme.

Rappel de la procédure
En 2017-2018, la Fédération de pêche de l’Yonne entreprend la vidange puis la destruction de la digue de l’étang de Bussières, situé sur la rivière la Romanée, sans déposer de dossier d’autorisation environnementale ni réaliser la moindre enquête publique. Ces travaux ont été subventionnés par l'argent public (agence de l'eau). L’administration valide ce chantier en trois temps : une dispense d’autorisation pour la vidange (10 octobre 2017), une autorisation pour travaux urgents sur la digue (5 décembre 2017) et un récépissé de déclaration pour la destruction de la digue (13 mars 2018). L’association Hydrauxois conteste ces décisions devant le tribunal administratif de Dijon, qui rejette sa requête en 2019. L’appel est rejeté en 2021, mais le Conseil d’État casse cette décision en 2024 et renvoie l’affaire à la cour d’appel de Lyon.

Décision de la cour d’appel de Lyon (14 mai 2025)
La cour administrative d’appel de Lyon donne entièrement raison à l’association Hydrauxois sur le fond.

Elle constate que les travaux réalisés constituaient une seule et même opération (effacement de l’étang) et dépassaient les seuils de la nomenclature IOTA pour :
  • la modification du lit mineur sur plus de 100 m (rubrique 3.1.2.0),
  • la destruction de frayères (3.1.5.0),
  • l’assèchement d’une zone humide de plus d’un hectare (3.3.1.0).
Elle juge que l’administration aurait dû exiger une demande unique d’autorisation et non valider ces travaux par des décisions éclatées et irrégulières.

Elle annule le jugement de première instance ainsi que les trois décisions préfectorales de 2017 et 2018.

Elle enjoint au préfet de l’Yonne de mettre sous un mois la Fédération de pêche en demeure de déposer un dossier complet de demande d’autorisation environnementale, sur la base de la législation en vigueur en 2018.

Enfin, elle condamne l’État à verser 2 000 € à Hydrauxois au titre des frais de justice.

Suite donnée par Hydrauxois
Fort de cette victoire, Hydrauxois engage plusieurs suites concrètes :
  • Un courrier au préfet sera adressé pour rappeler la gravité de la faute des services de l’État, l’exigence d’une exécution rapide de la mise en demeure, demander la remise en état du site.
  • Une relance de la plainte pénale contre la Fédération de pêche de l’Yonne sera déposée auprès du procureur de la République d’Auxerre pour travaux en rivière sans autorisation.
Cette décision marque une étape importante pour la défense des patrimoines hydrauliques et la bonne application du droit de l’environnement. Elle rappelle qu’aucune politique, fût-elle écologique, ne peut s’exonérer des règles élémentaires de légalité.



02/05/2025

Régénérer les moulins à eau, un enjeu d'avenir pour les rivières (Grano 2025)

À travers une vaste enquête pluridisciplinaire et de nombreux cas italiens, la chercheuse Maria Carmela Grano montre que les moulins à eau peuvent redevenir des leviers de durabilité locale, en conjuguant patrimoine, énergie, écologie et engagement citoyen. Mais cette dynamique suppose de repenser certaines politiques fluviales trop indifférentes aux héritages culturels et paysagers, tout comme d’encourager les propriétaires à inscrire leur bien dans un projet d’avenir.


Extrait de Grano 2025 art. cit. 

L’article de Maria Carmela Grano part d’un constat double : d’une part, les moulins à eau sont devenus des vestiges sous-exploités du passé ; d’autre part, ils recèlent un potentiel insoupçonné pour répondre à des défis contemporains (transition écologique, gestion durable des paysages, revitalisation rurale). En raison de leur lien intime avec les systèmes hydrographiques, les dynamiques socio-territoriales, et les savoirs techniques anciens, les moulins sont à reconsidérer comme écosystèmes régénératifs, capables de conjuguer conservation patrimoniale, résilience environnementale et usages économiques durables. Cette recherche propose une lecture systémique et multidisciplinaire des moulins à eau, les envisageant comme carrefours de dynamiques culturelles, sociales, hydrogéomorphologiques, énergétiques et politiques.

La chercheuse montre comment les moulins historiques, loin d’être de simples infrastructures techniques, sont des systèmes autonomes d’utilisation des ressources naturelles, incarnant un patrimoine éco-culturel. Leur interaction avec le paysage (topographie, réseaux fluviaux), leur capacité à stocker et restituer l’eau, à transformer l’énergie de manière décentralisée, en font des éléments centraux dans la structuration historique des territoires. Cette approche rejoint les notions de paysage culturel et d’écosystème culturel, en ligne avec les définitions de l’UNESCO et de la Convention de Faro.

Maria Carmela Grano souligne l’ambiguïté des données archéologiques concernant la diffusion des moulins à eau en Europe. Alors que la vision traditionnelle plaçait leur développement au Moyen Âge, des recherches récentes plaident pour leur usage dès le Ier siècle. Par ailleurs, la diversité des formes technologiques (horizontal vs vertical) est revalorisée, les roues horizontales n’étant plus vues comme primitives mais comme adaptées à certains contextes.

L’article démontre que l’implantation historique des moulins était fortement corrélée à la morphologie fluviale et aux gradients d’altitude. Cette disposition optimale peut aujourd’hui être réinvestie via des projets de micro-hydroélectricité à faible impact, comme le montrent les projets européens Restor-Hydro et RENEWAT. Mais "le potentiel énergétique des moulins reste largement sous-exploité, faute d’intégration entre patrimoine et transition énergétique", observe la chercheuse. L’analyse géologique et sédimentologique des anciens sites permet de retracer les évolutions paysagères et d’estimer les risques liés aux crues, à l’enfouissement ou à l’érosion.

La chercheuse insiste sur l’importance des savoirs vernaculaires des meuniers, transmis par la pratique, en tant qu’éléments-clés du fonctionnement durable des moulins. Elle cite notamment les formations néerlandaises et les initiatives italiennes (AIAMS) pour réactiver cette mémoire technique. Ces pratiques s’inscrivent dans une logique de gestion participative des ressources, où les habitants contribuaient à l’entretien des systèmes hydrauliques. Ce modèle communautaire, toujours vivant dans certains territoires, constitue un levier pour une gouvernance locale résiliente et durable. "Le savoir des meuniers, inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO, incarne une forme précieuse d’intelligence hydraulique", souligne MC Grano.

L’étude documente plusieurs exemples où les moulins sont devenus des vecteurs de tourisme culturel et durable. Ils sont restaurés comme musées, lieux de mémoire, ateliers pédagogiques ou gîtes ruraux. Cette valorisation, souvent soutenue par des bénévoles et des fondations (FAI, National Trust), contribue à lutter contre le surtourisme, revitaliser les zones rurales, et promouvoir des formes lentes et engagées de découverte.

Enfin, Maria Carmela Grano explore les difficultés de recensement et d’inventaire des moulins, en raison de la dispersion des sources et de l’absence de vérifications historiques. Elle mobilise plusieurs bases de données : cartes hydrauliques anciennes (carte de 1890), archives régionales, sites UNESCO, projet Restor Hydro, plateforme AIAMS. Ces travaux soulignent l’urgence d’un croisement de sources (cartographiques, archéologiques, techniques) pour établir une base de connaissance cohérente à l’échelle nationale.

Etudiant des cas en Italie, Maria Carmela Grano recense plus de vingt projets italiens de régénération de moulins, soutenus par des financements variés : privés, communautaires, ou publics (notamment le plan européen NextGenerationEU – PNRR italien). Quatre cas emblématiques sont approfondis :
  • Mulino Ra Pria (Ligurie) : restauration technique complexe d’un moulin horizontal à canal surélevé. Projet associatif orienté vers la valorisation patrimoniale et paysagère.
  • Mulino Scodellino (Émilie-Romagne) : moulin encore productif, devenu lieu culturel (festival inclusif, visites scolaires, production de biscuits), restauré après une inondation en 2023.
  • Mulino e Gualchiera Romano (Basilicate) : reconstruction à l’identique d’un moulin en ruine, avec étude géologique et usage de matériaux d’origine.
  • Mulino di Arignano (Piémont) : conversion en habitation privée, alliant conservation architecturale et usage domestique.
D’autres exemples sont cités pour illustrer la diversité des usages : tourisme, musées, éducation, production agricole ou énergétique (hydroscies, forges, micro-turbines).

La conclusion de l’article insiste sur trois orientations majeures.
  • Renforcer les connaissances et les politiques de conservation : malgré un regain d’intérêt local, la majorité des moulins restent hors des radars institutionnels, vulnérables face aux effets du changement climatique, de l’urbanisation ou de la désaffection rurale.
  • Mobiliser les technologies avancées : SIG, modélisation 3D, IA, photogrammétrie et analyses hydro-géomorphologiques sont appelées à jouer un rôle crucial dans la préservation et la valorisation des moulins, à condition de créer des plateformes partagées et interopérables.
  • Explorer les voies de reconversion productive : les moulins peuvent devenir des pôles multifonctionnels de la durabilité locale : éducation, artisanat, tourisme, micro-énergie, gestion de l’eau et de la biodiversité. L’autrice plaide pour des politiques intégrées entre patrimoine, énergie et aménagement rural.

Extrait de Grano 2025 art. cit.

Discussion
L’article de Maria Carmela Grano s’inscrit dans une dynamique salutaire de réhabilitation des moulins à eau comme ressources culturelles, paysagères et techniques. Pourtant, on peut regretter que la gestion contemporaine des rivières, largement dominée par une lecture strictement écologique, reste souvent aveugle aux usages historiques et aux formes d’adaptation humaine au milieu fluvial. Cette approche conduit fréquemment à la destruction de seuils de moulins considérés comme "obstacles à l'écoulement et au franchissement", alors même qu’ils pourraient, dans de nombreux cas, être aménagés pour faciliter la circulation piscicole ou sédimentaire tout en préservant la mémoire et la structure des lieux. Il y a là un manque de dialogue entre patrimoine et écologie, entre savoirs anciens et solutions d’ingénierie actuelles, qui mériterait d’être comblé.

Par ailleurs, l’article montre à juste titre le rôle des associations, des collectivités et des chercheurs dans la régénération des moulins, mais il pourrait souligner plus fermement que les propriétaires eux-mêmes ont une responsabilité centrale dans cette dynamique. Ceux qui se contentent de conserver à l’identique des bâtiments anciens sans projet d’usage limitent la portée de leur action. À l’inverse, ceux qui réintègrent le moulin dans des logiques d’usage productif, éducatif ou environnemental – même partiellement – contribuent à faire évoluer les politiques publiques et les représentations sociales. C’est de leur capacité à articuler héritage et innovation que dépendra en grande partie l’avenir des moulins dans les territoires ruraux. Comme le souligne la chercheuse, "les moulins à eau ne sont pas seulement des reliques du passé, mais des systèmes régénératifs capables de répondre aux défis de notre époque. (…) Leur restauration ne doit pas être une nostalgie, mais un processus dynamique qui intègre patrimoine, innovation et durabilité."

24/04/2025

Typologie des seuils et petits barrages en rivières : histoire, usages et formes

Partout en France et en Europe, les rivières portent les traces d’une longue cohabitation entre les sociétés humaines et les milieux aquatiques. Parmi ces traces, les seuils en rivières – ouvrages de faible hauteur construits en travers du lit – forment une catégorie aussi discrète qu’essentielle. Destinés à rehausser localement la ligne d’eau, ils ont servi au fil des siècles à faire tourner des moulins, irriguer des cultures, stabiliser des lits, protéger le génie civil, agrémenter le patrimoine ou encore créer des chutes pour l’hydroélectricité. Tour d'horizon de la diversité de ces ouvrages encore trop peu étudiés par la recherche scientifique.


L’aménagement des rivières par l’homme s’inscrit dans une histoire très ancienne. Dès que les sociétés humaines se sédentarisent, elles développent des techniques pour canaliser, détourner ou réguler l’eau, dans un objectif de subsistance ou de protection. C’est ce qu’on appelle l’hydraulique, c’est-à-dire l’ensemble des aménagements destinés à maîtriser les écoulements d’eau. Cette pratique émerge dès les premières implantations permanentes autour des villages et zones cultivées. Il est à noter qu’avant les humains, les castors (américains ou eurasiatiques) ont construit des petits barrages dans de très nombreux bassins versants de l’hémisphère nord, sur les ruisseaux, rivières et petits fleuves.

Usages historiques des seuils
Parmi les dispositifs hydrauliques les plus précoces (avec  les fossés, rigoles, gués et puits), on trouve des structures formant des seuils en rivière, c’est-à-dire petits barrages transversaux, plus ou moins perpendiculaires au courant. Les plus anciens documentés semblent  les « fishweirs » (seuils à poissons) : sortes de barrages rudimentaires en bois ou en pierre, souvent disposés en travers de petits fleuves dans la zone proche des estuaires, destinés à piéger ou canaliser les poissons. La littérature archéologique fait remonter ces installations à des périodes aussi anciennes que le Paléolithique, dans le cadre de la rationalisation de la pêche vivrière. L’agriculture va quant à elle s’accompagner de la création de rigoles de canalisation reliées à des bassines de retenues. 

À partir de l’invention des moulins dans l’Antiquité, les seuils en rivière se multiplient en lien avec le développement de cet usage énergétique. Leur essor est favorisé au Moyen Age par la colonisation humaine des bassins et la croissance démographique dans des territoires mêmes reculés. Elle est organisée par le système féodal et les banalités, qui imposent aux paysans d’utiliser le moulin du seigneur, ainsi que par les exemples réussis de l’hydraulique monastique, notamment cistercienne. Ces ouvrages deviennent omniprésents, et leur implantation donne souvent naissance à des biefs (canaux d’amenée, de fuite, de déversement du surplus), et è toute une infrastructure hydraulique locale, de villages en villages comme au sein des villes. À côté des moulins à grain, d’autres usages apparaissent : foulons, scieries, tanneries, forges, etc. 

La forte expansion du moulin tient à ce qu’il forme le premier automate mu par des forces uniquement mécaniques et capable de s’ajuster à toutes sortes de travaux – pas simplement la mouture et préparation des farines. Les ouvrages hydrauliques eux-mêmes reçoivent des noms divers : « seuil » est un nom moderne pour le petit barrage, les archives parlent de chaussée, déversoir, digue, barrage, écluse, pelle, etc. selon les types d’ouvrages et les usages locaux.

L’énergie n’est pas le seul motif de création de petits barrages en rivière. Les seuils sont également utilisés pour l’alimentation (étang piscicole sur lit mineur ou alimentés par lit mineur),  pour améliorer l’irrigation (par inondation contrôlée des prairies), pour alimenter les canaux de navigation, pour favoriser le flottage du bois (retenues de création de courant poussant les bûches) ou pour assurer un niveau d’eau constant dans les zones urbaines et les fortifications. La forme et la structure de ces seuils varient selon les périodes, les matériaux disponibles et les objectifs locaux. Dans les rivières à faible pente, ils sont souvent larges et inclinés ; dans les zones de montagne, ils peuvent être plus compacts et à pente abrupte.

Usages contemporains des seuils
Au fil du XXe siècle, certains  usages traditionnels déclinent (moulins, irrigation gravitaire, piscicultures), mais de nombreux seuils restent en place, parfois détournés de leur usage initial. Les 30 glorieuses, en démocratisant les travaux publics et l’usage du béton, favorisent des créations parfois anarchiques de petits seuils de confortement local de berge, ou la modernisation pas toujours heureuse de seuils anciens en enrochements. 

On observe aujourd’hui une diversité d’usages contemporains :
  • Hydroélectricité : certains anciens seuils sont réactivés ou équipés pour produire de l’énergie renouvelable à petite échelle ;
  • Pisciculture : l’alimentation des bassins se fait souvent par dérivation depuis un seuil ;
  • Maintien de la lame d’eau : dans les rivières recalibrées, les seuils permettent de conserver un niveau d’eau suffisant en période d’étiage, pour des raisons écologiques, paysagères ou récréatives ;
  • Stabilisation morphologique : les seuils peuvent freiner l’érosion du lit, stabiliser un profil en long ou empêcher une incision progressive du lit mineur ;
  • Soutien de nappe ou alimentation en eau potable par effet de surhausse localisée de la ligne d’eau ;
  • Loisirs : retenues aménagées pour la baignade, la pêche, ou la pratique du canoë ;
  • Patrimoines : héritage des seuils qui servent toujours à maintenir en eau des éléments paysagers, productifs ou défensifs associés à un patrimoine historique classé (châteaux, abbayes, jardins, etc.)
  • Protection d’ouvrages de génie civil : certains seuils sont placés en aval de ponts ou de bâtiments afin de maintenir un niveau d’eau minimal (éviter la rétractation d’argiles sensibles au dessèchement, ou la dégradation de pieux en bois dans les fondations anciennes).
  • Conservation écologique ; des seuils alimentant des systèmes hydrauliques anciens et s'étant "renaturés" au fil du temps sont parfois entretenus à fin de conservation de la biodiversité qui s'est installée.

Typologie des seuils : formes et principes techniques
La diversité des seuils s’explique par une combinaison de facteurs fonctionnels, morphologiques et historiques. On peut classer les seuils selon deux grands axes (voir les références Malavoi 2003, Degoutte 2002, 2012) :
  • d’une part, leur inscription dans un système hydraulique (avec ou sans dérivation, usage énergétique ou non) ;
  • d’autre part, leur structure physique et leur mode de fonctionnement (fixe, mobile, mixte, en enrochements, etc.).
Typologie selon le système hydraulique

• Seuils au fil de l’eau
Le seuil est directement implanté dans le lit mineur, sans dérivation latérale. Il est accolé à un moulin, à une prise d’eau ou à un point de mesure, et modifie localement la ligne d’eau sans altérer le tracé du cours d’eau et la répartition de son débit.

• Seuils avec dérivation courte
Ces seuils sont associés à un canal ou bief de faible longueur, souvent quelques dizaines à quelques centaines de mètres. L’eau est captée par une prise latérale juste en amont du seuil. L’impact sur le débit du cours d’eau reste limité et l’usage visé peut être agricole, industriel ou énergétique.

• Seuils avec dérivation longue
Ces seuils permettent de créer une chute importante en éloignant l’ouvrage principal (usine, moulin) du seuil d’alimentation. Le bief ou canal de dérivation peut mesurer plusieurs kilomètres. Il est parfois remplacé par une conduite forcée en région montagneuse peu propices au terrassement des canaux (contrairement aux plaines). Ce système est particulièrement adapté à la production d’hydroélectricité. Certains seuils servent à organiser la répartition d’un débit venant de rivière en plusieurs bras servant des usages divers : par exemple, réseaux de canaux d’irrigation (béalières), alimentation des douves, étangs et perspectives des châteaux, systèmes hydrauliques monastiques, etc.


Typologie selon la nature et la structure du seuil

• Seuils fixes
Ce sont les formes les plus courantes historiquement. Construits en maçonnerie, béton, enrochements ou gabions, ces seuils sont conçus pour être stables dans le temps, avec peu ou pas de réglage possible. Leur profil peut être plus ou moins incliné, ou parfois en gradins pour faciliter la dissipation d’énergie. Ils sont adaptés aux milieux à forte énergie ou à fort transport solide, et leur conception dépend fortement des savoir-faire locaux (fondations, ancrages, revêtement de parement). Les ouvrage anciens ayant le mieux résisté au temps sont souvent formés de ces enrochements avec faible pente (tangente au courant) et souvent un abaissement de la ligne de crête vers une berge (favorisant le transport solide en surface ou le passage de certaines espèces).

Il faut aussi signaler des seuils venant du génie écologique :
  • les  rampes rustiques, structures souvent aménagées dans une logique de renaturation ou de franchissement piscicole. Constitués de blocs de pierre disposés en pente douce, parfois avec paliers ou micro-cascades, ils s’intègrent bien dans les milieux naturels. Leur forme plus diffuse favorise le passage de la faune aquatique, mais leur stabilité dépend de la granulométrie, du verrouillage des blocs et du débit de crue ;
  • les analogues de barrage de castor, en bois, visant à copier ce que font les rongeurs aquatiques afin d’obtenir des rehausses locales de niveaux, des inondations de berges et une biodiversité tenant à des types morphologiques alternant zone lentique et zone lotique.
• Seuils mobiles
Ces seuils permettent de moduler la lame d’eau grâce à des dispositifs mécaniques ou hydrauliques de vannes. Ils offrent une souplesse d’usage mais exigent plus d’entretien. Plusieurs systèmes existent :
  • Vannes : plaques verticales ou inclinées, levées ou abaissées manuellement ou mécaniquement ;
  • Clapets : dispositifs basculants sur un axe, souvent motorisés, qui permettent un réglage fin du débit ;
  • Aiguilles : planches de bois étroites placées à la main entre deux glissières ou crémaillères, typiques des anciens barrages de navigation ou d’irrigation ;
  • Boudins gonflables : structures souples en caoutchouc ou PVC, gonflées à l’air ou à l’eau, commandées à distance.
• Seuils mixtes
De nombreux seuils associent une partie fixe (seuil de base) à un ou plusieurs organes mobiles de régulation. Ces combinaisons permettent de répartir les fonctions : garantir la stabilité du lit tout en permettant l’évacuation des crues ou le réglage fin du débit.

Une histoire technique encore peu étudiée
La conception technique des seuils a également évolué au fil des siècles, selon les matériaux disponibles, les savoir-faire locaux, les contraintes de site, et les fonctions attendues de l’ouvrage. Les seuils les plus anciens ont probablement été réalisés en bois, sous forme de pieux ou de branches entrelacées, ou bien par simple amas de pierres stabilisant localement la ligne d’eau. Progressivement, la maîtrise des fondations s’est améliorée, avec l’apparition de seuils maçonnés en pierre ou en béton, puis, plus tardivement, de dispositifs mobiles tels que les vannes, les aiguilles, les clapets...

Cette évolution n’est pas uniforme : elle dépend des dimensions du cours d’eau, mais aussi du contexte régional, de la nature des sols et des berges, des matériaux disponibles (type de pierre, résistance au gel, accessibilité des ressources) ou des traditions de construction locale. Aussi des conditions économiques, car seules les activités et les zones les plus prospères pouvaient moderniser les ouvrages, dans le cas notamment des moulins et forges au 19e siècle. 

Malgré l’ancienneté, la diversité et la persistance de ces ouvrages, le domaine reste peu exploré par la recherche scientifique. Les seuils sont souvent abordés uniquement comme obstacles à l’écoulement, caractérisés sommairement (au mieux) par leur hauteur, largeur et longueur de remous (retenue), sans prise en compte de leur fonction historique, de leur intégration au système hydraulique local, ni même de leur effet réel sur la dynamique fluviale et le biotope.

Plusieurs dimensions restent ainsi peu connues :
  • Temporalité : à quelle période ont été construits les seuils encore visibles aujourd’hui ? combien ont disparu ? quelles étaient les densités de seuils jadis ?
  • Eco-hydraulique : comment les différents types de seuils influencent-ils la ligne d’eau, les vitesses d’écoulement, la température, le transfert de sédiments, la circulation piscicole, la faune et la flore de l’eau et des rives, la recharge des aquifères et nappes ?
  • Typologie patrimoniale : quels matériaux, quels agencements, quels dispositifs spécifiques selon les contextes géographiques ?
Ces lacunes sont d’autant plus problématiques que ces ouvrages restent très présents dans le paysage fluvial français, qu’ils soient encore en service, en maintien sans usage productif ou parfois en voie vers la ruine. 

Mieux les connaître, c’est mieux décider de leur gestion future, entre valorisation patrimoniale, réaffectation, entretien – ou démantèlement raisonné, en cas de nuisance riveraine par exemple. C’est aussi éviter des généralités abusives voire trompeuses : la typologie précise des ouvrages hydrauliques rapportée à leur usage et à leur contexte hydro-écologique est nécessaire pour une gestion informée des bassins versants. 

Références citées
Degoutte, G. ed (2002). Petits barrages. 2e édition. Lyon : Cemagref.
Malavoi, J.-R. (2003). Stratégie d’intervention de l’Agence de l’Eau sur les seuils en rivière. Lyon : Agence de l’Eau Rhône-Méditerranée & Corse.
Degoutte, G. (2012). Diagnostic, aménagement et gestion des rivières. 2e édition. Paris : Éditions Eyrolles.

21/04/2025

Le petit patrimoine hydraulique au service de la biodiversité (Romano et al 2023)

Une étude scientifique évalue le rôle écologique de sites aquatiques artificiels issus d'un petit patrimoine hydraulique — tels que citernes, réservoirs ou abreuvoirs — dans la conservation des amphibiens en Méditerranée. En s’appuyant sur un vaste jeu de données, les auteurs montrent que ces structures, bien qu’issues d’usages humains, peuvent constituer des habitats précieux pour les espèces menacées, notamment dans le contexte du changement climatique.


Les zones humides méditerranéennes subissent une forte régression, sous l’effet combiné de l’usage des sols, des sécheresses accrues et du changement climatique. Les amphibiens, qui dépendent étroitement de ces milieux pour leur reproduction, sont particulièrement exposés. L’étude menée par Antonio Romano et ses collègues s’interroge sur le rôle que peuvent jouer des sites artificiels non conçus à l’origine pour la biodiversité — tels que des abreuvoirs ou des réservoirs — dans la conservation des populations d’amphibiens.

La recherche repose sur une base de 1570 sites de reproduction d’amphibiens répartis dans le centre et le sud de l’Italie, le long des Apennins tyrrhéniens, sur environ 600 km. Les sites ont été catégorisés en sites naturels (NWS) avec 1006 occurrences et en sites artificiels (AWS) avec 564 occurrences. L’analyse de connectivité a été approfondie dans six sous-régions représentatives : Lucretili, Volsci, Cilento, Apennin lucanien, massif du Pollino et plateau de Sila.

Les auteurs testent trois hypothèses :
  • Les sites artificiels sont-ils connectés écologiquement aux sites naturels ?
  • Ont-ils une efficacité comparable dans la structure des réseaux de dispersion ?
  • Permettent-ils aux amphibiens de persister dans des conditions climatiques plus extrêmes ?
Les auteurs mobilisent une combinaison de modélisation de niche climatique,d'analyse de connectivité et de comparaison des niches climatiques. Concernant la connectivité , les résutats ontrent que les sites artificiels sont intégrés au réseau écologique. Dans certains cas (ex. Cilento, Apennin lucanien), leur rôle est même plus structurant que celui des sites naturels. En terme d'équivalence fonctionnelle, dans plusieurs sous-régions, les sites artificiels affichent une importance similaire voire supérieure à celle des NWS en matière de connectivité paysagère. Enfin pour le rôle de niche climatique, les sites artificiels permettent une expansion significative vers des conditions plus chaudes ou plus sèches chez certaines espèces (ex. Triturus carnifex, Bombina variegata).

Les auteurs en concluent : "Les sites artificiels méditerranéens sont bénéfiques pour les métapopulations d’amphibiens et jouent un rôle clé dans le maintien de la connectivité écologique à l’échelle du paysage. (…) Dans les paysages agricoles, construire ou restaurer des sites artificiels dotés de simples “rampes d’échappement” (…)  augmentera la disponibilité de points d’eau pour le bétail tout en profitant aux populations d’amphibiens dans des conditions stressantes".

Discussion
Cette étude démontre que des structures hydrauliques simples, souvent issues de pratiques agricoles ou pastorales, peuvent contribuer à maintenir — voire renforcer — la connectivité écologique des amphibiens à l’échelle régionale. Leur capacité à offrir une niche climatique plus large constitue un atout supplémentaire dans un contexte de changement global. Ces résultats invitent à ne pas négliger les infrastructures modestes dans les politiques de conservation, notamment dans les paysages agricoles où les habitats naturels sont anthropisés de longue date, et parfois dégradés.

Référence ; Romano A et al ((2023), Artificial paradises: Man-made sites for the conservation of amphibians in a changing climate, Biological Conservation, 286, 110309.