28/01/2017

La biodiversité locale est-elle réellement en déclin? (Vellend et al 2017)

Depuis quelques années, un débat émerge et divise la communauté des chercheurs en écologie: trouve-t-on une tendance réelle dans la biodiversité à échelle locale? La question peut paraître décalée voire saugrenue pour l'opinion actuelle, habituée à s'entendre dire que nous sommes au bord de la sixième grande extinction du vivant. Pourtant, plusieurs travaux concluent que la tendance moyenne de la biodiversité locale est nulle sur les données exploitables en longues séries temporelles, avec autant de hausses que de baisses. En fait, l'Anthropocène peut être animé de tendances aux effets contraires: une perte nette d'espèces au plan global (par extinction) mais une accélération interne de la diffusion des espèces non éteintes (par invasion, translocation, acclimatation, recolonisation). Point sur les toutes dernières évolutions de ce débat, et sur quelques implications dans la manière dont nous nous représentons socialement la biodiversité. 

Il existe aujourd'hui une perte globale de biodiversité, marquée par l'extinction d'espèces. L'ampleur et le rythme de cette perte sont sujets à discussion (voir cet article), en particulier parce que l'écologie scientifique manque de données d'observations – phénomène plus marqué dans des pays pauvres ou émergents, là où la disparition d'espèces est suspectée d'être la plus soutenue aujourd'hui, comme elle l'a été aux siècles passés dans les sociétés aujourd'hui industrialisées.

Depuis quelques années, un débat agite cependant la communauté des écologues : la baisse globale de biodiversité s'accompagne-t-elle d'une baisse locale de cette même biodiversité? Les deux phénomènes ne sont pas forcément liés, puisque les espèces sont mobiles. Prenons un exemple aquatique : la construction d'un grand barrage va entraîner la perte locale d'espèces (inadaptée à la fragmentation ou au nouvel habitat), éventuellement une extinction d'espèce rare et locale, mais le réservoir du barrage et ses abords seront colonisés par des nouvelles espèces, venant naturellement ou introduites artificiellement. Au final, si l'on s'en tient à la biodiversité du site définie par la richesse des espèces qu'il est capable d'héberger de manière permanente ou temporaire, seul un bilan local des espèces apparues / disparues permet de dire si la biodiversité a une tendance nulle, croissante ou décroissante à l'échelle spatiale d'intérêt.

Un article paru dans les PNAS (Vellend et al 2013) et un autre dans Science (Dornelas et al 2014) se sont intéressés à cette question.

Le premier travail, méta-analyse de 16.000 inventaires sur les plantes, trouve une tendance nulle en biodiversité locale.

Extrait de Vellend et al 2013, art cit, droit de courte citation. Tendance temporelle en biodiversité locale sur les communautés de plantes, centrée sur zéro.

Le second travail analyse 100 séries temporelles de qualité sur 35613 espèces animales et végétales. Il conclut lui aussi à une tendance nulle de la biodiversité alpha (richesse en espèces), mais dans une tendance significative en biodiversité bêta (changement de composition locale des espèces au fil du temps, en moyenne 10% par décennie sur l'échantillon).


Extrait de Dornelas et al 2014, art cit, droit de courte citation. A gauche, tendance nulle de la biodiversité locale alpha sur un siècle d'études. A droite, tendance significative de l'indice de Jaccard, montrant un remplacement des espèces concernées.

Le débat rebondit en 2016 lorsqu'Andrew Gonzalez et 9 collègues (dont Michel Loreau en France) publient dans Ecology une réfutation de ces résultats (Gonzalez et el 2016). Ces scientifiques considèrent trois points: les échantillons choisis sont géographiquement biaisés; les séries temporelles sont souvent trop courtes pour permettre de conclure sur des tendances significatives; le matériau d'analyse mêle des études sur des perturbations (disturbance) et d'autre sur des récupérations (recovery) après impact.

Mark Vellend, Maria Dornelas et 12 collègues viennent de répondre dans Ecology à ces objections, en ré-affirmant la valeur de leurs découvertes initiales et en pointant ce qu'ils estiment être des erreurs ou des présupposés non réalistes d'interprétation dans les critiques de Gonzalez et de ses co-auteurs. Pour eux, les données d'entrée sont certes perfectibles, mais c'est là un problème général de l'écologie (manque de mesures fiables de long terme) qui ne remet pas en cause ce que l'on peut observer sur les quelques données existantes, à savoir une tendance globalement nulle dans la biodiversité locale.

Discussion
Le débat, devenu passablement technique, continuera certainement dans les mois et années à venir. Il est probable qu'il ne manquera pas de déborder la sphère savante. Comme souvent dans les sciences de l'environnement, les échanges intellectuels influencent les représentations sociales comme les choix des gestionnaires et décideurs.

Il existe, même dans la littérature scientifique et technique, des divergences de présupposés. Pour l'écologie conservationniste, la nature s'apprécie par les assemblages d'espèces endémiques en milieux très peu perturbés par l'homme. C'est à partir de cette référence qu'il faudrait agir, soit en interdisant ou limitant la présence humaine (aires de conservation) soit en ré-aménageant les milieux par effacement des impacts humains (travaux de restauration ou renaturation). Par exemple, le célèbre biologiste (et inventeur du mot biodiversité) Edward O. Wilson vient de proposer de "ré-ensauvager" la moitié de la surface terrestre (Half Earth 2016). Pour l'écologie fonctionnaliste, le caractère dynamique du vivant comme l'ancienneté des influences humaines et leur prévisible persistance, voire accélération (changement climatique), suggèrent qu'il est vain de vouloir viser une certaine référence stable de composition des espèces. Il faut plutôt préserver (ou restaurer) la capacité des milieux à accueillir et produire de la diversité biologique, en agissant sur certains niveaux d'organisation et de résilience (par exemple la connectivité physique ou la régulation thermique). Il s'agit aussi de protéger des services rendus par les écosystèmes (par exemple la pollinisation ou l'épuration).

Des questions éthiques se superposent à ces paradigmes d'interprétation scientifique du vivant – et parfois s'y mêlent, car tous les chercheurs ne sont pas exempts de jugements de valeur, particulièrement en écologie appliquée de la conservation (discipline marquée par un certain engagement dès sa naissance dans les années 1970-1980) . Selon les tenants du biocentrisme ou de l'écocentrisme, le vivant a une valeur en soi et il faut viser l'évitement de toute perte d'espèces ou d'habitats, quand bien même les intérêts humains s'en trouvent affaiblis. Selon les tenant de l'anthropocentrisme, le vivant est toujours apprécié à travers certaines valeurs données par l'homme (utilité, beauté, connaissance) et ce sont en dernier ressort des choix sociaux qui dicteront les objectifs des politiques de biodiversité.

Préalablement à ces vastes débats intéressant tous les citoyens et non les seuls spécialistes, il faudrait déjà s'accorder sur les faits d'observation et sur une base solide d'information partagée. Pour les rivières et plans d'eau qui concernent  notre action associative, cette question des tendances réelles de la biodiversité locale rejoint une préoccupation majeure: la nécessité de réaliser des inventaires biologiques complets des hydrosystèmes naturels et artificiels, à échelle des stations, rivières et bassins versants, intégrant la dynamique temporelle (voir cet article). Des choix français en politique de l'eau ont été inspirés par la conservation de certaines espèces pisciaires menacées, spécialisées (migrateurs, rhéophiles) et/ou d'intérêt halieutique (salmonidés), sans que le bilan biologique élargi  (ni, au demeurant, les évolutions hydroclimatiques à échelle du siècle) informe le gestionnaire dans son intervention. Au regard de la pluralité des approches savantes sur la biodiversité comme des attentes sociales vis-à-vis d'elle, une réflexion plus approfondie et plus ouverte est certainement nécessaire.

Référence : Vellend M et al (2017), Estimates of local biodiversity change over time stand up to scrutiny, Ecology, DOI: 10.1002/ecy.1660

26/01/2017

Livre blanc du syndicat des énergies renouvelables et hydro-électricité

Placer toute l'hydroélectricité sous la tutelle de la direction de l'énergie et du climat, et non de celle de l'eau et la biodiversité pour les petites puissances ; rendre les prescriptions environnementales compatibles avec nos objectifs ambitieux de transition énergétique : ces deux mesures parmi d'autres seront défendues par le Syndicat des énergies renouvelables auprès des candidats à l'élection présidentielle. Un autre enjeu important est à défendre pour les moulins, étangs et riverains : simplifier grandement les procédures d'autoconsommation avec injection du surplus, afin que chacun puisse produire facilement.  

Le Syndicat des énergies renouvelables (SER) vient de publier son Livre blanc. Le mardi 31 janvier, à l’occasion de son colloque annuel, le  SER invitera les principaux candidats à l’élection présidentielle à présenter leur vision du rôle des énergies renouvelables dans le mix énergétique français. Il leur proposera de se positionner sur les orientations stratégiques détaillées dans ce Livre blanc.

Deux propositions à soutenir: une tutelle administrative de l'énergie (et non plus de l'eau), une révision en profondeur de la continuité écologique
Nous publions ci-dessous quelques extraits du chapitre consacré à l'hydro-électricité. Parmi les points que nous appelons à soutenir tout particulièrement dans les prochains mois, tant auprès des candidats à la présidentielle que de ceux à la députation:

  • placer toute l'hydro-électricité (petite ou grande) sous le tutelle de la direction de l'énergie et du climat.  La direction de l'eau et de la biodiversité est aujourd'hui en charge de la petite hydro-électricité, mais elle n'est pas dans son domaine premier de compétence et, pour l'essentiel, cette direction travaille à freiner le développement de cette énergie renouvelable au lieu de le favoriser, ce qui rend la politique publique illisible;
  • réviser en profondeur la réforme de continuité écologique, qu'il s'agisse de son périmètre, de ses méthodes, de sa gouvernance, de son suivi, de ses analyses coût-bénéfice et de son financement. La continuité est un angle légitime de gestion des rivières mais sa mise en oeuvre administrative s'est révélée coûteuse, complexe et conflictuelle, ainsi que contraire à l'objectif de développement de l'hydro-électricité (soit par destruction pure et simple du potentiel énergétique, soit par exigence d'aménagements à financement public défaillant, dont le surcoût imposé et la perte de productible annulent tout espoir de rentabilité pour beaucoup d'exploitants). Au-delà des amendements d'urgence déjà votés, c'est une remise à plat complète de cette continuité qui s'impose, pour en faire un instrument consensuel, durable et réaliste de la politique des rivières et plans d'eau. 

Une proposition à construire: faciliter l'autoconsommation pour des dizaine de milliers de sites potentiels
Notre regret concernant ce Livre blanc: l'absence de proposition sur l'autoconsommation avec injection du surplus. Des premières mesures ont été prises dans la loi de transition énergétique et son ordonnance d'application, mais elles sont encore insuffisantes pour l'objectif : que les foyers soient réellement incités à produire avec l'énergie locale dont ils disposent.

Chaque rivière française de taille petite ou moyenne possède des ouvrages de moulins susceptibles de relancer facilement la production qui était la leur jusqu'au XXe siècle (voir cette synthèse). L'obstacle n'est pas technologique: roue, vis, turbine, hydroliennes permettent de produire à toute hauteur et tout débit, avec des génératrices adaptées. Mais la puissance de ces sites, de quelques kW à dizaines de kW, n'est pas toujours suffisante pour motiver le montage d'un dossier complet d'injection, dans le cadre d'une activité considérée aujourd'hui comme industrielle, avec ce que cela implique en complexité (création de société commerciale, souscription d'un contrat de 20 ans, instruction détaillée par le service administratif, etc.). Nous sommes devant un paradoxe: alors qu'il est techniquement simple de produire sur un site (l'équivalent de plusieurs dizaines à centaines de m2 de panneaux solaires), c'est administrativement et fiscalement compliqué.

La relance des moulins se heurte ainsi à des obstacles qu'il appartient de surmonter: régime fiscal clair pour les particuliers, contrat d'injection du surplus (à prix de marché, sans aucune subvention), intégration des effacements et des protections de découplage dans les compteurs intelligents, soutien public (indispensable) aux dispositifs écologiques d'accompagnement, dont la continuité, Turpe dimensionnée à la taille très modeste du productible, dossier environnemental simplifié.

La double modernisation écologique et énergétique des moulins est un enjeu qui intéresse tous les territoires, chaque département comptant des centaines à des milliers de sites. Mais elle ne peut réellement progresser que par un contrat simple et universel incitant les gens à produire leur électricité et à injecter ce qu'ils ne consomment pas sur le réseau local. L'aide publique peut être nulle pour l'énergie (le maître d'ouvrage assume totalement son équipement, il ne bénéficie pas d'un tarif spécial de rachat pour le surplus d'électricité produite), mais elle doit en revanche être totale pour l'écologie: la collectivité doit financer les équipements qu'elle exige quand ces équipements relèvent de la poursuite d'un bien commun, et non pas de l'intérêt particulier du maître d'ouvrage (qui se voit au contraire imposer une nouvelle servitude d'entretien et surveillance des dispositifs écologiques mis en place).

Extraits du Livre blanc du SER (hydro-électricité)
Avec plus de 25 000 MW de puissance installée, l’énergie hydraulique délivre chaque année 70 TWh d’électricité, soit 65 % de l’électricité produite par les énergies renouvelables, constituant ainsi la 1ère filière de production d’énergie électrique renouvelable en France. L’activité génère plus de 20 000 emplois à l’échelle nationale (étude BIPE 2012 pour le SER).

1. Améliorer la gouvernance liée à l’hydroélectricité au niveau de l’État pour mieux articuler les politiques publiques qui lui sont applicables
Les projets hydroélectriques, qu’ils soient soumis à une autorisation au titre de la loi sur l’eau (< 4,5 MW) ou au régime des concessions (> 4,5 MW) ne bénéficient pas de la même tutelle alors que les problématiques économiques,  fiscales ou environnementales sont de même nature. L’hydro-électricité fait appel à de très nombreuses problématiques techniques, industrielles et scientifiques. Ces enjeux de natures diverses et d’un niveau technique élevé rendent complexes, voire contradictoires, un certain nombre de dispositions applicables à la  filière.

Le SER propose que l’ensemble de la  filière relève, au sein du ministère de l’Energie, de la direction en charge de l’énergie, qui doit pouvoir compter sur une expertise de haut niveau. Cette nouvelle organisation doit permettre de renforcer la cohérence entre les politiques publiques liées d’une part au développement des énergies renouvelables et d’autre part à la préservation de l’environnement.

2. Concilier politique environnementale et énergétique
La nécessité de prendre en compte les enjeux environnementaux a permis d’engager l’hydroélectricité dans le sens de l’amélioration et de la préservation du bon état écologique des eaux. La  filière s’est désormais largement approprié cette préoccupation, comme en témoigne sa mobilisation pro-active en faveur d’une hydroélectricité de haute qualité environnementale. 

Néanmoins, l’ampleur, la précision et la généralisation des prescriptions environnementales n’ont cessé de croître au détriment de la production d’électricité renouvelable, générant un empilement de normes de différentes natures et de prérequis disproportionnés. C’est ainsi que la contribution de la  filière au développement durable, aux objectifs de qualité de l’eau et de respect de la biodiversité, s’est traduite dans les faits par l’obligation de mise en œuvre de prescriptions environnementales très lourdes (franchissement piscicole notamment) sans bilan coût-efficacité et par une baisse importante du potentiel de développement de nouveaux aménagements ainsi que du productible des aménagements existants. 

La profession plaide donc en faveur d’une meilleure transparence sur les objectifs et les résultats de la politique environnementale, afin d’aboutir à un cadre règlementaire et législatif plus équilibré. La révision de la Directive cadre sur l’eau (DCE) doit être l’opportunité pour l’Europe comme pour la France de concilier plus efficacement les politiques environnementale et énergétique. La législation française sur l’eau et sa mise en œuvre doivent être fondées sur la conciliation des usages de l’eau, adossées à une analyse scientifique et contradictoire des enjeux et à l’évaluation du ratio coûts / bénéfices, ainsi que le prévoit la DCE.

A noter également : nouveau scénario négaWatt

Le nouveau scénario négaWatt 2017-2050, avec objectif 100% renouvelables, a été rendu public le 25 janvier 2017. Ce scénario prévoit une production hydraulique constante, mais avec des pertes de productible dues à des aménagements de biodiversité et à une baisse tendancielle estimée à 15% de débit disponible. En d'autres termes, pour tenir cet enjeu de production hydro constante avec 15% de débit (donc puissance) en moins, il faut en réalité augmenter la puissance actuellement installée. Donc restaurer énergétiquement des milliers de sites déjà en place mais ne produisant plus (le potentiel des moulins seuls, hors barrages, serait de l'ordre de 1000 MW). A noter que pour négaWatt, le stockage se fait par la voie du biogaz (méthanation) et non pas par des STEP (ou par l'hydrogène couplé à l'hydro-électrique, comme cela commence à apparaître). En fait, il faudra sans doute équiper davantage les moulins et usines à eau si l'on ne parvient pas à tous les objectifs de réduction de la consommation énergétique prévus dans ce scénario négaWatt. Pour rappel, ces objectifs (baisse de 63% de l'énergie primaire et de 50% de la consommation finale) sont jugés très ambitieux par les énergéticiens vu ce qu'ils demanderaient en investissement constant sur 3 décennies dans les infrastructures logement, transport et chauffage, alors que la puissance publique ne parvient déjà pas à impulser et financer des objectifs intermédiaires beaucoup plus modestes.

24/01/2017

La moitié des rivières européennes devrait changer d'écotype d'ici 2050 (Laizé et al 2017)

Selon une étude venant de paraître, la moitié des masses d'eau de surface européennes devrait changer de régime hydrologique d'ici quelques décennies sous l'effet des changements climatiques et des usages humains associés. Avec d'inévitables conséquences sur les écosystèmes aujourd'hui en place. La France sera particulièrement concernée. Ce résultat repose une question intriguant déjà nombre de chercheurs en écologie des milieux aquatiques: pourquoi donc la directive cadre européenne sur l'eau s'est-elle construite sur l'idée qu'il existerait un "état de référence" intangible de chaque rivière?

Le travail de Cédric Laizé, Mike Acreman et Ian Overton s'inscrit dans le projet SCENES (water SCenarios for Europe and for NEighbouring States) visant à anticiper les évolutions hydrologiques du Vieux Continent ainsi que de ses voisins anatolien et méditerranéen. Deux modèles climatiques de circulation globale ont été mobilisés, IPSL-CM4, de l'Institut Pierre Simon Laplace (France) ; MIROC3.2, du Centre de recherche sur le système climatique (Japon). Les chercheurs ont comparé les données de référence 1961-1990 (Climate Research Unit, Royaume-Uni) avec le projections 2040-2069 des modèles.

Les auteurs rappellent l'importance du régime hydrologique des débits dans la caractérisation écologique des rivières. "Bien que beaucoup de facteurs influencent le type et la condition des écosystèmes d'eaux douces, incluant la lumière, la température de l'eau, les nutriments et les interactions entre espèces (Moss et al 2009), dans les rivières c'est le débit (c'est-à-dire l'écoulement mesuré comme volume par unité de temps) qui est considéré comme le facteur clé (…) le paradigme du régime de débit naturel (Poff et al 1997) pose que le caractère dynamique du débit naturel d'un cours d'eau - caractérisé par son amplitude, sa fréquence, sa durée, sa période et son rythme de changement – est central pour soutenir la biodiversité et l'intégrité de l'écosystème (Lytle et Poff 2004)".

Laizé et ses collèges ont donc créé des indicateurs de débit (Monthly Flow Regime Indicators MFRIs) avec 14 métriques d'intérêt pour leur influence sur les écosystèmes de rivière. Par une analyse en partitionnement (clustering), 13 écotypes d'écoulement ont été définis (10 existant aujourd'hui et 3 n'existant pas actuellement en Europe). Ces types éco-hydrologiques se différencient par la saisonnalité des hautes eaux (hiver, printemps), par l'ampleur et la variabilité des régimes (basses eaux, hautes eaux), par la fréquence des extrêmes.



Changement des régimes hydrologiques autour de 2050 selon le modèle IPCM4 EcF, en vert pas de changement, en bleu changement dans un régime déjà existant, en rouge apparition d'un nouveau régime inexistant sur la zone. On voit que les bassins français devraient être massivement concernés par des évolutions hydroclimatiques.  Extrait de Laizé et al 2017, art cit, droit de courte citation.

Résultats (fourchettes basses et hautes des deux modèles):
  • 30 à 49% des rivières ne changent pas de type de débit;
  • 42 à 55% des rivières changent de type, pour un type connu;
  • 9 à 18% des rivières entrent dans un type encore inconnu (plutôt des régimes à dominante hivernale avec peu de variabilité et d'extrêmes).
Conclusion des scientifiques : "il est donc raisonnable de dire que si une rivière change d'un type éco-hydrologique de débit pour un autre, il existe un potentiel pour de nouveaux écosystèmes, particulièrement si cela résulte en une perte d'espèces existantes. Cependant, l'écosystème qui se dévelopera réellement dépendra de la capacité des nouvelles espèces qui arrivent à exploiter des niches disponibles".

Discussion
Les prévisions des modèles mobilisés par Cédric Laizé et ses collègues se réaliseront-elles? C'est incertain, car les modèles hydroclimatiques appliquées aux échelles régionales donnent encore des résultats divergents (ce qui est le cas, dans le détail, des 2 modèles ici mobilisés). Le climat fonctionne par couplage dynamique océan-atmosphère, avec des oscillations naturelles et des évolutions stochastiques, donc savoir comment les forçages anthropiques vont altérer ces mécanismes et leur téléconnexions restent un champ assez ouvert pour la modélisation climatique.

Cette réserve étant posée, la plupart des climatologues et hydrologues pensent que le régime des rivières sera bel et bien modifié de manière substantielle par les changements climatiques annoncés au cours du siècle. S'il est encore difficile de prédire avec précision l'avenir de chaque grand bassin, des évolutions thermiques et hydrologiques sont à peu près inévitables. Et cela à relativement court terme – quelques décennies, ce qui est peu pour le vivant.

Comme le relèvent Cédric Laizé et ses collègues, les changements hydrologiques impliqueront des évolutions écosystémiques. Cela rend quelque peu problématique l'approche choisie par l'Union européenne dans la directive cadre sur l'eau : définir des "états de référence" biologiques et physico-chimiques afin de déterminer quels peuplements et écoulements "naturels" sont attendus sur des cours d'eau, et forment donc l'objectif de la conservation ou de la restauration de ceux-ci. En effet, en prenant comme base des statistiques d'observation de la fin du XXe siècle, nous avons de bonnes chances de poser des référentiels de qualité ou d'intégrité qui deviendront automatiquement désuets à mesure que le vivant s'adaptera aux conditions nouvelles. Ce malentendu fondateur de la DCE 2000, déjà souligné par des chercheurs dubitatifs sur l'approche choisie par les gestionnaires (voir Bouleau et Pont 2015), gagnerait à être éclairci au plus vite.

Mais la Direction générale Environnement de la Commission de Bruxelles est-elle davantage ouverte aux nuances, incertitudes et réserves des débats scientifiques en écologie que ne le sont nos bureaucraties nationales? Au regard de la genèse de la directive cadre (voir Loupsans et Gramaglia 2011), il y a quelques craintes à avoir…

Référence : Laizé C et al (2017), Projected novel eco-hydrological river types for Europe, Ecohydrology & Hydrobiology DOI: 10.1016/j.ecohyd.2016.12.006

22/01/2017

Pragmatisme et discernement dans la gestion de l'eau: une proposition sénatoriale

Nous avions évoqué le rapport très critique du sénateur Rémy Pointereau sur la mise en oeuvre de la politique de l'eau, notamment dans le domaine de la continuité écologique qui nous intéresse au premier chef. Dans la suite de son action, l'élu a déposé au Sénat une proposition de résolution. Elle est articulée autour de 4 axes: la gestion qualitative de l'eau, la gestion quantitative de l'eau, la simplification des procédures et l'allègement des normes,la planification et la gouvernance. Plusieurs articles concernent la question des ouvrages hydrauliques. Nous en publions ci-dessous des extraits et nous invitons nos lecteurs à en informer instamment leurs sénateurs afin qu'ils soutiennent cette proposition lors de son prochain examen.

Cette proposition de résolution, présentée en application de l'article 34-1 de la Constitution, visant à agir avec pragmatisme et discernement dans la gestion de l'eau, peut être consulté à ce lien. Elle n'a pas de force législative, mais son adoption indiquerait au gouvernement (actuel, futur) la ferme volonté du Sénat d'engager une réforme de la loi sur l'eau, 10 ans après son adoption.

Cette réforme est plus que nécessaire : mauvais résultats dans la mise en oeuvre de la directive sur l'eau DCE 2000 et probabilité quasi-nulle d'atteindre le bon état écologique et chimique de 100% des masses d'eau en 2027 ; confiscation des décisions par une oligarchie administrative lointaine et de plus en plus décriée ; prolifération réglementaire qui assomme les riverains, usagers, propriétaires dans un maquis illisible de normes et d'obligations ; gabegie d'argent public dans des mesures violentes (destructions d'ouvrages) à l'efficacité non démontrée ; indifférence aux attentes nombreuses (patrimoine, paysage, loisir, économie, etc.) et blocage du dialogue environnemental au profit d'une écologie punitive et autoritaire ; analyse coût-bénéfice et analyse en services rendus par les écosystèmes absentes, alors que les riverains n'ont nul sentiment que les milliards dépensés chaque année leur apportent des changements concrets et utiles, et alors qu'on s'apprête de surcroit à lever une nouvelle taxe GEMAPI...

La proposition du sénateur Pointereau ne soulève qu'une partie de ces problèmes et, dans le détail, nous ne souscrivons pas forcément à chacune de ces orientations. Mais elle va globalement dans la bonne direction, en particulier sur la question des ouvrages hydrauliques. Il y a eu depuis 5 ans une accumulation de rapports critiques sur la politique de l'eau, sur ses acteurs institutionnels et sur ses résultats (Cour des comptes, CGEDD, Commission européenne, OCDE, rapport Lesage, rapport Levraut, rapport Dubois-Vigier, rapport Pointerau...). Il est impensable que la prochaine législature et le prochain gouvernement ne placent pas la réforme de cette politique au programme de leurs actions prioritaires.

Motifs (extraits)
Dix ans après l'entrée en vigueur de la loi, la commission de l'aménagement du territoire et du développement du Sénat a considéré qu'il était naturel que la Haute Assemblée se penche sur l'application de la « LEMA », sur l'impact qu'elle a eu sur les collectivités territoriales mais également sur les différents acteurs de la politique de l'eau et sur les difficultés qui sont apparues dans la mise en oeuvre des changements et des principes portés par le texte. C'est à titre qu'un débat a été tenu au Sénat le 19 octobre 2016 sur les conclusions du rapport d'information : « Eau : urgence déclarée » (demande de la délégation sénatoriale à la prospective) et sur les conclusions du rapport d'information sur le bilan de l'application de la loi n° 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l'eau et les milieux aquatiques (demande de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable).

Cette proposition de résolution trouve ainsi son origine dans les conclusions et propositions du dernier rapport, qui dresse un bilan mitigé de l'application des principales dispositions de ce texte de loi. En effet, si la quasi-totalité des acteurs du monde de l'eau sont attachés aux grands principes posés par la loi, beaucoup regrettent une mise en oeuvre concrète problématique.

C'est pourquoi la proposition de loi identifie, à travers quatre pans de la loi de 2006 (1 - la gestion qualitative de l'eau, 2 - la gestion quantitative de l'eau, 3 - la simplification des procédures et l'allègement des normes et 4 - la planification et la gouvernance), plusieurs solutions de simplification, concrètes et pragmatiques dans le domaine de la gestion de l'eau, dont les acteurs de l'eau mesurent chaque jour le degré de complexité.

Ainsi, la présente proposition de résolution suggère de veiller à ce que les normes applicables s'en tiennent au strict respect des directives européennes, de simplifier les procédures de nettoyage des rivières et des fossés ; de raccourcir les procédures et alléger les contraintes d'autorisation de pompage, mais également de raccourcir les délais d'instruction pour les dossiers de création de réserves en eau. Il faut donner à la simplification la priorité qu'elle mérite.

Il convient également de doter la politique de l'eau des moyens matériels, humains et financiers nécessaires à sa mise en oeuvre. Une politique dont l'efficacité dépendra des acteurs qui y seront associés. (...)



Résolution

Pour une meilleure gestion qualitative de l'eau :

  • Veiller à ce que les normes applicables s'en tiennent au strict respect des directives européennes et fixer des objectifs réalistes, pragmatiques et stables, afin de pouvoir mesurer les progrès réels effectués en matière de politique de l'eau;
  • Interdire tout prélèvement par l'État sur le fonds de roulement des agences de l'eau, afin de garantir un financement stable de la politique de l'eau et d'atteindre les objectifs de qualité de l'eau fixés au niveau européen; appliquer le principe de « l'eau paye l'eau »;
  • Favoriser les solutions au cas par cas, acceptables économiquement et socialement, ainsi que la combinaison de différentes techniques pour restaurer la continuité écologique ; inscrire les modifications de seuils dans le cadre d'actions plus globales de restauration du milieu aquatique dans son ensemble;
  • Mieux utiliser les moyens du fonds de garantie boues mis en place par la loi du 30 décembre 2006 sur l'eau et les milieux aquatiques;
  • Renforcer les moyens financiers pour les collectivités locales dans la protection des captages, des réseaux d'assainissement et stations d'épurations.

Pour une meilleure gestion quantitative de l'eau :

  • Soutenir financièrement les collectivités pour lutter contre les fuites d'eau sur les réseaux d'eau potable et mettre en place un plan d'action visant à acquérir une connaissance plus approfondie de ces réseaux, rechercher et réparer les fuites ou renouveler les conduites;
  • Sécuriser juridiquement les organismes uniques de gestion collective (OUGC) en clarifiant les liens entre les OUGC et les irrigants;
  • Renforcer la présence des acteurs et professionnels concernés au sein des comités d'orientation des organismes uniques de gestion;
  • Promouvoir le développement de contrats avec les agriculteurs pour effectuer des prestations de services environnementaux;
  • Définir des plans d'action qui concilient protection de la qualité de l'eau et potentiel de production et qui prennent mieux en compte l'évaluation des risques (inondations, sécheresse, etc.) en favorisant par exemple des bassins d'écrêtement des crues;
  • Favoriser la recharge des nappes phréatiques en dehors des périodes d'étiages ou lorsque la situation le permet;
  • Favoriser les retenues de substitution et collinaires avec la possibilité de remplissage dès lors que les niveaux d'eau sont suffisants ou excédentaires en période de crue;
  • Encourager la recherche en matière de techniques d'accroissement de la ressource en eau ;
  • Réutiliser les captages d'eau potable abandonnés pour des usages non alimentaires (irrigation, arrosage public, etc.).

Pour une simplification des procédures et l'allégement des normes applicables à l'eau :

  • Simplifier les procédures de nettoyage des rivières et des fossés;
  • Raccourcir les procédures et alléger les contraintes d'autorisation de pompage, et de mise en oeuvre des organismes uniques de gestion collective, notamment les obligations en matière d'études préalables pour l'obtention de l'autorisation unique de prélèvement;
  • Raccourcir les délais d'instruction pour les dossiers de création de réserves en eau et les sécuriser juridiquement;
  • Compléter l'article L. 214-17 du code de l'environnement, qui concerne les obligations relatives aux ouvrages, afin de préciser que le classement des cours d'eau en liste , c'est-à-dire dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs, doit permettre de concilier le rétablissement de la continuité écologique avec les différents usages de l'eau, et en particulier le développement de la production d'électricité d'origine renouvelable;
  • Agir avec pragmatisme et discernement pour un arasement non systématique des seuils et préserver le fonctionnement des moulins qui font partie du patrimoine national.

Pour une meilleure gouvernance et planification de l'eau :

  • Revoir le contenu des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux en y intégrant notamment un volet prospectif sur l'anticipation au changement climatique et en les simplifiant;
  • Rééquilibrer la composition des instances de bassin sur la base d'une répartition prévoyant un tiers de consommateurs et associations agrées par l'État, un tiers de collectivités et un tiers d'utilisateurs industriels et agricoles;
  • Reconnaître les propriétaires ruraux comme des acteurs environnementaux;
  • Attribuer la compétence de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI) à une collectivité correspondant davantage à un bassin versant (département ou syndicat de rivière) à condition de leur transférer les moyens financiers pour en assurer la mise en oeuvre en lien étroit avec les agences de l'eau.

20/01/2017

Le potentiel hydro-électrique de la France, victime des bureaucraties et des lobbies

On ne cesse de répéter que le changement climatique est la première menace sur l'équilibre des sociétés et des milieux à échelle du siècle, que tout doit être fait pour sortir rapidement de notre dépendance à l'énergie fossile, qu'agir trop tard placera les générations futures devant le fait accompli de déséquilibres planétaires. Et pourtant, malgré un potentiel de développement de plusieurs milliers de MW très bas carbone, l'hydro-électricité française stagne depuis quinze ans. La principale raison? La pression conjointe des lobbies antibarrages et des administrations tatillonnes en charge de l'eau a gelé les initiatives et alourdi tous les coûts de développement. Pire encore, la France a massivement engagé un processus de destruction des seuils et barrages qui permettraient de produire un peu partout sur le territoire. Pour obtenir des gains écologiques modestes et limités à quelques espèces, quand ce n'est pas pour satisfaire les exigences dérisoires de pêcheurs de truites, notre pays se prive de la plus ancienne, de la plus régulière et de la mieux répartie de ses énergies renouvelables. Cette dérive n'a que trop duré: il faut libérer l'énergie de nos rivières!

Lors des vagues de froid, et alors que plusieurs réacteurs nucléaires sont en maintenance, l'énergie hydraulique a été mobilisée tant pour contribuer à la base en journée que pour répondre aux besoins de pointe en matinée et soirée. Cela malgré les conditions défavorables du gel et de la forte sécheresse hivernale que connaît la France. L'hydro-électricité a ainsi pu produire sur le réseau jusqu'à l'équivalent de 10 réacteurs nucléaires.

Pourtant, cette énergie hydro-électrique est en berne. On peut le constater sur ce graphique extrait du récent rapport de l'Agence internationale de l'énergie (AIE 2017, pdf) consacré à la transition énergétique en France.


On observe que depuis 2000, les capacités hydro-électriques françaises restent bloquées entre 25.000 et 25.400 MW.

L’AIE est sceptique sur la capacité la France à garantir sa sécurité d’approvisionnement en électricité alors qu’elle entend réduire à 50% la part du nucléaire tout en avançant très lentement dans la mise en service de nouvelles capacités de production. Le constat de l'Agence revient ainsi à souligner que les pouvoirs publics promettent, mais n'agissent pas en conformité à leurs promesses. Un travers auquel nous ne sommes que trop habitués et qui contribue au discrédit de la parole institutionnelle.

Les capacités hydro-électriques françaises ne sont nullement saturées
Pourquoi l'hydro-électricité en particulier peine à se développer? Contrairement à une idée reçue et fausse véhiculée par ses adversaires, ce n'est nullement parce que les capacités de développement sont saturées :
  • le rapport de convergence (très conservateur et non complété dans toutes les régions) UFE-Ministère 2013 fait état de 2476 MW de potentiel (8950 GWh de production) en nouveaux sites;
  • le même rapport conclut à 261 MW (921 GWh) en équipement de seuils et barrages existants;
  • ces travaux de 2013 ignorent (volontairement) les puissances de moins de 100 kW, qui sont certes individuellement modestes, mais très nombreuses puisqu'elles forment une majorité des 80.000 ouvrages hydrauliques recensées dans le référentiel des obstacles à l'écoulement de l'Onema (les forges et moulins produisaient pour la plupart de l'énergie voici 100 ans, ils pourraient le faire de nouveau sans grande difficulté, voir cette synthèse sur la petite hydro-électricité);
  • il faut ajouter l'approche multi-usages et la possibilité d'installer des turbines hydro-électriques sur des infrastructures dédiées à d'autres fins (réseau d'adduction, retenues collinaires, réservoirs d'écrêtement de crue, d'irrigation ou d'eau potable,  étangs piscicoles, etc.).
Ce ne sont donc pas les perspectives de développement qui font défaut, et ceux qui répètent sans cesse que "le potentiel est déjà réalisé à 95%" trompent l'opinion.

Outre l'attachement au choix électronucléaire des années 1970 encourageant l'inertie sur les autres sources d'énergie, le problème de l'hydro-électricité en France tient à l'opposition virulente de certains groupes de pression. On peut en lire un rappel dans les actes du séminaire Hydroélectricité, autres usages et reconquête de la biodiversité (2016), récemment mis en ligne par le CGEDD. Les pêcheurs (FNPF) et les environnementalistes (FRAPNA-FNE) se montrent invariablement opposés à tout développement de l'hydro-électricité (particulièrement en rivière et fleuve), en dehors au mieux de quelques grands barrages EDF en stations de pompage-turbinage.

Des lobbies minoritaires très actifs, mais surtout très entendus au ministère de l'Environnement
Après tout, nous sommes habitués à ces voix contestataires qui ne sont d'accord avec rien, voient midi à leur porte, refusent telle ou telle énergie "dans leur jardin" et mettent un point d'honneur à rejeter tout compromis au nom de la pureté de leur idéal. Hélas, pour minoritaires que soient les plus farouches opposants à l'hydro-électricité, ils ont trouvé en France une oreille attentive au sommet de l'Etat. Le potentiel hydro-électrique le plus important (petite et moyenne hydrauliques) a en effet été placé sous l'autorité de la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du ministère de l'Environnement, et non pas de la direction énergie et climat. Or, il est notoire que la DEB fait preuve depuis 15 ans d'une forte hostilité aux moulins et usines à eau, ainsi que d'une non moins forte porosité aux positions radicales des lobbies précédemment cités. Il en résulte un découragement des initiatives et une explosion peu réaliste des exigences environnementales imposées à chaque projet, même quand ces exigences correspondent à des gains écologiques faibles, voire non démontrés. Vu les délais (plusieurs années) et l'issue imprévisible des dossiers soumis au bon vouloir de l'administration, sans compter d'incessantes modifications réglementaires en ce domaine, les investisseurs comme les particuliers préfèrent se détourner.

Non seulement la France ne développe pas son potentiel hydro-électrique pour satisfaire quelques lobbies minoritaires jouant habilement leurs cartes dans les commissions opaques des bureaucraties environnementales, mais notre pays a même entrepris de détruire ce potentiel sous couvert de continuité écologique. Le cas de la Sélune est exemplaire : alors que 99% des citoyens de la vallée veulent conserver les barrages et leurs lacs, alors que ces ouvrages représentent 18% des énergies renouvelables du département, l'Etat a décrété qu'il fallait les détruire, à un coût public de près de 50 millions d'euros, cela pour gagner quelques milliers de saumons sur quelques dizaines de km d'une rivière par ailleurs polluée (tout en perdant la diversité des espèces inféodées aux deux retenues)... Pour ces deux barrages intéressant plus que d'habitude les médias car Ségolène Royal y a fait des déclarations intempestives (et de bon sens), on compte des milliers d'autres ouvrages hydrauliques menacés d'une destruction silencieuse et honteuse.

Prioriser selon le bilan carbone des filières énergétiques, réviser la politique des rivières
Cette politique est un non-sens complet au plan énergétique. Contrairement au solaire, au biocarburant ou à d'autres filières massivement soutenues par les choix publics (et l'argent du contribuable), l'énergie hydraulique a un bon bilan carbone en région tempérée, tout particulièrement au fil de l'eau. Or, c'est bien ce bilan carbone qui forme le premier critère de décision de nos choix climatiques et énergétiques, ainsi que la justification pour les contribuables d'une énergie plus chère. Le charbon, le gaz et le pétrole ont beaucoup d'avantages : on choisit de s'en priver pour ne pas aggraver l'effet de serre, donc pour le bilan carbone. Chaque partie par million de CO2 atmosphérique forme un enjeu pour nos sociétés, c'est cela qui compte.

Outre son empreinte carbone favorable, quand l'hydro-électricité se développe sur des ouvrages déjà existants, elle n'aggrave pas l'impact morphologique sur les milieux ; quand de nouveaux sites sont construits, ils peuvent intégrer dans le cahier des charges des objectifs sédimentaires ou piscicoles (en petite ou moyenne hydraulique, car les impacts des grands barrages sont difficiles voire impossibles à corriger). Par ailleurs, cette énergie contribue bien sûr à restaurer ou entretenir le patrimoine hydraulique en place, à créer des revenus et des emplois pour les territoires, particulièrement dans les zones rurales ayant aujourd'hui le sentiment d'être la périphérie délaissée de la France.

Qu'il s'agisse de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) ou du paquet énergie-climat 2020, notre pays accuse retards et échecs sur ses politiques de l'environnement et de l'énergie. L'OCDE le lui a récemment rappelé, donc le scepticisme de l'Agence internationale de l'énergie n'est pas un phénomène isolé.

Dans le cas de l'hydraulique, il est particulièrement navrant de voir qu'une partie de ces retards peut être imputée à une idéologie hors-sol qui passe son temps à dire "non", une idéologie dont les exigences mal placées détournent notre pays de ses enjeux essentiels: réduire la charge en pollution dans l'eau, l'air, le sol ; réfréner l'usage des énergies fossiles et fissiles pour atténuer le changement climatique, tout en assurant notre indépendance énergétique et en créant des emplois non délocalisables. La France connaîtra une transition politique d'ici quelques mois. Quel que soit le pouvoir issu des urnes, on attend de lui une révision en profondeur de notre politique de l'eau et de l'énergie.

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