12/06/2018

Les nouveaux écosystèmes et la construction sociale de la nature (Backstrom et al 2018)

Concept apparu en 2006, les "nouveaux écosystèmes" désignent des milieux nés de l'influence humaine. Ils sont l'objet d'intenses débats dans l'écologie de la conservation. Quatre chercheurs plaident pour leur reconnaissance, en soulignant que notre relation à la nature et à sa biodiversité relève avant tout d'une construction sociale. Il est nécessaire que ces questions soient débattues en amont et en accompagnement des politiques publiques en France, particulièrement dans le domaine des rivières et plans d'eau, où l'humain a créé de nombreuses modifications dans l'histoire et produit en conséquence des milieux nouveaux. Ceux-ci méritent d'être étudiés et discutés pour ce qu'ils sont, et non pas seulement en miroir de ce qu'ils ont remplacé, parfois depuis plusieurs siècles. 



Depuis une dizaine d'années, la littérature spécialisée en écologie de la conservation de la biodiversité parle beaucoup du concept de "nouvel écosystème", proposé en 2006 par Richard J. Hobbs et une vingtaine de collègues. Le constat de ces scientifiques était simple: on ne peut plus se contenter d'opposer un écosystème naturel intact d'un côté et un monde humain artificiel de l'autre, car en réalité, les deux s'interpénètrent dans des gradients de modification. Et les humains font aussi bien émerger par leurs actions des écosystèmes ayant des trajectoires nouvelles.

Au sens le plus large, un nouvel écosystème est ainsi un "système de composantes abiotiques, biotiques et sociales (et de leurs interactions) qui, en vertu de l'influence humaine, diffère de celles qui prévalaient historiquement" (Hobbs et al 2013).

Dans une tribune venant de paraître dans le journal de la Société américaine d'écologie, quatre scientifiques (Anna C. Backstrom, Georgia E. Garrard, Richard J. Hobbs et Sarah A. Bekessy) reviennent sur les dimensions sociales de ces nouveaux écosystèmes.

Ils rappellent tout d'abord : "À mesure que la Terre est modifiée par les humains et que les zones «naturelles» deviennent de plus en plus méconnaissables en rapport aux systèmes qui les remplacent (Radeloff et al 2015), un débat a émergé sur la labellisation de ces systèmes comme «nouveaux écosystèmes» ( Murcia et al 2014, Radeloff et al 2015, Miller et Bestelmeyer 2016). Depuis les années 1930, plusieurs termes ont été utilisés pour décrire les systèmes modifiés (Tansley 1935), notamment les «écosystèmes anthropogéniques», les «communautés non analogues», les «écosystèmes synthétiques ou émergents» et la «végétation spontanée» (Truitt et al 2015). Indépendamment de la terminologie, il existe bel et bien des écosystèmes hautement modifiés (Chapin et Starfield 1997, Hobbs et al 2006 et Collier 2015) et lorsque les objectifs traditionnels de conservation ne peuvent plus être atteints, il est impératif de trouver un cadre de gestion acceptable où les décideurs de la conservation biologique peuvent communiquer et développer de nouvelles stratégies de gestion."

Les chercheurs font observer que les perceptions actuelles des nouveaux écosystèmes et la façon dont ils sont appréciés par les décideurs diffèrent selon les contextes culturels et sociaux entourant les mouvements de conservation aux États-Unis et en Europe :

"Dans le modèle américain, où les objectifs de restauration et de conservation écologiques visent à rétablir les écosystèmes qui existaient avant l'arrivée des Européens, la nouveauté écologique dans les écosystèmes hautement modifiés n'est généralement pas acceptée (Egan 2006). Dans le modèle européen, les nouveaux écosystèmes ne sont pas explicitement pris en compte. Les paysages ont été soumis de longue date à des changements agricoles et industriels. Un objectif fréquent est de ramener les écosystèmes à un état préindustriel (milieu du XIXe siècle) et non à un peuplement pré-agricole (Whited et al 2005). Ici, la conservation de la biodiversité comprend la protection et la gestion active des états du système qui seraient considérés comme de nouveaux écosystèmes selon le modèle américain, par exemple les haies et les prairies fleuries agricoles (Halada et al 2011). Dans le paysage européen, la reconnaissance des assemblages d'espèces nouvelles et modernes exige une compréhension écologique et sociale nuancée de ce qui pourrait être catégorisé comme base de référence pour définir les nouveaux écosystèmes. Cette variation dans les approches de la vision des nouveaux écosystèmes met en évidence la construction sociale du concept d'écosystème. Une croyance (quelle «nature» devrait être conservée) est considérée comme socialement construite si les sociétés qui détiennent les mêmes connaissances (faits et informations écologiques) parviennent à des croyances différentes et incompatibles en raison de valeurs sociales divergentes (le type de nature préféré) (Boghossian 2001)."

En outre, les représentations de la biodiversité dépendent du contexte, des services écosystémiques et des évolutions locales de biodiversité. Par exemple, des espèces végétales de zones humides comme les quenouilles (Typha sp) ou le roseau à balais (Phragmites australis) montrent souvent des tendances invasives. Elles sont en même temps reconnues pour des vertus épuratrices et pour abriter des espèces d'oiseaux ou d'amphibiens d'intérêt. Le gestionnaire ou le riverain ne va pas porter le même jugement selon l'effet observé dans la zone dont il a la responsabilité. "La conservation de la biodiversité, comme toutes les décisions d'intervenir sur les écosystèmes, est un processus intrinsèquement subjectif", observent les chercheurs.

La biodiversité englobe un vaste éventail de faune, flore et interactions biophysiques, mais les aspects de la biodiversité qui seront choisis pour la protection, la conservation ou la recherche sont ainsi déterminés par la société. De même, les classifications des assemblages d'espèces, l'élaboration et la mise en œuvre de stratégies de gestion de l'environnement, la délimitation des limites des parcs nationaux et des zones de conservation ne sont pas déterminées objectivement : elles sont basées sur des normes, des lois et des valeurs. Les chercheurs proposent donc un schéma de décision sur les écosystèmes anthropisés qui prennent en considération le représentations de la nature (figure ci-dessous).


In Backstrom AC et al (2018), art. cit., droit de courte citation.

Et les auteurs de conclure : "Déterminer les objectifs de conservation et hiérarchiser les actions de gestion pour les nouveaux écosystèmes est souvent guidé par des valeurs - priorités, principes et préférences associés à une qualité de relation avec la nature (Hobbs 2004, Chan et al 2016). La question fondamentale de savoir comment les nouveaux écosystèmes sont perçus et gérés est essentiellement philosophique. La façon dont les gens interprètent ce qu'est la «nature» et ce qu'elle signifie «naturel» a changé au fil du temps, d'une position philosophique selon laquelle la «nature» existe objectivement et a une valeur inhérente, à l'idée que ce qui est «naturel» est socialement construit, donc dépendant d'un contexte, avec un éventail d'objectifs de gestion écologique, sociale et économique, qui sera le moyen effectif de concilier des positions contradictoires sur de nouveaux écosystèmes."

Discussion
Passant quasiment inaperçu en France pour le moment, le débat sur les nouveaux écosystèmes est pourtant très vif dans la communauté savante. Les critiques affirment que ce concept est mal défini, peut favoriser le laissez-faire en matière de conservation (Murcia et al 2014; Higgs 2017), ou encore qu'il est inutile car la restauration écologique tient déjà compte des écosystèmes modifiés (Egan 2006; 2015). Inversement, les tenants du concept soutiennent qu'il répond au besoin de gérer des écosystèmes ayant irrémédiablement franchi des seuils socio-écologiques au-delà desquels la restauration du système antérieur n'a plus de sens (Hobbs et al 2013) et qu'il confère une valeur de conservation à des systèmes anthropiquement modifiés qui seraient autrement rejetés ou négligés (Marris et al 2013). Miller et Bestelmeyer (2016) analysent le concept comme un moyen de nommer une classe d'écosystème qui n'a pas d'analogue historique mais sans les connotations négatives du terme "dégradé". Pour une analyse critique des risques et des avantages du concept d'écosystème, voir Marris et al 2013, Murcia et al 2014 et Collier 2015.

Le débat n'est pas que scientifique. La reconnaissance du caractère historique et hybride de la biodiversité comme l'affirmation du caractère social de nos représentations de la nature ont des implications fortes sur la manière dont on construit des politiques publiques de l'écologie. Par exemple, toute la politique européenne de qualité des rivières et plans d'eau est fondée sur l'idée qu'il existe un état de référence (la rivière naturelle sans impact humain) et que l'écart à cette référence guide l'action (voir Bouleau et Pont 2015). Or, si les Européens ont modifié depuis des millénaires leurs bassins versants, s'ils ont créé au fil des générations de nouveaux écosystèmes (étangs, lacs, canaux) et mélangé des espèces qui étaient jadis séparées par la géographie, le choix de ce paradigme pose question sur sa prétention à une objectivité scientifique indiscutable. Et aussi, d'un point de vue pratique, sur la possibilité même d'obtenir les effets attendus pour des hydrosystèmes ayant bifurqué de longue date d'une référence ancienne tout en étant aujourd'hui soumis à des facteurs d'évolution inédits (changement climatique).

Enfin, ces travaux sur les nouveaux écosystèmes rejoignent nos préoccupations sur la nécessité de refonder la politique de l'eau à échelle de chaque bassin versant, en commençant par des diagnostics écologiques beaucoup plus complets et rigoureux sur l'état initial (et, dans le cas particulier des ouvrages hydrauliques, sur le besoin d'analyses in situ de leurs biodiversités et fonctionnalités).

Référence : Backstrom AC et al (2018), Grappling with the social dimensions of novel ecosystems, Front Ecol Environ, 16, 2, 109-117

Illustration, en haut : les étangs de Bitche en Moselle sont menacés de destruction au nom de la continuité écologique. Ce sont typiquement des nouveaux écosystèmes créés par l'homme. Avant de les perturber pour recréer ce que le gestionnaire estime être un état plus "originel" (et plus désirable) du ruisseau qui les alimente, il convient d'analyser la biodiversité acquise par ces plans d'eau et leurs abords, aussi bien que les perceptions de cette nature anthropisée par les riverains et usagers. Une politique écologique ne peut plus être formée de diktats généralistes de "renaturation" que l'on applique sans discernement et sans écoute. La question naturelle doit être démocratisée, et non pas bureaucratisée.

08/06/2018

La Mérantaise, ses poissons et ses ouvrages (Roy et Le Pichon 2017)

Deux hydro-écologues ont étudié une petite rivière d'Ile-de-France pour comprendre l'impact des ouvrages hydrauliques sur la circulation des truites. Ils observent qu'une petite partie des obstacles à l'écoulement bloque l'essentiel des gains possibles d'accès en habitats de frai ou de nourriture. Tout traiter n'aurait pas un bon bilan coût-bénéfice par rapport à des interventions ciblées. Cette recherche montre donc que l'on peut prioriser les interventions de continuité écologique, d'autant que la mobilité des truites mesurée par radiotélémétrie (quelques centaines de mètres) se révèle assez modeste. Mais cette recherche ne répond pas à d'autres questions. Et notamment : pourquoi dépenser de l'argent public et imposer des contraintes en faveur de la truite commune si l'espèce n'est pas menacée (contrairement aux grands migrateurs amphihalins)? 


La Mérantaise est une rivière de la haute vallée de Chevreuse (Yvelines), affluent de l'Yvette, bassin de Seine. Elle a un bassin versant de 31 km2. Cette rivière a été identifiée comme réservoir biologique en raison de la présence de 28 espèces terrestres et aquatiques protégées, dans le cours d'eau ou ses zones humides attenantes. La rivière comporte aussi plusieurs moulins, en place depuis un à plusieurs siècles.

Mathieu Roy et Céline Le Pichon ont analysé un tronçon de 6 km, d'une largeur de 2-5 m, pente moyenne de 0,75%, substrat mêlée de limon, sable, gravier et galets. Douze barrières ont été retrouvées : 3 associées à des moulins, d'autres à des buses, passages routiers, lavoir.

Entre mars 2012 et avril 2013, 39 truites communes âgées de plus de 1 an ont été suivies en radio-télémétrie. Leur taille variait de 178 à 554 mm. L'analyse a révélé que les poissons immatures circulent sur une distance moyenne de 143 m (maximum 366 m) hors période de reproduction et les poissons mature de 170 m (maximum 774 m), ces derniers circulant en moyenne 351 m (maximum 830 m) en période de frai.

Les ingénieurs ont ensuite utilisé un logiciel (Anaqualand) pour estimer le gain que représenterait le traitement des obstacles à la circulation. Ils en présentent ainsi le fonctionnement:  "Le logiciel permet à l'utilisateur de quantifier la connectivité structurelle et fonctionnelle entre les parcelle d'habitat ou des points de coordonnées en amont ou en aval, ou les deux (Le Pichon et al 2006). La connectivité structurelle peut être quantifiée en calculant les distances entre les parcelles d'habitat dans le cours d'eau (c'est-à-dire le chemin le plus court à l'intérieur des limites du chenal) et la résistance au mouvement est supposée homogène. En revanche, la connectivité fonctionnelle intègre la distance entre les parcelles et une résistance variable au mouvement, ce qui permet d'identifier les chemins les moins coûteux, exprimés en résistance minimale cumulée (MCR) (Adriaensen et al 2003; Knaapen et al 1992). Cette approche est basée sur les hypothèses générales de la théorie de la stratégie optimale de recherche de nourriture (Davies et al 2012) prédisant que les poissons auront tendance à minimiser les coûts d'énergie lorsqu'ils voyagent (Giske et al 1998). Ainsi, le chemin le moins coûteux entre deux parcelles d'habitat fonctionnel peut parfois impliquer de parcourir une distance plus longue que l'option la plus courte afin d'éviter un obstacle ou une zone à risque."

Le principal résultat du travail est qu'en rendant franchissable 3 barrières sur 12, on obtient un gain d'accès à des frayères qui ne s'améliore pas significativement ensuite. Les barrières en place ne sont pas des obstacles pour la circulation liée aux besoins quotidiens de recherche de nourriture, cf image ci-dessous, cliquez pour agrandir.

Gain en accès d'habitats de frai (gauche) et de circulation courante (droite) selon le nombre d'ouvrages rendus transparents. Cliquer pour agrandir. Extrait de Roy et Le Pichon, art cit.

Mathieu Roy et Céline Le Pichon concluent : "A la lumière de l'analyse, les efforts dans le cas de la Mérantaise devraient se concentrer sur l'amélioration de la franchissabilité de la barrière B3, à la fois pour augmenter la superficie des habitats de fraie accessibles de 13% de la superficie totale de l'habitat pour la truite, et maximiser la connectivité entre l'habitat de fraie et les parcelles d'habitat à usage quotidien. Un tel changement serait favorable, car une meilleure connectivité entre les habitats de fraie et d'utilisation quotidienne pourrait accroître la probabilité d'utilisation de l'habitat (Flitcroft et al 2012). Cependant, l'élimination d'autres obstacles en amont n'augmenterait que légèrement la superficie totale de l'habitat accessible, en raison des obstacles plus franchissables et de la moindre disponibilité d'habitats fonctionnels dans cette zone en amont. Par conséquent, l'élimination ou la modification de ces obstacles pourrait être considérée comme peu prioritaire pour la gestion et la conservation de l'habitat de la truite".

Discussion
A l'heure où certaines réfléchissent à la priorisation du traitement des ouvrages hydrauliques à fin de continuité, cette étude de Mathieu Roy et Céline Le Pichon suggère que traiter la totalité des barrières à la circulation n'est pas forcément utile, car le rapport coût-bénéfice peut devenir défavorable à mesure que les gains diminuent et que les dépenses s'accumulent. Les gestionnaires de bassin versant seraient avisés d'utiliser de tels outils, au lieu de multiplier des opérations. Le syndicat concerné a fait des travaux lourds de continuité écologique sur certaines zones et parle de "projet ambitieux du rétablissement de la continuité écologique de la Mérantaise".  Il est vrai que ces travaux étaient d'abord motivés par le risque inondation à Gif-sur-Yvette, impliquant plutôt la continuité latérale et l'expansion de crue, mais il a été aussi posé à l'occasion le supposé besoin d'intervenir sur le maximum d'ouvrages.

Or, outre le peu d'intérêt de traiter systématiquement les ouvrages, cette étude pose d'autres questions. Ainsi, la Mérantaise est déjà classée comme réservoir biologique (28 espèces protégées dans le bassin), donc la nécessité de mobiliser l'argent public pour agir sur la continuité en long de ce cours d'eau doit être questionnée, alors que tant d'autres sont dans un état plus dégradé appelant des actions plus utiles (voire plus impératives pour atteindre notre obligation européenne de bon état écologique et chimique, prioritaire par rapport à la question des densités locales de poissons migrateurs). Par ailleurs, la truite commune est une espèce abondante et non menacée en France et en Europe, outre que les populations présentes en rivière sont souvent issues des empoissonnements de pêcheurs depuis plus d'un siècle. Les données sur la Mérantaise suggèrent qu'elle n'est pas menacée non plus dans cette rivière, les mobilités observées étant compatibles avec la fragmentation. Enfin, aucune étude ne permet de dire si les ouvrages et leurs annexes hydrauliques ont des effets sur cette biodiversité locale. Nous souhaitons que le gestionnaire des rivières fondent leurs réflexions et actions sur la réalité biologique des bassins - inventaires faune-flore, étude des habitats singuliers, - plutôt que sur des principes abstraits qui seraient valables partout.

Référence : Roy ML, Le Pichon C (2017), Modelling functional fish habitat connectivity in rivers: A case study for prioritizing restoration actions targeting brown trout, Aquatic Conserv: Mar Freshw Ecosyst, 1–11.

Illustration en haut : photo Jlbailleul, CC BY-SA 3.0

06/06/2018

L'agence de l'eau Seine-Normandie a déjà engagé 45,6 millions € pour détruire lacs et barrages de la Sélune

Notre association a finalement obtenu la communication des décisions de financement de l'agence de l'eau Seine-Normandie relatives aux barrages de la Sélune. Il en ressort qu'entre 2012 et 2018, l'agence de l'eau a engagé plus de 45 M€ d'argent public pour effacer les ouvrages hydrauliques. Cette somme finance un projet consistant à détruire contre l'avis des 20.000 riverains deux barrages en état de produire de l'hydro-électricité, qui servent également de réserve d'eau potable, de lieux de loisir et de ralentisseurs de crue, tout en évitant l'arrivée d'eaux polluées dans la baie du mont Saint-Michel. Cette gabegie incroyable et ce mépris des habitants sont un cadeau fastueux au lobby des pêcheurs de saumon et à quelques intégristes minoritaires des rivières sauvages, dont l'objectif affiché depuis 30 ans est de détruire le maximum de barrages en France. En plein transition énergétique bas-carbone et alors que l'action publique manque de moyens, Nicolas Hulot laisse faire voire encourage cette absurdité. Le gouvernement a-t-il toute sa lucidité sur ce dossier? Pourquoi tient-il un double discours sur la nécessité d'abandonner les grands projets qui divisent à Notre-Dame-des-Landes mais pas sur la Sélune, renouant avec la duplicité usuelle des dirigeants dont les citoyens sont si las? Le président mesure-t-il l'image donnée, quand il avait promis aux Français un usage juste, intelligent et modéré de la dépense publique? Quand on rogne sur les investissements d'accessibilité des personnes handicapées mais qu'on dépense ainsi à vannes ouvertes sur l'accessibilité des saumons?  Il est temps de stopper cette folie héritée des dérives antérieures de la continuité écologique, folie qui est combattue sur le terrain comme devant les tribunaux.


Pour l'ouvrage de Vézins (Etat maître d'ouvrage), le 16 janvier 2012, l'agence de l'eau Seine-Normandie a signé une convention d'étude préalable à l'effacement (sous forme d'un fond de concours) et une première convention d'aide financière.

Le versement de 1 million € (M€) a eu lieu en deux fois en juin et octobre 2012.

Le 11 février 2014, un second fond de cours a été décidé par l'agence de l'eau pour la poursuite des travaux préalables à l'effacement, suivi le 3 mars 2014 par une autre convention d'aide financière.

Les sommes versées ont cette fois atteint 25 M€ (en juillet 2014 et en juillet 2016).

Pour l'ouvrage de La Roche-qui-Boit (EDF maître d'ouvrage), la commission des aides a donné un avis favorables pour 4 subventions de 38148 €, 94850 €, 19964 €, 392080 €, correspondant à des travaux de préparation du démantèlement du barrage et de l'usine.

Cela représente 545.042 € (0,5 M€).

Enfin en février 2018, l'agence de l'eau Seine-Normandie a décidé de verser :
- un troisième fond de concours à l'Etat pour un montant de 13,5 M€,
- une subvention à EDF de 5,553 M€.

On atteint donc déjà au total la somme exorbitante de 45,598 millions € dépensés pour détruire les barrages et les lacs de la Sélune.

Ces sommes ne prévoient aucune compensation ni aucun projet de substitution dans la vallée défigurée — l'Etat laisse aujourd'hui entendre que ce sera à charge des collectivités locales, qui sont désargentées et n'ont nulle somme importante à investir dans le cloaque que laisseraient les travaux.

La bureaucratie de l'eau dilapide ainsi l'argent public pour effacer des barrages qui
  • produisent une énergie bas carbone,
  • ralentissent les inondations de la vallée aval,
  • forment la principale réserve d'eau potable locale,
  • nourrissent les activités socio-économiques autour des lacs,
  • protègent la baie du Mont-Michel des pollutions.
Mais pourquoi, diront ceux qui découvrent le dossier ?

Cette dépense a pour objectif principal la présence de 1300 saumons supplémentaires alors même que cette espèce circule déjà dans tous les fleuves de la baie du Mont Saint-Michel, dont la Sélune aval. Cette quantité (hypothétique) de salmonidés est remarquablement faible par rapport au coût et aux standards de projets de cette ampleur dans le monde, où ce sont plutôt des centaines de milliers de migrateurs qui sont le cas échéant concernés. L'enjeu écologique est ici assez secondaire, d'autant que la zone amont des barrages est dégradée, sans budget disponible pour la restaurer à ce jour. De plus un repreneur industriel a proposé dans son projet de tester sur 30 ans un transport des saumons vers l'amont, comme cela se pratique en France et dans certains fleuves à saumon dans le monde (voir par exemple Kareiva 2017 sur la Snake River, où le déclin du migrateur a été conjuré). Enfin, un nombre croissant de chercheurs appellent à la prudence sur la gestion des barrages en situation de changement climatique (voir Beatty et al 2017).

Ce grand projet inutile et imposé est principalement un cadeau fait au lobby des pêcheurs et à quelques intégristes des rivières sauvages, cadeau se payant par le sacrifice du cadre de vie de 20 000 riverains ayant dit leur opposition à la casse lors d'une consultation.

En septembre 2018 se tiendra la fête annuelle des barrages. Nous appelons tous ceux qui le peuvent à converger vers la Sélune pour dire leur opposition à cette folie sur le terrain, comme cela est déjà engagé devant les tribunaux.

Image : une rupture de digue lors de la vidange de 2017, DR.

04/06/2018

L'ouvrage hydraulique comme passé et comme avenir, l'exemple anglais (Edgeworth 2018)

Au Royaume-Uni, l'Agence de l'environnement a produit au début des années 2010 une carte des sites de petite hydraulique exploitables pour la transition énergétique en Angleterre et au Pays de Galles. Soit plusieurs dizaines de milliers d'opportunités d'installer des dispositifs hydro-électriques. Dans un essai collectif venant de paraître et consacré aux rivières comme infrastructure matérielle des sociétés humaines, l'archéologue Matt Edgeworth (université de Leicester) souligne que la plupart de ces sites sont des héritages du passé, en particulier des moulins construits au cours du dernier millénaire.  L'universitaire montre combien nos trajectoires s'inscrivent dans les usages anciens et les ré-inventent. Un message dont on aimerait qu'il soit entendu par le décideur français, alors que l'administration de notre pays a été saisie d'une manie sectaire et autoritaire de destruction de cet héritage, qui est aussi un avenir.  Restaurer et équiper les moulins, forges et autres dispositifs d'Ancien Régime doit devenir une priorité des propriétaires et des collectivités. Extraits du texte de Matt Edgeworth.

"Le point de départ de ce document est une carte produite par l'Agence britannique pour l'environnement en 2010 (Figure 1). Elle identifie les sites sur les rivières avec un potentiel de production hydroélectrique à petite échelle. Étonnamment, la carte indique près de 26 000 sites en Angleterre et au Pays de Galles. Le rapport ne précise pas en quoi consistent ces sites, d'où ils viennent et comment ils sont arrivés. Il les classe simplement en fonction de la puissance potentielle en kilowatts qui pourrait être générée sur chaque site (Environment Agency 2010).



Le rapport reconnaît que tous les sites identifiés sur la carte ne seront pas adaptés et utilisés pour la production d'hydroélectricité. Certains sont dans des zones non peuplées où l'entretien serait difficile, ou trop loin des points de connexion avec le réseau national. Même si tous les sites identifiés étaient développés, l'hydroélectricité à petite échelle ne peut jamais correspondre à l'échelle de production des centrales au charbon ou des centrales nucléaires. (…)

Mais ce n'est pas le sujet. L'énergie renouvelable a une valeur symbolique importante pour la société qui va bien au-delà de la valeur économique et, dans ce contexte, la petite échelle de l'exploitation peut avoir des avantages par rapport aux processus industriels de production d'énergie. Le développement de programmes énergétiques «verts» est essentiel à l'objectif plus large de parvenir à une vie durable et de s'attaquer aux problèmes liés au changement climatique, à la pollution de l'environnement et à l'épuisement des ressources. Même si seulement un tiers des sites identifiés sur la carte étaient développés, l'hydroélectricité à petite échelle pourrait fournir une part substantielle de l'énergie renouvelable du pays, aux côtés de l'énergie éolienne et solaire. (…)

Ce qui est vraiment extraordinaire à propos de la carte, comme le montrera cet article, c'est que la vision du développement futur potentiel des rivières qu'elle présente repose sur une infrastructure matérielle déjà existante, sous la forme de dispositifs et aménagements fluviaux plus anciens mais souvent encore en fonctionnement. Cette dimension temporelle et culturelle des rivières - le fait qu'elles ont été façonnées par les générations passées d'êtres humains en sorte que cela autorise et contraint à la fois ce qui peut être fait à l'avenir - sera cruciale pour l'analyse présentée ici. (…) 

Revenant maintenant à la carte de l'Agence pour l'environnement montrée à la figure 1, et aux 25 000+ sites ayant un potentiel pour la production hydroélectrique, nous pouvons voir que c'est une carte du passé et de l'avenir - ou plutôt, une carte des potentiels pour l'avenir fondée sur une carte du passé. Dans la plupart des cas, l'installation de turbines hydroélectriques ne devrait pas repartir de zéro. La plupart des travaux essentiels d'infrastructure ont déjà été faits: une infrastructure matérielle, comme nous l'avons vu, existe déjà. Dans de nombreux cas, il faudrait modifier ces structures et les aménagements existants pour y installer des turbines, s'il est jugé approprié de le faire. (…)

Ce chapitre a été en partie dédié aux sites hydroélectriques, mais en réalité, il a essayé de regarder au-delà de l'hydroélectricité pour arriver à quelque chose de plus fondamental - l'étendue de l'intrication des rivières dans les affaires humaines, pas seulement dans la période industrielle, mais au cours des mille dernières années, et au-delà." 

Référence : Edgeworth Matt (2018) Rivers as material infrastructure: a legacy from the past to the future. In Holt, Emily (ed), Water and Power in Past Societies, Albany, SUNYPress, 243-257