22/05/2020

Agriculture, urbanisation, climat et baisse des indices de qualité piscicole en France (Bayramoglu et al 2020)

Une étude menée par 3 chercheurs de l'Inra montre que la dégradation de l'indice de qualité piscicole (IPR) des rivières, lacs et estuaires est corrélé à des formes d'agriculture plus intensives et à l'urbanisation, alors que la préservation des forêts produit l'effet contraire. De manière intéressante, la pente des terrains fait aussi varier l'impact agricole, qu'il s'agisse de culture ou d'élevage. Les prévisions climatiques risquent d'aggraver cette évolution, de sorte que les chercheurs appellent à une réflexion plus intégrée sur les politiques de l'eau. Toutes les études précédentes ont montré que l'occupation des sols des bassins versants est le premier prédicteur de qualité des rivières et de leurs milieux. Ce qui conforte notre conviction de l'inanité de détruire des milieux aquatiques anciens (moulins, étangs), intégrés dans le biotope local et sans lien à la baisse des indices DCE au lieu de traiter des pollutions fondées sur des modèles non durables de développement. 



L'IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services), instance internationale spécialisée en évaluation de la biodiversité et des services écosystémiques, a considéré dans son dernier rapport que plus de la moitié des services de régulation des milieux naturels ont été perdus en Europe et en Asie au cours des 60 années écoulées. Le GIEC-IPCC (International Panel on Climate Change) suggère pour sa part que le climat devrait devenir le premier moteur des changements écologiques d'ici le milieu du siècle, en raison du réchauffement et des perturbations des régimes de précipitation. Les milieux aquatiques sont concernés par ces évolutions, puisqu'ils sont soumis à des pressions convergentes : besoin en eau plus important de la société, réchauffement, pollutions diverses, recalibrages des lits. Moins de la moitié des masses d'eau françaises sont aujourd'hui en bon état écologique et chimique au sens de la directive européenne sur l'eau. Et malgré les efforts entrepris, la progression est faible depuis deux décennies.

Basak Bayramoglu et deux collègues ont utilisé les données françaises sur la qualité piscicole (Indice poissons rivières) pour analyser leur association aux usages des sols des bassins versants. Ils ont aussi comparé avec les effets attendu du climat sur la forêt.

Voici les principales conclusions des chercheurs

"Le statut de certains cours d'eau en France est très dégradé, illustré par une baisse de la qualité et de la quantité d'eau et des changements dans la distribution et la structure du biote aquatique. Les populations françaises de poissons d'eau douce ont souffert de la dégradation et de la destruction des milieux naturels, et de la pollution. Les pressions sur les écosystèmes d'eau douce sont principalement induites par l'homme, et entraînées par l'utilisation des sols et le changement climatique. L'objectif de cet article était d'évaluer dans quelle mesure l'utilisation des sols et leur adaptation aux changements climatiques affectent les écosystèmes d'eau douce en France.

Nous avons utilisé des données sur les parts d'utilisation des sols (agriculture, pâturage, forêt, urbain et autres) et sur l'indice de qualité piscicole (IPR), un indicateur de l'état écologique des eaux de surface, mesuré pour différentes rivières françaises observées entre 2001 et 2013. Nous avons estimé deux modèles: un modèle économétrique spatial de partage de l'utilisation des sols et un modèle statistique de l'IPR sur panel spatial. Le modèle de partage de l'utilisation des sols décrit comment celle-ci est affectée par des facteurs économiques, pédoclimatiques et démographiques, tandis que le modèle IPR explique la distribution spatiale et temporelle du score par l'utilisation des sol et les variables pédoclimatiques.

En ce qui concerne les effets des utilisations alternatives des sols, nos résultats d'estimation révèlent que les rivières dans les zones avec plus de terres agricoles, de pâturages et d'occupations urbaines par rapport à la forêt sont associées à une biodiversité d'eau douce plus faible. Ils montrent également que l'effet néfaste du secteur agricole (cultures et pâturages) est plus important que celui de l'utilisation des terres urbaines sur la biodiversité des eaux douces. Concernant les effets des options de gestion des sols, nos estimations fournissent des résultats intéressants. Ils montrent que les cultures intensives et les pâturages à forte pente réduisent le plus la biodiversité d'eau douce par rapport à l'usage forestier des terres. (...)

Sur la base de nos résultats d'estimation, nos simulations montrent que l'adaptation de l'utilisation des sols au changement climatique réduit la biodiversité d'eau douce. La perte de biodiversité est plus importante dans le cas d'un scénario de changement climatique plus pessimiste. Nous avons également discuté de la façon dont deux options politiques de contrôle pourraient aider à améliorer la biodiversité des eaux douces et à atténuer les effets néfastes des changements climatiques sur cette biodiversité. Ces options politiques sont une norme pour l'utilisation d'engrais azotés dans l'agriculture et une norme pour la densité du bétail dans les pâturages. Nos simulations montrent que la politique agricole permettrait à la France de se conformer à la DCE de l'UE dans le climat actuel. Cependant, aucune des deux politiques ne rend la conformité avec la DCE de l'UE dans les scénarios de changement climatique. Cela indique que la simulation des simples effets des politiques publiques sans inclure les effets du changement climatique conduirait à une surestimation des avantages de ces politiques. Ceci, à son tour, pourrait introduire un biais en termes de recommandations d'action politique au sein de la DCE de l'UE."

Ce tableau donne les résultats du modèle utilisé.


Extrait de Bayramoglu et al 2020, art cit.

La colonne "FBI elasticity" donne l'impact relatif. Par exemple, en première ligne, 1% d'usage agricole des sols (ici haute intensité et faible pente) signifie une dégradation de 0,158% de l'indice de qualité piscicole.

Les cinq premiers impacts sont par ordre décroissant (entre parenthèse indice de confiance, résultat d'autant plus robuste que l'indice est faible) : l'agriculture à haute intensité et faible pente (p<0,05), l'élevage à haute intensité et pente forte (p<0,05), l'agriculture à haute intensité et pente forte (p<0,1), l'élevage à basse intensité et pente forte(p<0,05), l'urbanisation(p<0,001). Le lien à l'urbanisation est le plus significatif. Seul l'élevage à faible intensité et faible pente est associé à un effet positif (mais non significatif)

Discussion
Tout travail de modélisation a ses limites, en particulier dans un domaine complexe comme l'écologie. Toutefois, les études menées en hydro-écologie quantitative depuis une dizaine d'années convergent toutes vers la même conclusion : le premier prédicteur de dégradation des mesures de biodiversité (poissons, invertébrés) comme de qualité de l'eau est l'occupation des sols du bassin versant (voir par exemple Dahm et al 2013Villeneuve et al 2015Corneil et al 2018). D'autres facteurs sur lesquels on insiste beaucoup en France, comme par exemple la densité de barrages, n'ont pas d'effet significatif, voire dans certains travaux des effets positifs (par exemple Kuczynski et al 2018, Anderson et al 2019, Peoples et al 2020). Les choix français en écologie et hydrologie semblent avoir été bruités par des agrégations de différentes politiques, dont certaines héritées d'enjeux anciens du 20e siècle, sans réelle réflexion sur les priorités nées de l'évolution rapide des bassins versants, sans anticipation du changement climatique et sans données suffisantes pour justifier les interventions.

Les agences de l'eau, principal financeur des politiques publiques sur les bassins versants, doivent donc orienter les aides vers ce que la science décrit comme des impacts majeurs, et non pas dilapider cet argent pour des sujets secondaires. La France est en retard dans l'application de la directive cadre européenne sur l'eau, les progrès du bon état chimique comme écologique de l'eau sont très lents. Si l'on n'adosse pas les interventions à la connaissance scientifique, pourquoi s'en étonner? La recherche a abondamment montré à compter des années 1970 que la rivière ne peut plus être considérée comme un milieu indépendant de son bassin. Mais nous sommes souvent restés au stade de l'énoncé, sans étudier les dynamiques réelles de ces bassins. On ne peut agir qu'avec des modèles de compréhension de chaque rivière, et déjà des bases de connaissances sur les déterminants nombreux de la qualité de l'eau et des milieux.

Référence : Bayramoglu B et al (2020), Impacts of land use and climate change on freshwater ecosystems in France, Environmental Modelling & Assessment, 25, 147–172

17/05/2020

Trois bilans à mener sur les bassins versants pour anticiper les crises de demain

Dans une lettre ouverte aux députés et sénateurs, la coordination nationale Eaux & rivières humaines demande une ré-orientation de la politique de l'eau dans le monde d'après la crise du covid-19. Il s'agit non seulement de stopper certaines mesures contre-productives et coûteuses, comme la destruction des patrimoines des rivières, mais aussi d'engager de manière systématique les diagnostics critiques faisant défaut aujourd'hui. Objectif: ré-orienter l'expertise publique et riveraine sur des enjeux stratégiques et des données permettant de prendre les bons choix. Trois bilans doivent être menés sur les bassins versants : hydrologie (ressource en eau, sécheresses et crues), carbone (prévention du changement climatique) et biodiversité (inventaire des milieux sauvages comme anthropisés, sans a priori). Ces bilans ne sont pas faits aujourd'hui, ou de manière très incomplète voire biaisée, ce qui conduit à une dispersion des moyens, parfois à de mauvais choix. Extraits.


Pour une vision de long terme sur les enjeux essentiels : 3 bilans stratégiques à mener sur chaque bassin versant

Sur le long terme, nous devons ré-arrimer la politique de l’eau aux défis majeurs et aux risques systémiques. Nous proposons de réaliser 3 bilans essentiels sur toutes les rivières pour faire les bons choix et préparer l’avenir, à travers les outils d’évaluation et programmation que sont les SDAGE et les SAGE.

1) Bilan hydrologique pour la protection durable de la ressource en eau. Chaque bassin versant doit avoir une estimation complète de sa ressource en eau utile de la source à l’exutoire, ainsi qu’une analyse critique des risques (sécheresse, crue). En particulier, le volume stocké dans les plans d’eau et canaux doit être calculé et leur rôle local de diffusion de l’eau dans les compartiments (nappe, sol, végétation) évalué. Cela n’est pas fait aujourd’hui : soit les estimations sont inexistantes, soit elles sont grossières et ne permettent de faire différentes hypothèses pour 2050 et 2100, ni de tenir compte des réalités de la circulation de l’eau. En particulier, aucun chantier ne peut être engagé s’il abaisse la capacité à retenir l’eau tout au long de l’année ou à ralentir les ondes de crue. Les préfets ne doivent plus autoriser les travaux de destructions d’ouvrages ou d’ouvertures contraintes de vannes qui accentuent le déficit hydrique.  Sur certaines rivières où quasiment tous les ouvrages ont été démolis au nom de la continuité écologique, il n’y a plus que des assecs en été et les crues sont plus violentes en hiver ou au printemps.
Objectif : la gestion quantitative et qualitative de l’eau doit augmenter la rétention d’eau pour affronter les sécheresses et la diversion d’eau pour atténuer les crues. 

2) Bilan carbone de toutes les programmations, règlementations et lois sur l’eau. 
Le Haut Conseil pour le climat a demandé que toutes les politiques publiques soient assorties d’un bilan carbone. Aujourd’hui, la loi sur l’eau (2006), les SDAGE et les SAGE ne comportent pas de tels bilans carbone. Cette carence nous prive d’une vue à long terme sur la prévention du réchauffement climatique. En particulier, les politiques publiques de continuité ont conduit à détruire des barrages hydro-électriques en activité, à décourager voire refuser les équipements des ouvrages existants, à effacer des sites à potentiel d’équipement, à dissuader les porteurs de projets d’investissement. Ces chantiers de démolition d’ouvrage ont un bilan carbone déplorable non seulement dans leur exécution, mais aussi dans leur effet à court et à long termes.
Objectif : la politique de l’eau doit exploiter le potentiel d’énergie bas-carbone et améliorer le bilan carbone.

3) Bilan biodiversité faune-flore de tous les milieux aquatiques avant intervention. 
De nombreux travaux scientifiques montrent le rôle important des écosystèmes créés par l’homme ayant favorisé la biodiversité aquatique : mares, étangs, retenues, lacs, canaux, biefs hébergent du vivant, non seulement en biodiversité ordinaire, mais parfois en conservation d’espèces protégées. Pas seulement les poissons, mais aussi les invertébrés, les amphibiens, les mammifères, les insectes, les oiseaux d’eau, les plantes aquatiques et rivulaires, etc. Or, notre programmation publique travaille encore sur des concepts définis lors de la seconde moitié du 20e siècle : certaines espèces sont ciblées en priorité voir en exclusivité, comme par exemple les poissons migrateurs, sans mesurer les impacts sur la biodiversité globale. La continuité appliquée sans recul peut aussi bien faire disparaître des biotopes installés depuis des siècles que faire circuler des espèces invasives. De nombreux chantiers asséchant des milieux aquatiques et humides sont aujourd’hui menés sans analyse préalable de la faune et de flore, ni aucune compensation. Il est impensable de prétendre préserver la biodiversité en ignorant sa réalité de terrain, en détruisant de manière irréversible des milieux en eau !
Objectif : la politique de l’eau ne doit détruire aucun écosystème aquatique et humide, qu’ils soient d’origine naturelle ou humaine.

14/05/2020

Recours au conseil d'Etat contre la circulaire de continuité dite "apaisée"

Notre association a déposé le 30 avril 2020 au conseil d'Etat un recours en annulation de la note technique sur la politique apaisée de continuité écologique. La fédération de moulins FFAM a fait de même par ailleurs. De notre point de vue, la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie a créé ex nihilo un régime d'ouvrages et de rivières à deux vitesses qui contrevient au texte de la loi 2006. Nous refusons ce régime aléatoire et arbitraire où l'administration s'arroge le droit de dire quels ouvrages seront accompagnés par le gestionnaire public et d'autres non, sans respect des principes, des règles et des délais énoncés dans la loi. Nous regrettons que l'ensemble des participants à la "concertation" du CNE n'aient pas opposé ensemble une fin de non-recevoir à ce processus. Ce n'est pas en tolérant des abus de pouvoir au plus haut niveau de la hiérarchie administrative que l'on pourra s'en prémunir ensuite pour défendre les droits des citoyens, des ouvrages et des milieux. Mais le combat se mènera aussi bien sur chaque site menacé : stopper la casse des ouvrages en rivière, sortir des dogmes hors-sol de la technocratie, dédier l'argent public à des mesures utiles et non nuisibles.  



La destruction des patrimoines des rivières, de leurs usages, de leurs paysages et de leurs milieux: une gabegie d'argent public orchestrée par la technocratie administrative et les lobbies qu'elle finance. Ce sont ces politiques hors-sol de bureau et de copinage qu'une France en colère supporte de moins en moins aujourd'hui.  


Le 30 avril 2019, la direction de l'eau et de biodiversité (DEB) du ministère de la transition écologique et solidaire (MTES) a publié à l'attention des services administratifs une note technique sur la politique apaisée de continuité écologique (NOR : TREL1904749N) 

La principale décision de cette note technique a été de "prioriser de façon homogène dans les bassins les actions de restauration de la continuité". Des tronçons de rivière et des ouvrages sont définis comme prioritaires "pour les moyens d’accompagnement et d’expertise coordonnée des services de l’État et ses établissements publics ; pour les moyens financiers des agences de l’eau, même s’il demeurera toujours possible d’aider des opérations «volontaires» sur des ouvrages «non prioritaires» ; pour la police administrative et les contrôles."

Nous sollicitons l'avis des conseillers d'Etat sur le non-respect par ce texte de l'article L-214-17 du code de l'environnement par lequel le législateur a codifié la continuité écologique.

Cet article de la loi de 2006 ne comporte nulle mention de la priorisation des rivières, qui est une création ad hoc de l'administration en 2019. La loi stipule que les ouvrages en rivières classées doivent être gérés, équipés, entretenus dans un délai de 5 ans après le classement des rivières, délai allongé de 5 ans supplémentaires si des travaux nécessaires n'ont pu être engagés. Ces travaux sont indemnisés s'ils sont coûteux. La loi est claire, simple, et juste. Elle ne parle nullement des impasses où s'est enfermée l'administration de l'écologie par ses choix idéologiques d'interprétation, comme la renaturation, la recréation d'habitats antérieurs, la remise en cause des droits établis, la destruction des ouvrages.

Or, l'administration dans sa note technique continue de ré-interpréter la loi à sa convenance: elle crée des rivières et ouvrages à deux vitesses (prioritaires et non prioritaires) sans dédier l'effort public à l'ensemble des rivières et ouvrages classés, comme la loi le lui ordonne. Par ailleurs, l'administration annonce dans le texte que les ouvrages prioritaires seront traités entre 2021 et 2027 (hors des délais légaux).

L'administration a eu recours à cette usine à gaz que nous estimons sans base légale pour deux raisons:
  • elle refuse de reconnaître que la plupart des ouvrages des rivières peuvent être considérés comme non-problématiques ou sans enjeu notable pour la continuité, donc certifiés conformes très facilement par les préfectures (option 1 pour traiter vite les rivières classées),
  • elle refuse de réviser le classement des rivières (fait par ses soins de manière irréaliste en 2011-2012), alors même que la loi a prévu expressément cette procédure de révision (option 2 pour limiter les rivières classées à celles qui ont des enjeux établis pour les poissons réellement migrateurs, sans déroger par ailleurs aux nécessités de la gestion équilibrée et durable de l'eau, qui ne se résume pas à la continuité). 

Pour notre part, nous refusons le droit conçu comme diktat des administrations centrales qui fabriquent des concepts à leur bon vouloir, sans base démocratique, sans contrôle parlementaire.  Nous nous en tenons aux termes de la loi votée par nos élus. Nous espérons donc que le conseil d'Etat censurera les dispositions de la note technique.

D'autres considérations nous amènent à une demande de censures partielles de cette note technique, notamment ses considérations sur la petite hydro-électricité non conformes aux lois françaises, aux directives européennes et à la jurisprudence du conseil d'Etat.

La prochaine étape sera l'examen de recevabilité du recours, puis l'examen au fond.

11/05/2020

Hausse des pluies extrêmes en France et rôle des ouvrages hydrauliques

Ces derniers jours ont vu en France des épisodes de pluies extrêmes. L'analyse du répertoire Meteo France montre que ces phénomènes sont de plus en plus nombreux depuis 1980, occasionnant parfois des crues éclairs et des inondations destructrices en zone aval. La France possède un atout : des dizaines de milliers de petits ouvrages hydrauliques (moulins, étangs, barrages, plans d'eau) qui agissent chacun à leur mesure comme une retenue et une diversion de l'eau de crue. Chaque ouvrage est modeste, c'est l'effet cumulé qui compte davantage que l'effet isolé. Et divertir les crues de l'automne au printemps, c'est aussi stocker localement l'eau en nappes et en sols. Or, depuis plus de 10 ans, les gestionnaires de l'eau détruisent ces sites dans de nombreux bassins versants au nom de la continuité dite "écologique". Cette politique doit cesser : face à la hausse prévisible des événements extrêmes liés au changement climatique (tant les pluies intenses que les sécheresses), nous avons au contraire besoin de gérer l'eau de manière adaptative, de la retenir et divertir sur les bassins, avec des outils de gestion (vannes) qui permettent de moduler les débits et retenues au gré des besoins locaux du vivant et de la société. C'est un complément des solutions fondées sur la nature, à développer également. Le temps de l'insouciance est passé : une nouvelle culture de l'eau et de l'environnement doit émerger sur chaque bassin. 



La courbe ci-dessus montre l'évolution du nombre annuel d'épisodes de pluies extrêmes rapportés sur le site de Meteo-France, pour la période 1980-2018. La ligne pointillée est la tendance linéaire sur cette période de près de 40 ans.

La hausse de fréquence et intensité des épisodes extrêmes en pluviométrie est une prévision de la plupart des modèles du climat, en raison de l'intensification du cycle de l'eau (une atmosphère plus chaude contient plus d'humidité) et des phénomènes convectifs (orages, tempêtes, cyclones).

Ces pluies extrêmes provoquent parfois des crues éclairs qui tiennent au ruissellement de surface, et non à la saturation en eau des sols et des nappes (crues lentes). Le risque inondation est aggravé par plusieurs facteurs : artificialisation (bétonisation en ville ou tassement en zone agricole) des sols, occupation des zones à risque des lits majeurs d'inondation, incision et perte de connexions latérales permettant aux rivières d'épancher le surcroît d'eau.


Un facteur de prévention est aujourd'hui négligé par le gestionnaire de l'eau : l'existence des ouvrages hydrauliques (de type moulins, étangs). Au nom de la continuité en long, les gestionnaires de l'eau détruisent ces ouvrages depuis une dizaines d'années, en vue notamment de donner un écoulement plus rapide (lotique) à l'eau. Or, ces ouvrages agissent comme des retenues en lit mineur et comme des annexes latérales en lit majeur, contribuant à ralentir une onde de crue. Concrètement, lors des pluies extrêmes, l'eau remplit les retenues, les biefs et canaux, les zones humides annexes. Cette expansion favorise aussi l'infiltration dans les nappes et les sols sur une plus grande surface. Inversement, la suppression d'un ouvrage tend à inciser le lit et à accélérer l'écoulement, ce qui augmente la puissance de la crue vers l'aval.

Un exemple : notre association et ses consoeurs de Bourgogne et Champagne ont participé en 2019 à l'enquête publique du PAPI (plan action et prévention inondation) Seine Supérieure. Ce PAPI comprenait des assertions erronées sur les ouvrages hydrauliques et il n'envisageait aucune étude de leur rôle cumulé, alors que nous parlons des milliers de sites sur le réseau des rivières de têtes de bassin, dont l'effet cumulé est évident lorsqu'il y a un fort épisode pluvieux régional. Cette légèreté des gestionnaires est inacceptable. Toute étude de bassin versant en vue de limiter les risques crues et inondations doit intégrer le rôle de l'ensemble des ouvrages qui permettent de retenir et divertir l'eau. Et toute altération de ces ouvrages doit être associée à une compensation au moins équivalente.

Bien entendu, les ouvrages hydrauliques ne sont qu'une (petite) partie des solutions à mettre en œuvre. C'est toute une culture de l'eau et de l'environnement qui doit se développer sur les bassins versants, chez les propriétaires riverains, les usagers et les collectivités. Mais cette culture doit se développer sur de bonnes bases : la négation de la gestion hydraulique des rivières et bassins au profit des seules vertus de la nature "sauvage" est une erreur. La conservation de zones d'intérêt écologique, nécessaire, et la recréation de zones humides d'expansion latérale, utile, n'impliquent pas la destruction des aménagements humains. L'argent public de l'eau doit aller à l'essentiel et non à l'accessoire, voire au nuisible.


Exemple de recherche scientifique menée en Allemagne et montrant que la destruction des ouvrages incise les lits mineurs. Moins de débordements en lits majeurs et un flot contenu en lit mineur qui s'accélère vers l'aval. (Maaß et Schüttrumpf 2019)

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08/05/2020

Les moulins aident à retenir l'eau dans les bassins versants (Podgórski et Szatten 2020)

Deux chercheurs polonais ayant étudié l'effet morphologique, sédimentaire et hydrologique de moulins présents depuis 7 siècles sur une rivière notent que leur abandon s'est traduit par une perte de la capacité de rétention locale d'eau dans les nappes et de la rétention globale d'eau de surface dans le bassin versant. Quand ils ne sont pas étudiés à charge, les milieux des moulins montrent donc de l'intérêt. Des rivières françaises où la continuité dite "écologique" s'est traduite par la quasi disparition de toutes les retenues souffrent aujourd'hui de niveau très bas en été, avec des filets d'eau chaude et souvent polluée. Il faut oublier ces choix douteux, pris sur la base d'informations incomplètes et d'analyses biaisées par des angles plus administratifs et politiques que scientifiques: nous demandons aux gestionnaires de l'eau de respecter les ouvrages et de faire un travail d'analyse hydrologique complète des sites et bassins versants, surtout en vue des changements hydroclimatiques majeurs annoncés pour les prochaines décennies. 


Le bassin étudié et son profil en long.

La Struga Rychnowska est une rivière polonaise creusée dans une zone du dégel précoce post-glaciaire, ayant émergé voici 17-18 000 ans.  Neuf moulins s'y sont installés, le plus ancien datant du 14e siècle.

Zbigniew Podgórski et Dawid Szatten ont analysé l'héritage sédimentaire et morphologique de ces siècles écoulés, pour comprendre l'influence des moulins et de leurs retenues.

Voici le résumé de leur recherche :

"L'article présente les changements d'un réseau hydrographique résultant de la construction et du fonctionnement de neuf moulins à eau situés dans le bassin versant de la Struga Rychnowska (Pologne). Deux retenues (Bierzgieł et Oleszek) ont été choisies pour une étude détaillée - à la fois avec des origines de bassin et des paramètres morphologiques similaires, mais avec des morphométries, des voies d'acheminement et de rejet d'eau du moulin et des temps de rétention de l'eau différents. Nous avons tenté de reconstruire le cours du processus de sédimentation des dépôts dans les bassins des retenues de moulin sur la base de sources historiques, de documents cartographiques archivés, de travaux sur le terrain et d'analyses en laboratoire (sédimentologie, palynologie et datation au 14 C). 

Les études ont permis de déterminer l'ampleur de l'impact anthropique sur l'environnement à partir de l'exemple d'un petit bassin versant, à la fois lorsque les retenues étaient en service et après. Le déclassement des moulins à eau a entraîné un certain nombre de changements importants dans les ressources en eau. Les plus importants d'entre eux sont: la perte de capacité de rétention d'eau dans le bassin versant de la Struga Rychnowska et la baisse du niveau des eaux souterraines à proximité immédiate des anciens réservoirs d'eau. Actuellement, un intérêt renouvelé pour les anciens emplacements des moulins à eau existe, afin de restaurer la rétention d'eau et de les utiliser à des fins de petites centrales hydroélectriques modernes."

La conclusion du travail en précise quelques enseignements :

"Sur la base des résultats des études menées sur les changements de la dynamique et de la nature de la sédimentation dans les retenues de moulin de la Struga Rychnowska (district du lac Chełmno, Pologne), les conclusions suivantes ont été tirées:

1. Les documents d'archives (depuis 1796) et les documents cartographiques modernes - sources historiques contenant des données sur le fonctionnement des moulins à eau - nous ont permis de déterminer les changements dans l'activité économique dans le bassin versant étudié. Ainsi, il a révélé que les modèles d'utilisation des terres agricoles et forestières dans le bassin versant de la Struga Rychnowska étaient insignifiants. L'agriculture domine toujours sur le plateau de la moraine, tandis que la superficie forestière a augmenté dans la zone de sable. Tous les moulins à eau ont été fermés.

2. Les sédiments accumulés dans les retenues de moulin (opérant dans la zone de recherche depuis le 14e siècle) documentent les changements dans le bassin versant pendant le fonctionnement des moulins et après leur fermeture, à condition que les réservoirs conservent la fonction de rétention d'eau. De précieuses sources d'information sur les sédiments déposés sont leurs caractéristiques: composition granulométrique, teneur en carbonate, etc.

3. Les analyses palinologiques et au 14C sont utiles pour étudier la genèse des retenues de moulin. Il a été constaté, entre autres, que les retenues des moulins étaient placés dans des dépressions naturelles du terrain, généralement situées au-dessus des marches se produisant dans les rétrécissements du canal sous-glaciaire, dans lequel coule actuellement la Struga Rychnowska. Dans de tels cas, la formation de retenues était une restitution d'un réservoir d'eau naturel (par exemple, le réservoir d'Oleszek). Cela a été confirmé par l'âge des sédiments les plus jeunes déterminé par la méthode au 14C (530 +/- 45 cal BP – 1420 AD), qui ont été déposés dans le réservoir d'eau naturel en voie de disparition sur le site d'Oleszek. Il s'ensuit que ces sédiments se sont formés environ 300 ans plus tôt, avant que les eaux de la Struga Rychnowska ne soient endiguées à cet endroit pour les besoins du moulin à eau.

4. Des temps de rétention d'eau différents indiquent des conditions de fonctionnement des retenues différentes, bien que leurs emplacements soient dans la même zone de captage.

5. Le rythme et l'avancement du processus de remplissage du bassin avec des sédiments de fond ont été affectés par: le volume de la masse d'eau alimentant les retenues et sa proportion par rapport à la capacité totale du réservoir; les paramètres morphométriques des réservoirs, en particulier la profondeur et la longueur du bassin; l'emplacement par rapport à d'autres éléments du réseau hydrographique directement connectés au moulin à eau (par exemple, canal de dérivation); les fluctuations du niveau d'eau dans la retenue".

Discussion
Les ouvrages hydrauliques humains modifient les rivières et créent des milieux à part entière, qui disposent de leur propre dynamique. Des chercheurs ont pu parler d'états écologiques alternatifs pour désigner le fait qu'une rivière aménagée possède une nouvelle hydrologie, une nouvelle morphologie et une nouvelle biologie. Le cas des moulins et des étangs est particulièrement intéressant, puisque nombre d'entre eux sont encore présents sur les cours d'eau européens — les plus anciens depuis 1000 ans, la plupart depuis 150 à 500 ans. Les bassins versants ont donc ré-ajusté en permanence leur fonctionnement à cette nouvelle donne.

L'information que nous retenons de ce travail de recherche en Pologne concerne la rétention de l'eau. C'est un  sujet essentiel pour l'adaptation de l'Europe au changement hydroclimatique. C'est aussi un sujet débattu dans la communauté des experts, avec peu de données, souvent contradictoires et parfois des préjugés (par exemple Al Domany et al 2020). Ce sujet de la préservation de l'eau étant assez critique pour le cadre de vie local, la société et le vivant, les riverains ne sont pas disposés à accepter des politiques publiques fondées sur des approximations. L'observation faite par Zbigniew Podgórski et Dawid Szatten d'une meilleure rétention d'eau et recharge de nappe quand les moulins sont actifs et leur retenue remplie correspond à ce que l'on observe un peu partout.

Dans la mesure où des petits bassins versants peuvent compter des dizaines de retenues et de bras de dérivation, la question doit être étudiée par des mesures de terrain, pas des principes généraux de manuels. Il est assez évident que l'idéal actuel de continuité écologique en long, défendue par le gestionnaire français, consiste à obtenir des lits à écoulement plus rapides. C'est contradictoire avec l'idée qu'il faut essayer de retenir et diffuser l'eau dans les saisons pluvieuses afin de préparer le cap de l'étiage ou les périodes de sécheresse. C'est d'autant plus problématique que d'autres recherches récentes, allemandes cette fois, avaient montré un phénomène d'incision des lits et de moindres débordements quand on détruit des ouvrages de moulins (voir Maaß et Schüttrumpf 2019). Nous avons déjà relayé les plaintes de riverains consternés par l'effet des destructions d'ouvrages (Vicoin) ou d'ouvertures forcées de vannes (Sèvre nantaise)

Il est donc souhaitable de stopper immédiatement la préconisations d'effacement des ouvrages (qui reste encore prioritaire en 2020 dans les programmations des financeurs publics) et de préférer au contraire un principe de conservation, avec analyse au cas par cas des effets hydrologiques. Les associations de moulins, étangs et riverains veilleront à ce qu'aucun chantier mettant en péril les capacités locales de rétention d'eau ne soit effectué sans mesure et, si besoin, sans compensation au moins équivalente. La loi française engage à la préservation de la ressource en eau, son ignorance peut être un motif de contentieux.

Enfin, il est indigne que la France soit dotée depuis 2006 d'une politique active sur les ouvrages hydrauliques anciens sans la moindre programmation scientifique de leur étude dans les bassins versants, hors le cas quelque peu obsessionnel, et en tout cas assez limité en périmètre d'étude, des seuls poissons migrateurs. Nous dépensons beaucoup d'argent en bureaux d'études privés, à la méthodologie répétitive se bornant à constater que le milieu n'est pas "naturel" ou que l'ouvrage n'est pas franchissable à telle espèce, mais très peu de fonds en recherche académique sur les moulins, étangs, canaux et autres ouvrages anciens. Il est bon de cesser ces programmes administratifs sous-informés et déjà d'acquérir des connaissances robustes, dans une logique multidiscipliniare qui ne se résume au paradigme assez pauvre et aporétique d'une restauration de la rivière du passé.

Référence : Podgórski Z et Szatten D (2020), Changes in the dynamics and nature of sedimentation in mill ponds as an indicator of environmental changes in a selected lake catchment (Chełmińskie Lake District, Poland), Water, 12, 1, 268

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