17/11/2020

Leur nature et la nôtre, les nouveaux débats de l'écologie

L'écologie doit-elle devenir un culte du retour à la nature sauvage sans l'homme ou rester une appréciation critique des écosystèmes tels qu'ils évoluent dans l'histoire, y compris sous l'influence de l'homme? L'hydrobiologiste Christian Lévêque publie dans le forum de la revue Water Alternatives un éditorial sur les deux visions qui s'affrontent en Europe concernant la restauration des rivières. Nous en proposons une traduction et un commentaire.


Que signifie "restaurer" les rivières? 
Restauration "écocentrique" vs "centrée sur l'humain"

"Depuis des siècles, nous adaptons nos cours d'eau pour utiliser les terres fertiles des grands lits fluviaux pour l'agriculture, pour faciliter la navigation et promouvoir le commerce, pour produire de l'énergie à l'aide de moulins à eau et de barrages et, plus récemment, pour des activités de loisirs. Dans le même temps, pour se protéger des inondations, des digues ont été construites à tel point que les fleuves européens ont perdu 90% de leurs plaines inondables. Et, bien sûr, les rivières ont trop souvent servi d'exutoire à nos déchets!

Le concept de «restauration écologique» cherche à corriger ces impacts et suggère qu'un écosystème peut être restauré dans son état "d'origine" ou "équilibré". On comprend que la restauration d'un château consiste à le ramener à son état d'origine car il y a un point de référence, à partir de la date de sa création. Mais quand on a affaire à un système écologique qui a évolué et changé au cours de milliers d'années, la question est plus complexe: il n'y a pas de date de création et on ne sait pas où placer le marqueur sur la chronologie! Une autre approche consiste à assimiler les écosystèmes aux organismes et à rechercher un «état sain», une notion assez floue proche de celle de restaurer un état fonctionnel avant le "stress". Dans les deux cas, les «écosystèmes naturels» sont considérés comme non-artificialisés / humanisés. Mais pour les socio-écosystèmes qui ont co-évolué pendant des siècles, cette référence n'est pas très significative car de nombreuses espèces ont depuis disparu ou se sont adaptées aux nouvelles conditions. Lorsque l'objectif est de supprimer des états esthétiques, écologiques, sanitaires ou économiques indésirables, on parle de réhabilitation ou de ré-affectation. Mais alors, la "référence" n'existe pas et doit être définie: quels sont les critères à utiliser et quelles natures voulons-nous atteindre?

Les actions humaines sont le plus souvent décrites par les écologues comme des "dégradations" et l'utilisation par l'homme d'un système comme une "pression". En effet, selon le paradigme dominant de certains défenseurs de l'environnement, la nature est parfaite lorsqu'elle est exempte d'artefacts humains. Ainsi, ils cherchent à "supprimer" les infrastructures qui ont été construites sur les cours d'eau pour révéler des rivières "sauvages" ou "naturelles"... Mais cela remet en question de nombreux autres enjeux, comme la sécurité des riverains, les écosystèmes aquatiques qui se sont développés au fil des siècles et l'avenir du patrimoine bâti. Ainsi, certains écologues (non écologistes) différencient des niveaux de systèmes adaptés, dont beaucoup sont fonctionnels et devraient être étudiés comme tels plutôt que systématiquement considérés comme "dégradés". Ce que certains ont appelé les "nouveaux écosystèmes", par opposition aux systèmes non humanisés, contribuent à notre cadre de vie et constituent également un patrimoine écologique. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que tous les écosystèmes modifiés sont identiques ou également légitimes; en effet, des évaluations au cas par cas sont nécessaires. La priorité en termes de restauration devient alors claire: limiter la pollution et maintenir une forte hétérogénéité environnementale, tout en tenant compte d'une réduction attendue des débits d'eau due au changement climatique.

Les grands barrages construits pour produire de l'hydroélectricité et/ou stocker de l'eau pour se protéger des inondations, ou pour alimenter les réseaux d'irrigation, ainsi que des prélèvements massifs, ont fortement affecté le fonctionnement des rivières: perturbant la continuité amont-aval, notamment en ce qui concerne le transport des sédiments, affectant fortement des plaines alluviales et des "annexes fluviales". Alors que dans l'imaginaire populaire une rivière est constituée d'eau courante, pour les écologues, un système fluvial est avant tout un ensemble hétérogène de sous-systèmes plus ou moins coulants ou stagnants. Un hydrosystème est la rivière avec sa plaine d'inondation et ses annexes fluviales, telles que les bras morts, les étangs résiduels, les zones humides connectées, etc.

La reconquête de ces zones désormais largement urbanisées pour les réintégrer dans le fonctionnement de la rivière tend à être impossible pour des raisons d'occupation des sols et de sécurité. Les infrastructures ont un rôle dans le contexte actuel et, en règle générale, il n'est pas prévu de les supprimer dans un proche avenir. Il n'est pas non plus question de supprimer les installations de navigation ou les digues qui protègent les villes, comme les réservoirs de la Seine qui protègent Paris. Enfin, ces débats ne doivent pas nous permettre d'oublier la question de la qualité de l'eau et, malgré de gros efforts d'assainissement de nos cours d'eau, la lutte contre la pollution doit rester la priorité.

Par conséquent, les infrastructures évoquées ci-dessus sont toutes en place depuis longtemps et, à quelques exceptions près, la redécouverte de cours d'eau "vierges" n'est possible que dans notre imagination. Ainsi, particulièrement en France, l'attention s'est portée sur les petits déversoirs et leurs annexes, qu'ils soient inactifs / abandonnés ou encore en service, qui seraient considérés comme un obstacle à la "continuité écologique" (c'est-à-dire le mouvement des poissons et des sédiments). L'un des objectifs est le retour des poissons migrateurs (considérés à la hâte comme incarnant la biodiversité aquatique) et le déplacement des truites, bien qu'elles puissent traverser la plupart des déversoirs (naturellement ou à l'aide de passes à poissons). Cependant, toutes les espèces aquatiques ne vivent pas dans l'eau courante. Les amphibiens, par exemple, préfèrent les environnements stagnants et ne se mélangent pas bien avec les poissons. C'est également le cas de nombreux invertébrés qui disparaîtraient avec le retrait des déversoirs et des zones humides associées, qui sont connus pour être riches en espèces, y compris celles en péril. La suppression de ces derniers refuges n'est en tout cas qu'une maigre compensation pour les annexes fluviales de la plaine alluviale que nous avons gommées, et elle condamne une partie de la biodiversité aquatique qui ne vit pas dans l'eau courante. Bien qu'aucune évaluation n'ait été faite de ce qu'il y a à gagner ou à perdre en termes d'espèces aquatiques et de fonctions écologiques, le gouvernement français a mis en place une politique centralisée de suppression des seuils.

Les partisans de la continuité écologique semblent également ne pas bien apprécier les processus en cours de changement climatique qui, d'après les prévisions, entraîneront à la fois des inondations plus graves et des périodes de sécheresse plus longues. De ce point de vue, est-il préférable d'avoir une rivière asséchée "naturelle" ou une rivière dans laquelle il reste quelques petits plans d'eau, qui, malgré leurs inconvénients, peuvent servir de refuge lors d'une sécheresse? Mon expérience avec d'autres systèmes fluviaux intermittents m'a appris l'importance de tels refuges pour la recolonisation du ruisseau par dérive, lorsque l'eau remonte.

En conclusion, tout le débat tourne autour de deux visions écologiques opposées. L'une peut être vue comme écocentrique, où la "vraie nature" n'est pas humanisée dans la mesure où tout développement est considéré comme portant atteinte à l'intégrité du système. Le paradigme de la nature sans humains est l'idéal dans les cercles écologistes et il est communiqué à travers le concept de "rivières sauvages". La restauration signifie alors effacer toute empreinte humaine. Cette vision longtemps dominante a été remise en question par ceux qui croient que les humains sont des acteurs de leur environnement et que les systèmes fluviaux sont co-construits par des processus naturels et des actions humaines."

Discussion
Christian Lévêque exprime de manière très claire les enjeux des milieux aquatiques que sont les rivières, les plans d'eau, les estuaires et les zones humides, d'origine naturelle comme artificielle (voir ses livres récents Lévêque et al 2020, Lévêque 2019, Lévêque 2013). 

L'écologie au sens de protection de l'environnement est devenue une politique publique de plus en plus affirmée depuis la seconde moitié du 20e siècle, en raison de certains effets du développement industriel perçus comme négatifs par les populations. Mais plus ces politiques écologiques se déploient, plus il apparaît qu'elles répondent à des motivations diverses, voire contradictoires. Nous pouvons être d'accord sur la nécessité de corriger des choses perçues par la plupart des citoyens comme des nuisances (par exemple, des pollutions qui tuent le vivant aquatique et mettent en danger la santé humaine) sans pour autant être d'accord sur des choses perçues comme secondaires ou donnant lieu à des appréciations opposées (par exemple, savoir si la biologie et la morphologie d'une retenue représentent un problème en soi par rapport à une eau courante).

Il existe au moins quatre dimensions de débat.
  • Dimension ontologique : au nom de quelle vision de la nature organisons-nous notre représentation de la réalité? Pour les uns, la nature doit se représenter idéalement comme une entité indépendante de l'observateur-acteur humain, pour d'autres la nature ne peut qu'intégrer l'observateur-acteur humain qui en est partie prenante. 
  • Dimension scientifique : par quelles disciplines l'objet "rivière" ou l'objet "bassin versant" doivent-ils être étudiés? Pour les uns, cela ne relève que des sciences naturelles, pour d'autres cela doit inclure les sciences humaines et sociales ainsi que les humanités.
  • Dimension politique : qui décide, et comment, de la mobilisation des savoirs (donc la collecte de données et la création de modèles) visant à alimenter la conception des normes d'action publique? Cette question concerne l'évolution technocratique de nos régimes, où beaucoup de sujets sont traités par des experts mais sans règle transparente dans la sélection des expertises jugées pertinentes.
  • Dimension démocratique : comment les citoyens, leurs associations, leurs syndicats, leurs partis, leurs élus ont-ils capacité à exprimer leur perception et leur volonté sur ces questions?  Ce sujet est le contrepoint du précédent, plus les choix semblent imposés par des experts sans débat réel dans la société qui subit les conséquences de ces choix, plus on voit se lever des oppositions citoyennes. 
En tant qu'association, nous souhaitons que ces dimensions deviennent le sujet de discussions plus ouvertes et plus informées. Nous en sommes encore loin en France, et même hélas en Europe.

Source : Lévêque C (2020), What does ‘restoring’ rivers mean? 'eco-centric' vs 'human-centric' restoration, The Water Dissensus, Water Alterntives Forum

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13/11/2020

Libellules et demoiselles apprécient les plans d'eau d'origine artificielle (Vilenica et al 2020)

Artificielle ou naturelle? Le vivant aquatique ou amphibie ne fait pas toujours de différence quand il cherche une masse d'eau pour accomplir son cycle de vie. Une équipe de chercheurs croates montre qu'une vingtaine d'espèces d'odonates fréquente les retenues d'eau artificielles de deux éco-régions balkaniques, dont une espèce protégée car menacée d'extinction. Les scientifiques soulignent que les masses d'eau d'origine humaine ou fortement anthropisées ne peuvent être négligées dans la gestion de la biodiversité des bassins versants.  La directive cadre européenne avait prévu de classer des masses d'eau selon leur niveau de modification par l'homme, mais les autorités administratives françaises n'y ont quasiment pas eu recours dans les années 2000. Résultat: nous n'étudions pas dans notre pays la biodiversité de ces milieux et nous menons à la place des politiques coûteuses de "renaturation" sans même faire l'inventaire sérieux des biodiversités et fonctionnalités en place. Cela doit évoluer, car un nombre croissant de travaux scientifiques raconte une autre histoire. 

Lindenia tetraphylla par Par Dûrzan Cîrano (CC BY-SA 3.0)

Les odonates (libellules et demoiselles) font partie des groupes d'invertébrés aquatiques les plus populaires chez les entomologistes professionnels comme pour le grand public en raison de leur grande taille, de leur coloration distinctive et de leur comportement remarquable de vol. Ces insectes sont aussi largement utilisés comme indicateurs écologiques de la qualité de l'habitat et de l'intégrité des écosystèmes d'eau douce du fait de leur diversité, de leur cycle biologique amphibie, de leur temps de génération relativement court, de leur position trophique élevée et de leur sensibilité aux changements anthropiques à petite échelle dans l'environnement.

Marina Vilenica et ses collègues de l'université de Zagreb (Croatie) ont analysé la présence des libellules et demoiselles dans les plans d'eau artificiels des Balkans, formant l'essentiel des lacs des régions étudiées : "Nous avons étudié 36 plans d'eau artificiels, dont 21 sont situés dans l'écorégion dinarique des Balkans occidentaux (ER 5) et 15 dans l'écorégion des basses terres pannoniennes (ER 11) en Croatie (Illies, 1978). La majorité de ces plans d'eau sont des réservoirs construits sur des rivières petites ou grandes utilisées pour l'approvisionnement en eau, l'irrigation ou la production d'électricité, tandis que plusieurs sont des plans d'eau naturels mais anthropisés (par exemple Prolosko Blato, Sakadas, Njivice) ou des plans d'eau artificiels et des gravières ( par exemple Ponikve, Šoderica Koprivnica, Rakitje, Novo Čiče), utilisés principalement pour les loisirs. "

Voici le résumé de leur recherche:

"Dans quelle mesure les lacs artificiels sont-ils adaptés à l’habitat d’Odonates ? De nombreuses études ont fait état d’un impact négatif des modifications des habitats d’eau douce sur leur biote. Néanmoins, certains lacs artificiels se sont révélés précieux pour la conservation de la biodiversité car ils peuvent abriter de nombreuses espèces. C’est pourquoi nous avons étudié 36 lacs artificiels afin de déterminer dans quelle mesure ils peuvent représenter des habitats appropriés pour les Odonates. Les larves ont été échantillonnées pendant les mois d’été 2016 et 2017. Sur chaque site d’échantillonnage, un total de dix échantillons a été collecté à l’aide d’un filet à main pour le benthos. Un total de 21 espèces d’Odonates a été enregistré. Les assemblages d’Odonates étaient principalement constitués d’espèces communes largement répandues. Cependant, sur le site de réservoir Vlačine, situé dans l’écorégion des Balkans occidentaux dinariques, nous avons également enregistré une des espèces méditerranéennes rares et menacées, Lindenia tetraphylla (Vander Linden, 1825). La végétation aquatique et rivulaire, la fluctuation du niveau d’eau et la concentration d’oxygène dissous ont eu la plus grande influence sur les Odonates, montrant que les lacs artificiels avec une végétation aquatique et une zone rivulaire bien développées, et avec de faibles fluctuations du niveau d’eau, peuvent fournir des habitats appropriés pour diverses espèces d’Odonates. Les Odonates font partie des insectes d’eau douce sensibles largement utilisés comme indicateurs écologiques et comme espèces parapluie. Nos résultats concernant leurs assemblages dans des habitats fortement modifiés et artificiels pourraient donc contribuer aux futures activités de conservation du biote et des habitats d’eau douce."

Les auteurs concluent : "bien que ces plans d'eau artificiels abritent pour la plupart des espèces répandues et communes, dans certains cas, ils fournissent également un habitat convenable à certaines espèces rares et menacées. Les résultats de cette étude pourraient contribuer au développement d'un système de surveillance des masses d'eau artificielles conformément aux exigences de la directive-cadre européenne sur l'eau."

Discussion
Ce travail rejoint des dizaines d'autres recherches en France et en Europe montrant que des habitats aquatiques artificiels — fossés, canaux, biefs, mares, étangs, plans d'eau, lacs — sont colonisés par le vivant et deviennent des enjeux pour préserver le faune et la flore, en particulier en période de changement hydrologique et climatique (voir la recension de 100 travaux récents in CNERH 2020, voir le livre de Lévêque et Bravard dir 2020 sur ce sujet).

Notre association a sollicité voici plus de 2 ans l'Office français de la biodiversité pour une prise en compte de ces enjeux et la mise au point de protocoles de diagnostic avant intervention sur ouvrages hydrauliques. Hélas, l'administration publique française est pour le moment acquise à l'angle fermé de la naturalité et de l'endémisme, ne montrant pas d'intérêt pour les nouveaux écosystèmes créés par l'humain ni pour l'évolution des assemblages du vivant à l'Anthropocène. Les associations de protection de ces sites doivent organiser eux-mêmes des premiers inventaires à fin de sauvegarde et insister auprès des autorités en charge de l'environnement pour que les diagnostics complets des écosystèmes aquatiques humains soient réalisés sans préjugé. 

Référence : Vilenica M et al (2020), How suitable are man-made water bodies as habitats for Odonata?, Knowl Manag Aquat Ecosyst, 421, 13

10/11/2020

Les fédérations de moulins et riverains expliquent les conditions déplorables de concertation avec les hauts fonctionnaires eau et biodiversité

Suite des aventures du soviet suprême "comité national de l'eau". Il ressort de la lettre co-signée par les deux fédérations de moulins (FFAM, FDMF) et la fédération de riverains (ARF) que la haute administration avait convoqué une réunion en 48 h sur la base d'un document sorti du chapeau à valider en un temps record. La vision de la concertation par la direction de l'eau et de la biodiversité consiste désormais à transmettre ses ordres aux propriétaires par le biais des associations. La gouvernance jacobine et autoritaire de ce pays est décidément incurable, malgré son rejet partout, surtout en écologie où les citoyens protègent leur cadre de vie contre les projets inutiles décidés fort loin du terrain. La lettre des 3 fédérations rappelle que la première étape de la priorisation a été faite sans base scientifique transparente ni proposition aux associations de débattre des opportunités de classer chaque rivière ou chaque ouvrage. Bref, rien ne change, demain les préfectures et syndicats feront encore des pressions pour casser les ouvrages comme ils le font depuis 2010, le soviet suprême de l'eau se plaindra encore que les mêmes causes produisent les mêmes effets.  C'est pourtant très simple de tout débloquer et tout apaiser: il suffit de proposer et financer publiquement les seules solutions conformes à la loi, celles qui respectent les ouvrages autorisés des bassins versants, leur consistance légale, leurs usages et leurs milieux. 

Le courrier des fédérations moulins et riverains expliquant pourquoi il leur est impossible de travailler dans des conditions déplorables de concertation :

"Plusieurs raisons motivent ce choix qu’il nous a été difficile de prendre, alors que nos trois fédérations – ARF, FFAM, FDMF – ont toujours favorisé le dialogue constructif :

Les délais : il nous est techniquement difficile d'analyser sérieusement des documents de travail envoyés 2 jours avant la réunion. Ce délai est aussi trop court pour une confrontation d'idées des trois fédérations soucieuses de privilégier une analyse collective pertinente, alors que la « co-construction » et la « concertation », qui sont théoriquement les principes directeurs du GT Continuité Ecologique et de ses sous-groupes, supposeraient notamment que chaque partie prenante puisse bénéficier d’un temps de réflexion suffisant.

Au fond par ailleurs, la lecture rapide du projet de fiche nous laisse perplexes et inquiets tant nous constatons que les Fédérations sont sollicitées essentiellement comme réceptacles d'informations à transmettre aux adhérents. Ce rôle, qui serait cantonné à celui d’une « courroie de transmission » de mesures adoptées sans réelle concertation préalable, est incohérent et contraire au souhait que nous formulons depuis longtemps de tenir un rôle dans la concertation et dans des consultations préalables : le projet de bilan de la mise en œuvre du programme de priorisation ne mentionne nulle part la place des usagers (nous ne sommes toujours pas invités dans les comités de bassin). De même nous attendons toujours la liste des ouvrages prioritaires avec les critères afférents du préfet coordonnateur de bassin.

Il parait pour le moins cavalier d'écrire (page 1): " En pratique il existe 6 listes d'ouvrages prioritaires (appelées aussi programmes de priorisation) en métropole, un par bassin hydrographique, chacune ayant été définie et arbitrée à l'échelle du bassin". Pour mémoire, sauf exception, la phase de « concertation » n'a en réalité fait l'objet d'aucune information, concertation, ni consultation réelle des Fédérations de moulins et de riverains au niveau de la majorité des 6 bassins, ainsi que cela a d’ailleurs été signalé à l’occasion de la réunion du GT Continuité écologique du mois de mars dernier, mais aussi signalé par plusieurs écrits de fédérations et syndicats adressés aux services en charge de la mise en œuvre de la priorisation.

Au final d’ailleurs, il est souligné que la méthodologie tout à fait contestée observée à l’occasion de l’envoi des projets de listes de priorisation à l’échelle des bassins perdure, en dépit des remarques formulées à ce sujet, puisque les projets de documents de travail du sous-groupe Priorisation ne nous ont là encore été transmis que 2 jours avant la réunion... ce qui n’est pas respectueux du principe notamment de concertation.

Enfin, suite à la réunion des 3 Fédérations avec le Directeur de la DEB le 16 octobre dernier, à ce jour aucune suite n’a été donnée aux demandes que nous avons formulées pour construire une démarche plus apaisée du nouveau plan d'actions. Il est dommageable qu'aucune discussion ne soit engagée sur le problème notamment du financement déséquilibré suivant le type de travaux engagés (aménagement, arasement, etc.). C'est pour nos Fédérations un élément incontournable qui établirait la volonté réelle de respecter les articles 211-1 et 214-17 du code de l'environnement et l’usage équilibré de la ressource en eau. L'autre demande concernant la représentation institutionnelle des Fédérations dans les différents lieux de concertation n'est toujours pas pris en compte, ce qui continue de témoigner d'un traitement différencié des usagers en fonction de critères que nous ignorons. L'absence de réponses formelles nous fait penser que la volonté d'apaisement n'est que partielle et circonscrite à un seul échelon.

En conséquence, dans l'état actuel de préparation et du rôle que nous ressentons comme accessoire dans le projet présenté, il ne nous est donc pas possible de participer à la réunion prévue cet après-midi.

Nous restons toutefois favorables à un véritable travail de co-construction et de concertation, à condition que ces principes trouvent effectivement une expression concrète dans les moyens mis en œuvre ainsi que les décisions adoptées".

07/11/2020

De la continuité apaisée à la continuité énervée

D'après nos informations, le soviet suprême rebaptisé comité national de l'eau du 5 novembre a été l'occasion d'un coup de colère contre les "ultras" qui osent dire en public que la continuité écologique des rivières se passe toujours mal. Pour le quarteron de hauts fonctionnaires essayant de faire survivre en réanimation cette réforme frappée du virus du dogmatisme idéologique et de la gabegie financière, le citoyen ne comprend tout simplement rien et l'Etat fait tout pour son bien. Manque de chance, nous ne croyons plus un mot de ce refrain. Les citoyens français en ont surtout ras le bol d'être pris pour des idiots. Au bord des rivières comme ailleurs. 

Le groupe de travail "continuité écologique" du comité national de l'eau a été lancé voici deux ans pour mettre en oeuvre le plan de politique apaisée de continuité écologique — un texte promulgué à la va-vite en 2018 par un Nicolas Hulot qui n'avait manifestement aucun intérêt au dossier, vu que les principaux lobbies courtisant son ministère trempent depuis longtemps dans cette sombre affaire. Nicolas Hulot est celui qui n'a même pas daigné recevoir les représentants des 20 000 riverains de la Sélune protestant contre la destruction des barrages et des lacs au profit du lobby des pêcheurs de saumon, un scandale antidémocratique de la pseudo-écologie sectaire et punitive — alors que plusieurs actions en justice sont en cours quand les pelleteuses font le sale boulot de démolition d'ouvrages d'intérêt général. Ce mépris est répugnant, surtout venant de ceux qui luttent partout en France contre des grands projets inutiles nuisant à la qualité de vie des riverains. 

Les fédérations de moulins (FFAM, FDMF) et riverains (ARF) n'ayant pas pu faire reconnaître à ce comité national de l'eau une seule de leurs exigences fondamentales depuis 2 ans, elles n'ont même pas assisté à la dernière réunion, se contentant d'une représentation par leur avocat. 

Voilà un message assez clair.

C'est en effet par avocat que chaque association, chaque collectif riverain et chaque maître d'ouvrage devront désormais porter plainte (à l'administratif et dans certains cas au pénal) contre tout fonctionnaire territorial ou central qui essaie de:

  • harceler des propriétaires isolés et fragiles,
  • désinformer un propriétaire sur ses droits afin de vicier son consentement à signer des contrats ou courriers,
  • casser indûment un droit d'eau, 
  • imposer une solution de destruction d'ouvrage, 
  • prétendre que les passes à poissons n'ont pas à être indemnisées,
  • refuser de reconnaître la préservation du patrimoine classé et l'exemption des sites producteurs inscrites dans la loi,
  • ralentir la transition bas-carbone par des demandes abusives sur la relance énergétique des sites, 
  • mettre à sec des milieux aquatiques et humides, réduire la ressource en eau à l'étiage, altérer la faune et la flore des biotopes de retenues, étangs, canaux.

C'est-à-dire tout ce que l'on observe depuis 10 ans. 

Nous rappelons qu'au cours du seul été 2020 et en pleine désinformation de "continuité apaisée", l'administration a :

  • publié le décret scélérat du 30 juin 2020 qui permet de détruire des sites et mettre à sec des milieux sur simple déclaration confidentielle, sans enquête publique ni étude d'impact,
  • publié le décret scandaleux du 18 août 2020 qui entérine l'exclusion des comités de bassin des agences de l'eau de tous les représentants des ouvrages particuliers, familiaux, patrimoniaux (moulins, étangs, canaux, patrimoine riverain de la ruralité), c'est-à-dire interdisant que la politique publique des ouvrages soit co-construite avec les premiers concernés, non imposée par des bureaucraties et des lobbies non élus, 
  • engagé dans plusieurs SDAGE 2022-2027 la poursuite de la prime financière à la destruction pour encore 7 ans, soit la reconduite des blocages par impossibilité de financer les modes doux de continuité. 

A M. Claude Miqueu — co-animateur du groupe de travail du comité national de l'eau — qui répète dans le vide "du concret, du concret", voilà du tout à fait concret. 

Voilà des décisions normatives et financières de l'Etat et des administrations qui indiquent très clairement la volonté de persister dans le premier motif de colère des citoyens, à savoir la préférence publique pour la destruction des patrimoines bâtis et paysagers de l'eau, le harcèlement permanent des propriétaires et des riverains. 

On attend donc que l'Etat et les représentants de l'Etat dans les agences de l'eau reformulent ces textes qui contredisent le soi-disant apaisement.  Du concret, du concret, M. Miqueu.

La continuité sera apaisée quand les hauts fonctionnaires de l'eau et de la biodiversité cesseront de tromper et de manipuler leur monde pour reconnaître les 3 bases d'un apaisement, et instruire les services en ce sens:

  • les ouvrages autorisés doivent être respectés et il n'est plus question de les détruire sauf dans les cas où ils posent des dangers de salubrité publique,
  • les rivières sont des phénomènes socio-naturels, la part humaine de leur histoire, de leur peuplement, de leur fonctionnement et de leurs usages n'a pas à être niée ou diabolisée, le retour de la "rivière sauvage" et l'idéal de "nature sans humain" relèvent d'idéologies militantes mais ne sont pas le contenu de nos lois, donc ne doivent pas être la politique publique de l'administration de l'eau,
  • les dispositifs de continuité écologique se justifient pour protéger des espèces migratrices là où elles sont menacées et ces dispositifs doivent faire l'objet d'un financement public intégral vu leur coût inaccessible et vu que la charge d'entretien est déjà aux frais du maître d'ouvrage. 

Le reste est littérature. Du concret, du concret, M. Miqueu. 

Post scriptum : visiblement, les différents articles parus dans la presse nationale (non seulement locale) cet été et critiquant la mise en oeuvre brutale de la continuité écologique ont beaucoup énervé nos technocrates, dont la zone de confort est dérangée par la lumière faite sur leurs agissements. On s'en doute, l'opacité est l'alliée de l'arbitraire. Tous nos lecteurs qui ont des moyens de contacter des journalistes nationaux de presse, radio ou télévision doivent donc le faire. Les médias seront sûrement ravis de raconter qu'en pleine transition énergétique on détruit des ouvrages hydrauliques pouvant produire de l'électricité verte, qu'en plein changement hydro-climatique on détruit des ouvrages aidant à réguler des crues et des sécheresses, qu'en pleine interrogation sur l'avenir de l'eau dans nombre de vallées françaises on fait disparaître des moyens de stocker et diffuser l'eau toute l'année ainsi que de diversifier des milieux d'accueil du vivant aquatique, qu'en plein débat sur les circuits-courts, l'économie locale et la revitalisation des territoires ruraux on anéantit un patrimoine multiséculaire au lieu de le restaurer et de le valoriser. Beaucoup de citoyens commencent à douter que l'Etat central soit capable de prendre des décisions avisées pour l'avenir du pays, des décisions représentatives de ce que pensent réellement les citoyens et des décisions dont les conséquences fâcheuses sont payées par ceux qui les ont prises, pas par ceux qui les subissent. Dans le cas des ouvrages des rivières, ce doute est permis...

02/11/2020

Le ré-ensauvagement doit-il être la nouvelle idéologie publique de gestion de la nature?

Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet défendent l'idée d'une politique de ré-ensauvagement de la France et de l'Europe. Nous livrons ici diverses critiques de cette perspective, en rappelant qu'elle est une vision idéologique plus que scientifique de la nature, dont certaines contradictions surgissent vite si l'on passe de quelques réserves de protection naturelle à une expansion plus ambitieuse du retour de cette nature réputée sauvage. Cette vision anime en France sous d'autres noms les tenants de la continuité écologique des rivières, une réforme dont la conflictualité sociale rappelle que l'idéal de "nature sans humain" promu par certains se réalise au détriment des humains premiers concernés.  D'où la nécessité d'un débat démocratique élargi sur ces sujets, actuellement gérés par des spécialistes en lien à des technocraties, mais non réellement appropriés, réfléchis et débattus par les citoyens et leurs représentants élus. 


L'agence française de développement publie sur son blog un entretien avec Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet. Ces spécialistes du ré-ensauvagement sont naturalistes, experts au Conseil scientifique du patrimoine naturel (et auprès du Conseil de l’Europe pour Gilbert Cochet), attachés au Muséum national d’histoire naturelle. Ils viennent de publier L’Europe réensauvagée, vers un autre monde (Actes Sud)

Cette définition est donnée du ré-ensauvagement (Béatrice Kremer-Cochet) : "Le réensauvagement est la traduction littérale du terme rewilding, un concept développé par les Nord-Américains. Pour nous, il signifie : protéger un endroit pour lui permettre de retrouver son fonctionnement naturel. Cette protection peut inclure des actions pour favoriser le retour spontané d’espèces disparues ou, s’il n’est pas possible, les réintroduire. À terme, le ré-ensauvagement aboutit à la libre évolution : l’homme ne gère plus rien et la nature évolue sans contrainte anthropique. L’être humain s’interdit d’intervenir dans les équilibres naturels… mais pas de les contempler, ni de les observer, pour s’en inspirer."

On observe que cette doctrine est en réalité la même que celle proposée par une fraction de l'administration française sur les rivières. On parlera de "renaturation" ou de "restauration écologique" pour ne pas employer un terme un peu effrayant et faisant référence au "sauvage", mais l'objectif ultime est bien le même : supprimer peu à peu toute contrainte humaine à la nature (par exemple, les obstacles à la continuité), limiter peu à peu tous les usages humains de l'eau (irrigation, énergie, etc.) afin que la nature tende vers une naturalité idéale définie comme absence de toute perturbation venant des humains.

On doit d'abord noter que cette vue relève de l'idéologie (ou si l'on veut de la morale) et non de la science.  

L'approche scientifique n'énonce pas par elle-même s'il existe une "bonne" ou une "mauvaise" nature (voir Lévêque 2013), elle se contente de décrire des faits (dans le cas de l'écologie: comment les milieux et les espèces évoluent), des causes (quels facteurs font évoluer milieux et espèces) et des conséquences (quelles observations peut-on tenter de prédire quand on change des facteurs, à supposer que le système décrit soit prédictible).  Savoir si des faits ou des conséquences sont bons ou mauvais, beaux ou laids, utiles ou nuisibles, désirables ou indésirables, c'est le problème de la société humaine et de ses normes, pas le problème de la science en soi : une "bonne nature" est toujours en dernier ressort celle que des humains choisissent de désigner comme telle, avec une part d'arbitraire tenant à des goûts, des valeurs, des désirs, des pratiques, pas selon des démonstrations de ce qui serait vrai ou faux sans contestation possible. 

Cet objectif de ré-envaugement pose par ailleurs de nombreuses questions sur ce qui semble des contradictions ou des incertitudes:

  • pourquoi l'humain n'y est-il pas considéré comme partie intégrante de l'évolution du vivant, alors qu'il modifie cette évolution depuis qu'il est humain (les premières extinctions de méga-faune étant documentées depuis le paléolithique)?
  • somme-nous encore dans le cadre d'une possible naturalité sans humain quand des modifications globales (réchauffement climatique, circulation d'espèces exotiques) concernent désormais tous les milieux, sans perspective de changement rapide de cet état de fait?
  • est-il réellement démontré que des grands espaces contigus ré-ensauvagés ont un effet différent sur la biodiversité que la même quantité d'espace mais répartis en patch discontinus, ce qu'une partie de la recherche ne parvient pas à trouver dans les données (voir Watling et al 2020)?
  • ce ré-ensauvagement ou renaturation est-il le souhait réel des riverains de ces milieux ou le souhait d'experts qui ont l'oreille de pouvoirs technocratiques non élus?
  • comment concilie-t-on le discours de relocalisation de l'économie, du circuit-court et de la transition bas-carbone, impliquant notamment l'exploitation locale des ressources naturelles (organiques, minérales, énergétiques), avec l'idée d'une nature-écrin que les humains se contentent de contempler sans jamais la transformer?

Les auteurs répondent à certaines objections (économiques et sociales) en citant le tourisme comme nouvelle source de valorisation du sauvage respecté dans son état sauvage: "le retour d’une faune exceptionnelle possède un fort potentiel pour l’écotourisme. Nous savons aujourd’hui très bien gérer l’afflux de visiteurs afin que les retombées de l’écotourisme soient durables."

Mais cette option ne paraît pas généralisable, notamment dans la cas des rivières et milieux aquatiques continentaux qui nous intéresse. 

D'abord, comme indiqué, ce sont les faunes exceptionnelles et les sites remarquables (la nature scénique) qui attirent du monde, en raison de leur rareté. Or ce discours ne dit rien de la biodiversité ordinaire en nature ordinaire, formant l'essentiel des milieux. Quand on a renaturé ou ré-ensaauvagé une rivière dans une campagne peu sujette à l'afflux touristique, avec à l'arrivée quelques variations locales de poissons ou d'insectes pas spécialement "populaires", va-t-on attirer des flux de ressources par des masses de touristes? C'est fort peu probable.

Ensuite, les afflux touristiques ne sont pas toujours si bien gérés. Si l'on pratique une restauration de rivière ou de plan d'eau en vue d'y favoriser la venue du public, cela pose souvent problème du point de vue de l'idéal de naturalité. Par exemple, les fortes densités de baigneurs en été créent diverses perturbations, l'aménagement des berges pour des pêcheurs et promeneurs implique de ne pas laisser réellement faire leur renaturation (proliférations de végétations, d'embâcles, etc.).

Enfin, le principe du "laisser-faire" de la nature n'aboutit pas toujours à des choses réellement appréciées par les humains. Il suppose par exemple que les populations riveraines doivent accepter en divers endroits des lits quasiment sans eau ou à sec en été, des expansions de crues et reformation de marécages en hiver, toutes choses qui ne sont pas assimilables à de belles promenades dans un parc naturel vaste et balisé. 

Que certaines zones témoins (pour la science) et refuges (pour le vivant) fassent l'objet de préservation dans un état assez sauvage, pourquoi pas. Dans le cas des rivières françaises, une étude a estimé à 8% le linéaire des cours d'eau en situation de naturalité forte. Mais sur les zones qui sont anthropisées de très longue date, la réflexion ne peut pas être de simplement se référer à une nature sauvage passée ou idéalisée comme objectif de l'action publique. Il faut plutôt y accepter la cohabitation de plusieurs natures, parfois celle modifiée par un usage auquel les humains expriment de l'attachement ou du besoin, parfois celle plus spontanée des forces biophysiques laissées à elles-mêmes là où il y a peu d'usages et peu d'humains. Les critères de décision n'y sont pas un seul état de naturalité  posé comme la seule norme possible, mais plutôt l'équilibre (changeant) entre attentes sociales et réalités naturelles, avec nécessairement des priorités à définir du coté de l'écologie — par exemple, préserver assez d'eau pour le vivant aquatique, viser la protection d'espèces rares et endémiques si elles sont encore présentes. 

Poser que la nature sauvage sans humain est le seul idéal de nature et que l'écart à cette situation est forcément à lire comme un échec a peu de chance de réunir un consensus très large chez des citoyens correctement informés et de mener à des réactions pacifiques chez les humains appelés à être exclus de la belle vitrine sauvage voulue par ses concepteurs. L'histoire de la conservation de biodiversté par création de zones d'exclusion sauvages a d'ailleurs été parsemée de conflits et de négation des droits humains (voir Blanc 2020). Nous devrions discuter démocratiquement de ces sujets, au lieu de juxtaposer des vues contradictoires et des arguments d'autorité, sans aller au fond des réflexions, des désaccords et des contradictions. L'écologie étant désormais une politique publique, elle doit nourrir des débats publics sur les différentes manières de l'envisager.

A lire en complément

Le mouvement de la nouvelle conservation veut changer les politiques de biodiversité

Observations sur un nouvel indicateur de naturalité des cours d'eau 

L'opposition nature-société comme erreur fondatrice de la directive européenne sur l'eau et de la continuité écologique (Linton et Krueger 2020)

28/10/2020

Comment nos arrière-grands-parents exploitaient les rivières de tête de bassin en Bourgogne (Jacob-Rousseau et al 2016)

Quatre auteurs ont étudié l'exploitation agricole et industrielle des bassins de l'Arroux, de la Grosne et de la Petite Grosne à la fin du 19e siècle. Ils concluent que la pression sur la ressource en eau liée à l'hydraulique et les petites discontinuités écologiques étaient plus marquées voici 100 ans qu'elles ne le sont aujourd'hui. Leur travail permet aussi d'observer qu'une proportion importante des écoulements de tête de bassin relève de milieux artificiels et non naturels: cela forme une réalité hybride, co-construite à la rencontre de la nature, de l'économie et de la société, pendant plusieurs siècles d'occupation. On en trouve aujourd'hui la trace persistante dans un réseau de retenues, biefs et canaux dont beaucoup se sont peu à peu et spontanément renaturés après la fin de leur exploitation économique. Mieux comprendre l'histoire environnementale permet de relativiser certains discours hâtifs voire simplistes tenus aujourd'hui par une écologie administrative ou militante qui parle beaucoup des ouvrages hydrauliques, mais qui connaît finalement très peu leur réalité, faute d'analyse sérieuse. 


Nicolas Jacob-Rousseau, Fabien Météry, Charles Tscheiller et Oldrich Navratil ont étudié l'histoire environnementale de trois bassins versants de Bourgogne (Arroux, Grosne, Petite Grosne), en particulier l'expansion de l'hydraulique agricole et industrielle au 19e siècle, période de la présence démographique la plus importante et de l'exploitation économique la plus diffuse de l'eau dans ces campagnes.

L’Arroux, tributaire de la Loire, la Grosne et la Petite Grosne, tributaires de la Saône, ont des bassins de taille inégale : 1798 km2 pour l’Arroux à Étang-sur-Arroux, 465 km2 pour la Grosne à Massilly, 125 km2 pour la Petite Grosne à son confluent avec la Saône. Les régimes d’écoulement présentent une abondance de saison froide et des étiages estivaux assez marqués (ponction de l’évapotranspiration), avec des situations d’étiages prononcés en juillet, août et septembre.

Les auteurs font observer à propos de leur objet d'étude : "les cours d’eau des bassins de l’Arroux et des deux Grosnes appartiennent au domaine océanique dégradé et sont, à l’exception des quelques tributaires de l’Arroux qui drainent le Morvan, des organismes de faible énergie où, autre élément de distinction, les sites hydrauliques remontent très souvent à l’époque médiévale ou au début des temps modernes  (...) ces types de vallées concentrent aujourd’hui l’attention des projets de restauration et que les enjeux de conservation de l’héritage hydraulique y sont les plus discutés".

La base documentaire a été formée de L’Atlas des irrigations et des usines, constitué entre 1861 et 1901 dans chaque département (AN - série F10), qui recense toutes les prises d’eau existant alors et indique les débits moyens dérivés, la longueur des canaux collectifs, les forces motrices ainsi que les superficies arrosées. Les cartes (Cassini, État-Major, IGN) ou les cadastres ont été mobilisés pour confirmer les sites et des caractéristiques techniques (longueur des biefs et tronçons court-circuités) ont été vérifiées par des observations sur le terrain.

Cette carte montre le débit des eaux motrices dérivées pour usage industriel à la fin du 19e siècle (1879 Grosne, 1881 Arroux). On observe la très forte expansion des débits canalisés par rapport aux tronçons naturels.


Cette carte montre les surfaces des prairies irriguées en hectares par commune à la fin du 19e siècle (1879 Grosne, 1881 Arroux)


Les auteurs soulignent qu'à cette époque, le double usage agricole et industriel de l'eau soulevait des tensions récurrentes :

"Le seul fait que toute amélioration technique entreprise par un industriel ait immanquablement suscité l’inquiétude voire l’opposition des riverains du voisinage témoigne du degré de sensibilité de la société à la question de l’eau. La crainte que le remous d’un barrage rehaussé produisît une submersion de prairies riveraines était un motif récurrent de protestation. Mais les tensions les plus fortes furent relatives au partage des eaux car les dérivations industrielles ou les prélèvements agricoles entraînèrent à plusieurs reprises l’asséchement temporaire de certains tronçons de cours d’eau. Ainsi les archives signalent-elles le phénomène dans le Ternin en 1862, l’Arroux à Dracy-Saint-Loup en 1870, le ruisseau de Manlay en 1883, celui de Blanot en 1913 ou encore en 1858 et1859danslaGrosne(AD71,7S3et4).En août 1858, un arrêté préfectoral, invoquant une situation de sécheresse exceptionnelle depuis une année et le préjudice que les prélèvements agricoles faisaient subir aux industriels, exige la suppression de tous les barrages agricoles construits sans autorisation, sur toutes les rivières du département de Saône- et-Loire" 

Voici une des conclusions de leur travail :

"Les documents et informations utilisés montrent que l’exploitation agricole et industrielle des eaux au XIXe siècle engendrait une pression non négligeable sur les écoulements. Les éléments de plusieurs ordres (statistiques, textuels, hydrologiques) semblent assez concordants et permettent même d’envisager les aspects spatiaux. Comme l’ont montré les travaux qui ont déjà été menés sur cette question (Berger, 1998 ; Jacob, 2005), les pratiques agricoles sollicitaient fortement les écoulements et aggravaient les situations de faible débit. À bien des égards, l’équipement industriel comme l’extension des prés paraissent avoir été étroitement ajustés aux ressources, induisant une tension latente qui commence à se relâcher dans les premières décennies du XXe siècle, avec les recompositions démographiques et économiques de l’Entre-deux-guerres ; les conflits disparaissent alors des archives. L’impression qu’une situation de blocage avaient été atteinte avant 1914 concorde avec le diagnostic pessimiste que firent maints ingénieurs du Service hydraulique au XIXe siècle : les conflits, les droits d’eau préexistants, la densité des prises d’eau ne permettaient plus guère à de nouvelles initiatives ou à des projets d’irrigation collective de s’immiscer dans des espaces hydro-agricoles saturés (Jacob-Rousseau, 2015). Ceci invite à considérer aussi avec un autre regard le passé des hydrosystèmes, qui n’étaient pas exempts de fortes perturbations ou de discontinuités de l’écoulement. D’autre part, la déprise rurale et industrielle fait que les écoulements sont aujourd’hui bien moins sollicités dans ces bassins qu’ils l’étaient à la fin du XIXe siècle."

Discussion

Plus nous étudions l'histoire et l'archéologie environnementales, mieux nous mesurons que les modifications humaines des milieux ne sont pas propres à notre époque ni même forcément à l'accélération de la société industrielle de consommation dans les 30 glorieuses. En réalité, dans des zones anciennement et densément peuplées comme l'Europe occidentale, l'usage des ressources a été toujours été présent. Une part importante des écoulements en tête de bassin de Bourgogne est ainsi d'origine artificielle (retenues, biefs, canaux, fossés), avec un recul de l'activité industrielle / agricole ayant pu engager des renaturations partielles et spontanées de ces milieux. 

Contrairement à ce que dit une vulgate simpliste de certains experts administratifs de l'eau, les discontinuités écologiques d'origine humaine ne sont pas une pression qui augmente partout dans le temps et dans l'espace: elle était plus forte au 19e siècle qu'elle ne l'est aujourd'hui dans nombre de têtes de bassin ayant subi depuis l'exode rural et le développement de nouvelles industries ne dépendant pas de l'eau locale. Du même coup, faire reposer la causalité d'un déclin récent de biodiversité sur ces ouvrages est assez douteux : à tout prendre, si déclin il y a eu, il serait corrélé au recul et non à l'avancée de la petite hydraulique depuis 100 ans ; il faudrait déjà disposer d'estimation fiable de cette biodiversité sur des séries longues, ce qui est loin d'être le cas et ce qui autorise certains à parler dans le vide des données... 

Ce qui a changé entre la fin du 19e siècle et le début du 21e siècle n'est généralement pas la hausse des usages hydrauliques locaux de tête de bassin, mais plutôt d'autres phénomènes : changement climatique, apparition des polluants de synthèse bien plus nombreux et diffus, évolutions de certaines pratiques culturales et drainage de zones humides, artificialisation de lits majeurs dans les zones urbaines et péri-urbaines.

Référence :Jacob-Rousseau N et al (2016), La petite hydraulique agricole et industrielle, de l’histoire économique à l’évaluation quantitative des pressions sur les écoulements, XIXe – début XXe siècle. Bassins de l’Arroux, de la Grosne et de la Petite Grosne (Bourgogne, France), BSGLg, 67, 143-160

25/10/2020

4400 ouvrages en rivière classés prioritaires, 4400 sites à défendre pour les associations et les collectifs

Le classement administratif des rivières et ouvrages prioritaires au titre de la continuité écologique aboutit à quelques milliers de moulins, forges, étangs, canaux et plans d'eau qui vont être l'objet de pression pour la mise en conformité dans les mois à venir. Les listes de ces ouvrages sont en train d'être publiées. Il est impératif que les associations de sauvegarde du patrimoine, des moulins, des rivières et des zones humides se mobilisent pour rendre visite à chacun de ces sites et pour informer leurs propriétaires du droit de préserver le patrimoine et le milieu local, donc de refuser l'arasement, dérasement et autres formes de destruction. Toute pression à détruire de la DDT-M, de l'agence de l'eau ou du syndicat doit désormais faire l'objet d'un signalement au préfet et aux parlementaires, le cas échéant de l'ouverture par les associations de contentieux pour excès de pouvoir. Cette pression inclut le refus d'indemniser les passes à poissons et rivières de contournement, alors que de nombreux sites ont déjà profité de ce financement public et que celui-ci est prévu expressément par la loi de 2006.

Selon les estimations données en mars dernier au comité national de l'eau, 4400 ouvrages ont été classés comme "prioritaires" au titre de la continuité écologique. La plupart de ces ouvrages sont des moulins à eau, d'autres sont des étangs, des plans d'eau, des forges, des ouvrages répartiteurs ou régulateurs à vocation diverse. 

Les associations peuvent requérir auprès du préfet de leur département — ou, mieux, du préfet de bassin — la liste de ces ouvrages. Sa transmission est obligatoire en vertu du droit d'accès aux documents administratifs. Dans certains cas, les documents sont disponibles en ligne. 

En bassin Seine-Normandie, la liste des 767 ouvrages est disponible à ce lien.

En bassin Rhône-Méditerranée, tous les ouvrages en liste 2 (moins nombreux qu'ailleurs) sont jugés prioritaires, donc la liste est celle de l'arrêté de classement liste 2 de 2013.

Sur les autres bassins (Artois-Picardie, Rhin-Meuse, Loire-Bretagne, Adour-Garonne), nous n'avons pas trouvé de liste complète en ligne. Nous demandons à nos associations partenaires de les requérir et les diffuser. L'information doit circuler rapidement.

La priorisation des rivières et des ouvrages signifie que l'action publique (DDT-M, agence de l'eau, OFB, syndicats) va concentrer ses moyens sur ces sites. Il est à noter que l'association Hydrauxois a requis au conseil d'Etat l'annulation de cette disposition prévue dans une circulaire de 2019, car elle crée in fine une inégalité des citoyens devant les charges publiques et, surtout, une dérogation arbitraire à la loi (qui ne prévoit nulle priorité, mais impose un délai de 5 ans prorogé une fois). Nous estimons que la priorisation doit se faire par le déclassement de certaines rivières de la liste 2, ce qui est prévu par la loi et tout à fait justifiable au vu de l'évolution des connaissances. Nous avons eu un classement irréaliste en 2012 et 2013, par la faute de l'administration qui en était responsable, c'est donc cette erreur qu'il faut corriger pour que la loi de 2006 soit applicable dans les délais prévus. 

En attendant l'avis des conseillers d'Etat, il faut néanmoins prendre la priorisation comme le cadre d'action des associations, puisque ce sera le cadre d'intervention des syndicats de rivière et des administrations. 

Quatre règles de base à connaître et rappeler

Il n'y a que quatre règles essentielles à connaître et à rappeler à chaque maître d'ouvrage:

  • la loi ne fait nulle obligation de détruire (effacer, araser, déraser) un ouvrage et elle ne prévoit même pas cette issue,
  • la loi demande à l'administration de préconiser (et donc de justifier) des règles de gestion, équipement ou entretien,
  • le loi oblige à indemniser toute préconisation de l'administration qui formerait une charge exorbitante pour le maître d'ouvrage (par exemple, une passe à poissons très coûteuse),
  • la loi exempte d'obligation de continuité au titre du L 214_17 CE les moulins équipés pour produire de l'hydro-électricité.

Tout interlocuteur qui prétend le contraire commet un abus de pouvoir, le cas échéant un dol qui forme un vice du consentement et rend caduc tout accord ou contrat signé par un propriétaire mal informé. 

Le plan de continuité apaisée dit clairement qu'aucun ouvrage ne peut être détruit sans l'accord du propriétaire. Il ne faut désormais montrer aucune tolérance quand un représentant de syndicat ou d'administration tente un chantage en prétendant que seule la casse est envisageable et/ou que le propriétaire devra assumer les coûts sauf s'il casse son ouvrage. 

Partout où des fonctionnaires centraux (administrations) et territoriaux (syndicats de rivière) essaient de pousser à l'effacement contre le désir du maître d'ouvrage, ils doivent être dénoncés par courrier au préfet et aux parlementaires, le cas échéant faire l'objet de plainte pour excès de pouvoir. Partout où la préfecture tente une mise en demeure de mise en conformité sans avoir respecté son obligation de préconiser une solution justifiée et indemnisée, elle doit faire l'objet d'un recours gracieux, puis contentieux. Seule la fermeté permettra de chasser définitivement les mauvaises pratiques qui ont fait dérailler la réforme et ont déjà obligé les parlementaires à l'amender à de nombreuses reprises pour corriger des excès et dérives. 

Si les administrations avaient respecté la lettre et l'esprit de la loi depuis 2006 — à savoir proposer des dispositifs de franchissement et les payer comme dépense écologique d'intérêt général —, la réforme de continuité écologique serait bien avancée et non problématique. Le problème vient de la dérive de fonctionnaires militants mal contrôlés par les parlementaires et par les juges, qui ont décidé d'aller au-delà de la loi, de prétendre que la loi exige la "renaturation" des sites, de harceler les propriétaires et de détruire leurs ouvrages au lieu de les aménager. Ce sont ces dérives qui doivent maintenant cesser sur les 4400 ouvrages prioritaires.

Que doivent faire les associations et collectifs de défense des ouvrages et des rivières?

Le premier enjeu, impératif, est d'aller visiter chaque ouvrage de son bassin versant inscrit sur la liste prioritaire. Depuis 10 ans, nous avons observé comment les choses se passent: l'administration et le syndicat visent un tête à tête avec chaque propriétaire isolé, mal informé du droit, sans soutien associatif, afin d'exercer la pression maximale en faveur du choix de la destruction. Inversement, sur les rivières où des associations actives possèdent de nombreux adhérents informés, cette stratégie échoue car la pression à la casse se voit opposer des arguments juridiques et, surtout, une position unitaire des ouvrages et riverains du bassin. Informer et rassembler les maîtres d'ouvrage doit donc être l'objectif n°1 sur les 4400 sites prioritaires. Ce chiffre peut paraître important, mais cela fait en général moins d'une centaine de sites par département, avec des sites qui sont cohérents par rivière, donc plus faciles à visiter lors de journées consacrées à cela : en formant des équipes de volontaires, il est tout à fait possible de les rencontrer un par an en quelques mois.

Vous pouvez vous inspirer du tract réalisé par les associations Hydrauxois et Arpohc (diffusé sur chaque site des bassins Yonne-Cure-Cousin, Seine-Ource, Armançon-Brenne), à reprendre et à diffuser aux maîtres d'ouvrage de chaque rivière prioritaire : télécharger le document en format doc, en format pdf.

Outre l'information site par site, nous vous conseillons d'organiser des réunions par rivière ou par groupe de rivières proches, afin de rassembler toutes les personnes ayant la même problématique, de leur garantir le même niveau d'information et de préparer les mêmes réponses au syndicat et à l'administration. 

Le deuxième enjeu est d'exiger des études des ouvrages et des rivières qui tiennent réellement compte de l'ensemble des paramètres pertinents. Là encore, nous parlons d'expérience. Les syndicats et les bureaux d'études font trop souvent des copier-coller de dossiers à charge où il manque des éléments essentiels : la biodiversité faune-flore du site, l'effet du site en crue et en étiage, la valeur du droit d'eau et la valeur foncière à diverses hypothèses, le potentiel énergétique, etc. Ces pratiques s'assimilent à de la désinformation et de la manipulation si elles persistent, car les gestionnaires publics de l'eau ignorent volontairement tous les services écosystémiques et tous les atouts des ouvrages, pour seulement retenir quelques métriques lacunaires qui poussent à valoriser la destruction. Ces pratiques doivent donc cesser. Pour y pallier, la CNERH a diffusé un guide qui permet de retrouver l'ensemble des critères à analyser (par ouvrage et par rivière) afin d'avoir une vraie évaluation des enjeux donc un vrai choix de dépense d'argent public conforme au meilleur intérêt de tous. Les associations doivent donner ce guide à chaque propriétaire d'ouvrage, l'envoyer au préfet en copie aux parlementaires en demandant que les politiques publiques aient un minimum de sérieux sur la question des ouvrages hydrauliques, au lieu du discours simpliste et dogmatique qui a été servi depuis 10 ans. En complément, vous pouvez envoyer le dossier CNERH de 100 références scientifiques montrant que la destruction des ouvrages peut nuire à l'intérêt général et écologique, mais aussi que l'objectif d'une rivière "renaturée" ou "sauvage" ne fait nullement l'objet d'un consensus chez les chercheurs . 

Guide d'analyse multi-critère des ouvrages à échelle site et rivière, pour une continuité apaisée et informée : télécharger le pdf

Le troisième enjeu est celui du financement. Partout où les agences de l'eau acceptent de financer au taux maximal les solutions non destructrices de franchissement (90%, voire 100% en cas dérogatoire), il n'y a pas de problème. Partout où les agences de l'eau bloquent ce financement, il y a blocage. La loi de 2006 prévoit expressément que les charges exorbitantes seront indemnisées. Il appartient donc à l'administration de flécher un financement public des solutions qu'elle préconise, ou alors de préconiser des solutions ne présentant pas de telles charges et respectant le droit d'eau (comme l'ouverture des vannes en crue ainsi que sur la période limitée des migrations de poissons réellement migrateurs, et non simplement mobiles). A partir du moment où certains moulins ou autres ouvrages ont obtenu  des financements intégraux de passes à poissons et rivières de contournement — ce que nous pouvons démontrer devant le juge —, tous les ouvrages doivent être dans ce cas dès lors qu'ils refusent la destruction. L'administration de l'eau ne peut pas décréter arbitrairement une inégalité des citoyens devant la loi et les charges publiques.

Le quatrième enjeu est celui-ci de la protection des sites d'intérêt en cas de tentative de destruction, notamment des patrimoines naturels en lien aux ouvrages. Le décret scélérat du 30 juin 2020 — attaqué au conseil d'Etat lui aussi par Hydrauxois et par tous les acteurs des ouvrages — a supprimé l'enquête publique et l'étude d'impact environnemental, conduisant à simplifier les destructions de canaux, de plans d'eau et d'étangs, alors même que la recherche scientifique a montré leur intérêt hydrologique et écologique. Si vous êtes mis au courant ou si vous constatez des travaux qui aboutissent à la destruction de milieux aquatiques et humides, vous pouvez néanmoins porter plainte (comme particulier témoin des faits ou comme association) puisque la loi les protège ces milieux, sans spécifier s'ils sont d'origine naturelle ou artificielle. Il est conseillé aux associations d'intégrer dans leur objet si ce n'est fait la protection explicite de l'environnement aquatique incluant l'ensemble des patrimoines historiques, culturels et naturels de l'eau

Ces enjeux demandent une mobilisation militante. En particulier du monde des moulins, premier concerné par les ouvrages classés prioritaires.

Nous l'avions indiqué dans un précédent article, le temps où certaines associations de moulins se percevaient seulement comme amicales de propriétaires partageant un même goût du patrimoine doit changer : il est nécessaire de devenir des acteurs de la rivière, donc de s'intéresser à tous les ouvrages, pas seulement à ceux des adhérents spontanés, et en particulier aux ouvrages risquant de disparaître irrémédiablement dans la liste des 4400 sites prioritaires. Nous avons eu face à nous dans les années 2010 une machine à désinformer et à détruire, ce qui a conduit à une controverse nationale avec un échec de la réforme en raison de pratiques brutales : pour que cela cesse réellement, et non verbalement, les citoyens doivent s'engager.

Lorsque la continuité écologique sera menée dans le respect de la loi, des ouvrages, des usages et des milieux, elle sera sans aucun doute apaisée. La vigilance des associations et des collectifs riverains en sera le garant. 

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22/10/2020

Les saumons rapetissent, même dans des rivières sauvages (Oke et al 2020)

Sur les cinq espèces de saumons du Pacifique qui remontent les cours d'eau en Alaska, quatre ont diminué de taille au cours des 60 dernières années, expliquent des chercheurs ayant analysé plus de 12 millions de relevés. Une question liée à l'âge: les saumons remonteraient de plus en plus jeunes dans les rivières de leur naissance. Le réchauffement des océans et la modification des compétitions alimentaires pourraient être des facteurs expliquant le phénomène. Il est notable que même dans les rivières assez sauvages de l'Alaska, les espèces sont soumises à des évolutions plus globales que la seule disponibilité de l'habitat d'eau douce. A l'âge de l'Anthropocène, toutes les conditions de la nature changent...

Un groupe de 17 chercheurs des universités de Californie et d'Alaska a examiné les changements de taille corporelle de quatre espèces de saumon du Pacifique (Oncorhynchus spp.), en rassemblant une base de données sur 60 ans (1957-2018) de mesures de taille et d'âge de 12,5 millions de poissons mesurés individuellement. Cette échelle spatiale et temporelle unique leur a permis de mener l'une des études les plus complètes pour quantifier les baisses de la taille corporelle chez plusieurs espèces et identifier les mécanismes causaux potentiels, mais aussi quantifier les conséquences écologiques et socio-économiques de ces baisses de taille observées. 

L'étude est menée sur 4 espèces présente dans l'État de l'Alaska : le saumon quinnat ou royal (Oncorhynchus tshawytscha), le kéta (O. keta), le coho (O. kisutch) et le sockeye (O. nerka).

Voici le résumé de leur travail :

"Les baisses de la taille corporelle des animaux sont largement signalées et ont probablement un impact sur les interactions écologiques et les services écosystémiques. Pour les espèces exploitées sujettes à de multiples facteurs de stress, une compréhension limitée des causes et des conséquences des baisses de taille empêche la prévision, la prévention et l'atténuation. Nous soulignons les déclins généralisés de la taille du saumon du Pacifique sur la base de 60 années de mesures effectuées sur 12,5 millions de poissons à travers l'Alaska, la dernière région de production de saumon d'Amérique du Nord en grande partie sauvage. Le déclin de la taille du saumon, principalement dû au changement de la structure par âge, est associé au climat et à la concurrence en mer. Par rapport au saumon maturant avant 1990, la taille réduite du saumon adulte après 2010 a potentiellement entraîné des pertes substantielles pour les écosystèmes et les personnes; pour le saumon quinnat (royal), nous avons estimé les réductions moyennes par poisson de la production d'œufs (−16%), du transport des nutriments (−28%), de la valeur de la pêche (−21%) et des ressources pour les populations rurales (−26%). La réduction de la taille des organismes est une préoccupation mondiale et les tendances actuelles peuvent présenter des risques importants pour la nature et les personnes."

Ce graphique montre les tendances de la longueur (a), de l'âge moyen en eau douce (b), de l'âge moyen en eau salée (c) des individus des quatre espèces. Il semble que les saumons tendent à accélérer leur cycle de vie, donc avec un moindre grossissement. C'est le cas en particulier du saumon quinnat.

L'avancement de l'âge de frai des saumons réduit le temps que ceux-ci passent dans l'océan (jusqu'à 7 ans pour certaines espèces), période durant laquelle ils se nourrissent et grossissent. Plusieurs facteurs semblent jouer, dont au moins deux sont suspectés: le changement climatique réduisant la période de temps que les poissons passent au large et avançant leur maturité sexuelle (appauvrissement des ressources alimentaires nécessaires disponibles dans l'océan, ralentissement du métabolisme et de la croissance), hausse de la concurrence dans l'océan causée par la prolifération d'autres espèces en compétition pour des ressources.

Référence : Oke KB et al (2020), Recent declines in salmon body size impact ecosystems and fisheries, Nature Communications 11, 4155

20/10/2020

Participez à l'inventaire du patrimoine industriel de l'eau en Auxois-Morvan

Le pays d'Auxois-Morvan mène une mission d'inventaire du patrimoine industriel de son territoire, ce qui inclut le patrimoine hydraulique (moulins, forges, usines à eau). Vous pouvez participer à ce travail qui permettra de connaître et valoriser la longue histoire de nos rivières.

Les limites géographiques de la mission sont celles du pays d'Auxois-Morvan, avec 6 communautés de communes (Montbardois, Saulieu Pays d’Alésia et de la Seine, Pays d’Arnay-Liernais, d’Ouche et Montagne, Terres d’Auxois). Cela concerne donc les rivières à l'Ouest de la Côte d'Or : bassins d'Armançon, Brenne, Oze, Ozerain, Serein, Tournesac, Argentelet, etc. 

Voici la carte du territoire concerné :


Notre association vous propose de participer à cet inventaire en envoyant au chargé de mission du Pays les informations dont vous disposez, soit sur votre ouvrage, soit sur d'autres si vous avez étudié certains sites.

Il vous suffit de remplir la fiche ci-après, même de manière incomplète (un ouvrage = une fiche). Tout document jugé utile peut aussi être joint. N'hésitez pas à diffuser à des voisins propriétaires d'ouvrage dans la zone.

Fiche patrimoine hydraulique Auxois-Morvan

Illustration en haut : le barrage de l'ancienne usine hydro-électrique de Semur-en-Auxois, sur l'Armançon. Ce site fut à l'origine un moulin foulon, créé au 15e siècle. Il a connu cinq siècle de production d'énergie sous différentes techniques et pour différents enjeux économiques locaux, avant de devenir un site de promenade et détente. La commune porte un projet de relance d'une production d'énergie bas-carbone. 

18/10/2020

Comment la conservation de la biodiversité et l'éloge de la nature sauvage justifient des persécutions de populations: le réquisitoire de Guillaume Blanc

Dans son livre sur le "colonialisme vert", le chercheur Guillaume Blanc montre comment l'invention coloniale d'une nature sauvage africaine a justifié la création de parcs nationaux de chasse, puis de conservation écologique, avec à la clé l'expulsion des paysans qui vivaient sur ces terres, parfois des persécutions plus brutales. Le cas n'est pas isolé à l'Afrique, les "réfugiés de la conservation" se comptent par millions partout où l'on a décrété que l'humain devait disparaître d'espaces quasi-entièrement dédiés à une nature restituée à la vie sauvage... et au tourisme international surtout venu des pays (et citoyens) très pollueurs! Ce problème appartient à l'histoire sombre du colonialisme et post-colonialisme, mais il se pose partout là où des pouvoirs publics décident de réprimer ou exclure des personnes au nom d'une certaine vision de la nature sauvage sans l'homme. Sous une forme certes bien plus pacifique, du moins pour le moment, nous avons par exemple constaté en France que l'écologie de la rivière sauvage sans humain commence à exercer des pressions pour faire disparaître des biens et des usages. A l'heure où certains intellectuels et certaines ONG appellent à renforcer cette tendance pour reconnaître des droits à la nature qui permettraient de supprimer des droits humains, nous demandons donc à nos élus d'engager un débat démocratique de fond. Si l'horizon était de faire des campagnes des zoos pour éco-touristes urbains, la situation ne serait pas plus apaisée en France qu'en Afrique...


Guillaume Blanc est maître de conférences à l'université Rennes 2, chercheur associé au Centre Alexandre Koyré et à LAM (Les Afriques dans le Monde, Sciences po Bordeaux), Université Bordeaux Montaigne. Dans son livre venant de paraître, L'invention du colonialisme vert, le chercheur met en avant une dimension très sombre de l'histoire, mais aussi de l'actualité de la conservation de la biodiversité dans certaines régions du monde.

Le livre noir du colonialisme vert

Le livre de Guillaume Blanc explore particulièrement l'histoire de la conservation en Ethiopie et en Afrique. Il montre divers aspects de cette problématique, dont voici quelques éléments essentiels :

- les administrateurs coloniaux ont créé de toutes pièces dans la première partie du 20e siècle le mythe d'une vaste nature sauvage en Afrique (alors que les paysages rencontrés par ces colons étaient déjà le fait de transformations humaines), puis ils ont rapidement mis en avant le spectre malthusien d'une Afrique qui menace cette nature sauvage en la surexploitant (alors que les paysans africains ne diffèrent guère des paysans de toutes les régions du monde, y compris ce que firent les paysans européens depuis le néolithique);

-  toute une culture occidentale a véhiculé le mythe d'un continent presqu'exclusivement naturel (romans comme Les racines du ciel de Romain Gary jusqu’à Out of Africa ; magazines et guides tels que le National Geographic ou le Lonely Planet ; films comme le Roi Lion, etc.).

- la création de réserves sauvages sur le modèle des parcs nationaux des Etats-Unis (ayant pour certains entraîné des confiscations de terre et expulsions d'Indiens ne collant pas dans le décor "sauvage") a été choisie, avec un double processus d'exclusion des populations locales en agriculture vivrière et de valorisation internationale, y compris par la chasse pour de riches touristes;

- les instances de conservation écologique et gestion durable (WWF, UICN, FAO, Unesco) sont nées dans la phase coloniale comme une réflexion occidentale sur la manière de conserver la nature en Afrique (et ailleurs), elles ont validé et parfois même repris la critique de la dégradation africaine des milieux, parfois sur des bases factuelles médiocres, incomplètes voire trompeuses;

- même dans des pays non colonisés (cas de l'Ethiopie étudiée par l'auteur), les régimes nationaux mis en place après-guerre ont cherché à valoriser leurs territoires en lien avec les ONG et instances internationales de la conservation, tout en mettant au pas (souvent par des gouvernances brutales et autoritaires) les populations récalcitrantes. La nationalisation de la protection de la nature comme patrimoine est l'occasion de mettre la pression sur les minorités. Les montagnes éthiopiennes du Simien, très étudiées par l'auteur, ont été le théâtre d'expulsion à répétition;

- le cas éthiopien n’est pas une exception. "L’Afrique compte environ 350 parcs nationaux et au 20e siècle, on estime que plus d’un million de personnes en ont été expulsées pour faire place à l’animal, à la forêt ou à la savane" (les "réfugiés de la conservation");

- le ton a changé à compter des années 1980 et l'on parle d'une "gestion communautaire" de la nature sauvage, mais dans la réalité la présence humaine devient très vite contradictoire avec l'objectif de naturalité maximale. En 2016 encore, l’Éthiopie a accepté d’expulser 2 500 cultivateurs et bergers qui vivaient au cœur du parc national du Simien. Parfois dans d'autres parcs africains, les éco-gardes organisés en milices privées et financées par des ONG occidentales abattent les habitants coupables de pénétrer dans un parc pour chasser du petit gibier en temps de disette;

- tout au long du processus dans le Simien, les experts couvrent le discours néo-colonial. L'argument-massue en Ethiopie est la disparition imminente du Walia ibex, bouquetin grâce auquel le Simien est connu. En 1963, Leslie Brown compte 150 walia dans le parc. Depuis ce premier recensement, la population d’ibex augmente de façon constante, sauf lors des famines meurtrières (1973 et 1985), où cet animal au goût médiocre et difficile à attraper est chassé pour survivre. Pourtant, à chaque rapport et malgré la hausse démographique, les experts en conservation affirment que la situation est grave et demandent une intensification des efforts. "En Afrique comme en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, le discours expert est uniforme : la protection de tous (l’humanité) nécessite parfois le sacrifice de certains (les habitants)" souligne l'auteur.

Guillaume Blanc fait observer le paradoxe : le même Occident dont la société de consommation et de croissance est à l'origine de dégradations innombrables des milieux fait la leçon aux autochtones d'Afrique et d'ailleurs qui vivent d'une économie extensive plutôt sobre. La "nature sauvage" a aussi été un alibi de ce double discours : préserver des vitrines d'espaces naturels tout en intensifiant des extractions de matières premières.  

L'éloge de la vie sauvage et des droits de la nature est aussi créateur de conflits sociaux et de rapports de coercition, y compris en France

Le livre de Guillaume Blanc est rédigé comme un réquisitoire, à charge. Son lecteur ne doit pas penser que toute la conservation de la biodiversité se résume à des épisodes sanglants: il existe fort heureusement des réussites plus pacifiques. Pour autant, ce livre pose des questions dans lesquelles nous nous reconnaissons. On voit aujourd'hui fleurir en France un discours qui chante les éloges du retour de la vie sauvage, qui demande de consacrer des fonds publics importants à la "renaturation", qui appelle à reconnaître des droits de la nature, voire une personnalité juridique à des éléments de la nature. Tout cela est accepté de manière souvent a-critique comme témoignage de la nouvelle sensibilité écologiste. 

Or, ne soyons pas naïfs ni ignorants: l'écologie comme toute autre idéologie peut nourrir des extrémismes et des intégrismes; les croyances politiques finissent toujours par des rapports de pouvoir et de coercition quand elles veulent passer des idées aux actes et des lois aux réalités.

En France aussi, l'écologie du ré-ensauvagement commence à créer des conflits

Nous recensons ce livre car nous avons été confrontés, avec heureusement moins de brutalité, à la même problématique : des groupes sociaux dont des ONG, bénéficiant éventuellement du pouvoir de contrainte de l'Etat et de la conviction d'une partie des fonctionnaires en charge de l'écologie, véhiculent une vision particulière de l'écologie où la "bonne" nature (rivière dans notre cas) serait la nature sans l'homme, livrée à sa seule naturalité, ne devant plus être impactée, modifiée, transformée par l'action humaine. 

Il se trouve qu'une cible choisie au cours de la dernière décennie par cette vision radicale de l'écologie a été l'ouvrage hydraulique (moulins, étangs etc.) : le détruire revenait à libérer la rivière et à la restituer dans l'état qu'elle aurait dû toujours avoir et qu'elle devrait pour toujours avoir. Si cette vision est cohérente avec elle-même, tous les ouvrages et activités en lit mineur doivent disparaître, mais aussi peu à peu tous les ouvrages et activités en lit majeur, puisque l'espace de liberté de la rivière laissée à elle-même concerne l'ensemble de sa mobilité potentielle, notamment son expansion latérale lors des crues.

Tout cela n'est pas que théorique, des milliers d'ouvrages ont été détruits. Quand 20.000 riverains des lacs de la Sélune ont dit leur attachement à leurs barrages, ils ont été ignorés, les ouvrages ont été démolis par ordre de l'Etat, avec l'approbation et le soutien du WWF et d'autres groupes de conservation. Cela ressemble fortement aux pratiques autoritaires et ignorantes des protestations locales que Guillaume Blanc décrit sur d'autres terrains...

De manière similaire à ce que narre également Guillaume Blanc, les partisans de l'écologie du sauvage et de la naturalité montrent peu d'intérêt pour les riverains (on ignore leur objection quand ils défendent un cadre de vie, une ressource, une autre biodiversité, on leur propose de déplacer ce qu'ils font et ce qu'ils ont), mais aussi peu d'intérêt pour d'autres problèmes comme les pollutions et le réchauffement climatique. Ou s'ils disent montrer de l'intérêt, ces écologistes-là ne font pas le lien entre les modes de vie de l'ensemble du système socio-économique (qui entraînent ces pollutions) et leur vision de la rivière (qui serait bizarrement un écrin possible de naturalité quand toutes les conditions bio-géo-chimiques changent, ainsi que les peuplements biologiques par transport incessant de nouvelles espèces exotiques). On le voit sur les cours d'eau : un élu local, les techniciens de son syndicat de rivière et les fonctionnaires de l'eau peuvent fièrement montrer à la presse un ouvrage détruit, puis monter dans leurs voitures qui vont émettre du carbone dans l'atmosphère et des polluants HAP dans la rivière. L'ordre des priorités de cette écologie-là semble surtout de sauvegarder l'apparence de la naturalité...

Peut-on sortir de la conflictualité? Y a-t-il un terrain d'entente entre les citoyens partisans du ré-ensauvagement et les citoyens attachés à une nature façonnée par les humains? Sans doute, mais il faut de toute urgence sortir de la langue de bois et de la paresse intellectuelle qui entourent l'écologie en France. Nous devons débattre des fins — quelle(s) nature(s) voulons-nous? — et nous devons débattre des moyens — comment la protection de la biodiversité se rend compatible avec les normes juridiques et politique qui fondent la démocratie, notamment son pluralisme, son respect des droits humains et des minorités. Aussi une certaine paix civile, dont l'histoire nous apprend qu'elle n'est pas garantie. 

Référence : Blanc G (2020), L'invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l'Eden africain, Paris, Flammarion, 352 p.

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Le mouvement de la nouvelle conservation veut changer les politiques de biodiversité

16/10/2020

Biefs et canaux historiques sont d'intérêt pour conserver la biodiversité (Lin et al 2020)

Une équipe de chercheurs a passé en revue 500 études internationales sur la biodiversité des canaux historiques créés par les humains. Ils concluent que si ces milieux ne peuvent généralement égaler les fonctions et services de cours d'eau naturels (sauf en zone très dégradée où les canaux ont parfois de meilleures conditions), ils représentent néanmoins des opportunités de conservation pour la faune et la flore. La gestion écologique de ces canaux — même ceux en activité — serait susceptible de renforcer leur intérêt et leur valeur. Cela confirme le point de vue de notre association : le patrimoine naturel, et pas seulement culturel ou historique, est en jeu dans tous les milieux en eau créés par les humains. Les chercheurs soulignent que les canaux les plus anciens et ayant perdu une gestion active sont souvent ceux qui ont le plus fort potentiel de richesse biologique — comme justement certains biefs et étangs d'ancien régime que l'administration détruit et assèche dans notre pays . Plus que jamais, il est manifeste que la politique française de continuité écologique a été bâclée sur son volet de gestion des ouvrages. Nous devons demander sa révision immédiate, ainsi que l'étude scientifique des nouveaux écosystèmes aquatiques créés par les humains dans l'histoire des derniers siècles. 

Confluence de deux sous-biefs de moulin (à droite) avec la rivière (Ource). Les canaux humains, en particulier anciens, créent de nouveaux milieux qui hébergent faune et flore.

Hsien-Yung Lin et quatre collègues ont passé en revue la littérature scientifique internationale consacrée aux canaux artificiels créés dans l'histoire, en lien à leur biodiversité. Ils ont trouvé 504 publications, 48% réalisées dans des pays européens, 31% dans les Amériques (la plupart aux États-Unis et au Canada, 26%), 17% en Asie (la plupart au Japon et en Chine, 10%), 3% en Afrique et l'Océanie, et 2% sont des évaluations à travers les continents. Presque toutes les études (503) recueillent des données sur les canaux et / ou les fossés (mais sans définition claire pour différencier ces structures) tandis qu'une seule étude analyse les espèces aquatiques dans les douves. 

Soixante-six pour cent des études se concentrent sur les espèces endémiques (43% endémiques et 23% endémiques avec des préoccupations de conservation), 19% sur les espèces exotiques et 14% incluent des espèces exotiques, endémiques et / ou endémiques avec des préoccupations de conservation. Cependant, notent les chercheurs, "la plupart des études se concentrent sur la composition, l'abondance, la distribution ou le comportement des espèces dans les cours d'eau anthropiques sans examiner ni quantifier clairement les effets sur la biodiversité".

Voici le résumé de leur article :

"Alors que la fragmentation et la perte d'habitat due aux infrastructures menacent la biodiversité d'eau douce dans le monde entier, les canaux historiques ont le potentiel de contribuer à la fois à la conservation du patrimoine culturel et de la biodiversité. Le déplacement des objectifs de gestion de ces canaux historiques du développement vers les loisirs et la conservation offre des opportunités pour atteindre des objectifs de conservation dans ces systèmes anthropiques. Cependant, la gestion des canaux historiques implique souvent de multiples objectifs (par exemple, conservation de la nature vs préservation historique). 

Nous avons passé en revue les études écologiques dans divers types de réseaux de canaux, examiné le potentiel des canaux historiques à contribuer à la conservation de la biodiversité et fourni des suggestions pour promouvoir la conservation de la biodiversité compte tenu des opportunités et des défis de la gestion des canaux. Les caractéristiques des canaux (par exemple, la taille, l'utilisation principale, l'environnement immédiat, les propriétés physiques et hydrologiques) peuvent être utilisées pour qualifier ou quantifier leur valeur et leurs risques potentiels pour la conservation. Changer les régimes de gestion pour imiter l'écoulement naturel, accroître la complexité de l'habitat et modifier la connectivité pourrait améliorer les fonctions et les services des écosystèmes dans les canaux. 

Pour réaliser le potentiel de conservation des canaux historiques, des études sont nécessaires pour combler les lacunes dans les connaissances et pour comprendre les compromis entre des objectifs souvent concurrents. L'utilisation de l'analyse décisionnelle permet aux gestionnaires d'incorporer plusieurs objectifs, d'évaluer les compromis et de résoudre les incertitudes dans la gestion des canaux historiques."

Ce schéma montre un exemple d'analyse décisionnelle.


Extraits de Lin et al 2020, art cit

Voici la conclusion de ce travail: 

"Malgré la contribution potentielle des cours d'eau anthropiques à la conservation de la biodiversité, ces habitats sont peu susceptibles de fournir les fonctions et services écologiques des masses d'eau naturelles (Carlson et al 2019; Chester et Robson 2013; Harvolk et al 2014). Par conséquent, les gestionnaires devraient envisager de conserver ou de restaurer les masses d'eau naturelles dans la mesure du possible. 

Néanmoins, dans les endroits où les masses d'eau naturelles sont fortement dégradés et où les mesures de restauration ne sont pas réalisables en raison de contraintes écologiques, socio-économiques, culturelles et politiques, la conservation ou la restauration de l'écosystème dans les cours d'eau anthropiques pourrait être une alternative intéressante. Des compromis devraient être examinés si le canal ou son fonctionnement peut être l'une des causes de la dégradation des masses d'eau naturelles (par exemple, modifier le régime d'écoulement naturel). Alors que la reconnaissance de la valeur patrimoniale de certains canaux anciens augmente avec le temps, ces chenaux anthropiques s'intègrent également davantage dans l'écosystème environnant. Par conséquent, l'amélioration et la protection de l'état écologique des canaux historiques pourraient renforcer les fonctions et les services des écosystèmes culturels et naturels qu'ils fournissent. Par exemple, les plans de gestion du canal Rideau (Walker et al 2010) et du Grand Canal (Guo et al 2016) comprennent des objectifs traitant des enjeux culturels et naturels. En Europe, l'obligation d'amélioration de l'environnement a été explicitement étendue par la directive-cadre sur l'eau (DCE, 2000/60 / CE) aux plans d'eau fortement modifiés et artificiels (Clifford et Heffernan 2018).

En conclusion, alors que de nombreuses masses d'eau naturelles sont fragmentés par des barrières artificielles dans les rivières et les ruisseaux, la transition des fonctions et des services fournis par les canaux historiques au fil du temps ouvre des fenêtres pour intégrer la conservation de la biodiversité dans la gestion des canaux. L'amélioration de la biodiversité pourrait également attirer des ressources supplémentaires, qui en même temps contribueraient à mettre un terme à l'abandon et à protéger le patrimoine culturel. L'intégration des canaux historiques dans les paysages naturels et culturels peut poser des problèmes de gestion en raison des lacunes dans les connaissances en matière de réponse écologique, et des conflits et contraintes potentiels dans les contextes socio-économiques et politiques. L'utilisation de processus de prise de décision structurés offre aux décideurs et aux parties prenantes l'occasion d'intégrer plusieurs objectifs et d'évaluer les compromis. Nous soutenons que même dans les canaux pour lesquels les objectifs de gestion excluent le patrimoine naturel, il existe des possibilités de gains de conservation."

Les auteurs soulignent en particulier à propos des canaux n'ayant plus leur usage d'origine : "pour les canaux abandonnés, le manque d'entretien au cours des siècles peut permettre le développement d'étapes de succession matures de haute valeur de conservation, en particulier pour la végétation riveraine et aquatique ainsi que pour les poissons limnophiles et les oiseaux semi-aquatiques, les mammifères et les invertébrés. Par exemple, en Slovaquie, la diversité des macrophytes aquatiques est comparable ou même plus élevée dans certains canaux que dans les eaux naturelles car une faible intensité de gestion permet une succession naturelle et une faible dynamique hydrologique (Dorotovičová, 2013). Néanmoins, des mesures de gestion telles que le maintien du niveau d'eau pendant la sécheresse ou l'élimination d'espèces non indigènes pourraient être nécessaires en fonction du besoin d'espèces d'intérêt pour la conservation (Chester et Robson 2013; Sousa et al 2019a)".

Discussion

Cette analyse confirme ce que de nombreux travaux ont trouvé depuis deux décennies, à mesure que les écologues commencent à s'intéresser aux "nouveaux écosystèmes", c'est-à-dire des milieux créés par des humains mais qui ont été progressivement colonisés par la faune et la flore. Il est remarquable (et nullement étonnant pour les observateurs de terrain) que les ouvrages les plus anciens soient aussi ceux qui hébergent la biodiversité la plus intéressante. C'est précisément ce que notre association explique aux gestionnaires quand des biefs et des étangs sont remis en question voire menacés de destruction, sans même faire une étude de leurs fonctions hydro-écologiques et de leurs peuplements biologiques. 

Nous considérons que les biefs de moulin sont les grands oubliés de la recherche, alors même que les rarissimes travaux les concernant ont pu trouver une haute valeur de conservation (par exemple Sousa et al 2019 sur la moule perlière). Il est indispensable d'élargir les connaissances à leur sujet, au lieu de la politique française aberrante et simpliste qui consiste à assécher ces milieux sans même s'interroger sur leur valeur. Nous avions publié un rapport complet ce sujet, et demandé à l'OFB comme aux conseils scientifiques des agences de l'eau d'intégrer ces points dans les analyses des milieux aquatiques. Jamais nous n'avons eu de réponse. Nous constatons que les chercheurs en écologie considèrent pourtant ces sujets comme d'intérêt. Faut-il penser que l'expertise au service de l'administration française manifeste des biais selon les choix politiques défendus par cette administration? 

Référence : Lin HY et al (2020), On the conservation value of historic canals for aquatic ecosystems, Biological Conservation, 251, 108764