08/11/2025

Extraction de sédiments en cours d'eau ou canal: que dit la loi?

Retirer des sédiments d'un cours d'eau, d'un bief ou d'un canal est-il soumis à autorisation ? Si le régime général (IOTA) impose des seuils stricts basés sur le volume et la pollution, une exception existe pour les travaux modestes du propriétaire riverain, au titre de son obligation d'entretien. Cet article explore ces deux cas de figure distincts, leurs conditions d'application et les limites définissant les procédures.


La gestion des sédiments dans les cours d'eau, les canaux ou les biefs est une opération complexe, encadrée par le Code de l'environnement. Un simple "curage" n'est plus anodin dans le droit français. Il est en réalité soumis à des règles strictes relevant de la nomenclature "loi sur l'eau" dite "IOTA" pour "installation, ouvrages travaux, activités".

Cependant, la loi distingue les opérations lourdes de l'entretien courant qui incombe au propriétaire riverain. Faisons le point sur les deux régimes.

1. Le régime général IOTA (Rubrique 3.2.1.0)
Lorsqu'une opération d'extraction de sédiments est envisagée, elle relève par défaut de la rubrique 3.2.1.0. de l'article R. 214-1 du Code de l'environnement.

Cette rubrique, intitulée "Entretien de cours d'eau ou de canaux", fixe les seuils déclenchant une procédure administrative (déclaration ou autorisation) en fonction du volume annuel extrait et de la qualité (pollution) des sédiments. Les seuils sont les suivants.

Autorisation (A) : Procédure la plus lourde, nécessaire si
  • Le volume total des sédiments extraits sur un an est supérieur à 2 000 m³.
  • OU Le volume est inférieur ou égal à 2 000 m³, mais la teneur des sédiments est supérieure ou égale au niveau de référence S1 (c'est-à-dire qu'ils sont considérés comme pollués).
Déclaration (D) : Procédure requise si
  • Le volume est inférieur ou égal à 2 000 m³.
  • ET La teneur des sédiments est inférieure au niveau de référence S1 (sédiments non pollués).
Ce qu'il faut retenir : dans ce régime général, toute opération d'extraction de sédiments, même pour un faible volume, nécessite au minimum un dossier de déclaration si les sédiments ne sont pas pollués.

2. L'exception : l'entretien par le propriétaire riverain
Le texte de la rubrique 3.2.1.0 (IOTA) précise qu'elle s'applique "à l'exclusion de l'entretien visé à l'article L. 215-14". 

C'est le cas particulier qui nous intéresse plus souvent : celui du propriétaire riverain d'un cours d'eau non domanial (ou d'un bief privé).

Voici ce que disent l'article L215-14 du code de l'environnement, et son pendant réglementaire (R215-2).
Article L215-14 : Sans préjudice des articles 556 et 557 du code civil et des chapitres Ier, II, IV, VI et VII du présent titre, le propriétaire riverain est tenu à un entretien régulier du cours d'eau. L'entretien régulier a pour objet de maintenir le cours d'eau dans son profil d'équilibre, de permettre l'écoulement naturel des eaux et de contribuer à son bon état écologique ou, le cas échéant, à son bon potentiel écologique, notamment par enlèvement des embâcles, débris et atterrissements, flottants ou non, par élagage ou recépage de la végétation des rives. Un décret en Conseil d'Etat détermine les conditions d'application du présent article.
Article R215-2 : L'entretien régulier du cours d'eau auquel est tenu le propriétaire en vertu de l'article L. 215-14 est assuré par le seul recours à l'une ou plusieurs des opérations prévues par ledit article et au faucardage localisé ainsi qu'aux anciens règlements et usages locaux relatifs à l'entretien des milieux aquatiques qui satisfont aux conditions prévues par l'article L. 215-15-1, et sous réserve que le déplacement ou l'enlèvement localisé de sédiments auquel il est le cas échéant procédé n'ait pas pour effet de modifier sensiblement le profil en long et en travers du lit mineur.
Le droit et le devoir d'entretenir (L. 215-14)
L'article L. 215-14 stipule que le propriétaire riverain est tenu à un "entretien régulier" du cours d'eau. Le but de cet entretien est multiple :
  • Maintenir le cours d'eau dans son profil d'équilibre.
  • Permettre l'écoulement naturel des eaux.
  • Contribuer au bon état écologique.
Pour ce faire, le riverain doit notamment procéder à "l'enlèvement des embâcles, débris et atterrissements, flottants ou non". L'article L. 215-2 confirme que le riverain a le droit "d'en extraire de la vase, du sable et des pierres".

La limite : l'impact sur le lit (R. 215-2)
Si le propriétaire riverain est exempté de la procédure IOTA (déclaration/autorisation) pour cet entretien, ce droit n'est pas illimité. La limite n'est pas un volume en mètres cubes, mais un impact sur le milieu. L'article R. 215-2 précise que cet entretien (y compris "l'enlèvement localisé de sédiments") est libre sous réserve qu'il n'ait pas pour effet de modifier sensiblement le profil en long et en travers du lit mineur.

En résumé : entretien courant vs. curage
Il faut donc distinguer deux actions, selon que nous sommes dans une logique d'entretien en bon père de famille du cours d'eau (du canal) ou dans une logique de chantier lourd impliquant des travaux mécanisés conséquents. 

1. L'entretien régulier (propriétaire riverain)
  • Action : Enlèvement localisé de sédiments (atterrissements, vase, sable) qui gênent l'écoulement ou nuisent au bon état écologique.
  • Objectif : Maintenir le profil existant, assurer la fluidité.
  • Limite : Ne pas modifier la forme générale du lit (profondeur, largeur, pente).
  • Régime : Aucune déclaration ni autorisation n'est requise tant que cette limite d'impact n'est pas franchie.
2. Le curage (régime IOTA)
  • Action : Opération plus lourde, souvent mécanisée, visant à extraire des volumes importants, parfois sur de longs linéaires.
  • Objectif : Modifier le profil (par exemple, approfondir, recalibrer, ou restaurer un profil "théorique" disparu).
  • Limite : Le volume (2 000 m³) et la pollution (S1).
  • Régime : Déclaration (D) ou Autorisation (A) obligatoire (rubrique 3.2.1.0).
A noter que le bief est généralement un canal privé, non pas un cours d'eau. L'intervention y est libre mais doit s'astreindre à limiter les impacts (par exemple : ne pas mettre brutalement hors d'eau au risque de mortalité piscicole dans le canal, ne pas relarguer des boues sédimentaires en aval si risque de désoxygénation du cours d'eau à l'exutoire, etc.). 

En conclusion, si vous êtes propriétaire riverain et que vous souhaitez simplement retirer un banc de sable ou de vase récent qui s'est formé localement, sans "terrasser" le fond du cours d'eau, vous agissez dans le cadre de l'entretien régulier (L. 215-14) et n'avez pas besoin de dossier administratif. Idem quand vous intervenez sur un canal privé (bief). Il est important d'agir "en bon père de famille" et de procéder à des travaux réguliers d'entretien, afin de ne pas avoir des chantiers impliquant de grands volumes ou des interventions mécanisées lourdes. Dans ce cas, c'est le régime de déclaration ou d'autorisation qui s'appliquera, en fonction du volume et du risque de pollution. 

03/11/2025

Charles Antoine Poirée et l’invention des barrages à aiguilles

Au XIXᵉ siècle, la France connaît une phase intense d’aménagement hydraulique. Les rivières, longtemps soumises aux crues, aux sécheresses et aux variations de débit, doivent être rendues navigables pour soutenir le commerce intérieur et l’essor industriel. C’est dans ce contexte que se distingue Charles Antoine Poirée (1787-1873), ingénieur des Ponts et Chaussées, dont l’invention du barrage mobile à aiguilles marque une révolution silencieuse dans l’histoire de la navigation fluviale.


Originaire du Nivernais, Poirée s’attache dès les années 1820 à résoudre un problème concret : comment maintenir un niveau d’eau suffisant sur les rivières canalisées tout en permettant le passage des bateaux et en évitant les débordements destructeurs ?

En 1823, il met au point à Basseville, sur l’Yonne, un prototype de barrage constitué d’une série de cadres verticaux fixés au lit de la rivière, dans lesquels viennent s’appuyer des aiguilles, longues planches de bois que l’on dispose manuellement côte à côte pour retenir l’eau.

Ce système ingénieux permet de réguler le débit en retirant ou ajoutant des aiguilles selon les besoins. Pour la première fois, la hauteur du plan d’eau devient modulable sans mécanisme complexe, à l’aide d’une structure souple, légère et économique.

Le principe du barrage à aiguilles
L’idée de Poirée repose sur un équilibre subtil entre simplicité et efficacité. Le barrage, formé d’un batardeau mobile, peut être abaissé entièrement pour laisser passer une crue ou relevé partiellement pour maintenir la navigation.


Le barrage à aiguilles repose sur un dispositif de madriers verticaux, appelés aiguilles, disposés côte à côte pour retenir ou libérer l’eau selon les besoins. Chaque planche, longue de 2 à 4 mètres, s’appuie en bas sur un butoir du radier (heurtoir) et en haut sur une passerelle de fermettes métalliques. Ces fermettes, pivotantes, peuvent s’abaisser entièrement lors des crues pour laisser le passage libre à la rivière. Les aiguilles, maintenues par une barre d’appui et de réunion, sont manipulées manuellement une à une afin de régler le débit et le niveau d’eau.

La manœuvre consiste à ouvrir le barrage quand la rivière monte — en retirant les aiguilles et en couchant les fermettes — puis à le refermer quand l’eau baisse, en redressant les fermettes à l’aide d’un treuil et en remettant les aiguilles en place. Malgré l’effort physique requis, la conception ingénieuse du système garantit à la fois souplesse, sécurité et précision, offrant une alternative légère et modulable aux lourds barrages maçonnés fixes.

Une invention unanimement saluée au XIXe siècle
Expérimenté sur l’Yonne, puis adopté sur d’autres rivières françaises (Seine, Cher, Saône), le barrage à aiguilles Poirée devient rapidement un modèle pour toute l’Europe. Son principe est repris et perfectionné en Belgique, en Allemagne, puis en Angleterre, où il équipe de nombreuses voies navigables au XIXᵉ siècle.

Grâce à lui, la navigation continue devient possible sur des cours d’eau autrefois capricieux. Les péniches peuvent franchir les seuils sans interruption, et le transport fluvial gagne en régularité et en sécurité.

Nommé inspecteur général de première classe, Poirée reçoit la Légion d’honneur en 1855 et participe à l’Exposition universelle de 1855, où son invention est saluée comme une avancée majeure dans l’art du génie civil.

Son nom demeure attaché à une vision pragmatique de l’ingénierie : une innovation née de l’observation du terrain, au service de l’intérêt collectif.

Quelques barrages à aiguilles sont toujours visibles en France, mais ils sont de plus en plus rares car modernisés par des dispositifs demandant moins de main d'oeuvre et offrant plus de sécurité. Leur histoire témoigne de l'alliance entre science, technique et utilité publique, emblématique du siècle des ingénieurs.

L’œuvre de Poirée s’inscrit dans la lignée des grands bâtisseurs des Ponts et Chaussées, ceux qui ont transformé les rivières françaises en véritables artères économiques. Son invention, à la fois modeste et géniale, illustre la force des solutions simples dans la maîtrise de l’eau — une leçon toujours actuelle à l’heure où la gestion fine des ressources hydriques redevient un enjeu crucial.

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Visite au Batardeau (Auxerre)
L'association Hydrauxois a visité l'ancien moulin et usine élévatoire des eaux du Batardeau, à Auxerre. Le barrage du Batardeau, dernier barrage à aiguilles de l’Yonne, a été remplacé entre 2022 et 2024 par un barrage mobile gonflable à l’eau, symbole d’une transition entre héritage hydraulique et modernité. L’ancien système (photo ci-dessous, DR), nécessitant la manipulation manuelle de centaines d’aiguilles, laisse place à une gestion à distance plus rapide et précise, assurée depuis un local technique que l'on voit en berge de rive droite (photo ci-dessus). Ce changement marque une étape majeure dans le programme de modernisation des barrages de l’Yonne, porté par Voies navigables de France pour une gestion durable de la ressource en eau. Le local d'entreposage des aiguilles à été conservé.


L'ancien système à aiguilles, Auxerre. 

A noter que si les barrages à aiguilles sont de plus en plus souvent remplacés sur les voies de navigation fluviale, ils peuvent être expérimentés chez des particuliers. Un adhérent à Cheney (rivière Armançon) avait ainsi opté pour une régulation du niveau de son bief par des aiguilles, au niveau du moulin (photo ci-dessous). 


Système à aiguilles pour réguler le niveau d'un bief de moulin.

26/10/2025

Une passe à poissons par capture et transport améliore la répartition des espèces

Une étude  vient d’évaluer, sur trois ans, les effets de la réouverture d’un axe migratoire pour les poissons sur l’Amblève. L’installation d’un système de capture et transport des poissons au pied de la cascade de Coo a permis de documenter, avec une précision inédite, la recolonisation d’un tronçon de rivière resté fermé pendant plus d’un demi-siècle. Une solution à étudier quand la hauteur de chute (ici 11 m) rend trop importants les coûts de chantier et de foncier.


Le système étudié, illustration extraite de Gelder et al 2025, art cit. 

Les cours d’eau européens sont fragmentés par plus d’un million d’obstacles, perturbant les cycles biologiques des poissons. Dans ce contexte, la directive-cadre sur l’eau de l’Union européenne (2000/60/CE) et diverses lois nationales encouragent la restauration de la continuité écologique, notamment par l’installation de dispositifs de franchissement. L’étude de Justine Gelder, Jean-Philippe Benitez et Michaël Ovidio (Université de Liège) cherche à mesurer, de manière intégrée, les effets d’une passe à poissons sur la diversité, la biomasse et la dynamique des populations après la réouverture d’un axe migratoire.

Le site d’étude est la cascade de Coo, sur la rivière Amblève, affluent de l’Ourthe (bassin de la Meuse). Cet obstacle de 11,8 mètres, d’origine médiévale puis modifié au XXe siècle pour un usage hydroélectrique, bloquait toute migration amont depuis 1970. En 2021, un dispositif de capture-transport a été installé dans le canal de restitution de la centrale : les poissons venant de l'aval et empruntant le canal sont piégés, identifiés, mesurés, puis transportés manuellement et relâchés 500 mètres en amont.

Le suivi a combiné deux approches :
  • des campagnes d’électropêche menées en amont et en aval avant et après l’ouverture (2005–2023), permettant de comparer l’abondance, la biomasse et la diversité des peuplements ;
  • un monitoring continu de la passe à poissons sur trois ans (2021–2024), avec identification, pesée, mesure et marquage RFID des individus capturés.

Des indices classiques de diversité (Shannon, Simpson, Pielou) et de dissimilarité (Bray-Curtis) ont été calculés pour évaluer l’évolution des communautés, tandis que les distributions saisonnières et la taille des individus ont permis de distinguer migrations adultes et déplacements juvéniles.

Avant l’ouverture, la diversité était bien plus élevée en aval (20 espèces, H’ de Shannon–Wiener = 2,93) qu’en amont (13 espèces, H’ = 1,21). Après l’installation de la passe, 17 espèces et plus de 2 300 individus ont été recensés dans le dispositif, révélant une recolonisation rapide et variée. Les espèces rhéophiles (barbeau, spirlin, truite, chabot) ont largement dominé les captures. Le spirlin, absent en amont avant 2021, est apparu en grand nombre dès la deuxième année, marquant un succès de recolonisation.


Fréquence cumulée des individus de diverses espèces en amont de l'ouvrage, sur 3 ans de suivi. 

Les données montrent un effet d’ouverture net : 50 % des captures de barbeaux et de brochets ont eu lieu dès la première année. Les adultes migrent principalement entre avril et juillet pour la reproduction, tandis que les juvéniles se déplacent surtout à l’automne pour trouver des habitats favorables à la croissance ou à l’hivernage. La taille médiane des individus capturés dans la passe était supérieure à celle observée en aval, signe que les poissons les plus robustes ont d’abord colonisé les nouveaux habitats.

Les auteurs soulignent la valeur d’un suivi multi-méthodes et pluriannuel pour comprendre la dynamique de recolonisation après la restauration de la continuité. La passe à poissons de Coo, bien que perfectible (efficacité estimée à 7,9 %), permet déjà à de nombreuses espèces potamodromes de franchir l’obstacle et d’exploiter de nouveaux habitats en amont. Les recaptures de poissons marqués confirment également des allers-retours entre les deux tronçons, preuve d’une reconnexion fonctionnelle du milieu.

L’étude plaide pour le maintien d’un suivi à long terme afin d’observer l’évolution des peuplements sur plusieurs décennies et d’ajuster la conception des dispositifs. Elle démontre que la restauration de la connectivité n’est pas qu’un enjeu pour les espèces migratrices emblématiques. 

Enfin, pour une chute importante, un tel dispositif de capture et transport est bien moins coûteux en foncier et en chantier qu'une passe à poissons classique. En outre, le dispositif est plus sélectif pour les espèces exotiques ou envahissantes, que l'on peut exclure du relargage à l'amont.

Référence :
Gelder J et al (2025), A check-up of the opening of a fish migratory axis on multi-dimensional and multi-annual scales, Journal of Ecohydraulics, 1–13. DOI: 10.1080/24705357.2025.2523799

17/10/2025

Le Conseil d’État met un coup d’arrêt à l’arbitraire administratif contre les moulins fondés en titre

Sous prétexte d’écologie, l’administration avait fini par s’arroger le pouvoir d’effacer des droits réels multiséculaires attachés aux moulins et ouvrages hydrauliques. Par une décision du 10 octobre 2025, le Conseil d’État rappelle fermement que nul, pas même le préfet, ne peut abolir un droit fondé en titre sans loi ni indemnité. Une victoire majeure pour le respect du droit et la défense des patrimoines de l’eau.


Par une décision rendue le 10 octobre 2025, le Conseil d’État a partiellement annulé le refus du ministre de la Transition écologique d’abroger l’article R.214-18-1 du Code de l’environnement. Cette décision marque une étape importante pour la défense des ouvrages hydrauliques fondés en titre.

Depuis 2014, l’article R.214-18-1 du Code de l’environnement imposait aux propriétaires d’ouvrages fondés en titre — des droits réels immobiliers antérieurs à la Révolution — une procédure déclarative lourde et inédite pour toute remise en eau, remise en service ou confortement. Aucune obligation comparable ne pesait sur les ouvrages plus récents, simplement autorisés ou déclarés. Cette différence de traitement, fondée non pas sur un motif environnemental mais sur l’ancienneté du droit, créait une rupture manifeste du principe constitutionnel d’égalité garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Un pouvoir préfectoral contraire à la Constitution
Surtout, le texte controversé permettait au préfet, saisi d’une déclaration, d’abroger purement et simplement le droit fondé en titre, même en l’absence de ruine ou de changement d’affectation de l’ouvrage. Autrement dit, l’administration pouvait faire disparaître un droit réel attaché à un bien, sans procédure d’expropriation ni indemnisation — une atteinte directe au droit de propriété garanti par la Constitution.

Le Conseil d’État a jugé cette disposition illégale : il a enjoint au Premier ministre d’abroger sous six mois les mots “le droit fondé en titre ou” figurant à l’article R.214-18-1 II 3° du Code de l’environnement. Le pouvoir réglementaire, rappelle la haute juridiction, ne peut remettre en cause la substance d’un droit réel garanti par la loi et la Constitution (article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958).

Cette décision n’annule pas l’ensemble de l’article R.214-18-1, mais elle rétablit une limite essentielle : le préfet ne peut pas supprimer un droit fondé en titre sous couvert de police de l’eau. Il ne peut agir que sur les autorisations d’exploitation, non sur le droit d’usage lui-même, qui reste attaché à l’immeuble.

Une mise en garde adressée au ministère
Au-delà de son aspect juridique, cette affaire illustre une nouvelle fois les dérives du ministère de la Transition écologique, dont certaines pratiques consistent à interpréter les textes de manière extensive, au mépris des principes supérieurs de notre droit.

Le Conseil d’État rappelle ici que l’administration est tenue par la hiérarchie des normes et que les droits anciens, même modestes, bénéficient d’une protection constitutionnelle.

Me Jean-François Remy (ayant porté l'affaire au nom du cabinet Cassini Avocats) se félicite de cette décision, qui met fin à une dérive emblématique et consacre la primauté du droit sur l’arbitraire administratif.

Pour les propriétaires de moulins, d’étangs ou d’ouvrages fondés en titre, cette jurisprudence constitue un précédent fort : la pérennité de leurs droits ne peut être remise en cause sans base légale claire ni indemnisation.

Référence : Conseil d'État, arrêt n°495104, 10 octobre 2025

12/10/2025

Les barrages ne tuent pas la biodiversité, ils la transforment (Dodson et Piller 2025)

Entre 1977 et 1995, la Red River, en Louisiane, a été transformée en voie navigable par la construction de cinq barrages à écluses. Une étude récente, menée à partir de rares relevés piscicoles complets avant, pendant et après la construction de barrages, montre que cette régulation n’a pas entraîné de perte majeure d’espèces, mais a modifié la structure écologique du fleuve. Derrière une richesse spécifique stable, les auteurs observent une homogénéisation fonctionnelle : les poissons migrateurs et inféodés aux courants rapides ont régressé ou disparu, tandis que des espèces sédentaires adaptées aux eaux calmes ont pris leur place. Ces changements, notables pour des écologues et hydrobiologistes, suffisent-ils à blâmer les nouveaux systèmes éco-hydrauliques ainsi mis en place? Doit-on faire de l'écart de peuplement par rapport à un ancien fleuve sauvage un casus belli pour l'aménagement de l'eau et du territoire? 



Le Lindy Claiborne Boggs Lock and Dam.

L’étude de Thomas A. Dodson et Kyle R. Piller, publiée en 2025 dans River Research and Applications, s’intéresse aux effets écologiques de la construction d’un système d’écluses et de barrages sur la Red River, en Louisiane. Cette rivière, historiquement l’une des plus riches en biodiversité du sud-est des États-Unis, a été profondément transformée par le projet fédéral de navigation entrepris entre 1977 et 1995, qui a vu l’édification de cinq ouvrages successifs entre Shreveport et l’Atchafalaya. Les auteurs ont cherché à comprendre comment cette artificialisation du cours d’eau avait modifié les communautés de poissons, non seulement du point de vue taxonomique, mais aussi sur le plan fonctionnel, c’est-à-dire en termes de traits écologiques et de stratégies de vie.

Leur travail repose sur l’exploitation d’un corpus exceptionnel de 10 962 relevés de poissons collectés entre 1966 et 2002 par le biologiste Royal D. Suttkus et conservés à l’université Tulane. Ces données, réparties sur 57 localités, couvrent trois grandes périodes : avant la construction des barrages (1966-1985), pendant les travaux (1986-1995) et après leur mise en service (1996-2002). Pour chaque année, les chercheurs ont converti les captures en matrice de présence-absence, ce qui permet d’éviter les biais liés à des efforts d’échantillonnage inégaux. Ils ont ensuite analysé les changements d’assemblage à l’aide de tests multivariés (PERMANOVA, SIMPER) et d’indices de diversité fonctionnelle : l’entropie quadratique de Rao (RaoQ), qui mesure la diversité des traits, et la redondance fonctionnelle (FRed), qui indique combien d’espèces remplissent des rôles écologiques similaires. Enfin, chaque espèce a été classée selon le modèle de Winemiller et Rose (1992), qui distingue trois types de stratégies de vie : les espèces « périodiques » (forte fécondité et migrations longues), « équilibrées » (faible fécondité mais forte survie des jeunes) et « opportunistes » (cycle de vie court et reproduction rapide).

Les résultats montrent que la richesse spécifique globale de la Red River est restée relativement stable à travers le temps – 69 espèces recensées avant les travaux, 73 pendant, et 66 après – mais que la composition des assemblages a  changé. Les tests multivariés révèlent des dissimilarités importantes entre les périodes (de 26 % à 32 % selon les comparaisons). Plusieurs espèces emblématiques des milieux à courant rapide ou des migrations de longue distance, comme Ammocrypta clara, Lepisosteus platostomus, Mugil cephalus ou Hiodon alosoides, ont disparu des relevés après la construction. À l’inverse, des espèces associées à des eaux calmes et sédimentées, telles qu’Ameiurus natalis, Fundulus chrysotus, Lepomis cyanellus ou Micropterus nigricans, se sont multipliées.

Sur le plan fonctionnel, la tendance est nette : la diversité des traits a diminué tandis que la redondance a augmenté. L’indice RaoQ est passé de 0,491 avant construction à 0,483 après, indiquant un appauvrissement de la variété écologique, tandis que FRed est passé de 0,495 à 0,502, signe qu’un plus grand nombre d’espèces partagent désormais les mêmes fonctions au sein de l’écosystème. Cette homogénéisation s’accompagne d’un basculement marqué dans les stratégies de vie. La proportion d’espèces périodiques, typiques des grands migrateurs, a fortement chuté (F = 14,9 ; p < 0,0001), alors que les espèces à stratégie équilibrée ont progressé de manière significative (F = 27,46 ; p < 0,0001). Les espèces opportunistes, quant à elles, varient peu, bien que certaines, adaptées aux habitats marginaux et aux courants lents, comme Fundulus chrysotus, aient profité des nouvelles conditions.

Ces transformations traduisent un phénomène de filtrage environnemental typique des cours d’eau régulés : les barrages bloquent les migrations, modifient les régimes d’écoulement et uniformisent les habitats, éliminant ainsi les niches favorables aux grands migrateurs et aux espèces dépendantes des crues saisonnières. À l’inverse, les poissons tolérant les eaux stables et les substrats fins trouvent dans ces nouveaux milieux des conditions plus favorables à leur reproduction et à leur croissance.

Discussion
Dodson et Piller montrent que la construction des cinq écluses et barrages sur la Red River n’a pas entraîné de perte majeure de biodiversité en nombre d’espèces, mais a profondément altéré la structure fonctionnelle des communautés. Le fleuve, autrefois dynamique et hétérogène, s’est transformé en un système plus stable et homogène où dominent les espèces sédentaires. Cette étude illustre la manière dont les écologues et hydrobiologistes utilise moins les approches taxonomiques classiques que des indicateurs fonctionnels et des analyses de stratégies de vie : c’est à ce niveau plus subtil que se révèlent les conséquences écologiques durables des aménagements hydrauliques. 

La question posée par ces recherches est cependant de savoir si les altérations ainsi décrites sont graves ou non, du point de vue des citoyens et de leurs représentations ou usages des cours d'eau. Les variations des indices fonctionnels (RaoQ ou FRed) sont faibles, bien que statistiquement significatives: elles signalent un glissement écologique lié à un changement de milieu, non un effondrement. Autrement dit, les barrages et leurs milieux ne sont pas des tombeaux de biodiversité, mais des transformateurs de cette biodiversité. Ils substituent à une diversité de formes et de comportements aquatiques un régime un peu plus "monotone", dominé par des espèces tolérantes et généralistes. 

Référence : Dodson TA et Piller KR (2025), Lock and dam construction changes a large river fish assemblage structure, River Research and Applications, 41, 7, 1456-1467.