30/11/2025

Un rapport parlementaire menace la riveraineté et amplifie la dérive autoritaire de la restauration écologique des rivières

Le nouveau rapport parlementaire sur les rivières reprend les doctrines administratives existantes sans aucun examen critique : priorité à l’hydromorphologie, durcissement de la continuité écologique, extension des servitudes et préemptions sur les rives privées. Les députés à l’origine du texte ont annoncé qu’ils allaient rédiger une proposition de loi, ouvrant la voie à une transformation majeure de la gouvernance locale et des droits des riverains. Notre vigilance devra être renforcée en 2026, car beaucoup de ces évolutions sont inacceptables. L'association Hydrauxois informera les parlementaires de ces nouvelles dérives, et de la nécessité de rejeter leur inscription dans la loi. 


Le rapport d’information Ozenne–Sertin ambitionne de dresser un panorama complet de la situation des cours d’eau français. Les auditions ont été nombreuses, les déplacements étendus, et la synthèse minutieuse. Pourtant, malgré cet appareil imposant, la perspective demeure étonnamment uniforme. Le document s’inscrit dans la continuité directe des doctrines administratives dominantes depuis deux décennies ; il reprend les catégories, les priorités et les interprétations du DEB et de l’OFB comme si elles étaient dépourvues de biais, comme si elles n’avaient jamais été contestées, comme si leur efficacité n’avait pas fait l’objet de débats croissants dans les milieux scientifiques, techniques et locaux.

Cette incapacité à mettre en regard les discours administratifs avec des analyses contradictoires, à évaluer les résultats des politiques existantes, à examiner les controverses, fragilise l’ensemble. Le rapport décrit, recommande, consolide ; il n’interroge jamais. C’est pourtant cette fonction qui fonde l’utilité même d’un travail parlementaire sur le contrôle de l’action publique.

L’absence de distance critique : l’avis administratif érigé en vérité
La première faiblesse du rapport est méthodologique : il ne distingue jamais clairement expertise et doctrine, observation et orientation, faits mesurés et prescriptions d’action. La quasi-totalité de l’analyse repose sur les données et interprétations produites par les DDT-M, l’OFB, le DEB et les agences de l’eau — des institutions dont l’action est elle-même évaluée à l’aune des objectifs qu’elles contribuent à définir. Cette circularité n’est pas questionnée. Elle conduit le rapport à reconduire des cadres conceptuels qui sont moins le reflet d’un consensus scientifique que le produit d’une culture administrative homogène, structurée par vingt ans de mise en œuvre de la directive-cadre sur l’eau.

Aucune réflexion n’est conduite sur la qualité des diagnostics existants, ni sur les incertitudes qui pèsent pourtant lourdement sur certains paramètres biologiques, hydromorphologiques ou chimiques. Les marges d’erreur, les limites de la surveillance, les zones où les données sont extrapolées plutôt que mesurées, ne sont jamais présentées comme des variables susceptibles d’affecter le récit général. De même, aucune contradiction scientifique n’a été mobilisée : ni hydrologues travaillant sur les systèmes anthropisés, ni spécialistes de la géohistoire fluviale, ni chercheurs ayant documenté les limites observées à l’international des programmes de restauration écologique. Si certains ont été auditionnés, leur apport n’apparaît nulle part dans la synthèse.

Cette absence d’ouverture s’observe également dans le traitement du bilan de la DCE. Le rapport rappelle que seuls 43 % des cours d’eau français sont en bon état écologique et 44 % en bon état chimique, mais il ne fournit aucun élément permettant d’apprécier les moyens engagés pour atteindre ces résultats assez médiocres : pas d’inventaire des dépenses réalisées depuis 2000, pas d’analyse coût-bénéfice, pas de mise en regard des montants mobilisés par les agences de l’eau avec les améliorations réellement constatées sur les masses d’eau. On ne sait donc ni combien a été investi, ni si ces investissements ont été efficaces, ni si d’autres stratégies auraient produit des effets plus mesurables sur les indicateurs biologiques. Or, depuis plus de 20 ans déjà, et encore tout récemment, la recherche scientifique pointe que les restaurations écologiques de cours d'eau ont des résultats médiocres. 

Le silence est tout aussi notable concernant les espèces emblématiques censées justifier une large part des politiques de continuité et de restauration. Le rapport mentionne que 15 espèces de poissons d’eau douce sont menacées en France, mais il ne documente nulle part leur évolution, en particulier celle des migrateurs amphihalins — alors même que ces espèces justifient depuis trente ans des budgets importants en équipements, passes à poissons et destruction de barrages. Les données scientifiques, pourtant disponibles, convergent vers un constat pessimiste : l’état des populations de saumon, d’anguille ou d’alose demeure globalement mauvais, et les pressions marines, climatiques ou liées aux usages du bassin versant expliquent une part significative de ces tendances. Rien de tout cela n’est interrogé. La même lacune concerne les espèces exotiques envahissantes, dont l’essor est identifié comme un facteur majeur d’altération écologique, mais qui n’apparaissent jamais dans une réflexion critique sur les résultats attendus ou obtenus des politiques publiques.

En l’absence de ces analyses, le rapport finit par prendre les institutions pour la science elle-même, et la doctrine administrative pour un savoir avéré. Ce glissement n’est pas seulement regrettable : il prive le Parlement de sa fonction première, celle d’éprouver la robustesse des choix publics, d’en examiner l’efficacité et d’en interroger les présupposés. Un document d’information parlementaire ne devrait pas confirmer un cadre existant, mais éclairer ce qu’il réussit, ce qu’il échoue, et ce qui demeure inconnu. Ici, ces trois dimensions restent largement dans l’ombre.

Une focalisation excessive sur l’hydromorphologie
Un point particulièrement problématique du rapport est la place exorbitante accordée à l’hydromorphologie dans l’explication de la « dégradation » des cours d’eau. L’idée n’est pas nouvelle : depuis vingt ans, une partie de l’administration a progressivement basculé vers une lecture où les altérations morphologiques — rectifications, seuils, digues, berges consolidées — deviennent les facteurs premiers, presque uniques, du mauvais état écologique. Le rapport reprend cette hiérarchie comme si elle relevait d’un consensus scientifique stabilisé, alors qu’elle constitue d’abord une construction institutionnelle, produite par un cadre d’évaluation particulier (DCE, critères français), et comme telle  contestable.

Les chiffres mis en avant suffisent à mesurer ce biais. Le rapport affirme que les pressions hydromorphologiques affecteraient 51,5 % des cours d’eau français et seraient « la première cause d’effondrement de la biodiversité » selon l’OFB.

Ces pourcentages, cités sans précaution méthodologique, donnent l’illusion d’une causalité : si l’hydromorphologie est la première pression identifiée, ce serait donc là que se jouerait l’essentiel de la dégradation des milieux. Or ce raisonnement ne tient que parce que les méthodes d’évaluation assignent mécaniquement un rôle structurant aux paramètres morphologiques (dans les analyses OFB comme dans le principe du "one-out, all-out" de la DCE), et parce que les pressions chimiques ou diffuses sont souvent mal suivies, sous-échantillonnées ou mal représentées dans la base de données.

Ce paradigme repose ainsi sur trois postulats implicites : l’existence d’un état « naturel » antérieur, défini par la mobilité maximale du lit et la continuité dans ses quatre dimension (longitudinale, latérale, verticale, temporelle) ; l’équivalence entre dynamique libre et bon fonctionnement écologique ; la réduction des ouvrages anciens à de simples obstacles, sans valeur d’habitat ni rôle stabilisateur ou régulateur. Le rapport ne questionne jamais cette grammaire idéologique qui oriente l'administration et une fraction de la recherche en écologie. Il fait comme si les rivières françaises n’étaient pas, depuis des siècles, des systèmes hybrides où les ouvrages, les usages, les prélèvements, les terres agricoles et les zones urbanisées contribuent ensemble à la structure écologique réelle.

Plus problématique encore : cette focalisation morphologique écrase d’autres facteurs pourtant souvent plus déterminants dans la littérature scientifique. Les études d’hydro-écologie quantitative montrent, depuis plus de vingt ans, que la qualité chimique, les pollutions diffuses (notamment agricoles), et les usages du sol dans le bassin versant sont les premiers déterminants mesurables de l’état biologique des cours d’eau (invertébrés, poissons, macrophytes) — avant les altérations morphologiques. 

Autrement dit, alors que la dégradation écologique est principalement corrélée à l’usage des sols — urbanisation, agriculture intensive, extraction d'eau, imperméabilisation, ruissellement chargé en nitrates, pesticides, métaux lourds — le rapport choisit d’enfermer son récit dans une correction morphologique permanente : restaurer, reconnecter, reméandrer, effacer. Cette vision oublie que les rivières fonctionnent avant tout comme le miroir des sols et des activités du bassin. 

Ce choix doctrinal n’est pas anodin : il oriente la dépense publique, hiérarchise les cibles, justifie des programmes nationaux et, pour tout dire, évite soigneusement de regarder les déterminants réellement dominants, car ceux-ci impliquent des arbitrages plus difficiles — agricoles, industriels, urbanistiques — bien loin du confort politique des « restaurations » morphologiques de vitrine.


La continuité écologique : un impératif reconduit malgré vingt ans de controverses
La partie du rapport consacrée à la continuité écologique illustre de manière particulièrement nette le manque de recul général du texte. Les rapporteurs ne se contentent pas de réaffirmer la priorité donnée à la continuité longitudinale ; ils souhaitent désormais intégrer pleinement les continuités latérales et verticales dans la planification des interventions. Soit. Mais cette extension du champ d’application intervient alors même que la mise en œuvre des politiques existantes suscite un mélange persistant d’indifférence, de scepticisme et d’hostilité locale — un constat que le rapport reconnaît par endroits, sans en tirer de conséquences sur sa lecture globale. Malgré ce décalage, les auteurs préconisent une accélération des procédures, un renforcement des moyens des services instructeurs, et un retour sur la dérogation accordée par la loi Climat et Résilience aux moulins à eau, afin de permettre la suppression simplifiée des ouvrages jugés “abandonnés”.

L’approche retenue est donc cumulative : les difficultés rencontrées n’incitent pas à réévaluer la doctrine, mais à la durcir. Le rapport ne discute pas la possibilité que les controverses, bien documentées depuis vingt ans y compris par la recherche en sciences sociales, révèlent un problème structurel dans les hypothèses initiales de la politique. Il ne mobilise ni les travaux scientifiques ayant mis en évidence l’absence de lien robuste entre continuité longitudinale et restauration des populations de poissons migrateurs, ni les études historiques montrant que ces espèces occupaient les têtes de bassin à la fin du XVIIIᵉ siècle alors que la plupart des ouvrages aujourd’hui ciblés existaient déjà. Il ne rappelle pas non plus que certaines rivières où des destructions ont été menées ont connu des abaissements de lit, des assecs plus fréquents ou une diminution des habitats lentiques utiles en période d’étiage.

À cela s’ajoute une dimension sociale et patrimoniale absente du rapport : les mobilisations ne concernent pas seulement les moulins à eau, mais aussi les plans d’eau, étangs, grands barrages, retenues d’irrigation, canaux, biefs et, plus largement, tout un ensemble d’ouvrages et de paysages hydrauliques présents depuis des siècles. Les contestations sur le terrain — manifestations, pétitions, actions en justice — ont été suffisamment fortes pour que l’État commande un audit interne dès 2016, lequel signalait une “difficulté notable” à articuler une politique nationale descendante avec les réalités territoriales de la gestion de l’eau. Des rapports parlementaires ultérieurs ont également documenté cet échec de gouvernance : celui de Chevrollier (2021), explicitement intitulé "Rompre avec la continuité écologique destructive", proposait de revenir à une approche au cas par cas et à un dialogue effectif avec les acteurs. Cette dimension  ne disparaît pas faute d’exister : elle disparaît parce que le rapport choisi de ne pas s’y confronter.

L’angle juridique est omis de la même manière. Le Conseil d’État a rappelé que les obligations liées à la continuité écologique doivent être appréciées site par site, et non imposées selon des grilles uniformes, tandis que le Conseil constitutionnel a affirmé que les ouvrages hydrauliques et leur usage potentiel relevaient de l’intérêt général, notamment au titre du patrimoine et de la production d’énergie. Ces décisions informent pourtant aujourd’hui le cadre légal dans lequel la politique est supposée évoluer ; le rapport n’en tire aucun enseignement, comme si la jurisprudence n’avait aucune incidence sur la pertinence ou la faisabilité des recommandations proposées.

Ainsi, le rapport réaffirme la continuité écologique comme un principe intangible plutôt que comme une politique publique à examiner, ajuster ou réorienter. Il ne discute ni les controverses scientifiques, ni les échecs documentés, ni les résistances sociales, ni les contraintes juridiques. Cette absence de mise en perspective transforme une doctrine en dogme, et un objectif technique en impératif politique détaché de son bilan réel. C’est précisément là que réside le problème.

Une dérive vers la collectivisation foncière des rives, sans débat démocratique
Dernier élément problématique du rapport, et sans doute le plus structurant pour l’avenir, l’extension continue des instruments publics de maîtrise foncière sur les rives non domaniales. Le texte ne l’affirme jamais explicitement, mais l’enchaînement des propositions dessine une même orientation : réduire progressivement le rôle du propriétaire privé dans la gestion des cours d’eau, affaiblir les droits de riveraineté — pourtant ancrés dans le Code civil depuis deux siècles — et transférer aux structures publiques ou para-publiques la maîtrise des bords de rivière.

Les recommandations sont nombreuses et convergentes. La plus significative est l’instauration d’un droit de préemption Gemapi sur les parcelles riveraines, destinée à “faciliter les acquisitions stratégiques” nécessaires aux projets de restauration écologique. Le rapport reprend explicitement les demandes d’agences de l’eau, dont l’une indique que la préemption est “le seul levier permettant de s’affranchir de l’accord du propriétaire riverain”. Ce simple ajout juridique suffirait, s’il était adopté, à reconfigurer en profondeur la propriété privée sur 95 % du linéaire des cours d’eau français, puisque seuls 16 320 km sont domaniaux sur les 428 906 km recensés par le Sandre.

Le texte propose également d’élargir l’usage des servitudes d’utilité publique afin de créer des zones de mobilité, de préserver des zones humides ou d’interdire certains usages du sol en bordure de rivière, y compris hors des zones urbanisées. Il encourage le recours accru à la déclaration d’utilité publique (DUP) pour contourner l’accord du propriétaire, comme le suggère l’agence Rhin-Meuse, et confie aux agences de l’eau une stratégie foncière nationale destinée à financer ou cofinancer les acquisitions nécessaires au reméandrage, aux renaturations et aux opérations de continuité écologique. Le rapport invite encore à renforcer le rôle des conservatoires régionaux d’espaces naturels et du Conservatoire du littoral, qui disposent de droits de préemption, voire d’expropriation en cas de carence départementale, et à mobiliser davantage les Safer, déjà titulaires d’un droit de préemption environnementale qu’elles exercent sur 1 % des ventes rurales chaque année.

À cela s’ajoute la volonté de couvrir l’ensemble du territoire par des SAGE (aujourd’hui 56 % seulement), instruments de planification opposables, et celle de faciliter l’usage des DIG (déclarations d’intérêt général) permettant aux collectivités d’intervenir sur les propriétés privées pour l’entretien, les travaux d’office ou les aménagements hydromorphologiques. Pris séparément, ces outils existent déjà. Mais leurs usages étaient jusqu’ici ponctuels ou limités à des contextes précis. Pris ensemble, et inscrits dans une stratégie nationale de “maîtrise foncière” présentée comme nécessaire à la restauration des cours d’eau, ils dessinent une transformation structurelle qui dépasse largement le champ technique : une mise sous contrôle progressif des rives non domaniales afin d’assurer, envers et contre tout, la continuité écologique et les opérations de reméandrage.

Cette inflexion majeure, pourtant lourde d’enjeux démocratiques, est présentée comme une évidence administrative. Aucun examen de proportionnalité n’est proposé, aucune évaluation socio-économique n’anticipe les effets d’un tel transfert de foncier sur les propriétaires familiaux ou agricoles, aucune comparaison internationale ne vient étayer l’idée qu’une gestion effective des cours d’eau passe nécessairement par une prise de contrôle foncière publique. Le rapport note pourtant que la maîtrise du foncier est la “principale difficulté” rencontrée par les maîtres d’ouvrage et que les refus de propriétaires empêchent parfois de traiter des linéaires entiers, mais il en déduit non pas une réflexion sur les modalités de concertation, mais la nécessité de neutraliser ce blocage par des outils juridiques plus contraignants.

Enfin, le rapport insiste sur la “démocratie de l’eau” et sur la nécessité “d’embarquer la population” pour massifier les restaurations. Dans les faits, la participation des riverains reste très limitée : les SAGE restent dominés par les représentants institutionnels ; les DIG, servitudes et préemptions placent les propriétaires devant des décisions déjà prises ; et les outils véritablement volontaires, comme les obligations réelles environnementales (ORE), sont jugés peu attractifs et très peu mobilisés par l’IGEDD (environ 300 contrats à l’échelle nationale). La participation existe donc surtout comme registre discursif, tandis que les leviers effectifs demeurent entre les mains d’acteurs politico-administratifs éloignés des riverains et peu redevables vis-à-vis d’eux.

Au total, le rapport enregistre et amplifie une dynamique de collectivisation silencieuse des rives, présentée comme purement technique mais porteuse d’un basculement profond dans la gouvernance de l’eau. Il reconduit ainsi une doctrine administrative sans interroger ni sa légitimité, ni ses effets secondaires, ni les implications démocratiques d’une telle transformation.


Conclusion : vigilance sur une proposition de loi 2026 et engagement pour un cap radicalement différent
Le rapport Ozenne–Sertin aurait pu offrir une lecture pluraliste des cours d’eau français, examiner les controverses, évaluer les politiques menées et intégrer les dimensions historiques, hydrauliques, patrimoniales et sociales qui façonnent depuis des siècles les rivières de ce pays. Il aurait pu questionner les doctrines établies, confronter les résultats aux investissements, mettre en regard les ambitions écologiques et les réalités hydrologiques, ouvrir un débat national sur la hiérarchie des priorités. Il choisit une autre voie : reconduire sans réserve les cadres administratifs existants, élargir les instruments de contrôle, étendre les prérogatives publiques sur les rives privées, et réaffirmer une lecture strictement morphologique des milieux aquatiques.

Ce texte manque ainsi sa fonction première : éclairer les choix publics à partir d’un examen critique des faits. Il ne questionne pas les bilans, ne distingue pas les réussites des échecs, ne discute pas des alternatives possibles. Pourtant, la gestion de l’eau exige aujourd’hui l’inverse : une réflexion capable d’articuler écologie et usages, continuité et stockage, renaturation et patrimoine, adaptation climatique et réalités territoriales. Elle exige une compréhension fine des rivières comme systèmes hybrides, façonnés à la fois par les dynamiques naturelles et par des siècles d’ouvrages, d’étangs, de barrages, de cultures et de savoir-faire locaux. Elle exige enfin qu’on cesse d'opposer abstraitement un “état naturel” idéalisé à la diversité des trajectoires historiques et géographiques.

La portée du rapport est d’autant plus préoccupante qu’il ne restera pas au stade du diagnostic. Les rapporteurs ont annoncé publiquement qu’ils allaient déposer une proposition de loi, potentiellement dès la niche parlementaire écologiste. Autrement dit, les orientations décrites ici ne sont pas un simple exercice intellectuel : elles constituent le socle d’une future action législative visant à transformer en profondeur la gouvernance de l’eau, la maîtrise foncière des rives, et le statut même des ouvrages hydrauliques. Une doctrine présentée comme technique pourrait ainsi devenir, très rapidement, un cadre légal opposable à tous.

Dans ce contexte, le mouvement des riverains, des propriétaires d’ouvrages, des associations patrimoniales et des acteurs de terrain n’aura d’autre choix que de défendre des orientations radicalement différentes. Non pour refuser toute évolution, mais pour rappeler qu’une politique de l’eau efficace doit s’appuyer sur des bilans rigoureux, une pluralité d’expertises, un respect des territoires, et une vision élargie du vivant — y compris celui qui dépend des étangs, des biefs, des canaux, des retenues et des hydrosystèmes anthropisés.

À la lumière des ambitions législatives désormais exprimées, il serait irresponsable de rester spectateur. L’heure est à la mobilisation, afin que la politique de l’eau qui émergera après 2027 soit réellement au service des milieux, des usages, des territoires, et non l’application mécanique d’une doctrine administrative devenue imperméable à la réalité.

Référence : Assemblée nationale, Mission d’information sur l’état des cours d’eau, Rapport n° 2070, Rapport d’information déposé le 12 novembre 2025, Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire — corapporteurs : Mme Julie Ozenne & M. Freddy Sertin. 

18/11/2025

La restauration écologique des rivières mobilise beaucoup d'argent mais apporte peu de résultats (Haase et al 2025)

Sept décennies d’actions pour restaurer les rivières n’ont pas entraîné l’amélioration attendue de leur biodiversité. Une revue scientifique couvrant plus de 7 000 projets révèle que la plupart des interventions affichent un score d’efficacité de seulement 0,15 sur 1. En cause : des pressions multiples jamais traitées ensemble, des restaurations trop locales pour des systèmes qui fonctionnent à l’échelle du bassin et un manque chronique de suivi biologique. Alors que le gestionnaire public de l'eau se précipite en France dans ce type d'action sans recul critique et à grands frais, peut-être serait-il temps de prendre des leçons de l'expérience ? 


L’article de Peter Haase et de ses collègues propose l’une des synthèses les plus ambitieuses jamais réalisées sur l’efficacité des actions de conservation mises en œuvre pour enrayer le déclin planétaire de la biodiversité des rivières. Malgré des décennies d’efforts – restaurations physiques, stations d’épuration, réintroduction d’espèces, législations, lutte contre les invasives ou adaptation au changement climatique –, il restait jusqu’ici difficile de répondre à une question simple : ces actions améliorent-elles réellement l’état écologique des rivières ?

L’étude rassemble et analyse plusieurs centaines de publications couvrant plusieurs milliers de projets de conservation issus de 26 régions du monde, afin d’apporter une réponse claire et fondée sur des données empiriques plutôt que sur des suppositions.

L’ambition première est d’évaluer de manière exhaustive l’efficacité réelle des actions de conservation des rivières, et surtout de comprendre pourquoi, dans de très nombreux cas, ces actions n’entraînent pas l’amélioration espérée de la biodiversité. L’étude ne se contente pas de comparer les projets entre eux : elle cherche à relier les résultats observés aux types d’actions engagées (neuf catégories), aux régions du monde concernées, aux groupes biologiques suivis et aux pressions environnementales en présence. L’enjeu scientifique est d’identifier les « mécanismes de succès » et les « mécanismes d’échec » afin d’orienter les politiques futures, notamment vers des stratégies à l’échelle des bassins versants.

Le corpus mobilisé est important : 436 études représentant 7 195 projets de conservation, majoritairement situés dans des pays à hauts revenus (Europe et Amérique du Nord notamment). Ces projets sont classés dans neuf catégories d’action : restauration des habitats et de la connectivité, gestion des débits écologiques, traitement des pollutions ponctuelles, réduction des pollutions diffuses, gestion de l’exploitation des espèces, lutte contre les invasives, actions d’atténuation climatique, protection des habitats et protection des espèces. Les taxons suivis sont massivement dominés par les poissons et les macro-invertébrés, ce qui reflète les pratiques de suivi actuelles et laisse de côté d’autres groupes (macrophytes, diatomées, reptiles, amphibiens, mammifères).



Synthèse des résultats par régions du monde. Extrait de Haase et al 2025, art cit. 

Pour comparer les projets, les auteurs ont mis en place une échelle simple mais très informative. Chaque action est évaluée selon trois états possibles :
– 0 : aucune amélioration du biote, voire dégradation ;
– 0,5 : amélioration légère, partielle, limitée à certains taxons ;
– 1 : amélioration nette, substantielle, ou retour vers un état proche des conditions de référence.

Ces scores ne sont pas attribués aux études mais pondérés par le nombre de projets qu’elles rapportent, ce qui permet de traduire un résultat global représentatif des pratiques de conservation dans le monde.

Un score global moyen de 0,15 sur 1
Le résultat le plus marquant de l’étude est sans conteste le score mondial moyen de 0,15. Ce chiffre est la moyenne pondérée de l’ensemble des projets sur l’échelle 0-0,5-1. Concrètement, cela signifie que la très grande majorité des actions n’entraînent ni amélioration significative, ni même amélioration légère de la biodiversité. L’échelle étant linéaire, un score de 0,15 équivaut à dire que 85 % du potentiel d’amélioration observé dans les études est tout simplement absent.

Ce faible résultat global résume à lui seul les limites structurelles des politiques actuelles : la conservation des rivières, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, ne parvient pas à inverser le déclin de la biodiversité.

Certaines actions obtiennent des résultats légèrement meilleurs – par exemple les débits écologiques, qui montrent souvent une amélioration des populations de poissons et d’invertébrés – mais elles restent minoritaires et limitées dans leur portée géographique. Les actions de lutte contre les invasives réussissent relativement bien lorsqu’il s’agit d’éradiquer des vertébrés indésirables, mais échouent fréquemment pour les plantes ou invertébrés, plus rapides à recoloniser. Les stations d’épuration modernes semblent efficaces, mais les preuves scientifiques directes manquent, car les études s’intéressent davantage à la qualité chimique qu’aux réponses biologiques. À l’inverse, la restauration physique des rivières (méandres, granulats, diversification des habitats) montre des résultats très variables, souvent sans bénéfice mesurable.

Le constat est aggravé par une forte inégalité géographique : les pays à revenus élevés mettent en œuvre des actions variées et ciblées, tandis que les pays à revenus faibles ou intermédiaires se limitent, faute de moyens, à la création d’aires protégées ou à la protection nominale des espèces.

Causes présumées des échecs
La section consacrée aux causes d’échec constitue l’un des apports importants de l’article. Les auteurs identifient trois mécanismes majeurs qui reviennent de manière récurrente dans la littérature.

La première cause est la présence de multiples stress qui agissent simultanément. Une action isolée – par exemple la restauration de la morphologie d’un tronçon – ne suffit pas si les pressions dominantes persistent : pollution chronique, altérations hydrologiques, obstacles à la migration, invasions biologiques ou réchauffement thermique. La biodiversité d’une rivière ne peut pas se rétablir si le stress principal n’est pas éliminé, quel que soit l’effort consenti sur les autres aspects.

La seconde cause est un problème d’échelle spatiale. La plupart des actions se limitent à quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres, alors que les espèces utilisent l’ensemble du réseau hydrographique. Les pressions, elles, ne respectent aucune limite locale : les polluants viennent de l’amont, les crues artificielles résultent de barrages situés parfois à des dizaines de kilomètres, et le rétablissement d’une population dépend de la présence de sources de recolonisation proches. Lorsque l’action n’est pas alignée sur l’échelle du problème, l’amélioration reste imperceptible.

Enfin, la troisième cause d’échec est l’insuffisance du suivi scientifique. Beaucoup de projets n’ont ni état initial, ni sites témoins, ni suivi biologique de long terme. Les durées de suivi sont trop courtes (souvent 1 à 2 ans), les taxons suivis trop limités (essentiellement les poissons), et les pressions environnementales mal documentées. Cette absence de monitoring rend difficile l’évaluation des résultats et conduit parfois à des erreurs d’interprétation : un projet peut être jugé inefficace alors qu’il aurait pu fonctionner à plus long terme, ou inversement être considéré comme une réussite alors que la biodiversité n’a pas réellement progressé de manière durable.

Discussion
Au-delà des résultats écologiques eux-mêmes, cette revue internationale montre l’ampleur du vide informationnel qui entoure nos politiques de restauration des rivières. Les auteurs constatent un manque criant de données : données biologiques trop limitées (quelques espèces, souvent les mêmes), données spatiales restreintes (quelques tronçons), données temporelles insuffisantes (un ou deux ans de suivi quand il en faudrait dix ou davantage). Ce déficit de connaissance rend l’évaluation quasi impossible et contribue directement à l’inefficacité des actions : comment espérer restaurer ce que l’on ne mesure ni correctement ni durablement ? 

Ce point interpelle d’autant plus que les politiques publiques investissent depuis des décennies des sommes considérables dans la restauration fluviale, souvent sous des formes standardisées et rarement questionnées. Nous le constatons en France où la restauration écologique de rivières est quasiment devenue un dogme pour les agences de l'eau, les syndicats de bassin, l'office de la biodiversité et autres acteurs publics qui tendent à copier-coller les mêmes éléments de langage dans les plans de gestion des cours d'eau. Pourquoi continuer à déployer de manière systématique des approches coûteuses sans avoir, en amont, établi des protocoles pilotes permettant de comprendre ce qui fonctionne, dans quelles conditions, et à quelles échelles ? L’absence de véritables sites expérimentaux, suivis de façon rigoureuse et transparente, constitue probablement l’un des angles morts majeurs de l’action publique en ce domaine. 

Un autre élément mérite enfin d’être interrogé : l’idée, profondément ancrée dans de nombreuses politiques publiques (et parfois des communautés de chercheurs), selon laquelle la “restauration” consisterait à ramener la rivière vers un état antérieur, supposé plus naturel ou plus fonctionnel. Cette conception, héritée des années 1950-1980, repose sur une vision muséographique de la nature, comme s’il existait un état de référence stable et souhaitable vers lequel il suffirait de revenir. Or l'avancée des connaissances en écologie fluviale montrent plutôt l’inverse : les rivières sont des systèmes intrinsèquement dynamiques, façonnés en permanence par des variations hydrologiques, des migrations d’espèces, des perturbations, des usages humains (depuis des millénaires) et désormais par le changement climatique. Elles n’ont jamais été figées et ne le sont plus du tout aujourd’hui. Chercher à reconstituer un état passé — souvent idéalisé, parfois mal documenté, presque toujours inatteignable — génère donc une contradiction fondamentale. Non seulement cet état d’origine n’existe plus dans un climat et un bassin versant transformés, mais surtout il ne constitue pas nécessairement un objectif écologique pertinent pour l’avenir. Cette confusion conceptuelle explique éventuellement en partie l’échec de nombreuses restaurations : elles tentent de recréer "par petites touches" des formes, des habitats ou des débits hérités d’un autre temps, sans intégrer les conditions présentes ni anticiper celles à venir. À l’heure où les rivières connaissent une combinaison inédite de pressions évolutives — réchauffement, artificialisation, espèces invasives, polluants émergents — la question n’est peut-être plus de restaurer, mais d’imaginer, de concevoir et de tester des trajectoires nouvelles. L’ingénierie écologique contemporaine parle de plus en plus d’“adaptation”, de “résilience” et de “gestion dynamique”, plutôt que de simple retour en arrière. Autrement dit, la restauration telle qu’elle a été pensée et pratiquée depuis 70 ans n’est peut-être pas seulement inefficace, mais surtout conceptuellement inadaptée au monde où nous vivons.

Référence : Haase P et al (2025), Successes and failures of conservation actions to halt global river biodiversity loss, Nature Reviews Biodiversity, 1, 104–118. 

08/11/2025

Extraction de sédiments en cours d'eau ou canal: que dit la loi?

Retirer des sédiments d'un cours d'eau, d'un bief ou d'un canal est-il soumis à autorisation ? Si le régime général (IOTA) impose des seuils stricts basés sur le volume et la pollution, une exception existe pour les travaux modestes du propriétaire riverain, au titre de son obligation d'entretien. Cet article explore ces deux cas de figure distincts, leurs conditions d'application et les limites définissant les procédures.


La gestion des sédiments dans les cours d'eau, les canaux ou les biefs est une opération complexe, encadrée par le Code de l'environnement. Un simple "curage" n'est plus anodin dans le droit français. Il est en réalité soumis à des règles strictes relevant de la nomenclature "loi sur l'eau" dite "IOTA" pour "installation, ouvrages travaux, activités".

Cependant, la loi distingue les opérations lourdes de l'entretien courant qui incombe au propriétaire riverain. Faisons le point sur les deux régimes.

1. Le régime général IOTA (Rubrique 3.2.1.0)
Lorsqu'une opération d'extraction de sédiments est envisagée, elle relève par défaut de la rubrique 3.2.1.0. de l'article R. 214-1 du Code de l'environnement.

Cette rubrique, intitulée "Entretien de cours d'eau ou de canaux", fixe les seuils déclenchant une procédure administrative (déclaration ou autorisation) en fonction du volume annuel extrait et de la qualité (pollution) des sédiments. Les seuils sont les suivants.

Autorisation (A) : Procédure la plus lourde, nécessaire si
  • Le volume total des sédiments extraits sur un an est supérieur à 2 000 m³.
  • OU Le volume est inférieur ou égal à 2 000 m³, mais la teneur des sédiments est supérieure ou égale au niveau de référence S1 (c'est-à-dire qu'ils sont considérés comme pollués).
Déclaration (D) : Procédure requise si
  • Le volume est inférieur ou égal à 2 000 m³.
  • ET La teneur des sédiments est inférieure au niveau de référence S1 (sédiments non pollués).
Ce qu'il faut retenir : dans ce régime général, toute opération d'extraction de sédiments, même pour un faible volume, nécessite au minimum un dossier de déclaration si les sédiments ne sont pas pollués.

2. L'exception : l'entretien par le propriétaire riverain
Le texte de la rubrique 3.2.1.0 (IOTA) précise qu'elle s'applique "à l'exclusion de l'entretien visé à l'article L. 215-14". 

C'est le cas particulier qui nous intéresse plus souvent : celui du propriétaire riverain d'un cours d'eau non domanial (ou d'un bief privé).

Voici ce que disent l'article L215-14 du code de l'environnement, et son pendant réglementaire (R215-2).
Article L215-14 : Sans préjudice des articles 556 et 557 du code civil et des chapitres Ier, II, IV, VI et VII du présent titre, le propriétaire riverain est tenu à un entretien régulier du cours d'eau. L'entretien régulier a pour objet de maintenir le cours d'eau dans son profil d'équilibre, de permettre l'écoulement naturel des eaux et de contribuer à son bon état écologique ou, le cas échéant, à son bon potentiel écologique, notamment par enlèvement des embâcles, débris et atterrissements, flottants ou non, par élagage ou recépage de la végétation des rives. Un décret en Conseil d'Etat détermine les conditions d'application du présent article.
Article R215-2 : L'entretien régulier du cours d'eau auquel est tenu le propriétaire en vertu de l'article L. 215-14 est assuré par le seul recours à l'une ou plusieurs des opérations prévues par ledit article et au faucardage localisé ainsi qu'aux anciens règlements et usages locaux relatifs à l'entretien des milieux aquatiques qui satisfont aux conditions prévues par l'article L. 215-15-1, et sous réserve que le déplacement ou l'enlèvement localisé de sédiments auquel il est le cas échéant procédé n'ait pas pour effet de modifier sensiblement le profil en long et en travers du lit mineur.
Le droit et le devoir d'entretenir (L. 215-14)
L'article L. 215-14 stipule que le propriétaire riverain est tenu à un "entretien régulier" du cours d'eau. Le but de cet entretien est multiple :
  • Maintenir le cours d'eau dans son profil d'équilibre.
  • Permettre l'écoulement naturel des eaux.
  • Contribuer au bon état écologique.
Pour ce faire, le riverain doit notamment procéder à "l'enlèvement des embâcles, débris et atterrissements, flottants ou non". L'article L. 215-2 confirme que le riverain a le droit "d'en extraire de la vase, du sable et des pierres".

La limite : l'impact sur le lit (R. 215-2)
Si le propriétaire riverain est exempté de la procédure IOTA (déclaration/autorisation) pour cet entretien, ce droit n'est pas illimité. La limite n'est pas un volume en mètres cubes, mais un impact sur le milieu. L'article R. 215-2 précise que cet entretien (y compris "l'enlèvement localisé de sédiments") est libre sous réserve qu'il n'ait pas pour effet de modifier sensiblement le profil en long et en travers du lit mineur.

En résumé : entretien courant vs. curage
Il faut donc distinguer deux actions, selon que nous sommes dans une logique d'entretien en bon père de famille du cours d'eau (du canal) ou dans une logique de chantier lourd impliquant des travaux mécanisés conséquents. 

1. L'entretien régulier (propriétaire riverain)
  • Action : Enlèvement localisé de sédiments (atterrissements, vase, sable) qui gênent l'écoulement ou nuisent au bon état écologique.
  • Objectif : Maintenir le profil existant, assurer la fluidité.
  • Limite : Ne pas modifier la forme générale du lit (profondeur, largeur, pente).
  • Régime : Aucune déclaration ni autorisation n'est requise tant que cette limite d'impact n'est pas franchie.
2. Le curage (régime IOTA)
  • Action : Opération plus lourde, souvent mécanisée, visant à extraire des volumes importants, parfois sur de longs linéaires.
  • Objectif : Modifier le profil (par exemple, approfondir, recalibrer, ou restaurer un profil "théorique" disparu).
  • Limite : Le volume (2 000 m³) et la pollution (S1).
  • Régime : Déclaration (D) ou Autorisation (A) obligatoire (rubrique 3.2.1.0).
A noter que le bief est généralement un canal privé, non pas un cours d'eau. L'intervention y est libre mais doit s'astreindre à limiter les impacts (par exemple : ne pas mettre brutalement hors d'eau au risque de mortalité piscicole dans le canal, ne pas relarguer des boues sédimentaires en aval si risque de désoxygénation du cours d'eau à l'exutoire, etc.). 

En conclusion, si vous êtes propriétaire riverain et que vous souhaitez simplement retirer un banc de sable ou de vase récent qui s'est formé localement, sans "terrasser" le fond du cours d'eau, vous agissez dans le cadre de l'entretien régulier (L. 215-14) et n'avez pas besoin de dossier administratif. Idem quand vous intervenez sur un canal privé (bief). Il est important d'agir "en bon père de famille" et de procéder à des travaux réguliers d'entretien, afin de ne pas avoir des chantiers impliquant de grands volumes ou des interventions mécanisées lourdes. Dans ce cas, c'est le régime de déclaration ou d'autorisation qui s'appliquera, en fonction du volume et du risque de pollution. 

03/11/2025

Charles Antoine Poirée et l’invention des barrages à aiguilles

Au XIXᵉ siècle, la France connaît une phase intense d’aménagement hydraulique. Les rivières, longtemps soumises aux crues, aux sécheresses et aux variations de débit, doivent être rendues navigables pour soutenir le commerce intérieur et l’essor industriel. C’est dans ce contexte que se distingue Charles Antoine Poirée (1787-1873), ingénieur des Ponts et Chaussées, dont l’invention du barrage mobile à aiguilles marque une révolution silencieuse dans l’histoire de la navigation fluviale.


Originaire du Nivernais, Poirée s’attache dès les années 1820 à résoudre un problème concret : comment maintenir un niveau d’eau suffisant sur les rivières canalisées tout en permettant le passage des bateaux et en évitant les débordements destructeurs ?

En 1823, il met au point à Basseville, sur l’Yonne, un prototype de barrage constitué d’une série de cadres verticaux fixés au lit de la rivière, dans lesquels viennent s’appuyer des aiguilles, longues planches de bois que l’on dispose manuellement côte à côte pour retenir l’eau.

Ce système ingénieux permet de réguler le débit en retirant ou ajoutant des aiguilles selon les besoins. Pour la première fois, la hauteur du plan d’eau devient modulable sans mécanisme complexe, à l’aide d’une structure souple, légère et économique.

Le principe du barrage à aiguilles
L’idée de Poirée repose sur un équilibre subtil entre simplicité et efficacité. Le barrage, formé d’un batardeau mobile, peut être abaissé entièrement pour laisser passer une crue ou relevé partiellement pour maintenir la navigation.


Le barrage à aiguilles repose sur un dispositif de madriers verticaux, appelés aiguilles, disposés côte à côte pour retenir ou libérer l’eau selon les besoins. Chaque planche, longue de 2 à 4 mètres, s’appuie en bas sur un butoir du radier (heurtoir) et en haut sur une passerelle de fermettes métalliques. Ces fermettes, pivotantes, peuvent s’abaisser entièrement lors des crues pour laisser le passage libre à la rivière. Les aiguilles, maintenues par une barre d’appui et de réunion, sont manipulées manuellement une à une afin de régler le débit et le niveau d’eau.

La manœuvre consiste à ouvrir le barrage quand la rivière monte — en retirant les aiguilles et en couchant les fermettes — puis à le refermer quand l’eau baisse, en redressant les fermettes à l’aide d’un treuil et en remettant les aiguilles en place. Malgré l’effort physique requis, la conception ingénieuse du système garantit à la fois souplesse, sécurité et précision, offrant une alternative légère et modulable aux lourds barrages maçonnés fixes.

Une invention unanimement saluée au XIXe siècle
Expérimenté sur l’Yonne, puis adopté sur d’autres rivières françaises (Seine, Cher, Saône), le barrage à aiguilles Poirée devient rapidement un modèle pour toute l’Europe. Son principe est repris et perfectionné en Belgique, en Allemagne, puis en Angleterre, où il équipe de nombreuses voies navigables au XIXᵉ siècle.

Grâce à lui, la navigation continue devient possible sur des cours d’eau autrefois capricieux. Les péniches peuvent franchir les seuils sans interruption, et le transport fluvial gagne en régularité et en sécurité.

Nommé inspecteur général de première classe, Poirée reçoit la Légion d’honneur en 1855 et participe à l’Exposition universelle de 1855, où son invention est saluée comme une avancée majeure dans l’art du génie civil.

Son nom demeure attaché à une vision pragmatique de l’ingénierie : une innovation née de l’observation du terrain, au service de l’intérêt collectif.

Quelques barrages à aiguilles sont toujours visibles en France, mais ils sont de plus en plus rares car modernisés par des dispositifs demandant moins de main d'oeuvre et offrant plus de sécurité. Leur histoire témoigne de l'alliance entre science, technique et utilité publique, emblématique du siècle des ingénieurs.

L’œuvre de Poirée s’inscrit dans la lignée des grands bâtisseurs des Ponts et Chaussées, ceux qui ont transformé les rivières françaises en véritables artères économiques. Son invention, à la fois modeste et géniale, illustre la force des solutions simples dans la maîtrise de l’eau — une leçon toujours actuelle à l’heure où la gestion fine des ressources hydriques redevient un enjeu crucial.

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Visite au Batardeau (Auxerre)
L'association Hydrauxois a visité l'ancien moulin et usine élévatoire des eaux du Batardeau, à Auxerre. Le barrage du Batardeau, dernier barrage à aiguilles de l’Yonne, a été remplacé entre 2022 et 2024 par un barrage mobile gonflable à l’eau, symbole d’une transition entre héritage hydraulique et modernité. L’ancien système (photo ci-dessous, DR), nécessitant la manipulation manuelle de centaines d’aiguilles, laisse place à une gestion à distance plus rapide et précise, assurée depuis un local technique que l'on voit en berge de rive droite (photo ci-dessus). Ce changement marque une étape majeure dans le programme de modernisation des barrages de l’Yonne, porté par Voies navigables de France pour une gestion durable de la ressource en eau. Le local d'entreposage des aiguilles à été conservé.


L'ancien système à aiguilles, Auxerre. 

A noter que si les barrages à aiguilles sont de plus en plus souvent remplacés sur les voies de navigation fluviale, ils peuvent être expérimentés chez des particuliers. Un adhérent à Cheney (rivière Armançon) avait ainsi opté pour une régulation du niveau de son bief par des aiguilles, au niveau du moulin (photo ci-dessous). 


Système à aiguilles pour réguler le niveau d'un bief de moulin.

26/10/2025

Une passe à poissons par capture et transport améliore la répartition des espèces

Une étude  vient d’évaluer, sur trois ans, les effets de la réouverture d’un axe migratoire pour les poissons sur l’Amblève. L’installation d’un système de capture et transport des poissons au pied de la cascade de Coo a permis de documenter, avec une précision inédite, la recolonisation d’un tronçon de rivière resté fermé pendant plus d’un demi-siècle. Une solution à étudier quand la hauteur de chute (ici 11 m) rend trop importants les coûts de chantier et de foncier.


Le système étudié, illustration extraite de Gelder et al 2025, art cit. 

Les cours d’eau européens sont fragmentés par plus d’un million d’obstacles, perturbant les cycles biologiques des poissons. Dans ce contexte, la directive-cadre sur l’eau de l’Union européenne (2000/60/CE) et diverses lois nationales encouragent la restauration de la continuité écologique, notamment par l’installation de dispositifs de franchissement. L’étude de Justine Gelder, Jean-Philippe Benitez et Michaël Ovidio (Université de Liège) cherche à mesurer, de manière intégrée, les effets d’une passe à poissons sur la diversité, la biomasse et la dynamique des populations après la réouverture d’un axe migratoire.

Le site d’étude est la cascade de Coo, sur la rivière Amblève, affluent de l’Ourthe (bassin de la Meuse). Cet obstacle de 11,8 mètres, d’origine médiévale puis modifié au XXe siècle pour un usage hydroélectrique, bloquait toute migration amont depuis 1970. En 2021, un dispositif de capture-transport a été installé dans le canal de restitution de la centrale : les poissons venant de l'aval et empruntant le canal sont piégés, identifiés, mesurés, puis transportés manuellement et relâchés 500 mètres en amont.

Le suivi a combiné deux approches :
  • des campagnes d’électropêche menées en amont et en aval avant et après l’ouverture (2005–2023), permettant de comparer l’abondance, la biomasse et la diversité des peuplements ;
  • un monitoring continu de la passe à poissons sur trois ans (2021–2024), avec identification, pesée, mesure et marquage RFID des individus capturés.

Des indices classiques de diversité (Shannon, Simpson, Pielou) et de dissimilarité (Bray-Curtis) ont été calculés pour évaluer l’évolution des communautés, tandis que les distributions saisonnières et la taille des individus ont permis de distinguer migrations adultes et déplacements juvéniles.

Avant l’ouverture, la diversité était bien plus élevée en aval (20 espèces, H’ de Shannon–Wiener = 2,93) qu’en amont (13 espèces, H’ = 1,21). Après l’installation de la passe, 17 espèces et plus de 2 300 individus ont été recensés dans le dispositif, révélant une recolonisation rapide et variée. Les espèces rhéophiles (barbeau, spirlin, truite, chabot) ont largement dominé les captures. Le spirlin, absent en amont avant 2021, est apparu en grand nombre dès la deuxième année, marquant un succès de recolonisation.


Fréquence cumulée des individus de diverses espèces en amont de l'ouvrage, sur 3 ans de suivi. 

Les données montrent un effet d’ouverture net : 50 % des captures de barbeaux et de brochets ont eu lieu dès la première année. Les adultes migrent principalement entre avril et juillet pour la reproduction, tandis que les juvéniles se déplacent surtout à l’automne pour trouver des habitats favorables à la croissance ou à l’hivernage. La taille médiane des individus capturés dans la passe était supérieure à celle observée en aval, signe que les poissons les plus robustes ont d’abord colonisé les nouveaux habitats.

Les auteurs soulignent la valeur d’un suivi multi-méthodes et pluriannuel pour comprendre la dynamique de recolonisation après la restauration de la continuité. La passe à poissons de Coo, bien que perfectible (efficacité estimée à 7,9 %), permet déjà à de nombreuses espèces potamodromes de franchir l’obstacle et d’exploiter de nouveaux habitats en amont. Les recaptures de poissons marqués confirment également des allers-retours entre les deux tronçons, preuve d’une reconnexion fonctionnelle du milieu.

L’étude plaide pour le maintien d’un suivi à long terme afin d’observer l’évolution des peuplements sur plusieurs décennies et d’ajuster la conception des dispositifs. Elle démontre que la restauration de la connectivité n’est pas qu’un enjeu pour les espèces migratrices emblématiques. 

Enfin, pour une chute importante, un tel dispositif de capture et transport est bien moins coûteux en foncier et en chantier qu'une passe à poissons classique. En outre, le dispositif est plus sélectif pour les espèces exotiques ou envahissantes, que l'on peut exclure du relargage à l'amont.

Référence :
Gelder J et al (2025), A check-up of the opening of a fish migratory axis on multi-dimensional and multi-annual scales, Journal of Ecohydraulics, 1–13. DOI: 10.1080/24705357.2025.2523799