Ce classement des
rivières s'inscrit dans le cadre de la « continuité
écologique », promue par la loi sur l'eau et les milieux
aquatiques (LEMA) de 2006, puis les lois Grenelle 1 (2009) et
Grenelle 2 (2010, Trame bleue), interprétations françaises de la
directive-cadre sur l'eau (DCE) adoptée par l'Union européenne en
2000.
Classement des
rivières : un enjeu déjà ancien
L'idée d'un
classement des rivières n'est évidemment pas nouvelle, puisque le
premier classement imposant des échelles à poissons en France date
de la loi du 31 mai 1865. Avant même cette époque, et comme le
signale ce
site, certaines rivières françaises connaissaient les
« passe-lits », plans inclinés à 10-15° de pente
entre la retenue amont et l'aval du seuil, dont l'entretien pouvait
être rendu obligatoire par des coutumes. De même, les échelles à
poissons existaient localement avant la loi de 1865 à des fins de
renouvellement du stock piscicole (image : extrait du Bulletin
de la Société d'agriculture, industrie, sciences et arts du
département de Lozère, 22, 1861, cliquer pour agrandir).
La
loi de 1865 marque néanmoins la prise de conscience du législateur
moderne, et elle signale dans son article 1 : « Des
décrets du Conseil d’État, après avis des conseils généraux du
département, détermineront les parties des fleuves, rivières,
canaux et cours d’eau dans les barrages desquelles il pourra être
établi, après enquête, un passage appelé échelle destiné à
assurer la libre circulation du poisson. » Un
certain nombre de décrets (exemple)
ou décisions interministérielles (exemple,
en bas) vont aboutir soit à l'obligation d'installer les échelles à
poissons, soit à l'interdiction pure et simple de construire des
ouvrages hydrauliques nouveaux sur certains cours d'eau.
D'autres
classements suivront à mesure que les rivières françaises seront
équipés d'ouvrages hydro-électriques remplaçant les ouvrages
hydromécaniques. Le système actuellement en vigueur, appelé à
être modifié prochainement, connaissait les rivières « réservées »
et les rivières « classées ». Ce classement était issu
d'une agrégation de lois ayant commencé en 1919, avec la loi sur
l'énergie hydraulique, suivie par la loi de 1976 sur la protection
de la nature, la loi de 1984 sur la pêche en eau douce, la loi de
1992 sur l'eau (article L232-6 du Code rural, puis article L-432-6 du
Code de l'environnement).
Le premier
enseignement est que le souci du franchissement piscicole est ancien.
Il n'y a pas eu des siècles d'aveuglement suivis d'une lumineuse et
récente prise de conscience, mais plutôt des séries d'ajustement
tentant de concilier les usages hydrauliques et la biodiversité
aquatique.
Liste 1 et
liste 2 : leur signification
Venons-en au
nouveau classement des rivières appelé à entrer en vigueur rapidement. Les
rivières seront désormais classées en deux catégories : liste 1
et liste 2. (Carte ci-dessous : le classement des bassins de
l'Armançon, du Serein et de la Cure, cliquer pour agrandir).
La liste 1
désigne les rivières à préserver, en très bon état écologique,
les tronçons considérés comme réservoirs biologiques, les
rivières à enjeu de migrateurs amphihalins (vivant alternativement
en eau douce et salée, comme le saumon, la truite de mer,
l'anguille, l'alose, les lamproies, etc.). Sur ces rivières, aucun
ouvrage hydraulique nouveau ne sera autorisé et les ouvrages
existants devront se mettre en conformité avec la continuité
écologique, c'est-à-dire assurer le transport sédimentaire et le
franchissement des poissons (montaison, dévalaison).
La liste 2
désigne les rivières à restaurer, en état écologique moyen à
mauvais. Là aussi, les ouvrages hydrauliques existant devront être
mis au norme, mais la construction de nouveaux équipements ne sera
pas interdite a priori.
La classement des
rivières proposé en lien plus haut (pour le bassin Seine-Normandie)
précise, pour chaque tronçon, les espèces d'intérêt, la présence
d'un enjeu migrateur (besoin de franchissement dans le cycle de vie
de certains poissons), l'état sédimentaire (niveau du transport de
charge solide par charriage) et, les cas échéant, des objectifs
précis (existence d'un « axe anguille », connexion avec
un réservoir biologique, reformation de frayères, etc.).
Mise en
application du classement : nécessité du réalisme
Les propriétaires
disposent d'un délai de 5 ans à compter de la publication du
classement des cours d'eau pour mettre leurs ouvrages en conformité
avec les exigences de la préfecture. Concrètement, ce sont les
services de la police de l'eau (DDT, Onema) qui transmettront aux
propriétaires ou exploitants les consignes préfectorales.
Le problème est
le suivant : la continuité écologique peut signifier bien des
choses. Une « ouverture raisonnée des vannes », comme le
proposent beaucoup d'associations de moulins, est par exemple un
moyen de favoriser le transit sédimentaire et la circulation
piscicole en dévalaison, de biefs en biefs. Le propriétaire
s'engage, en fonction de consignes de l'Onema, à actionner le
vannage et à assurer un certain débit à certaines périodes de
l'année où le cycle de vie des espèces le réclame.
Cette hypothèse
serait la plus simple et la plus conforme à l'emploi des moulins,
même si elle implique une présence permanente du propriétaire
– les moulins en « résidence secondaire » devront
trouver des solutions pour respecter le fonctionnement de leurs
ouvrages, de manière pas très éloignée de leur usage historique.
Mais
l'Administration de l'eau peut se montrer plus stricte et réclamer
la pose de passes à poissons. Là encore, il y a des gradients de
complexité dans les équipements demandés.
Le Code de
l'environnement prévoit la circulation des migrateurs vivant
alternativement en eau douce et salée. Ce qui supposerait dans la
région des passes à anguilles, dont la conception présente un
certain coût. Encore l'anguille tolère-t-elle des rampes à pente
forte, et en tête de bassin versant, comme l'Auxois-Morvan, les
individus sont adultes. (Ci-contre : anguille commune d'Europe,
Ron
Offermans, Wikimedia Commons)
En revanche, si
l'Administration exige des passes adaptées à toutes espèces non
amphihalines (Salmonidés d'eau douce et Cyprinidés), la perspective
change complètement : ces dispositifs de franchissement (passe
naturelle « rustique », passe à bassins successifs)
demandent énormément de génie civil en raison de la nécessité
d'une faible pente, faible puissance volumique de l'eau et faible
turbulence de l'écoulement. Le coût devient alors tout à fait
prohibitif pour la plupart des propriétaires. Et, disons-le, assez
aberrant dans la période de grave crise que nous connaissons.
Bref, la mise en
oeuvre du nouveau classement sera affaire de réalisme :
- soit on convient qu'il faut des réformes progressives, raisonnables et soutenues par des subventions quand elles ont des coûts importants sur un site donné ;
- soit on exige des passes disproportionnées en laissant les propriétaires à eux-mêmes et en les menaçant d'amende ou d'effacement de leurs ouvrages.
Dans la seconde
hypothèse, le nouveau classement des rivières sera conflictuel. Ce
n'est évidemment souhaitable pour personne. Et surtout pas pour la
continuité écologique, qui n'a aucune chance de succès dans notre
pays si elle est menée par voie autoritaire et ruineuse.
Eclaircir la
constitution du classement :
une transparence indispensable
une transparence indispensable
Classer chaque
tronçon de rivière française est une bonne chose : encore
faut-il par la suite expliquer et justifier le classement en question
auprès des riverains, et du public en général.
Notre association
demandera en conséquence la publication de la documentation primaire
ayant permis de réaliser le nouveau classement. En effet, si l'on
prend l'exemple du tronçon de l'Armançon de l'aval du barrage du
Pont au confluent avec la Brenne, le classement se contente de
mentionner parmi les espèces concernées par la continuité
écologique les « cyprinidés rhéophiles » (à côté
des anguilles).
Cette expression
pour le moins cryptique ne signifie pas grand chose aux riverains et
propriétaires d'ouvrages, ni aux citoyens en général.
Quand on va sur
la base
documentaire Eau France, la requête sur
« cyprinidés rhéophiles » ne donne que 33 résultats,
dont la plupart ne sont pas spécifiques à ces espèces, et on ne
trouve rien sur les travaux d'analyse et mesure du tronçon
d'intérêt. La base KMAE
de l'Onema ne donne que 16 résultats, dont au moins deux concernent
les rhéophiles (pas spécialement cyprinidés) dans notre région,
un travail de Boet
et al 1991 sur le bassin de l'Yonne, et un
autre de Berrebi
dit Thomas et al 1998 sur le bassin de la
Seine. Ces études ne sont pas récentes, et aucune ne mentionne la
continuité écologique.
Une recherche sur
le mot-clé « Armançon » donne bien 87 résultats sur
Eau France, mais un classement par date ne révèle aucune étude
piscicole récente permettant de connaître le peuplement actuel et
historique des cyprinidés rhéophiles, ni de préciser les besoins
et capacités en franchissement d'obstacles de chacune des espèces.
Les cyprinidés
rhéophiles ne sont qu'un exemple parmi d'autres, sur un tronçon
parmi d'autres. S'il s'agissait de recherche fondamentale ou
appliquée, ces questions ne concerneraient bien sûr que les
chercheurs. Mais voilà, comme le classement des cours d'eau risque
de se traduire localement par des destructions du patrimoine
hydraulique ou des aménagements particulièrement coûteux, ces
questions concernent désormais toute la société.
Par ailleurs,
s'il est tout à fait louable que le Ministère de l'Ecologie et les
Agences de l'Eau s'appuient sur la science, nul n'ignore que la
science est fondée sur la publication de ses résultats et de ses
méthodes : c'est ce qui permet la critique, donc le progrès des
connaissances.
Aussi la parfaite
transparence sur la détermination des espèces demandant des
dispositifs de franchissement sera-telle requise dès le classement
publié.
Les principaux
points de progrès :
« prime à la passe » et autres mesures d'accompagnement
« prime à la passe » et autres mesures d'accompagnement
Le nouveau
classement des cours d'eau et l'obligation de mise en conformité sur
la période 2014-2019 se présentent donc comme un chantier de
travail important, avec plusieurs axes demandant clarification entre
les riverains, propriétaires, associations et administrations de
l'eau.
L'association
Hydrauxois travaillera en particulier les points suivants :
• Rapport
coût-bénéfice écologique : déterminer site par site quelle
solution présente un gain environnemental pour un coût moindre ;
éviter toute application systématique alors que chaque ouvrage sur
chaque tronçon de rivière est un cas particulier ;
• Optimisation
des passes à poissons : travailler avec les ingénieurs pour
proposer des dispositifs de franchissement minimisant le coût du
génie civil tout en conservant le bénéfice écologique attendu ;
• Suivi
d'analyse : équiper un certain nombre de sites de dispositifs
d'observation afin de mesurer les effets réels des aménagements,
ainsi que leurs points faibles en vue d'une amélioration future
(attractivité des passes, effets de luminosité, problèmes de
recirculation, etc.) ; publier les résultats de manière
transparente pour informer le public des gains écologiques
observés ;
• Soutien de
l'Etat : la rivière comme la biodiversité sont des biens
communs, donc l'effort de continuité écologique doit être soutenu
par des subventions publiques, au pro rata des coûts d'équipement
exigés par le demandeur (Etat). D'autant que l'immense majorité des
moulins ne tire aucun revenu de l'énergie hydraulique, contrairement
aux grands barragistes ; le principe d'une « prime à la
passe » sera donc promu ;
• Articulation
de la continuité écologique avec le patrimoine et l'énergie :
la continuité écologique est l'occasion de rappeler aux
propriétaires leur devoir d'entretien du patrimoine historique que
représentent les ouvrages hydrauliques, mais c'est aussi le moment
de leur proposer une aide à l'équipement hydro-électrique, en
conformité avec les plans de transition énergétique que la région
Bourgogne, la France et l'Europe ont engagé ; toute demande de
passe impliquant un génie civil important devra donc être associée
à une analyse de préfaisabilité afin de mutualiser éventuellement
les coûts de la passe et ceux d'un équipement hydro-électrique
(s'il est inexistant au droit de l'ouvrage, sinon une modernisation
de l'équipement existant).
L'association
Hydrauxois défendra cette ligne de propositions auprès des
autorités administratives, techniques et scientifiques en charge de
l'eau sur les bassins de l'Armançon, du Serein et la Cure. Elle la
défendra également auprès de tous les citoyens d'Auxois-Morvan et
de leurs élus, car le risque de destruction du patrimoine rural et
technique de notre région est bien réel (voir l'exemple inquiétant
du projet-pilote
de Semur-en-Auxois). Et elle ne peut évidemment que conseiller
aux propriétaires d'ouvrages hydrauliques de la rejoindre, afin de
peser ensemble dans les négociations à venir.