17/01/2016

Effacement de Nod-sur-Seine: simple déclaration et pas d'enquête publique malgré 500 m de rivière modifiés

L'effacement du barrage de Nod-sur-Seine (voir ici et ici) fait partie des opérations à peu près inutiles dont sont friands les syndicats de rivière (ici le Sicec) et l'administration (DDT, Onema, Agence de l'eau). La qualité piscicole de la Seine au droit du tronçon (mesurée par IPR) est bonne ou excellente dans les relevés disponibles, ce qui ne montrait pas d'urgence particulière à intervenir au motif d'améliorer ce compartiment. Et l'ouvrage offrait des profils intéressants, notamment une profonde fosse de dissipation aujourd'hui recouverte des sédiments remobilisés. A notre grande surprise, le syndicat a procédé à une simple déclaration pour cette opération, alors que plus de 500 m de profil de rivière sont changés. Nous attendons de l'administration une explication. Le syndicat n'a quant à lui jamais répondu à nos courriers...

A l'occasion d'une réunion de concertation chez un adhérent ayant des problèmes de niveau légal de retenue, M. le Sous-Préfet de Montbard nous avait garanti la totale impartialité de l'Etat sur le dossier des ouvrages hydrauliques. Nous lui avions alors signalé que nous ne doutions pas de cette impartialité, mais que nous nous permettrions de la mettre à l'épreuve prochainement. C'est chose faite avec une demande d'information envoyée le 17 novembre 2015, et à ce jour sans réponse.

Nous avons exposé les faits comme il est reporté ci-dessous. Le principal problème : cette destruction d'ouvrage ayant modifié le biotope local et le profil de la rivière sur plus de 100 m (ainsi que les frayères) n'a fait l'objet que d'une déclaration simple, pas d'une autorisation. Donc pas d'enquête publique. Petite destruction de complaisance entre amis qui partagent la même idéologie?  Nous attendons que la Préfecture se positionne clairement sur ce dossier, d'autant que plusieurs autres effacements sont programmés en 2016 par le Sicec, avec dans certains cas de fortes interrogations de riverains sur l'avenir des écoulements.

Dans ce cas de Nod-sur-Seine, nous n'avons pas non plus trouvé trace de l'arrêté préfectoral abrogeant le droit d'eau ou le règlement d'eau, d'analyse chimique des sédiments renvoyés à l'aval de la rivière, d'estimation des espèces invasives, de bilan des nutriments avant/après ni bien sûr d'objectifs de résultat. Les mêmes gestionnaires et fonctionnaires affirmant que les ouvrages ont des impacts font comme si les effacements des ouvrages n'en avaient pas, alors que ces opérations sur lit mineur modifient un équilibre local établi de longue date. Le cas de Nod-sur-Seine a tout d'un chantier à la sauvette qui permet de baisser artificiellement les charges des opérations d'effacement pour prétendre ensuite qu'elles sont en moyenne moins coûteuses à la collectivité que les aménagements (ou le statu quo quand l'ouvrage n'est manifestement pas un problème grave pour les milieux.)

Les faits
A l’automne 2014 a été envoyée à la DDT 21 par le SICEC une déclaration relative aux travaux d’effacement de l’ouvrage Floriet à Nod-sur-Seine : cf récépissé dossier n° 21-2014-00110.

Il est fait état d’un régime de « déclaration » au titre de l’article R 214-1 C Env. 3.1.2.0 : « Installations, ouvrages, travaux ou activités conduisant à modifier le profil en long ou le profil en travers du lit mineur d'un cours d'eau, à l'exclusion de ceux visés à la rubrique 3,1,4,0 ou conduisant à la dérivation d'un cours d'eau sur une longueur de cours d'eau inférieure à 100 m. Le lit mineur d'un cours d'eau est l'espace recouvert par les eaux coulant à pleins bords avant débordement. »

Nous contestons que l’effacement de l’ouvrage Floriet à Nod-sur-Seine implique une modification du lit mineur sur moins de 100 m, tant au regard des résultats visibles du chantier survenu depuis qu’au regard des mécanismes de l’hydrodynamique fluviale appliqués au cas analysé.

Notre demande
Nous demandons au SICEC une copie du dossier de déclaration (pour comprendre le calcul et la modélisation effectués) et le cas échéant une copie du contrôle DDT ou Onema ayant validé l’instruction.

Nous souhaitons si besoin (pour ce cas, pour les effacements programmés et pour nos adhérents) que la DDT précise la notion de « profil en long » et les méthodes de calcul de ce profil dans un dossier loi sur l’eau.

Nos observations
L’influence d’un ouvrage sur le profil en long concerne aussi bien la ligne d’eau et d’énergie que le substrat de la rivière. Cette influence regarde la zone amont et la zone aval. La suppression d’un ouvrage provoque un abaissement de la ligne d’eau,  un phénomène d’érosion régressive avec réactivation de l’érosion latérale amont et un phénomène de sur-alluvionnement aval, associé à la reprise du transport de charge solide (JR Malavoi et D Salgues, Arasement et dérasement de seuil, Onema et Cemagref 2011).

Une influence de moins de 100 mètres sur le profil en long (fond, berge, ligne d’eau) est rarissime pour un ouvrage hydraulique sur les rivières du Châtillonais, dont les pentes sont relativement faibles (le plus souvent entre 0,2 et 0,8%, cf profil IGN et données in SICEC – FDAAPPMA 21, Etude des peuplements macrobenthique et piscicoles de la Seine et de ses affluents au regard de la qualité physique et chimique de l'hydrosystème, 2011).

A titre d’exemple, un ouvrage de seulement 40 cm sur une rivière de pente 0,5% a une influence de l’ordre de 100 m sur le linéaire de la rivière (env. 80 m amont en remous liquide et solide, env. 20 m aval en déficit sédimentaire).


Illustration n°1 : ouvrage avant effacement
L’examen de l’ouvrage Floriet avant effacement (ci-dessus) montre que les vannes de l’ouvrage avaient été retirées, mais que le seuil et radier résiduels représentaient une hauteur que l’on peut estimer visuellement supérieure à 1 m par rapport à la ligne d’eau. Le seuil était de type poids avec une face aval en pente, la chute visible sur l’image étant la partie basse du seuil (on voit la partie haute sous le bajoyer).

Il a été rapporté en réunion du comité syndical (octobre 2015) que la chute résiduelle avait suffi à creuser une fosse de 5 m à l’aval, ce qui indique la persistance d’une activité érosive au niveau du site (pas de comblement de la fosse). Il a été projeté à l’occasion de la même réunion un profil en long, mais nous n’en disposons pas.


Illustration n°2 : berge exondée à l’amont de l’ancien ouvrage, estimation de la hauteur de ligne d’eau due au seuil
Après effacement de l’ouvrage et visite sur site, les strates exondées de la berge sont interprétables en raison de l’absence de crue depuis les travaux. Au niveau de l’ancien seuil, env. 20 m à l’amont, on observe une hauteur d’env. 1,43 m en eau au-dessus du niveau du lit exhaussé (env 1,95 m au-dessus de la ligne d’eau actuelle en étiage, au moment de la photographie, ligne d’eau non représentée sur l’illustration).

Cette observation est cohérente avec l’illustration n°1 et confirme que l’ouvrage résiduel n’était pas une chaussée de quelques centimètres ou dizaines de centimètres.

Au regard de la pente de la Seine en sortie de Nod-sur-Seine, on peut estimer que l’ouvrage avait une influence amont de l’ordre de 500 m et une influence aval de l’ordre de 100 m.


Illustration n°3 : persistance des exondations de berge et atterrissements de remous solide à plus de 300 m de l’ouvrage
Cette image montre les bords de la rivière à une distance d’environ 330 m de l’ancien ouvrage, au niveau du méandre le plus marqué de la rivière sur la zone, cf localisation sur carte IGN. On observe sur chacune des rives des anciens niveaux exondés sans reprise végétative et des systèmes racinaires à nu. On observe également en substrat des atterrissements en amas à granulométrie grossière (sables, graviers) caractéristiques du remous solide des ouvrages hydrauliques.

Cela confirme l’estimation réalisée précédemment : la zone d’influence de l’ouvrage excède très largement les 100 m, donc l’effacement impacte le profil en long sur une distance elle aussi supérieur à 100 m. La partie aval n’est pas examinée ici.  

Conclusion
La DDT doit préciser le régime des travaux en rivière influençant le profil en long ou en travers. Il est nécessaire pour nous de comprendre comment l’estimation de moins de 100 m d’impact sur le profil en long a été calculée par le SICEC et validée par la DDT.

C’est important au regard du chantier de Nod-sur-Seine, même si celui-ci est désormais réalisé, mais aussi au regard des autres projets d’effacement inclus dans la DIG de juin 2015 ou de ceux votés en comité syndical SICEC d’octobre 2015.

En effet, un régime d’autorisation (et non de déclaration) implique une étude d’impact sur l’environnement (protection des milieux) et sur la sécurité (droit des tiers), ainsi qu’une enquête publique. Or, la plupart des ouvrages de Seine amont ont une influence qui dépasse les 100 m de linéaire et qui justifie cette procédure: au demeurant, cela explique l’intervention du syndicat sur ces sites, faute de quoi ils seraient négligeables et sans objet réel de restauration de continuité comme de recréation d’habitats.

Les associations Hydrauxois et Arpohc préparent à l’intention du SICEC, de la DDT 21, de la DR9 Onema et de l’Agence de l’eau S-N un guide juridique et technique relatif à l’ensemble des points de contrôle afférents à tous les projets d’effacement. Ces projets sont très loin d’être neutres et, au-delà de l’objectif initial de restauration de continuité longitudinale, ils peuvent présenter des effets adverses sur les milieux et sur les droits des tiers. Ces incidences sont à estimer et, si besoin, à corriger.

Nous attendons d’être davantage associés à ces projets, en conformité avec le souci de concertation et d’impartialité exprimé par les autorités préfectorales, ainsi qu’avec le niveau d’ambition du financeur (Agence de l’eau) souhaitant que les travaux subventionnés par l’argent public soient irréprochables.

Enfin, il se peut que le SICEC, les services instructeurs de l’Etat et nos associations n’aient pas la même définition de ce qu’est un profil en long. Si le malentendu provient de là, c’est tout aussi important de le savoir car nos adhérents peuvent avoir des projets modifiant la rivière et il est indispensable pour eux de comprendre précisément ce qui relève de la déclaration ou de l’autorisation.

16/01/2016

Idée reçue #12: "On ne peut pas vraiment définir le poids des moulins par rapport à d'autres impacts sur la rivière"

Jamais en panne d'une intoxication de l'opinion, le Ministère de l'Ecologie prétend dans sa communication publique qu'il n'est pas possible de distinguer et hiérarchiser les impacts relatifs des différents facteurs qui dégradent la rivière. C'est étonnant parce que cette démarche est à la base de l'analyse scientifique des phénomènes complexes, y compris en écologie des rivières et des milieux aquatiques. Avons-nous un ministère de l'écologie ou un ministère de l'idéologie?

Sur son site, le Ministère de l'Ecologie écrit à propos du faible impact des moulins sur les poissons :
"L’ensemble des pressions [sur les rivières] a fortement augmenté, au point de justifier l’élaboration de la Directive Cadre européenne sur l’eau. Il faut aujourd’hui tenir compte de :
  • L’augmentation de la population française, qui a plus que triplé depuis le Moyen-Âge, âge d’or des moulins
  • L’augmentation du taux de prélèvements de l’eau pour des usages de consommation, d’industrie ou d’agriculture
  • Les conséquences des nombreuses extractions de granulats qui ont eu lieu pendant les 30 glorieuses et qui ont vidé certains cours d’eau de leurs habitats
  • La multiplication des aménagements de berges, des endiguements, des chenalisations et rectifications dans le cadre, notamment, des remembrements agricoles, ou de la navigation, etc.
  • La multiplication et l’augmentation des pollutions ponctuelles et diffuses (urbaines, industrielles et agricoles)
  • Pour les migrateurs amphihalins, la surpêche est à ajouter à ces pressions sur les cours d’eau.
Certains de ces impacts inhérents à l’évolution des activités anthropiques au fil de l’histoire sont irréversibles. Par exemple, on ne peut pas faire baisser la population française, ni rattraper les effets des extractions de sédiments passées, ni revenir aux niveaux de prélèvements qui existaient encore au XVIIIe siècle, ou même agir sur les effets à court ou moyen terme de la surpêche. 
Les impacts de ces pressions sont souvent évidents mais particulièrement complexes à chiffrer dans la mesure où elles agissent souvent en synergie et que l’importance de leurs effets varient selon les milieux où elles s’exercent : il est donc illusoire de tenter de les hiérarchiser."
Remarquons que le Ministère admet l'ampleur des impacts et fait l'aveu implicite de son impuissance à envisager leur correction. Mais surtout, il n'est pas "illusoire" du tout de hiérarchiser ces impacts comme le conclut le texte. C'est même une chose tout à fait courante dans n'importe quelle science, par exemple :
  • en épidémiologie et santé publique, on calcule les risques relatifs de développement de pathologies en fonction des différents facteurs auxquels sont exposés les individus, on choisit des politiques de santé ciblées sur les risques (donc les facteurs) les plus importants ;
  • en climatologie, sciences de l'océan et de l'atmosphère, on modélise les déterminants (forçages) des équilibres radiatifs-convectifs du climat, on choisit des politiques de prévention qui concernent les forçages prépondérants (en l'occurrence, les gaz à effet de serre).
L'exemple du climat est très parlant : si l'on suit la rhétorique douteuse du Ministère de l'Ecologie, on ne pourrait rien faire puisque les déterminants du climat sont multiples, que la démographie humaine a explosé, que l'énergie fossile est au coeur de toutes les activités humaines sur cette planète (80% du mix énergétique) et que diverses sources carbone le sont aussi (agriculture, déforestation). Donc les scribes du Ministère nous diraient certainement "illusoire de hiérarchiser, impossible de revenir en arrière, bla bla bla".

Si la science ne savait pas étudier des phénomènes complexes et multifactoriels, nous aurions quelques soucis à nous faire vu que pour l'essentiel, tous les phénomènes naturels sont dans ce cas!



Là où la prose ministérielle devient vraiment curieuse, c'est quand on sait que les chercheurs (y compris les chercheurs des laboratoires français de l'Onema, de l'Irstea, du CNRS, du MNHN, des universités, etc.) développent déjà diverses démarches scientifiques pour essayer de pondérer l'impact des pressions en rivière sur des paramètres d'intérêt. Par exemple (l'analyse de chacun des articles cités ci-dessous se trouve dans notre rubrique science ou en utilisant la fonction recherche à droite, avec le nom du premier auteur) :
  • on choisit des rivières, des indicateurs de qualité, des descripteurs d'impact, et on procède à des analyses factorielles permettant de quantifier la variance, les vecteurs propres et les résidus (Marzin et al 2013, Villeneuve et al 2015, Dahm et al 2013)
  • on analyse des rivières et des données historiques de peuplement, ce qui forme la base d'une approche pression-réponse diachronique (Beslagic 2013, Clavero et Hermoso 2015, Haidvogl et al 2015)
  • on développe un modèle spécifique sur une rivière avec une analyse de distribution habitat-obstacle-peuplement (Radinger et Wolter 2015) 
  • on compare avant-après des rivières ayant bénéficié d'une restauration morphologique ou on compare des tronçons selon leur densité d'ouvrages (Van Looy et al 2014, Schmutz et al 2015, Kail et al 2015).

Il est exact que certains facteurs peuvent agir en synergie et qu'au-delà des modèles pression-réponse, chaque système hydrologique sera un cas particulier. Mais cela ne remet pas en cause le principe de pondération des facteurs d'intérêt (ce que l'administration veut esquiver), et cela signale surtout qu'on doit intervenir sur une rivière après une vraie analyse de ses déterminants (ce que l'administration veut aussi bien éviter, son horizon actuel d'action est l'envoi de la pelleteuse après avis du technicien local Onema ou Fédération de pêche).

Remettons donc les idées à l'endroit : le Ministère de l'Ecologie a engagé la réforme de continuité écologique, et en particulier le classement des rivières qui en forme l'outil décisionnel principal, sur des périmètres mal dimensionnés et avec des méthodologies imprécises, en retard par rapport aux progrès des connaissances sur les rivières. Espérant échapper à la critique de ses choix et à la nécessité de leur ré-examen, le Ministère prétend aujourd'hui que l'on ne peut pas vraiment hiérarchiser les impacts en rivière ni comprendre dans le détail les déterminants de leur évolution récente. Cette affirmation est contraire à la vocation même de la démarche scientifique, telle qu'elle se pratique sur les rivières comme sur de nombreux autres systèmes complexes. En réalité, la plupart des obstacles à l'écoulement sont de très petites dimensions, et ils ont donc des effets chimiques, physiques et biologiques proportionnés, c'est-à-dire très modestes. Ces ouvrages que l'on veut effacer à tout crin ne paient pas le prix de leur impact réel, mais le prix de l'impuissance politique et administrative à corriger les autres facteurs de dégradation et modification des milieux (pollutions, changements d'usage des sols, surexploitation, réchauffement, etc.). 

A lire en complément
Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"
Idée reçue #08 : "Les opérations de restauration écologique et morphologique de rivière ont toujours de très bons résultats"

Illustration : Dijon et son agglomération, carte d'état-major du XIXe siècle, image aérienne contemporaine, © IGN. Les ouvrages hydrauliques déjà présents depuis plusieurs siècles sur les rivières pèsent peu par rapport aux autres impacts sur les bassins versants des sociétés industrielles modernes. Leur destruction est un simulacre et un spectacle, que l'administration essaie désespérément de rationaliser comme des actions prioritaires. Une politique publique fondée sur une telle malhonnêteté intellectuelle n'est pas durable, et elle décrédibilise ceux qui prétendent la porter.

15/01/2016

Développer des grilles de priorisation écologique des ouvrages hydrauliques (Grantham et al 2014)

Aménager tous les ouvrages en rivière n'est pas possible, ni sans doute souhaitable. Mais comment définir des priorités? Trois chercheurs américains ont proposé une grille de priorisation appliquée aux barrages californiens, avec une insistance sur les effets hydrologiques (modification de débit). Cet exemple n'est pas forcément transférable comme tel dans notre pays, mais il indique en revanche la méthode qui manque cruellement en France: au lieu d'un classement en bureau par rivière entière et sans motivation scientifique claire, voire avec des contradictions manifestes (non-classement des ouvrages les plus impactants d'un tronçon, non-classement d'une rivière alors que sa voisine classée est très similaire, etc.), il s'agit plutôt de définir de manière rationnelle et consensuelle des critères écologiques d'intérêt. Le refuser, c'est pénaliser la faisabilité de la continuité écologique, retarder l'appropriation de la réforme par les riverains et dépenser l'argent public sans gains optimaux pour les milieux – autant de voies sans avenir.

Comme le rappellent Theodore E. Grantham et ses collègues, la prolifération des barrages au cours du XXe siècle (pour les plus importants d'entre eux) a altéré les écoulements et les peuplements de nombreuses rivières. Le premier impact de ces ouvrages vient des modifications de débit par rapport aux conditions naturelles (changements plus ou moins prononcés des processus sédimentaires, des variations hydrologiques et des habitats). Il est possible dans certains cas de moduler la gestion des débits afin de se rapprocher de la variabilité naturelle de l'écoulement.

Les auteurs choisissent comme terrain d'étude la Californie, un Etat nord-américain de 425.000 km2, avec 1440 barrages (définis ici comme ayant une hauteur de plus de 1,8 m et stockant plus de 60.000 m3 d'eau en réservoir). La Californie comporte aussi des dizaines de milliers de seuils plus modestes que les auteurs n'analysent pas.

Le point qui nous intéresse ici est le principe d'une grille de priorisation des enjeux proposée par les chercheurs. Elle se définit comme suit (cliquer pour agrandir).


Source Grantham et al 2014 (droit de courte citation)

Les chercheurs proposent une succession de filtres pour objectiver les enjeux et sélectionner les ouvrages les plus impactants. Ces filtres sont successivement :
  • les attributs physiques (superficie de la retenue > 1 km2 et stockage > 100.000 m3);
  • les altérations hydrologiques (débit mensuel dérivé, débit de décharge maximal quotidien, etc.);
  • les impacts biologiques (présence d'espèces menacées sensibles au débit ou risque d'extinction locale);
  • le classement des barrages par analyse plus détaillée (contexte réglementaire, usage, richesse spécifique locale, degré d'altération hydrologique);
  • la sélection des candidats pour analyse locale approfondie.
Au terme de cette grille de priorisation, les chercheurs suggèrent que 181 barrages sur 1440 pourraient justifier d'aménagements ou de réglementations spécifiques de régulation des débits à fin environnementale.

Quelques commentaires et réflexions
Un point que nous reprochons au classement des rivières (donc des ouvrages) au titre de la continuité écologique en France est le manque de motivation et de concertation. Ces classements n'ont pas été le fait d'une recherche scientifique : leurs documents techniques d'accompagnement sont de simples listes de tronçons avec des espèces, construites à dire d'experts (les experts n'étant pas cités sur chaque tronçon). Sans même parler de la faisabilité réglementaire et économique du classement, sa construction montre un problème manifeste de légitimité.

Par exemple, quand on observe que les ouvrages les plus impactants de rivières ne font pas l'objet de classement (donc d'obligation), alors que l'amont et l'aval de ces rivières sont classés, il n'est pas possible d'y voir des choix cohérents avec ce que nous dit réellement la recherche sur la continuité écologique (voir cet article). C'est un peu comme si des experts du climat conseillaient de faire des efforts sur notre consommation de gaz en oubliant de signaler qu'il faut aussi restreindre de manière drastique l'exploitation du pétrole et du charbon: ce ne serait pas crédible! Il en va de même pour l'argent public dépensé de manière inefficiente dans des suppressions de très petits obstacles à impact écologique inconnu, par simple effet d'affichage.

On peut poser deux conditions raisonnables à la réflexion collective sur la continuité écologique: la réforme ne sera pas abandonnée (car la continuité est un angle légitime d'amélioration des rivières); la réforme ne sera pas menée dans les termes très peu réalistes où elle avait été conçue (c'est-à-dire traiter plus de 10.000 ouvrages en 5 ans, si possible en les effaçant, puis réviser le classement pour en aménager d'autres par tranches de 5 ans).

Partant de là, il ne faut pas s'enfermer dans un dogme administratif et contreproductif (on va tout aménager et on usera de la contrainte si nécessaire), ni au demeurant dans une posture oppositionnelle non constructive (on ne fera rien et on supprimera la loi), mais plutôt définir des grilles de priorisation comparables à celle proposée par Grantham et ses collègues. Voici quelques éléments de réflexion dans la construction de cette grille en France:
  • intégrer les objectifs DCE 2000 qui forment une contrainte réglementaire forte (par exemple, sortir du classement liste 2 les rivières en bon état chimique et écologique au sens DCE, n'y développer que des démarches incitatives);
  • utiliser (et d'abord réaliser!) l'ensemble des mesures biologiques, physiques et chimiques obligatoires dans le cadre de la DCE pour définir des rivières où l'impact morphologique paraît le facteur de premier ordre de la dégradation biologique, puis confirmer ce filtre par modélisation (vérifier que l'altération biologique ne correspond pas à d'autres facteurs);
  • définir des caractéristiques discriminantes des ouvrages hydrauliques (hauteur, forme, volume de retenue, score de franchissabilité) et traiter la classe la plus impactante (donc, pas forcément tous les ouvrages d'une rivière);
  • analyser les peuplements de la rivière et choisir d'abord les cours d'eau où il existe des enjeux importants (grands migrateurs, espèces très localisées, espèces menacées d'extinction ; ce qui signifie, sauf exception, pas d'aménagement prioritaire pour des truites, des cyprinidés rhéophiles ou diverses espèces actuellement très réparties sur les bassins versants français, sans réel risque de disparition à horizon temporel de la réforme, soit deux ou trois décennies.)
Une telle grille serait la première étape de désignation des ouvrages d'intérêt. Pour le choix de l'opération (aménagement, effacement), il faut encore développer une autre grille multicritères, que le Ministère de l'Ecologie devait concevoir mais sur laquelle il n'a pas avancé (voir cet article): usages professionnels et sociaux du site, patrimoine, paysage, énergie, attachement du propriétaire au droit d'eau et des riverains à la retenue, risques spécifiques (nutriments, pollutions sédimentaires, espèces invasives), etc.

Il faut noter que sur le compartiment écologique, la plupart des outils sont déjà disponibles: les services de recherche des établissements publics (surtout Onema et Irstea ici) ont développé divers méthodes ou indicateurs d'analyse des rivières, des ouvrages et des bassins versants ; les techniques statistiques / probabilistes de modélisation des phénomènes complexes sont bien connus dans de nombreux domaines de recherche, dont l'hydro-écologie. Le problème : ces outils ne sont pas rassemblés dans une méthode intégrée et ne sont pas appliqués aux analyses des rivières.

Avec des efforts de réalisme, de transparence et de concertation, on peut certainement arriver à une réforme de continuité écologique acceptée et appropriée par les parties prenantes et les populations. Si l'on continue à réfléchir en bureaux fermés sans rien vouloir changer à des choix déjà datés des années 2000, on s'enfermera dans l'impasse actuelle, en faisant perdre beaucoup de temps et d'argent à la collectivité.

Référence: Grantham TE et al (2014), Systematic screening of dams for environmental flow assessment and implementation, BioScience, doi: 10.1093/biosci/biu159

13/01/2016

Effets des petits ouvrages sur les habitats et les invertébrés (Mbaka et Mwaniki 2015)

Une étude de la littérature scientifique existante sur l'effet à l'aval des petits ouvrages (seuils, barrages au fil de l'eau et basses chutes jusqu'à 15 m) vient de paraître. Elle se concentre sur les données physico-chimiques des habitats et sur les invertébrés. Premier enseignement: il existe très peu de connaissances sur cette petite hydraulique, contrairement aux effets des grands barrages. Second enseignement: les impacts sur les paramètres étudiés sont soit non significatifs, soit très variables (corrélations tantôt positives tantôt négatives). Ce travail confirme à nouveau qu'une politique des ouvrages hydrauliques ne saurait être guidée par des généralités ni des classements aussi massifs qu'indistincts. Ce qui est malheureusement l'impasse choisie par le Ministère de l'Ecologie en France, alors que les trois-quarts des ouvrages de nos rivières classées entrent dans la catégorie la plus modeste en terme de hauteur, donc d'impact physique sur les écoulements et biologique sur les peuplements.

John Gichimu Mbaka (Université de Coblence-Landau) et Mercy Wanjiru Mwaniki (Université de Bamberg) ont proposé une "revue" des analyses de la littérature scientifique concernant l'effet des barrages de petite dimension sur les habitats et les invertébrés. Leur analyse concerne le tronçon aval des ouvrages.

Les chercheurs soulignent que ces travaux sont rares : "à ce jour, la plupart des recherches sur les effets des retenues sur les rivières ont été conduits sur les grandes retenues". Ils conviennent qu'il existe un besoin de recherche empirique sur les petits ouvrages, en raison de leur nombre.

L'analyse sur Web of Science a permis de trouver un total de 106 études scientifiques publiées sur la question des petits ouvrages entre 1986 et 2013. Seules 94 avaient des données sur l'effet aval. Et parmi elles, seules 25 permettent une comparaison statistique. Cela montre la pauvreté des analyses sur la question, en près de 30 ans de recherche. La majorité des études ne signale pas d'effet significatif sur les habitats (ni 30% d'entre elles sur les invertébrés).

Les barrages ont été divisés en 3 catégories: seuil ("small weir", dont la hauteur ne dépasse pas celle de la berge amont et qui sont couramment noyés), barrages au fil de l'eau ("run-of-river dam") jusqu'à 5 m, barrage de basse chute ("low-head dam") entre 5 et 15 m. Les variables analysées sont au nombre de 17 – 15 pour les caractéristiques physiques de l'habitat et 2 pour les invertébrés (abondance, richesse).

Le tableau ci-dessous (cliquer pour agrandir) résume les données. Le "d" est le d de Cohen qui donne la taille d'effet, le r est la corrélation positive ou négative.


Source : Mbaka JG, Mwaniki MW (2015), droit de courte citation

Quelques remarques sur ces résultats :
  • sur chaque variable prise isolément, les études sont peu nombreuses (3 à 14), ce qui pose un problème de significativité statistique, reconnu par les auteurs, d'autant que ce nombre total est divisé en 3 catégories d'ouvrages (dans près de 30 croisements variable-catégorie, il n'y a qu'une seule étude);
  • bon nombre de variables montrent des corrélations tantôt positives tantôt négatives, de sorte que l'effet d'un ouvrage sur ce paramètre paraît difficilement prédictible (et demanderait une étude ad hoc menée selon des critères scientifiques);
  • certains résultats sont contre-intuitifs (par exemple sur l'oxygénation après la chute);
  • l'abondance des invertébrés est corrélée positivement aux barrages au fil de l'eau (0,29) et la corrélation est quasi-nulle dans les autres cas (-0,001 pour les seuils, -0,03 pour les basses chutes 5-15 m), sur 12 études;
  • la diversité des invertébrés est corrélée positivement pour les seuils (0,63), mais négativement pour les autres (-0,60 et -0,29), avec cependant 4 études seulement.

Les auteurs concluent à l'existence d'impacts variables (y compris négatifs) sur les habitats et les invertébrés, donc sur la nécessité de la prudence et de l'analyse des impacts avant la construction de petites retenues sur les rivières. Non sans reconnaître au passage que ces ouvrages ont "divers bénéfices économiques et écologiques (par exemple réduction de la charge en polluants)".

Nos commentaires
La première information de ce travail, c'est qu'il existe très peu d'analyses spécifiques de l'impact des petits ouvrages. C'est problématique en France, car les ouvrages devant se mettre en conformité à la continuité écologique ont dans 50% des cas moins de 1 m de hauteur, et dans 80% des cas moins de 2 m (donc généralement la première catégorie de Mbaka et Mwaniki 2015). Cette carence interdit au gestionnaire de prétendre à des certitudes robustes sur les effets biotiques et abiotiques des ouvrages, plus particulièrement quand ces "certitudes" sont avancées avec comme objectif la reconquête d'un bon état chimique et écologique d'une masse d'eau.

La seconde information majeure, c'est que les ouvrages peuvent présenter tantôt des effets positifs, tantôt des effets négatifs sur les variables d'intérêt. Cela rend particulièrement complexe de tirer un bilan écologique global, sans parler de l'effet cumulé sur un tronçon qui sera plus ou moins fragmenté, plus ou moins soumis à d'autres pressions (comme les pollutions, les altérations de berges et ripisylves, etc). Là encore, la politique française de continuité écologique est dramatiquement sous-informée: les diagnostics manquent, ni les états des lieux des Agences de l'eau, ni les travaux très locaux des bureaux d'études ne fournissent une information suffisante sur les différentes échelles d'intérêt pour le gestionnaire (site, tronçon, rivière, bassin versant). En particulier, la prétention à "restaurer de l'habitat" (et non seulement des fonctionnalités de franchissement) est un problème dans l'interprétation française du classement de la continuité écologique (voir cet article). Il n'y a pas de garantie particulière qu'on aura des gains significatifs en biodiversité sur toutes les rivières concernées, ni qu'on évitera des effets adverses et indésirables en terme écologique (sans parler des pertes de services rendus par les écosystèmes aménagés).

Contrairement à ce que voudrait laisser penser le Ministère de l'Ecologie, le classement français des rivières au titre de la continuité écologique n'est pas déficient parce que tel ou tel ouvrage pose problème : il est déficient de manière structurelle, par sa précipitation, par son ampleur, par son absence de motivation scientifique sur les choix de classement, donc sur la prédiction des effets écologiques et des rapports coûts-bénéfices. La France prétend aménager plus de 10.000 ouvrages en 5 ans quand les Etats-Unis n'en ont traités que 1000 en 50 ans (les Pays-Bas un maximum de 2000 en 25 ans). Pour appuyer cette ambition démesurée, aucune modélisation sérieuse des rivières ni des bassins n'est disponible. Un audit de cette politique est indispensable : en l'état, elle paraît plus inspirée par l'idéologie que par la science.

Référence: Mbaka JG, Mwaniki MW (2015), A global review of the downstream effects of small impoundments on stream habitat conditions and macroinvertebrates, Environmental Reviews, 23, 3, 257-262.

11/01/2016

Différentes manières de regarder la même rivière (ou l'origine de certains dialogues de sourds)

Comment estimer l'impact des ouvrages? En message privé, un lecteur s'interrogeait sur ce qui lui semble un paradoxe: nous mettons en avant des études quantitatives qui soulignent une faible variance piscicole due aux ouvrages hydrauliques (par exemple Van Looy et al 2014, Villeneuve et al 2015, Cooper et al 2016 pour les plus récentes); pourtant, on trouve aussi beaucoup de travaux scientifiques qui insistent sur l'impact local des seuils et barrages, en montrant que les peuplements changent effectivement dans leur zone d'influence. Tentative d'explication à ce sujet, où l'on s'aperçoit qu'une même réalité peut toujours s'appréhender selon différentes perspectives, au plan scientifique... comme au plan démocratique.

Pour commencer, soulignons que les rivières ont été modifiées par l'homme de longue date, en particulier sur les continents densément peuplés ayant développé des aménagements hydrauliques depuis quelques millénaires. De leur côté, les indicateurs de qualité piscicole utilisés pour identifier des variations quantitatives et qualitatives de peuplement sont de construction très récente. Ces indicateurs sont donc étalonnés sur une variabilité qui n'est déjà plus naturelle, mais changée par l'homme. Pour prendre un exemple : il y avait au Moyen Âge, et parfois jusqu'au début du XXe siècle, des saumons, des grandes aloses, des lamproies marines dans certaines rivières de Bourgogne. A l'exception des marges du bassin de Loire, et hors empoissonnement artificiel, ces espèces ont aujourd'hui disparu (pour diverses raisons, les plus petits obstacles n'étant pas en cause). Les indicateurs de qualité piscicole ne vont pas en tenir compte. Il y a une certaine logique à cela: en dehors peut-être de certains cénacles conservationnistes attachés à une approche fixiste de la biodiversité idéale et "muséale", on n'analyse pas un système vivant en fonction de son état supposé au Moyen Age, dans l'Antiquité ou au Paléolithique, mais selon ses dynamiques présentes qui incluent les influences anthropiques.

Zoom ou plan large : pas la même image
Mais le "paradoxe" s'explique surtout d'une autre manière. Il dépend de l'hydrosystème étudié: on peut choisir de "zoomer" sur une zone particulière, ou bien de faire un "plan large" sur un grand linéaire.

Le premier choix du zoom s'inspire souvent des méthodes par micro-habitats et guildes d'espèce : sur une échelle allant du mètre au millier de mètre, il s'agit de voir quelles zones physiques sont favorables à de quels assemblages biologiques. On est là dans l'examen et l'inventaire de détail.




Cette figure représente un seuil, dans l'image de gauche. Mettons qu'il s'agit d'une rivière située entre la tête de bassin et une vallée moyenne, donc avec une certaine pente (dans la zone à ombre par exemple). A l'amont (point A), un habitat naturel dit lotique (eaux vives) et  dans la retenue du seuil (point B), un habitant artificiel dit lentique (eaux calmes).

L'approche par zoom consiste à comparer les habitats A et B, à généralement poser que l'habitat B est "altéré" car ne correspondant pas aux conditions naturelles de pente, température, substrat, hauteur et largeur d'eau. En cas de restauration de continuité écologique (image de droite) on va supprimer le seuil et rendre à l'écoulement ses formes naturelles, spontanées (la rivière dessinera elle-même son lit).

En comparant avant et après la biologie et la morphologie au niveau du point B, on observera forcément des différences : l'habitat lentique sera devenu lotique, avec divers faciès dans le meilleur des cas (des radiers, des plats, des mouilles), un substrat de fond qui aura changé (moins de vase, plus de sable et gravier), un lit moins large et un écoulement plus rapide, etc. Fort logiquement, cet habitat modifié sera colonisé par les espèces (poissons, invertébrés, plancton, végétaux) qui y sont adaptées.

Notre lecteur a raison : la littérature scientifique comme la littérature grise sont pleines d'articles et monographies qui attestent ce point. C'est généralement cette littérature qui est mise en avant pour dire que la continuité écologique produit des résultats significatifs et intéressants.

Nous qualifions parfois ces résultats de "triviaux" non par mépris pour ce type d'approche (intéressante en soi pour le naturaliste et l'écologue), mais parce qu'ils consistent simplement à dire qu'en recréant un habitat lotique, on augmente localement la densité d'espèces lotiques ; et qu'en supprimant une retenue, on aura d'autres faciès morphologiques et d'autres substrats sur le site effacé. Il ne devrait échapper à personne que ce résultat, quoiqu'entouré de termes fort savants, n'a rien de vraiment exceptionnel!

Le seuil et sa retenue, un biotope particulier au sein de la rivière
Maintenant, prenons un peu de hauteur, et regardons le tronçon entier, ce que nous avons appelé le "plan large" (en fait, le vrai plan large serait la rivière, voire le bassin versant).

On s'aperçoit que notre premier ensemble étudié (qui se retrouve à l'amont, en haut et à gauche) s'inscrit en réalité dans un hydrosystème plus complexe. Dans cette partie de rivière, il y a des seuils successifs avec leurs retenues lentiques, mais il y a aussi un linéaire à écoulement naturel qui échappe à l'emprise des retenues (les points C, D, E). Si l'on se promène le long des rives, on observera sur ces zones la fameuse diversité morphologique absente des retenues. En regardant l'ensemble, on peut aussi se dire que les retenues ajoutent une diversité absente à l'origine, avec des types d'écoulement nouveaux (grands plans d'eau) par rapport à ceux offerts par le milieu naturel.

Si l'on fait des pêches de contrôle pour analyser la diversité de ce tronçon, il est normal de ne pas observer un grand impact des obstacles (et même le cas échéant un gain de biodiversité totale par rapport au même type de tronçon sans obstacle). En effet, les espèces rhéophiles se répartiront dans les espaces de mobilité, d'autres espèces thermophiles ou limnophiles coloniseront les retenues.

Les espèces ont pour la plupart une certaine plasticité et variabilité comportementales, essentielles à leur survie dans l'évolution : si un tronçon en discontinuité sérielle (fragmenté) n'offre que des zones partielles de mobilité de quelques kilomètres, la population locale s'y adaptera. Concrètement, les individus portés à de longues migrations seront désavantagés par rapport aux sédentaires sachant que pour des individus d'une même espèce et hors "grands migrateurs", le comportement de dispersion va de quelques centaines de mètres à quelques dizaines de kilomètres, donc une variabilité interindividuelle au sein de la même population. Si tel n'était pas le cas, toutes les populations rhéophiles des zones à truite, ombre et barbeau n'existeraient qu'à l'état de reliques aujourd'hui, vu la fragmentation très ancienne des cours d'eau (par les castors d'abord et les hommes ensuite). Il faut y ajouter la dimension des ouvrages : si les obstacles de notre figure ci-dessus sont des barrages de 5 à 40 m ou des seuils de 0,5 à 2 m, on ne s'attend pas à observer les mêmes dynamiques sédimentaires et piscicoles. Le second cas représente évidemment l'essentiel des rivières françaises (par exemple et en ordre de grandeur, il n'y a que 500 barrages de plus de 15 m pour 50.000 obstacles de moins de moins de 1 m, le tout sur 500.000 km de linéaire en France.)

Donc avec un plan large, la modification substantielle observée par le zoom disparaît pour l'essentiel des résultats. Et c'est une des raisons pour lesquelles des analyses quantitatives sur un grand nombre de tronçons ne feront pas apparaître un impact si important des obstacles à l'écoulement. Dans le détail, la population de certaines espèces sera sans doute moins nombreuse, sa structure d'âge différente, sa diversité génétique locale moindre... sans que cela implique nécessairement une situation alarmante (c'est un examen bien plus détaillé des dynamiques locales de chaque hydrosystème qui pourrait le dire, mais ces examens ne sont généralement pas faits faute de moyens, ce que nous qualifions de sous-information structurelle et pénalisante de nos choix sur les rivières).

Un exemple en image, morphodiversité d'un système bief-rivière
Pour donner une image concrète et réelle, les photos ci-dessous montre l'hydrosystème formée par une rivière (l'Ource) et différents biefs autour d'un village (où il y a au demeurant un projet d'effacement au nom de la continuité écologique). Sur 2 km de linéaire rivière et bief, on observe une bonne diversité d'écoulements en largeur, profondeur, vitesse, substrat, berge. Il y a des plats et des radiers (certains du lit mineur de la rivière ont été augmentés par pose de blocs) hors des remous d'ouvrage, il y aussi des retenues, des bras morts et annexes à marnage, des petites chutes, des écoulements vifs... il est difficile d'y voir des habitats homogénéisés et banalisés. La zone de retenue existe sur l'ouvrage qui a conservé ses pelles, mais aussi bien la rivière à l'amont et à l'aval que les biefs ont d'autres faciès.


Donc si l'on zoome sur la seule retenue du moulin, on pourra faire des mesures et des observations; mais si l'on élargit le plan pour voir ce qui se passe autour et dans les annexes artificielles, on fera d'autres mesures et observations. Encore faudrait-il faire l'effort de tout cet inventaire... ce qui n'est généralement pas fait quand on a reçu l'ordre d'effacer à la chaîne des dizaines d'ouvrages.

Cet exemple rappelle aussi la différence d'impact entre un ouvrage de petite hydraulique type moulin et les grands barrages ayant attiré l'attention de la littérature écologique. 

De l'origine de certains dialogues de sourds 
Ces points ont des conséquences sur nos choix de politique publique et sur leur acceptabilité par les populations. Si l'on commence à être un peu plus précis que les généralités d'usage, il faut en venir à ce que peut réellement apporter un choix local de continuité, et voir si l'on accepte d'en payer le prix. Il ne s'agit pas de réciter des éléments de communication sur les vertus abstraites de la continuité écologique ou de la restauration morphologique, mais de définir ce qu'apportent concrètement et localement les actions envisagées.

Posons les faits suivants (imaginaires mais réalistes) : en adoptant la politique X sur un tronçon, l'hypothèse la plus probable est que nous passerons de 3 à 8 nids par kilomètre, nous augmenterons entre 5 et 30% la population locale de 6 espèces piscicoles (en en pénalisant 2 autres présentes aussi), nous défragmenterons 25 km de linéaire, nous transformerons 7000 m de retenues en habitats lotiques plus diversifiés.

Ce sont des faits, du moins des projections réalistes admises par tout le monde ou devant l'être (à supposer que l'on fasse l'effort d'exposer aux citoyens les enjeux concrets). Mais les humains décident par jugements de valeur à partir des faits: ce résultat est-il désirable et qu'est-on prêt à sacrifier pour l'obtenir?

Posons en face le contenu (lui aussi imaginaire mais réaliste) de la politique X : il faut dépenser 700 k€ d'argent public et privé, détruire 5 ouvrages sur des propriétés, modifier des pompes pour continuer l'abreuvement sur certaines parcelles, reméandrer 1500 m de cours chenalisé, revégétaliser des berges, protéger un ouvrage de génie civil de l'érosion régressive, faire disparaître le paysage actuel de plans d'eau (les retenues), le patrimoine historique des moulins concernés et leur potentiel hydro-électrique, suivre l'aménagement sur plusieurs années pour vérifier que les écoulements modifiés ne pénalisent pas les parcelles riveraines.

On est ici au coeur des positions antagonistes sur la continuité écologique : certains diront que le jeu en vaut la chandelle, que les gains de biodiversité justifient largement les coûts directes et indirects, que le patrimoine est de moindre intérêt que la nature, que la rivière doit être la plus libre possible, etc ; d'autres diront que c'est tout à fait excessif sinon extrémiste, que les populations piscicoles locales se portent correctement malgré les obstacles, que l'on doit respecter la propriété des gens, qu'il y a des dépenses plus utiles qu'augmenter à la marge le bien-être des poissons ou la quantité de gravier au fond de la rivière, etc.

Expertocraties lointaines, déficit démocratique
Du point de vue cognitif, ces deux positions ne s'opposent pas principalement sur les faits, mais sur l'interprétation et la valorisation des faits. Du point de vue démocratique, ces deux positions sont légitimes; mais la démocratie consiste à poser de manière objective les options et à organiser de manière pacifique la confrontation des points de vue. C'est tout cela qui est trop souvent absent dans la réforme de continuité écologique:
  • les décisions essentielles sont produites de manière centralisée, autoritaire et hiérarchique par le Ministère de l'Ecologie (ou par des expertocraties des Agences de l'eau sur chaque grand bassin), sans avoir au préalable laisser parler les principaux concernés (élus locaux, riverains, associations – toutes, et non pas une sélection biaisée –, usagers, etc.),
  • l'objectif est présenté comme des généralités ("sauver la rivière", "améliorer les milieux", etc.) qui anesthésient l'intelligence et l'esprit critique (tout le monde est favorable à l'environnement, personne n'est favorable à signer un blanc-seing de dépense pour n'importe quelle mesure en faveur de l'environnement),
  • les faits sont rarement posés de manière claire et accessible pour le public, il n'y a pas d'analyse coût-bénéfice avec des progrès anticipés en face de dépenses consenties (ni de comparatifs avec d'autres dépenses également favorables aux milieux),
  • une fois l'orientation politique décidée au sommet, les contreparties négatives des aménagements (y compris parfois pour les milieux) sont systématiquement gommées ou minimisées afin de ne pas entraver l'efficacité de l'action ni nourrir le scepticisme des élus et des populations,
  • le public n'est pas réellement consulté (la technostructure de l'eau est fermée, les comités de pilotage sont restreints, au mieux une réunion publique d'information assomme les rares citoyens présents par les conclusions savantes et incompréhensibles d'un bureau d'études, il n'y a pas de consultation directe des populations, etc.).
Conclusion
Il est possible d'observer simultanément un effet significatif des obstacles à l'écoulement sur des micro-habitats locaux en même temps qu'un effet modéré à faible sur des rivières et des bassins versants. Ce n'est pas un paradoxe, mais un effet d'échelle et d'échantillonnage propre à ce que l'on mesure et observe. Tant qu'une rivière offre entre ses ouvrages hydrauliques des écoulements peu ou pas anthropisés ni fragmentés, et qu'il n'y a pas d'autres pressions limitantes sur le bassin, elle accueillera dans ses espaces de mobilité fonctionnelle des espèces endémiques. Donc la biodiversité totale de la rivière sera préservée.

La continuité écologique vante les vertus de la "naturalité" retrouvée des écoulements au nom de certaines expertises. Mais elle ne s'assume pas comme politique de l'environnement, ce qui signifierait que l'environnement est non pas une question savante confisquée par l'expert (encore moins un totem ontologique hors de toute critique), mais une question politique ouverte à des choix démocratiques (certes éclairée par l'expertise, mais non réduite à elle). Notre expérience associative, qui a toujours visé la pédagogie des situations, nous indique qu'une fois exposés les tenants et aboutissants des choix de continuité, il est rare de trouver des soutiens enthousiastes à l'idée d'une dépense publique conséquente et, surtout, d'une remise en cause massive des profils actuels d'écoulement. La posture la moins admise est généralement celle de la renaturation systématique d'habitats par effacement d'obstacles (alors qu'une fonctionnalité de franchissement pour une espèce précise peut être mieux acceptée).

Cela ne signifie pas que toutes les objections à la continuité sont fondées ni que tous les objectifs de la continuité sont irrecevables. Mais cela signifie qu'il ne faut pas tromper les gens: sur chaque projet, propriétaires et riverains doivent avoir une vue claire de la rivière, de sa biodiversité et de sa morphodiversité actuelles, de l'ensemble des impacts, des apports spécifiques de la restauration morphologique, des résultats concrètement attendus et des coûts de ces résultats, des mesures réalisées avant / après pour garantir l'efficacité de l'action. Ces conditions sont très rarement remplies à ce jour, et elles ne sont notamment pas remplies quand on se focalise sur l'abord immédiat d'un site au lieu de donner la vision plus large des enjeux.

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