20/01/2022

La Commission européenne, la France et la continuité écologique

La Commission européenne vient de publier un document sur la suppression d’obstacles en rivière au nom de la continuité écologique. D’une part, ce document démontre que la France est dans un délire de surtransposition des règles de l’Union, avec des objectifs pour elle seule près deux fois plus ambitieux que ce que suggère la Commission pour toute l’Europe ! Nous avions raison de pointer une dérive intégriste et irréaliste du ministère français sur ce dossier. D’autre part, ce document souligne à nouveau diverses contradictions des politiques écologiques telles qu’elles sont promues par des fonctionnaires français et européens. Explications. 


Dans sa stratégie de biodiversité, l’Union européenne fixe un objectif de 25 000 km de rivière à «écoulement libre» (free flowing) d’ici 2030. Un document de la direction environnement de la Commission européenne vient d’être produit à ce sujet (télécharger à ce lien). Ce document est une circulaire méthodologique qui n’a pas à date de valeur juridique opposable.

Première leçon : cette ambition européenne de 25 000 km de «rivière libre» signale que la France est allée beaucoup trop loin dans des objectifs irréalistes. Rapporté à la superficie de notre pays, l’objectif européen impliquerait qu’environ 3000 km de rivières françaises ont un objectif d’écoulement libre. Or, le ministère de l’écologie s’est fixé comme but délirant un chiffre de 40 000 km pour notre seul pays, soit davantage que l’objectif de la Commission européenne pour toute l’Union ! En réalité, par les travaux effectués depuis les années 1990, la France a d’ores et déjà fait plus que sa part des objectifs européens. 

Nous demandons donc au premier chef de cesser immédiatement la surtranposition aberrante des règles européennes, au vu des conflits et des désagréments innombrables créés par ce choix français de systématiser la continuité écologique en long. 

La France doit désormais stopper ses chantiers de continuité, pour se consacrer aux domaines où elle est en retard : recréation de zones humides (continuité latérale, stockage d’eau), lutte contre le réchauffement par l’énergie hydro-électrique, lutte contre la pollution.

La politique européenne de l'eau empêtrée dans ses contradictions et ses objectifs irréalistes
Concernant le fond de ce document de la Commission européenne, on observe le biais déjà identifiés par des universitaires (Linton et Krueger 2020) : les fonctionnaires de l’environnement développent une «ontologie naturaliste» selon laquelle la bonne nature serait la nature libérée de tout impact humain, une nature sans l’homme... qui n’existe quasiment nulle part, sinon à titre de construction intellectuelle abstraite. 

Le document de la Commission rappelle ainsi :
« Les éléments de qualité d'appui hydromorphologiques sont expressément définis pour attribuer à une masse d'eau fluviale un statut écologique «très bon» (high) et se réfèrent directement à des conditions totalement - ou presque totalement - non perturbées. En ce qui concerne la continuité des rivières en particulier, la définition de l'état élevé fait explicitement référence à l'absence d'activités anthropiques et à la migration non perturbée des organismes aquatiques et des sédiments. Cette définition correspond grosso modo à ce que l'on pourrait généralement comprendre comme une rivière à écoulement libre. »
En jargon moins bureaucratique, cela signifie : le but le plus élevé de notre vision de l’écologie est de supprimer l’humain du paysage. Pense-t-on sérieusement qu'une telle vision anti-humaine a le moindre avenir?

Le modèle utilisé par les gestionnaires définit comme « impact » négatif tout changement physique, biologique, chimique induit par une action humaine. Il s’ensuit des incompréhensions, des contradictions et des conflits en cascade quand, dans la réalité, les humains utilisent l’eau et les rivières pour l’alimentation, l’irrigation, l’énergie, l’industrie, la navigation, les usages domestiques, les loisirs et les aménités. Les humains ne vivent pas dans une nature « sauvage » où ils ne feraient rien, les humains ne sont pas séparés de la nature qu’ils transforment par leur simple existence. La modification du régime naturel (au sens de "non-humain") de l’eau est consubstantielle à la sédentarisation néolithique de l’humanité et la création de nouveaux écosystèmes aquatiques modifiés par les sociétés humaines  a commencé voici 8000 ans. 

En réalité, les fonctionnaires de l’environnement savent très bien que leur objectif présente assez vite des incompatibilités avec d’autres normes des lois et d’autres valeurs des citoyens. Aussi le diable est dans les détails, et le texte produit par l’Union européenne signale de nombreuses conditions à la restauration de continuité :
  • «Lors de la hiérarchisation des obstacles en vue de leur élimination éventuelle, il sera en effet important d'évaluer le rôle qu'ils pourraient encore jouer (bien que dans ce cas, les avantages possibles d'une telle utilisation future doivent être évalués par rapport aux avantages de l'éliminer pour le bien de la restauration de la nature ), ou l'effet autrement bénéfique que ces barrières peuvent avoir (par exemple pour la biodiversité). Il s'agit de tenir compte de la nécessité de maintenir différentes utilisations importantes telles que la navigation intérieure, la production d'énergie renouvelable ou l'agriculture et l'environnement au sens large.»
  • «Il serait très difficile d'éliminer les barrières sur toute la longueur d'un cours d'eau et, dans de nombreux cas, une telle ambition ne serait pas compatible avec le maintien d'usages importants.»
  • «Lors de la hiérarchisation des obstacles à supprimer, il est également important de prendre en compte les utilisations existantes dans un bassin fluvial, notamment la navigation intérieure, la protection contre les inondations, la production d'énergie ou l'agriculture. Cela contribuera à maximiser les co-bénéfices de telles opérations et à éviter des effets négatifs importants sur des utilisations importantes.»
  • «L'importance écologique de certaines structures artificielles doit être reconnue : dans certains cas, des structures qui ne remplissent plus leur fonction première ont créé des niches écologiques spécifiques. Il convient donc de tenir dûment compte de la présence éventuelle de populations indigènes d'espèces reliques ayant survécu grâce à l'isolement»
  • «Le soutien de la population locale et des parties prenantes est une condition clé de la réussite des opérations. Il s'agit d'un aspect important à prendre en compte dans la priorisation de l'élimination des barrières. Les avantages de l'intervention doivent être évalués par rapport à d'autres services socio-économiques possibles.»
Il est bien dommage que, très loin du terrain, les fonctionnaires de la Commission européenne ne soient pas informés de ce qui se passe au bord des rivières. 

Le cas français leur aurait montré que les politiques de destruction systématique d'un grand nombre de sites hydrauliques ne remplissent justement pas ces diverses conditions. Car les propriétaires, les riverains de site, les populations locales ne souhaitent pas dans la plupart des cas que l'argent public serve à faire disparaître des patrimoines et des profils de rivière appréciés, au profit d'une vitrine de nature sauvage devenue intouchable. Cette vision intégriste a été tentée, elle a échoué, il faut désormais en tirer les conséquences politiques et normatives. 

Ce qu’il faut retenir :
  • La France a d’ores et déjà dépassé les objectifs européens de continuité écologique en long et, au vu des nombreux problèmes posés, cette politique publique doit être freinée désormais, pour se consacrer à d’autres sujets où notre pays est en retard.
  • La définition d’une rivière libre en très bon état écologique implique l’absence quasi totale d’usage humain de la rivière et d’impact humain sur ses eaux, ses berges, son bassin. Un tel statut sera donc réservé à une infime minorité de sites préservés à titre conservatoire de la biodiversité, mais ce ne peut être l’objectif de principe des rivières qui sont depuis des millénaires en co-évolution avec les usages humains. 
  • Les autres objectifs des politiques publiques (relocaliser l’économie, favoriser des circuits-courts, produire l’énergie à partir de sources renouvelables, gérer les effets négatifs des crues et sécheresses, etc.) sont en contradiction directe avec l’idée que les eaux et rivières deviendraient des « musées du vivant sauvage » où les humains n'auraient aucun impact ni aucune action. 
  • Pour le mouvement de protection des patrimoines des rivières, il est indispensable de mener une politique d'information des parlementaires et des fonctionnaires européens, afin que ceux-ci s'orientent vers une définition raisonnable et responsable des politiques écologiques. 
A lire

13/01/2022

Leçons d'une crise énergétique

Les Français et les Européens subissent une inflation brutale et inédite sur les prix de l'électricité, ayant obligé les gouvernements à adopter des mesures sociales d'urgence. Mais cette crise énergétique révèle des questions de fond liées à la transition énergétique et à la pression sur les ressources fossiles. L'énergie étant un bien essentiel, la France doit prendre au sérieux le développement de toute la base de production énergétique renouvelable du pays. En particulier l'hydraulique, qui a été entravée voire combattue par des idéologies absurdes et dangereuses. Pour les propriétaires de moulin, la protection du droit d'eau et l'équipement du site en production énergétique deviennent une assurance pour l'avenir! 


Hausse de divers prix de l'énergie. Source BPI-LAB 

L'Europe est frappée depuis l'automne par une inflation énergétique importante, avec notamment des prix de marché de l'électricité ayant subi une inflation de plus de 300% entre janvier et décembre 2021.

Plusieurs facteurs ont été cités comme cause de cette hausse des prix :
  • la reprise économique mondiale de 2021 a engagé une pression sur les prix des hydrocarbures (après une période de baisse), en particulier du gaz, prix tendu par les problèmes diplomatiques avec la Russie, un des fournisseurs de l'Union;
  • les énergies renouvelables non pilotables obligent à avoir en permanence une réserve de secours (en cas de faible vent ou soleil), donc cela contraint à payer comme prix de marché de l'électricité le coût marginal de la capacité garantie de dernier ressort (des centrales gaz en général);
  • en Allemagne, le marché des certificats carbone a été étendu au chauffage et au transport, ce qui a renchérit le coût de la tonne CO2 faisant partie du prix de l'électricité;
  • en France, plusieurs centrales nucléaires sont en maintenance en période hivernale, ce qui ajoute une pression sur la base électrique du réseau et a même obligé à relancer pour un temps des centrales charbon (comme dans d'autres pays européens).
Les autorités publiques en France et en Europe prennent au sérieux cette alerte d'inflation énergétique car si elle a des causes conjoncturelles (volatilité des hydrocarbures en lien aux effets de la pandémie covid-19 sur l'économie), elle révèle aussi des questions de fond:
  • la mondialisation implique une pression croissante sur des ressources finies (comme le fossile) et cette tendance ne peut que s'accentuer du fait du développement des émergents, avec d'autant plus de pression que le choix de transition énergétique tend à retirer le capitaux des industries d'extraction et donc à limiter l'exploration de nouveaux champs de ressources en pétrole et gaz;
  • la lutte contre le réchauffement climatique implique un prix carbone croissant, ce qui se verra dans les factures des ménages équipés en fioul, gaz, ainsi que des carburants;
  • les énergies renouvelables non pilotables ne permettent pas encore le stockage saisonnier (par exemple l'hydrogène vert), or la saison hivernale peu ensoleillée reste la pointe de la demande;
  • même si le stockage saisonnier se développe, ce qui est en cours, il est probable que le coût de l'énergie finale garantie (produite et stockée pour être disponible selon le besoin) sera plus élevé à l'avenir;
  • plusieurs pays ont décidé de sortir du nucléaire (comme l'Allemagne) ou  de réduire sa part dans le mix énergétique (comme la France), or dans le même temps, l'électricité est appelée à remplacer des carburants et combustibles fossiles (chauffage, transport), ce qui va considérablement renforcer sa demande par rapport à la production actuelle.
Par ailleurs, comme l'énergie est un bien de consommation intermédiaire des entreprises, son inflation se traduit sur celle des biens et services (quand l'entreprise paie plus cher son énergie, elle le répercute sur le prix final) : pour les particuliers, la facture ne se limite donc pas à celle de l'énergie, mais doit impacter aussi l'alimentation, l'équipement, la construction et d'autres offres qui consomment de l'énergie. Cette inflation est pénible à vivre en fin de mois pour les ménages à revenus modestes face aux dépenses contraintes. Elle est aussi potentiellement dangereuse pour les Etats trop endettés, la réponse à l'inflation étant généralement une hausse des taux d'intérêt entraînant une hausse des coûts de gestion de la dette.

On le voit, le climat, l'énergie, l'économie, la société et l'environnement sont des sujets intrinsèquement liés. 

Une conclusion est que la transition énergétique ne peut être faite à moitié et que la rareté énergétique aurait des conséquences délétères sur la stabilité politique, la vie économique et la paix sociale. Par exemple, la nouvelle coalition au pouvoir en Allemagne a annoncé qu'elle donnait désormais la priorité au développement de la puissance bas-carbone (hors nucléaire), y compris en cas de conflit avec des politiques de protection de milieux ou d'espèces. Le bas carbone est désormais considéré comme relevant de 'l''intérêt public majeur", ayant la prime sur d'autres choix publics.

Concernant les propriétaires de moulins et autres ouvrages capables de produire de l'énergie électrique à partir de l'eau, cette crise apporte pour finir des enseignements :
  • préserver son droit d'eau (droit de produire une énergie à partir de l'eau) est une garantie dans un avenir incertain, alors que détruire un ouvrage et son potentiel énergétique supprime des options,
  • exploiter son droit d'eau et produire de l'énergie devient de plus en plus rentable, en particulier si ce choix remplace le chauffage fossile des bâtiments.
La politique publique française de destruction des ouvrages hydrauliques au nom d'une vision intégriste de la rivière sauvage est plus que jamais l'ennemie de l'intérêt général et l'ennemie du climat : elle doit être dénoncée sans relâche comme une erreur historique majeure et remplacée par une politique d'encouragement à l'équipement bas-carbone de tous les ouvrages hydrauliques.

21/12/2021

Un film sur la résistance des moulins face à la folie destructrice des administrations de l'eau

La FFAM vient de mettre en ligne un film remarquable consacré à la destruction aberrante du patrimoine des moulins à eau en France. Ce documentaire rappelle notamment les évolutions de la loi et montre le consensus large des parlementaires pour refuser les visions intégristes du retour à la nature sauvage et de la répression indistincte d'usages ancestraux de l'eau – visions qui ont hélas ! dévoyé les esprits de certaines administrations dans les années 2010. Nous demandons à tous nos lecteurs de diffuser ce film auprès des citoyens, des élus locaux, des personnels administratifs ainsi que des parlementaires et candidats qui vont bientôt s'engager dans une élection législative. Il ne s'agit pas pour le mouvement des ouvrages hydrauliques de se limiter à la réécriture de tel ou tel article technique du code de l'environnement, mais bien de traiter désormais les erreurs à la racine pour éviter qu'elles ne se reproduisent demain. Nous devons nous engager avec le plus grand nombre de citoyens à la défense d'une vision équilibrée et durable de la rivière, de ses héritages et de ses usages. Une vision où la nature a bien sûr sa place, mais aussi bien la culture, l'histoire, l'économie et la société. Construire ensemble, et non pas détruire pour quelques-uns.

16/12/2021

Le ministère de l'écologie est-il en train d'organiser sciemment un contournement massif de la loi?

La loi climat et résilience de l'été 2021 interdit la destruction de l'usage actuel et potentiel des ouvrages hydrauliques, en particulier des moulins à eau. Mais selon nos informations, les services du ministère de l'écologie sont en train d'organiser sciemment un contournement de cette loi par une interprétation totalement fantaisiste de la situation juridique. Leur but : continuer à casser malgré le refus explicite de cette solution par les représentants du peuple français. 


A en croire des témoignages concordants, les services eau et biodiversité de l'Etat organisent des séminaires où il est expliqué aux agents publics que des projets de destruction de moulin validés par arrêté préfectoral avant la loi Climat et résilience du 22 août 2021 seront menés à leur terme, c'est-à-dire à la disparition de l'ouvrage hydraulique concerné. 

Cette position est évidemment fantaisiste au plan du droit. En effet, dans la hiérarchie des normes, les règlements (dont les arrêtés préfectoraux) sont inférieures à la loi et un changement de la loi doit impliquer une adaptation des règlements antérieurs dans le cas où ils sont devenus illégaux. Une récente jurisprudence du conseil d'Etat a renforcé ce principe, permettant au justiciable de demander au juge administratif l'annulation pure et simple des actes antérieurs au cours de la procédure contentieuse. 

Par ailleurs, il existe un principe général du droit, qui est même le premier article de notre code civil : la loi entre en vigueur au moment où elle publiée et s'applique immédiatement à toutes les situations où elle est pertinente.

La seule exception à ce principe est lorsque la loi a besoin d'un décret d'exécution qui en fixe les modalités techniques. Par exemple, une loi précise qu'il y aura des quantités maximales de prélèvements d'espèces et renvoie à un décret futur précisant ces quantités. En ce cas, la loi n'est opposable qu'avec son décret, car le citoyen ne peut respecter l'une sans l'autre.

Mais ici, nous ne sommes pas du tout dans ce cas de figure. L'article 49 de la loi du 22 août 2021 pose un interdit de destruction qui n'a nul besoin d'un décret d'interprétation, puisque la loi est précise et claire dans son esprit comme dans sa lettre. L'intégrité d'un ouvrage ne peut être compromise par une solution de continuité écologique en rivière classée à cette fin et pour le seul motif de ce classement. Le pinaillage sémantique selon lequel un "effacement" ou un "arasement" ne serait pas une destruction ne tiendra jamais devant un juge. La loi demande également de conserver l'usage actuel et potentiel de tous les ouvrages, notamment la production d'énergie. Là encore, nul besoin d'expliquer le fait trivial que la disparition de l'ouvrage implique celle de ses usages, donc contrevient à la loi.

Nous appelons les associations à exposer cela aux préfectures et à préparer avec leurs avocats des référés suspension de chantiers dans les cas où les préfectures voudraient ignorer la loi lorsque les travaux en rivières vont reprendre à l'étiage 2022. D'ores et déjà, les associations peuvent rechercher les arrêtés préfectoraux de destruction illégale, pour demander leur annulation. 

Nous appelons également les agents publics de l'Etat à nous faire parvenir les éléments matériels démontrant que leur administration est en train d'organiser sciemment ce contournement de la loi. Ces pièces nous permettraient d'engager une plainte en justice contre les instigateurs de ce délit, et contre leur ministre de tutelle.