06/12/2018

Le silure, le saumon et la passe à poissons (Boulêtreau et al 2018)

Ce pourrait être le titre d'une fable moderne de La Fontaine. Une équipe de chercheurs et ingénieurs français montre que les silures organisent leur chasse au niveau d'une passe à poissons de la Garonne et consomment jusqu'à 35% des saumons se présentant dans le dispositif. Le silure est un poisson-chat géant originaire du Danube, introduit voici cinquante ans dans la plupart de nos eaux. Il représente donc une nouvelle menace pour les grands migrateurs déjà affectés par d'autres pressions (obstacles, pollutions, surpêche, pathogènes, pertes de frayères, réchauffement, changement de cycles océaniques). Cela pose question sur les choix publics, car cette énumération des menaces anciennes ou nouvelles signifie aussi une addition des coûts sociaux et économiques si l'on souhaitait revenir à des conditions antérieures sur toutes les rivières du pays. Combien doit-on et veut-on investir (ou perdre)? Pour quels résultats? Avec quel consentement des citoyens et quels enjeux pour eux? Car ces passes à poissons coûtent cher, surtout si elles devaient devenir de simples garde-manger pour espèces opportunistes...


Les principales causes historiques du déclin mondial des salmonidés sont la fragmentation des cours d'eau, la modification de l'habitat, l'acidification, la pollution et la surexploitation. Désormais,les changements climatiques et les espèces de poissons introduites sont aussi considérés comme des menaces potentielles, quoique moins bien connues.

Stéphanie Boulêtreau et ses 5 collègues (CNRS, université Toulouse, LNHE, EDF—R&D, Migado) ont analysé les comportements des silures vis-à-vis des saumons atlantique dans la Garonne.

Comme le remarquent ces auteurs, "les introductions de poissons prédateurs de grande taille qui se nourrissent au sommet des réseaux trophiques sont réputées pour avoir un impact sur les populations de poissons indigènes et modifier les assemblages de proies ainsi que la structure du réseau trophique. Un exemple bien connu est donné par l'introduction de la perche du Nil dans des lacs africains qui ont eu un impact négatif sur les populations de cichlidés et le réseau trophique par le biais d'effets descendants".

Largement introduit dans les années 1970, le silure (Silurus glanis) est un grand poisson-chat européen répandu dans les eaux douces d’Europe occidentale et méridionale. Il a établi des populations autonomes dans la plupart des grandes rivières. Les plus grands individus peuvent mesurer plus de 2,7 m de longueur et peser 130 kg. Le silure est un prédateur potentiel pour de nombreux poissons indigènes, y compris les migrateurs diadromes (vivant alternativement en eaux douces et salées dans leur cycle de vie, avec des migrations de plus ou moins longue distance entre ces milieux).

Dans ce travail, les chercheurs ont étudié le comportement de prédation des silures au niveau d'une passe à poissons. La Garonne s'étend sur 580 km de sa source dans les Pyrénées à l’océan Atlantique. Le complexe hydroélectrique Golfech-Malause a été construit en 1971 à environ 270 km de l'embouchure de la rivière, en aval de la confluence avec le Tarn. C'est le premier obstacle à la montaisons des anadromes. La centrale a été équipée en 1987 d’un ascenseur à poisson sur la rive droite du canal de fuite.

Un comptage vidéo installé en 1993 a permis d'observer le risque de prédation, et une analyse télémétrie RFID avec caméra acoustique de poisons taggés a été organisée pour analyser les stratégies du silure.

"Nos résultats démontrent un taux de prédation élevé (35% - 14/39 indindividus) sur le saumon à l'intérieur de la passe à poisson lors de la migration de la période de frai de 2016. Nos résultats suggèrent que quelques silures spécialisés ont adapté leur comportement de chasse à de telles proies, y compris leur présence synchronisée avec celle du saumon (c'est-à-dire davantage d'occurrences d'ici la fin de la journée). De tels résultats suggèrent que la propagation du silure pourrait avoir un impact sur la migration des espèces anadromes par le biais de systèmes anthropisés."

Le fait que le saumon a une activité à dominante diurne et le silure à dominante nocturne ne prévient donc pas cette forte prédation.

Discussion
Le cas de la Garonne n'est pas isolé pour ces constats de prédation des migrateurs par des silures. Une forte expansion du silure en bassin de Loire est aussi signalée depuis quelque temps, avec des consommations d'aloses, saumons, lamproies, mulets, flets variant notamment selon la taille des individus (voir par exemple cette note de Boisneau et Belhamiti 2015).

Cette étude de Stéphanie Boulêtreau et ses collègues rappelle que les poissons ont des capacités adaptatives et des stratégies alimentaires assez élaborées. Le barrage et la passe à poisson sont un système artificiel, pour lequel les poissons n'ont évidement pas reçu de pression sélective menant à un répertoire dédié de comportement : cela n'empêche pas les individus adultes des silures de repérer l'opportunité qu'il y a à se placer à des endroits stratégiques de la passe, pour surveiller les montaisons et dévalaisons. Habituellement méprisé en raison de son absence d'expression faciale familière pour l'homme, le poisson se révèle un animal doté d'une certaine vie intérieure!

Autre enseignement de l'étude : les espèces exotiques et invasives sont en train de changer peu à peu toutes les conditions du vivant. Jadis, seuls les océans et les airs étaient libres de barrières physiques. Désormais, depuis plusieurs millénaires mais avec une forte accélération depuis un siècle, des espèces sont introduites  par l'homme dans tous les milieux terrestres. A court terme, nous observons surtout des proliférations ici ou là. Mais à long terme, ce sont toutes les cartes de l'évolution qui sont rebattues.

Comme souvent, l'étude pose question sur les choix publics. Pour certains, elle démontrera qu'il convient de démanteler tous les ouvrages des fleuves et rivières, conditions pour un retour garanti des grands migrateurs vers les têtes de bassin, puis une survie optimale de la progéniture retournant vers la mer. Pour d'autres, elles suggérera au contraire que la volonté de revenir à des conditions naturelles antérieures représente un coût et une contrainte considérables sur les usages humains de la rivière, donc que la politique de conservation des poissons migrateurs devrait se dédier à certains axes peu ou pas équipés, mais ne plus prétendre "renaturer" des systèmes ayant déjà changé et présentant désormais d'autres dynamiques.

Référence : Boulêtreau S et al (2018), Adult Atlantic salmon have a new freshwater predator, PLoS One, 13(4): e0196046.

Image : localisation de l'étude Boulêtreau et 2018 ci-dessus, organisation de la passe à poisson de Golfech sur la Garonne, droit de courte citation

A lire sur le même thème
Quand les saumons franchissent un seuil de moulin... en évitant les passes à poissons! (Newton et al 2017)

10 commentaires:

  1. Pas de barrages, pas de passes à poissons et pas de prédation des silures. L'origine de cette prédation est bien le barrage et l’adaptation d'une espèce introduite dans sa prédation sur une zone où les migrateurs sont vulnérables. Sur un linéaire naturel, existe t il des données de prédation du silure? A chaque article l'impact des barrages est démontré sans contestation possible.

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    1. Pas lu à ce jour de synthèse sur la prédation en milieu naturel. Le silure est assez organisé, il pratique aussi le "beaching" pour attraper de petits oiseaux au bord de l'eau.

      Comme indiqué dans le dernier paragraphe, chacun tirera les conséquences de cette étude selon ses vues de la rivière. Les partisans de rivière "renaturée" ou "sauvage" préfèrent de toute façon faire disparaître les ouvrages, donc cela ne change pas grand chose à leurs vues.

      PS : n'oubliez pas accessoirement que le silure a été introduit pour la pêche sportive, et qu'au demeurant il a ses partisans dans ces milieux. Vous pourriez aussi dire que cet article démontre l'impact des pratiques de pêche sur les espèces invasives et indirectement les espèces endémiques, mais nous savons bien que l'amour de la rivière n'est pas exactement désintéressé chez certains...

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    2. C'est vrai que si il était désintéressé pour vous, ça se saurait ;)

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  2. niveau zéro sur la connaissance du silure, bref, article bon a jeter ....

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    1. Bonjour, vous interrogez l'action publique à partir de travaux scientifiques. Démarche intéressante, car elle nourrit le débat. Démarche piégeuse également, car toute action comporte sa part d'incertitude... Les travaux scientifiques remettent en cause par nature toute ou partie de l'action publique. Pour autant, doit-on tout connaître, tout savoir avant d'agir, en particulier sur un site donné... Vaste débat, qui se poursuit depuis de longues décennies.
      Certains pensent probablement que vous instrumentalisez la science pour mieux délégitimer les politiques publiques. Je l'ai pensé parfois en constatant que votre interprétation de tel ou tel article était orientée, et ne reflétait pas de manière neutre le contenu de l'article. Mais je pense désormais que cela peut aussi s'expliquer par le fait que vous n'êtes pas un chercheur professionnel en écologie aquatique, que vous défendez une certaine vision de la rivière, et qu'il n'est pas juste de vous prêter des intentions "malhonnêtes" lorsqu'on constate que vous avez une lecture "subjective" d'un article scientifique. Le point le plus important me semble désormais de se focaliser sur le débat politique que vous proposez en partant d'un article sélectionné par vos soins. Et ce débat, il me semble pleinement légitime et intéressant.

      Pourquoi ce petit préambule? Travaillant au sein des services de l'Etat, je sais combien il est difficile de faire une veille scientifique sérieuse car nous ne disposons pas réellement de temps pour cela, ou nous ne le prenons pas. Hydrauxois interroge l'action publique en partant de certains avancées scientifiques. Nous ne l'avons pas attendu pour nous poser des question bien entendu, et j'imagine que de nombreux experts publics ont par exemple leur point de vue sur la problématique du silure, notamment sur la Garonne. Mais fait-elle consensus parmi les acteurs publics? Pas certain. Nous sommes-nous donnés les moyens de nous positionner en toute transparence à partir d'observations de terrain et de partenariat avec la recherche ? A vrai dire je ne sais pas. Je prends donc ces articles comme une opportunité comme une autre pour s'informer en parcourant le résumé, ou mieux l'article. Affirmer que l'article est bon à jeter me semble problématique: bon à jeter pourquoi? Car sa scientificité est discutable? Car il n'est pas représentatif? Mais alors, il faudrait débattre sur l'opportunité ou non de faire progresser la connaissance sur le sujet? Est-ce nécessaire? Oui car elle est fragile et il s'agit là d'une bonne question? (si par exemple de nombreux experts pensent que ce phénomène de prédation est à prendre au sérieux, mais ne disposent pas de données fiables?) Non car notre connaissance sur ce sujet est robuste et on sait qu'il s'agit d'un épiphénomène circonscrit dans le temps et l'espace par exemple? Ces travaux sont-ils accessibles au citoyen lambda? Peut-on être rassuré sur le fait que les silures ne sont pas un facteur significatif à prendre en compte pour la politique de préservation des migrateurs amphi-halins sur la Garonne? Si non, des solutions existent-elles?

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  3. @ anonyme de 11:14

    Répondez-vous à filfish ? A l'article ? Apparemment, c'est la seconde hypothèse.

    Nous avons déjà précisé de ci de là que nous ne menons pas une veille complète de la littérature scientifique et que nous choisissons de mettre en valeur des publications qui nous semblent interroger la valeur de l'action publique, sa rationalité, ses priorités, son niveau d'information.

    Par usage, nous avons peu à peu distingué la première partie où nous résumons l'article et la partie "discussion" où nous faisons des commentaires "subjectifs". Seule la rubrique "science" concerne des publis peer reviewed.

    Ce n'est pas le travail d'une association non scientifique de prétendre faire le point sur la recherche.

    En revanche, notre veille partielle nous permet de pointer si des acteurs publics - au hasard AFB, conseils scientifiques d'agence de l'eau - font correctement leur travail. Si vous avez un article de recherche disant expressément que les barrages sont aussi à considérer comme outil de biodiversité en changement climatique (eg Beatty et al 2017), ne pas mentionner cet article dans une review sur le sujet serait une tromperie (ou un regrettable oubli, d'autant plus regrettable que ces oublis seraient dirigés dans un sens). Si vous avez de nombreuses études mettant en garde contre le défaut de résultats de restaurations morphologiques de rivières (dizaines de papier depuis Palmer 2005), cacher ce débat important et bien connu en écologie de la restauration serait une tromperie. Etc.

    En gros, nous disons à la technocratie et à ses experts, particulièrement l'administration centrale, les établissements publics et les agences de bassin : nous savons (une toute petite partie de ce qui se publie, mais une partie bien réelle), vous savez que nous savons, soyez désormais plus précis, plus objectifs dans le discours public dès lors qu'il prétend donner des directions fondées sur des faits et des preuves.

    A coté de cela, nous ne pensons pas que la science serait un phénomène consensuel, encore moins un discours d'autorité. La science est une construction sociale et idéologique aussi car les préjugés (centres d'intérêt, passions, convictions intimes, motivation à choisir un domaine) des chercheurs, les choix de financement public des labos et programmes, les protocoles d'expérimentation, les paramétrages de modèles, la manière de vulgariser des travaux, la formalisation des niveaux d'incertitude sont autant d'occasion où se nichent des petits bais possibles induits par des opinions de l'époque (donc pas du calcul mathématique comme une image idéalisée de la science le voudrait). Il nous faut être idéalement bayésiens: tous les modèles sont faux et tous les avis sont biaisés, on avance par approximation en se demandant le niveau de non-complétude des informations que l'on a, en cherchant à pondérer par de nouvelles informations.

    (Bien entendu, des disciplines fondamentales comme la physique sont par exemple moins portées à ce qui est décrit ci-dessus, elles sont des conditions de validation des résultats exigeantes et loin du p .0.05 devenu une paresse dans beaucoup de sciences, dont celles de l'environnement. Mais même en physique, on a vu d'amusants règlements de compte entre tenant de la gravité à boucle et théorie des cordes sur le fait qu'il y a des biais institutionnels dans le choix des recherches !)

    En dernier ressort, ce n'est pas la science qui a vocation à nous dire ce qu'il faut faire ou ne pas faire d'une rivière. C'est la société qui débat de cela, la science est juste là pour confirmer et infirmer (de manière probabiliste et prudente) des assertions factuelles et causales.

    Sur tout cela, les écologistes comme les gestionnaires publics devraient méditer, dans notre démocratie réflexive où l'on échange de manière plus horizontale.

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    1. PS : sur ce qui précède, voir les papiers intéressants de Morandi 2016 sur la dimension subjective des choix de gestionnaires
      http://www.hydrauxois.org/2016/03/faiblesse-scientifique-dimension.html

      et le papier de Dufour 2017 sur "la science est politique"
      http://www.hydrauxois.org/2017/12/la-science-est-politique-effacer-des.html

      Remarquez enfin qu'il est très plaisant d'avoir ces discussions épistémologiques et "politiques".

      Mais très déplaisant d'avoir un bureaucrate qui sonne à votre porte pour demander de payer 100 k€ ou de casser votre bien.

      Désolé de cette chute prosaïque et de ce retour au réel, les subjectivités divergentes deviendront des conflits désagréables si l'Etat français persiste dans ses choix.

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    2. Désolé je ne me suis pas relu, j'ai commencé par m'adresser à vous et j'ai fini par réagir au commentaire de filfish...

      Je voulais tout d'abord exprimer comment ma perception du site Hydrauxois a évolué avec le temps (ce qui n'implique pas nécessairement que nous défendrions le même modèle de rivière!). Votre réponse explicitant votre positionnement me semble utile. Merci

      Ensuite, j'ai voulu réagir au commentaire de filfish qui nie tout intérêt de l'article du jour pour le débat, sans expliciter. Cette position très défensive semble chercher à disqualifier le débat que vous ouvrez, au motif de la non scientificité supposée de l'article. Il me semble pourtant que certaines questions se posent légitimement, qu'on soit fervent défenseur ou fervent adversaire de la politique de restauration de la continuité écologique.

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  4. En parlant de science, 2 questions :

    - pourquoi l'AFB a répondu à la FFAM et à Hydrauxois par 2 chercheurs n'ayant pas publié sur le sujet de la continuité aquatique ces 15 dernières années (l'un d'eux jamais dans son parcours semble-t-il), alors que la science est assez spécialisée et que chaque sous-domaine demande un gros effort de suivi de la littérature publiée?

    - pourquoi l'AFB n'a pas sollicité directement un avis à la communauté des chercheurs qui ont publié sur la question des grands et des petits ouvrages hydrauliques, de la qualité des masses d'eau, des effets de la restauration de continuité ? Et des représentants de toute la communauté publiante, pas juste une discipline ou un angle d'approche de la question ?

    Hydrauxois et la FFAM ne font pas de la recherche scientifique et n'ont pas d'autorité en ce domaine, ce sont évidement des groupes militants pour leurs vues. Mais ils ne définissent pas non plus le discours public sur la biodiversité ou la continuité. C'est plutôt la qualité de ce discours public qui inquiète.

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  5. Il suffirait de s'accorder pour investir sérieusement sur les effets des barrages et leurs conceptions ! C'est des biens qui doivent être communs !

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