28/06/2020

L'interprétation française de la directive européenne sur l'eau a fait disparaître un demi-million de plans d'eau des nomenclatures (Touchart et Bartout 2020)

Deux limnologues de l'université d'Orléans viennent de publier un article intéressant sur la notion de "masse d'eau", un concept administratif issu de la traduction française et mise en oeuvre de la directive cadre sur l'eau. La directive européenne parlait de "water body". Les auteurs montrent que la masse d'eau a été détournée du sens qu'elle avait à l'origine en océanographie et limnologie, pour devenir un quasi-synonyme de fleuve ou rivière concernant les eaux de surface. Mais dans ce processus, l'administration française a fait disparaître la singularité du demi-million de plans d'eau que comporte notre pays, au profit d'une approche fluviocentrée. Une erreur que l'on peut juger dramatique tant la recherche européenne et internationale insiste désormais sur la valeur environnementale de ces plans d'eau, dans la parfaite indifférence de ceux qui ont fait de "l'eau courante sans obstacle" le seul horizon de leur gestion, et qui ne veulent pas sortir aujourd'hui de leur confort intellectuel.


Laurent Touchart et Pascal Bartout, chercheurs-enseignants à l'université d'Orléans, experts des lacs et milieux lentiques (limnologie), livrent une intéressante réflexion sur l'apparition en France du concept de "masse d'eau", dans le cadre de l'application de la directive européenne sur l'eau (DCE) adoptée en 2000 et transposée en 2004 dans le droit français.

La masse d'eau désigne, dans la littérature scientifique pré-DCE 2000, un volume en trois dimensions que l'on isole pour l'analyser, en général dans un océan ou un lac, à partir de discontinuités qui donnent sens à l'analyse :
"la masse d’eau (water mass, Wassermasse, водная масса, masa de agua), grâce à une longue histoire pluriséculaire marquée par sa stabilité épistémologique, est un concept qui a fait l’unanimité de la communauté scientifique internationale jusqu’en l’an 2000. Terme rigoureusement défini et communément utilisé par les océanographes et les limnologues, il concernait aussi, par extension, les cours d’eau, du moins au niveau de leur embouchure dans la mer ou dans un lac. Dans toutes les acceptions scientifiques classiques, l’important reste la notion de volume en trois dimensions formant une subdivision d’un volume plus grand, délimitée par des discontinuités internes à celui-ci. L’emboîtement d’échelles est inhérent au concept, une masse d’eau étant une portion d’un objet hydrologique, en général l’océan, une mer ou un lac. Dans le cadre des trois dimensions, les discontinuités séparant les masses d’eau ont tout de même, le plus souvent, une composante verticale plus marquée, les plans d’eau, qu’ils soient marins ou lacustres, étant, par essence même, stratifiés en couches de différentes densités. La composante horizontale n’est cependant jamais absente, et, quand elle devient prédominante, exerce une grande influence sur la productivité biologique, le long de fronts. Du fait de l’action des courants, et aussi de certaines ondes comme les seiches internes, les discontinuités séparant les masses d’eau sont mouvantes. En tant que discontinuités aqueuses, leur représentation cartographique est dynamique et ne peut être figée par des points de repère terrestres fixes."

Le DCE a créé le concept gestionnaire de "water body", différent de "water mass" en anglais, que la France a choisi de traduire par "masse d'eau" :
"Dans son sens administratif français actuel, la masse d’eau apparaît comme une expression nouvelle, issue de la Directive-cadre européenne sur l’eau de 2000, ainsi définie : « ‘masse d’eau de surface’: une partie distincte et significative des eaux de surface telles qu’un lac, un réservoir, une rivière, un fleuve ou un canal, une partie de rivière, de fleuve ou de canal, une eau de transition ou une portion d’eaux côtières » (Le Parlement Européen, 2000, article 2, définition 10). (...) Il est remarquable que, en anglais, ce soit le terme de « body of water » qui soit nouvellement défini (The European Parliament, 2000). Celui de « water mass » n’est pas employé par la DCE, qui laisse les océanographes et limnologues anglo-saxons continuer à l’utiliser dans son sens originel. La plupart des traductions effectuées dans les autres langues de la Commission européenne sont littéralement calquées sur l’anglais : la version allemande de la DCE écrit « Wasserkörper », la version italienne « corpo idrico », roumaine « corp de apă », ou encore slovène « telo vode ».  (...) la version en langue française de la Directive-cadre européenne sur l’eau a fait le choix de la « masse d’eau », un terme qui renvoie aux mers et aux lacs, alors qu’il ne sera question dans l’immense majorité des cas que d’eaux courantes, qui renvoie à un volume d’eau, alors qu’il ne sera question que de discontinuités en plan, qui renvoie à des limites de densité d’eau, alors qu’il ne sera question que de segmentation par des confluents."
Ce faisant, l'administration française a été conduite à faire disparaître un demi-million de plans d'eau de la nomenclature, pour centrer son approche sur la seule logique fluviale :
"Dans la pratique, l’administration française a construit 9748 MECE « masses d’eau cours d’eau » et seulement 429 MEPE « masses d’eau plan d’eau » (décompte effectué le 5 septembre 2019 à partir de la plateforme ouverte des don- nées publiques françaises, transmis par E. Hulot, DDT-87). Les MECE représentent donc 96 % du total et les MEPE 4 %. Cette élimination de 99,92 % des plans d’eau de notre pays, puisque, dans la réalité, il y a en France 554 566 plans d’eau de plus d’un are (Bartout et Touchart, 2013), a été rendue possible par l’invention de la limite de superficie de 50 ha, au-delà de laquelle un plan d’eau peut être défini et reconnu en tant que tel. Cette limite, qui n’est fondée sur aucune rupture du fonctionnement limnologique d’un plan d’eau qui aurait un fondement scientifique, est celle qui a été administrativement imposée pour faire une exception au fluvio-centrage de la DCE et des circulaires françaises. Parmi de nombreux exemples de ce fluvio-centrage, on peut citer la circulaire de 2005 précisant la typologie des masses d’eau, dont les schémas indiquent clairement qu’un plan d’eau d’origine fluviatile doit obligatoirement, qu’elle que soit sa taille, appartenir à une MECE (République Française, 2005)."
Ce fluvio-centrisme, formé autour du paradigme du libre écoulement de l'amont vers l'aval, a conduit à gommer les échanges se tenant autour des stockages et déstockages d'eau dans les bassins:
"La perte de la notion de volume en trois dimensions, ainsi que, à l’intérieur de la dimension horizontale, la très nette survalorisation de la direction longitudinale, dans le sens fluvial d’amont en aval, si possible sans rupture, sans ralentissement, sans emmagasinement d’eau, va à l’encontre de l’essence même de l’hydrosystème. Ainsi, curieusement, depuis une quinzaine d’années que le terme d’hydrosystème est régulièrement cité et revendiqué dans les documents officiels, comme les SDAGE, son vrai fondement scientifique, celui de redonner leur place aux échanges latitudinaux et verticaux, ainsi qu’aux alternances de stockage et déstockage, est moins suivi. Par le sens nouveau donné à la masse d’eau, le jargon administratif s’est éloigné de la signification scientifique originelle. Incontestablement, de nouveaux groupements scientifiques se sont formés, dominés par une mise en avant de l’aspect technique des Systèmes d’Informations Géographiques, qui cartographie des limites fixes aux nouvelles masses d’eau, aux dépens de la continuité épistémologique et des réflexions ancrées dans une évolution progressive tendant à prendre la mesure de la complexité de fonctionnement des objets hydrologiques, dont le caractère fluctuant des limites et seuils internes en fonction des échelles de temps est une manifestation majeure."
Il en résulte des aberrations hydrogéologiques, où par exemple une grande cascade naturelle ne produira pas selon l'administration deux masses d'eau distincts amont et aval, mais aussi des incompréhensions citoyennes voire des conflits sociaux, où la pratique familiale et locale autour d'un plan d'eau devient une anomalie du continuum de la masse d'eau idéalisée :
"La critique que nous faisons de cette nouvelle masse d’eau devra donner lieu à d’autres recherches, qui ouvriront vers des réflexions plus poussées sur les non-dits qui sous-tendent l’opposition trop simple entre ladite continuité d’un cours d’eau et les ruptures. La manière actuelle d’envisager cette opposition tend, selon nous, à éloigner la législation européenne et sa déclinaison en France de certaines réalités de terrain. Ainsi, selon les documents officiels, une cascade naturelle formée d’abrupts infranchissables de plus d’une centaine de mètres de hauteur ne forme pas de rupture hydrogéomorphologique nécessitant de distinguer deux masses d’eau. En revanche, plus de 99,9 % des propriétaires d’étangs français, y compris médiévaux, voient leur plan d’eau n’être qu’une « masse d’eau cours d’eau ».  Or la perception de ces gestionnaires locaux de leur territoire, dont les enquêtes scientifiques montrent qu’ils caractérisent les étangs par des qualificatifs comme «familial, amical, convivial» (Ardillier-Carras, 2007), est loin de se réduire à un ensemble d’impacts sur un cours d’eau. Ce genre de décalage rend sans doute difficile l’appropriation du discours européen par certaines catégories de la population, alors même que la concertation et la participation de l’ensemble du public sont censées être l’un des fers de lance de la politique de l’eau depuis 2000."
Discussion
Un autre effet dommageable de la posture de l'administration française est la négation du plan d'eau comme zone de biodiversité et hydro-disponibilité pour le vivant. Pour nombre de chercheurs étudiant ces milieux (voir par exemple Davies et al 2008, Chester et Robson 2013, Clifford et Hefferman 2018, Hill et al 2018), l'indifférence des gestionnaires est un problème pour la conservation, et la DCE 2000 en particulier était peu attentive à cette question. Le cas a été aggravé en France car les nouvelles orientations publiques ont opté dans les années 2000 pour un paradigme de "renaturation" du "continuum fluvial" ignorant totalement ces réalités, ne débloquant pas de moyens pour analyser spécifiquement leur écologie et leur hydrologie, appelant parfois à les faire disparaître sans la moindre prudence sur les milieux asséchés et sur les évolutions locales futures en situation de changement climatique.

Références : Touchart L, Bartout P (2020), La masse d’eau : le détournement administratif d’un concept géographique, BSGLg, 74, 65-78

7 commentaires:

  1. Bonjour, l'article n'est pas encore mis en ligne sur BSGL, j'en déduis que vous l'avez reçu en avant première des deux salariés de l'université d'Orléans.

    Les étangs et plans d'eau n'ont pas disparu des bases de données des administrations, les "masses d'eau" plans d'eau n'ont pas du tout vocation à recenser les mares, plans d'eau, étangs présents sur le territoire, et qui pour un grand nombre n'ont pas été déclarés ou autorisés par leur propriétaire. Elles sont un outil pour la surveillance et le rapportage à une échelle globale. Il existe d'autres bases de données pour la réglementation des plans d'eau, gérées par les DDT ou l'OFB.

    Il est vrai que la politique de l'eau a une représentation trop "fluvio-centrée" des cours d'eau... Mais la critique de l'administration, encore une fois, est caricaturale.

    Comment les autres pays de l'UE ont-ils mis en oeuvre le découpage en "masses d'eau", et comment les plans d'eau ont-ils été pris en compte ?

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    1. Bonjour

      L'administration est caricaturale, sa critique est peut-être à la hauteur de ce qu'elle est?

      Nous sommes en train de lire les projets de SDAGE des agences de l'eau (en charge de ces questions de suivis et rapportages DCE), c'est encore une catastrophe pour Loire-Bretagne et Seine-Normandie. Nous avons des personnels autistes qui n'entendent manifestement pas les critiques, ne lisent pas la recherche.

      Comment voulez-vous que le ton change ? Les fonctionnaires en charge de l'eau n'ont pas d'excuse d'ignorer les termes d'un débat dont ils savent parfaitement l'existence depuis maintenant 5 à 10 ans (des dizaines d'articles de recherche, ds thèses, des rapports, des livres collectifs).

      Alors changez de pratiques et de manière d'organiser les expertises sur ces questions problématiques, et le ton changera.

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    2. Bonjour, on a la critique qu'on mérite probablement... mais on est en droit d'espérer davantage de la part de fonctionnaires de l'université!

      Votre ton ne me pose aucun souci, la critique est salvatrice.

      L'article produit une analyse sommaire de la prise en compte des plans d'eau par l'administration, en examinant uniquement les "masses d'eau" de la DCE, et exprimant des grandes généralités... tout en revendiquant le besoin de recherche (et de financement...) complémentaire.

      Il y a deux siècles de débats juridiques intenses sur le statut des eaux... il y a une réglementation foisonnante qu'est censé appliquer l'administration.

      Pourquoi pas évoquer les effets de la DCE sur la réglementation et la police administrative... et bien entendu étudier les pratiques de l'Etat et ses dérives.

      Mais tout mettre dans le même sac, en sous-entendant que l'administration gomme la réalité des plans d'eau en se basant sur la notion de "masses d'eau" relève de l'opinion de deux personnes (grand bien leur fasse), mais aucunement à des travaux de recherche.

      Peut-être que cela fait du bien à certaines personnes de lire cela, car les discours critiques ont du mal à se faire entendre. Mais on est bien dans le registre de l'opinion... et non du discours scientifique.



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    3. Oh vous savez , la frontière entre "opinion" et "discours scientifique", nous avons vraiment le plus grand mal à la tracer depuis que nous lisons 30 ans de littérature à ce sujet, y compris des publications à comités de lecture.

      Si l'on commence par dire que la science ne doit manifester aucun préjugé ni aucun jugement de valaur sur ce que doit être la morphologie ou la biologie d'une masse d'eau, on peut dire que 75% de cette littérature dite "scientifique" doivent être requalités en expressions de l'idéologie des auteurs, défendant une certaine vision normative de la nature et de la naturalité, pour la mathématiser ensuite dans des métriques autoréférentes. Un peu comme ces économistes partant de "loi d'équilibre" et transformant du même coup en déséquilibre tout ce qui échappe au canon initial de la théorie...

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    4. ...ou comme ces géographes qui ont une certaine conception de l'administration et de son rôle dans la régulation des usages de l'eau.

      Nous sommes parfaitement d'accord!

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  2. Merci de ne pas parler d'autisme quand il s'agit de l'obstination de fonctionnaires. L'autisme est un handicap, ce n'est pas la même chose que l'incompétence et la mauvaise foi, que vous avez raison de critiquer.

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    1. Noté, mais on parle aussi de surdité ou de cécité d'un pouvoir, sans que ce soit insultant pour les personnes atteintes de ce handicap, c'est plutôt une image.

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