10/08/2020

Des drains et canaux aussi riches en biodiversité que les rivières en zone alluviale agricole (Gething et Little 2020)

Les Fenlands, dans l'est de l'Angleterre, sont une ancienne zone de marais drainés dès l'époque romaine, mais surtout à partir du 17e siècle. Deux chercheurs anglais montrent que le réseau de plus de 6000 km de canaux de drains y abrite une biodiversité en invertébrés comparable à celle des rivières de la région, malgré l'usage agricole des sols. Ils soulignent que ces milieux anthropisés sont encore trop peu étudiés, alors qu'ils présentent des potentiels de conservation écologique pour les espèces de milieux aquatiques et humides. L'expertise française et européenne doit intégrer dans sa réflexion tous les espaces créés par des usages humains, qui ont été colonisés par le vivant au fil de l'histoire, au lieu de persister dans leur déni ou dans une opposition stérile avec des milieux qui seraient plus "naturels".

Paysage des Fenlands, par Richard Humphrey, CC

Au Royaume-Uni, les Fenlands du Lincolnshire et du Cambridgeshire (les Fens) sont des zones anciennement formées de marais qui se composent désormais de terres agricoles d'importance nationale, entretenues autour de réseaux de fossés, de drains, de canaux et de rivières. En raison de leur importance à la fois pour l'irrigation et l'atténuation des risques d'inondation, les canaux de drainage artificiels sont omniprésents dans le paysage des Fenlands. Ils représentent un linéaire de 6100 km. Mais la biodiversité et la qualité environnementale globale de ces réseaux de drainage sont faiblement documentées.

Kieran J. Gething et Sally Little ont étudié quatre bassins versants (Steeping, Witham, Welland et Nene) dans les Fenlands, qui contiennent tous une rivière "mère", de vastes réseaux de drainage artificiel (drains et fossés ), des enregistrements de données à long terme sur les macro-invertébrés. Pour leur étude, les drains ont été définis comme fossés de plus de 4 m de largeur en débit à pleins bords et humides en continu. Dans les bassins versants sélectionnés, tous les drains avaient plus de 40 ans. Ils étaient gérés avec un contrôle annuel de la végétation, des dragages périodiques et des remblais.

Voici le résumé de leur recherche:

"Les réseaux de drainage artificiels, omniprésents dans les paysages agricoles de plaine en Europe et en Amérique du Nord, présentent une gamme de conditions physiques et chimiques et peuvent fournir un habitat important pour les organismes aquatiques. Les drains partagent des caractéristiques hydromorphologiques avec les rivières lotiques et les fossés lentiques, offrant potentiellement des opportunités pour un large éventail de taxons. Cependant, on en sait peu sur les communautés qu'ils soutiennent. 

Un ensemble de données de 23 ans sur les macroinvertébrés benthiques provenant de quatre bassins versants anglais a été utilisé pour déterminer les contributions des drains à la biodiversité dans un paysage agricole restauré grâce à une comparaison des bassins versants, des drains et des chenaux fluviaux. L'absence de différences significatives dans la diversité gamma et le chevauchement de composition élevé entre les rivières et les drains ont montré que les drains n'étaient pas appauvris et apportaient systématiquement une richesse comparable à celle des rivières. Un chevauchement de composition élevé suggère que les drains de différents bassins versants contribuent de manière comparable à la biodiversité aquatique à l'échelle du paysage. Des différences significatives dans les conditions environnementales (déduites des indices biotiques) entre les bassins versants peuvent avoir augmenté légèrement la diversité gamma du paysage par le biais du renouvellement. Malgré des similitudes dans la composition des communautés, les espèces non indigènes étaient moins abondantes dans les drains. 

Cette étude démontre l'importance des drains pour la fourniture d'habitats dans les bassins versants intensivement cultivés et met en évidence la nécessité d'une recherche ciblée sur leur potentiel de gestion et de conservation."

Ce graphique montre les scores d'invertébrés sur 3 échelles de mesures (BMWP-ASPT = la diversité, LIFE = invertébrés lotiques, PSI : invertébrés en sensibilité au sédiment) sur 13 points de mesure, les rivières marquées par un astérisque, les autres étant des drains.



Les chercheurs observent : "Aucune espèce présentant un intérêt pour la conservation n'a été enregistrée dans cette étude, mais elles peuvent avoir été manquées par le filtre moyen d'identification taxonomique appliqué à l'ensemble de données d'origine. Lorsqu'ils ont mené des enquêtes sur les drains South Drove et North Drove dans le bassin versant de Welland, Hill et al (2016) ont trouvé deux espèces en situation vulnérables pour la conservation (Oulimnius major et Scarodytes halensis), bien qu'en faible abondance. Cette découverte suggère que de tels taxons sont présents dans les drains de la zone d'étude, soulignant davantage l'importance potentielle des drains dans le paysage et la nécessité de poursuivre les recherches pour évaluer le plein potentiel de conservation de ces canaux."

Discussion
Comme le remarquent les auteurs, la directive européenne sur l'eau de 2000 a distingué des masses d'eau naturelles (devant atteindre un bon état écologique) et artificielles (devant avoir un bon potentiel écologique), concentrant l'attention des chercheurs et des gestionnaires sur les premières comme étant la "référence" des eaux de surface. Plus généralement, beaucoup de travaux en écologie de la conservation ont été conçus au 20e siècle comme préservation de milieux non impactés par des usages humains, avec une indifférence relative à ce qui se passait dans des milieux créés par les sociétés. Or depuis une vingtaine d'années, les représentations ont changé. On s'est aperçu par l'archéologie et l'histoire environnementales de l'ancienneté des modifications humaines de milieux, y compris parfois de paysages perçus comme naturels. Ce qui a donné naissance à l'hypothèse Anthropocène pour désigner notre époque géologique et souligner que "la nature" n'y est plus vraiment séparable de facteurs humains d'évolution. Des campagnes de mesure sur des nouveaux biotopes et paysages d'origine artificielle ont révélé que la vie peut aussi y prospérer, donc que leur simple négation comme espace dégradé et banalisé ne serait pas tenable. Hélas, il faut du temps pour que les données changent les représentations et les habitudes. Nous avons en France un urgent besoin de programmes de recherche dédiés à ces milieux (fossés, drains, canaux, biefs, mares, étangs, plans d'eau), qui sont très nombreux mais orphelins d'études systématiques et de réflexion sur de bonnes règles de gestion.

Référence : Gething KJ, Little S (2020), The importance of artificial drains for macroinvertebrate biodiversity in reclaimed agricultural landscapes, Hydrobiologia, 847, 3129–3138

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